I50 VOLTAIRE LE SIĚCLE DE LOUIS XIV 151 meme temps et avec perseverance et sous differents ministres, s'il ne se tut trouve un maitre qui eut en general toutes ces grandes vues, avec une volonte ferme pour 10 les remplir. II ne separa point sa propre gloire de l'avantage de la France, et il ne regarda pas le royaume du m6me oeil dont un seigneur regarde sa terre, de laquelle il tire tout ce qu'il peut, pour ne vivre que dans les plaisirs a. Tout roi qui aime la gloire aime le bien public... Voila en general ce que Louis XIV fit et essaya pour rendre sa nation plus florissante. II me semble qu'on ne peut guere voir tous ces travaux et tous ces efforts sans quelque reconnaissance, et sans &tre anime de l'amour du bien public qui les inspira. Qu'on se represent* ce qu'etait le royaume du temps de la Fronde, et ce qu'il est de nos jours. Louis XIV fit plus de bien a sa nation que vingt de 20 ses predecesseurs ensemble ; et il s'en faut beaucoup qu'il fit ce qu'il aurait pu. La guerre qui finit la paix de Ryswick commenca la ruine de ce grand commerce que son ministre Colbert avait etabli ; et la guerre de la Succession 3 l'acheva. S'il avait employe a embellir Paris, a finir le Louvre, les sommes immenses que couterent les aqueducs et les travaux de Maintenon, pour conduire des eaux a Versailles, travaux interrompus et devenus inutiles ; s'il avait depense a Paris la cinquieme partie de ce qu'il en a coute pour forcer la nature a Versailles, Paris serait, dans toute son etendue, aussi beau qu'il Test du cote des Tuileries et du Pont-Royal, et serait devenu la plus magnifique ville de l'univers 4. 3° C'est beaucoup d'avoir reforme les lois, mais la chicane n'a pu etre ecrasee par la justice. On pensa a rendre la jurisprudence uniforme ; elle Test dans les affaires criminelles, dans celles du commerce, dans la procedure : elle pourrait l'etre dans les lois qui reglent les fortunes des citoyens. C'est un tres grand inconvenient qu'un mSme tribunal ait a prononcer sur plus de cent coutumes diffe-rentes 5. Des droits de terre, ou equivoques, ou onereux, ou qui gSnent la societe, subsistent encore comme des restes du gouvernement feodal, qui ne subsiste plus ; ce sont des decombres d'un batiment gothique ruine. Ce n'est pas qu'on pretende que les differents ordres de 1'fitat doivent Gtre assujettis a la meme loi. On sent bien que les usages de la noblesse, du clerge, 4° des magistrats, des cultivateurs, doivent etre differents 6 ; mais il est a souhaiter, sans doute, que chaque ordre ait sa loi uniforme dans tout le royaume ; que ce qui est juste ou vrai dans la Champagne ne soit pas repute faux ou injuste en Normandie. L'uniformite en tout genre d'administration est une vertu ; mais les difficultes de ce grand ouvrage ont effraye. Louis XIV aurait pu se passer plus aisement de la ressource dangereuse des traitants ', a laquelle le reduisit l'anticipation qu'il fit presque toujours sur ses revenus, comme on le verra dans le chapitre des finances. S'il n'eut pas cm qu'il suffisait de sa volonte pour faire changer de religion a un million d'hommes, la France n'eut pas perdu tant de citoyens 8. Ce pays — 2 Opposer les critiques de Fenelon, XVII' Slide, p. 426-429, et les n. — 3 Guerre de Succession d'Espagne (1701-1713). — 4 Voltaire ne nie pas les embellissements de Paris dus a Louis XIV : colonnade du Louvre, Observatoire, Invalides, place des Victoires, etc. II pense qu'ils auraient pu etre plus grands. — 5 Cf. p. 173. — 6 Addition de 1769 : loin d'etre revolutionnaire, Voltaire admet ici l'inegalite' devant la loi et l'existence de divers ordres. — 7 Les fermiers g^n^raux (Cf XVII" Steele, p. 415). — 8 Le chap. 36, Du Calvinisme, contient une condamnation seVere de la Revocation de l'lidit de Nantes, pour son intolerance et ses funestes consequences. cependant, malgré ses secousses et ses pertes, est encore un des plus florissants de la terre, parce que tout le bien qu'a fait Louis XIV subsiste, et que le mal, qu'il était difficile de ne pas faire dans des temps orageux, a été réparé. Enfin la postérité, qui juge les rois, et dont ils doivent avoir toujours le jugement devant les yeux, avouera, en pesant les vertus et les faiblesses de ce monarque, que, quoiqu'il eút été trop loué pendant sa vie, il merita de 1'étre á jamais et qu'il fut digne de la statue qu'on lui a érigée á Montpellier, avec une inscription latine dont le sens est : A Louis-le-Grand aprěs sa mort. LA TRAGÉDIE AU XVII* SIĚCLE Aprěs les tableaux du gouvernement intérieur viennent quatre chapitres sur les Sciences et les Beaux-arts en France et en Europe. Du chap. 32 oú Voltaire passe en revue tous les écrivains du XVI Ic siěcle, nous détachons les remarques sur la tragédie. Completes par ceux qui sont cités en note, ces jugements donneront une idée du goút étroitement classique de Voltaire et de sa critique littéraire. Pour Voltaire, les arts sont le magnifique aboutis-sement, la consecration ďune civilisation : leur épanouissement, supposant la paix intérieure et la prosperitě matérielle, est directement lié á l'ceuvre bienfaisante d'un gouvernement éclairé. A leur tour les beaux-arts, et particuliěrement le théátre, afnnent les mceurs et concourent par leur action civilisatrice á la perfection de la societě. Les peuples sont ce qu'est chaque homme en particulier. Platon et Cicéron commencěrent par faire des vers. On ne pouvait encore citer un passage noble et sublime de prose francaise, quand on savait par cceur le peu de belles stances que laissa Malherbe, et il y a grande apparence que sans Pierre Corneille le génie des prosateurs ne se serait pas développé. Cet homme est ďautant plus admirable, qu'il n'etait environné que de trěs mauvais moděles, quand il commenca á donner des tragedies 1. Ce qui devait encore lui fermer le bon chemin, c'est que ces mauvais 10 moděles étaient estimés, et, pour comble de découragement, ils étaient favorisés par le cardinal de Richelieu, le protecteur des gens de lettres et non pas du bon goút... Corneille eut á combattre son siěcle, ses rivaux et le cardinal de Richelieu. Je ne répéterai point ici ce qui a été éerit sur le Cid. Je remar-querai seulement que 1'Académie, dans ses judicieuses decisions entre Corneille et Scudéry 2, eut trop de complaisance pour le cardinal de Richelieu, en condamnant l'amour de Chiměne. Aimer le meurtrier de son pere et poursuivre la vengeance de ce meurtre était une chose admirable. Vaincre son amour eůt été un défaut capital dans Tart tragique, 20 qui consiste principalement dans les combats du cceur. Mais 1'art était inconnu alors á tout le monde, hors á l'auteur.... Le Cid, aprěs tout, était une imitation trěs embellie de Guilhem de Castro, et en plusieurs endroits une traduction. Cinna, qui le suivit, i Cf. XVII' Siěcle, p. 91-93. — 2 Cf. XVII' Siěcle, p. 103.