::.-;'V.A \ Le second Empire 1852-1871 du 2-Décembre au mur des Fédérés. ■ • I pli ■ «Je vois, prophetise Tocqueville en 1840 dans une sorte d'infernal cauchemar, une foule innombrable d'hommes semblables et egaux qui tournent sans repos sur eux-memes pour se procurer de petits et vulgaires plaisirs dont ils emplissent leur ame. Chacun d'eux, retire a l'ecart, est comme etranger a la destinee de tous les autres [...]. II n'existe qu'en lui-meme et pour lui seul [...]. Au-dessus de ceux-la s'eleve un pouvoir immense et tutelaire, qui se charge seul d'assurer leur jouissance et de veiller sur leur sort. II est absolu, detaille, regulier, prevoyant et doux. II ressemblerait a la puissance paternelle si, comme elle, il avait pour objet de preparer les hommes a l'age viril; mais il ne cherche, au contraire, qu'a les fixer irrevocablement dans l'enfance. II aime que les citoyens se rejouissent, pourvu qu'ils ne songent qu'a se rejouir. II travaille volontiers a leur bonheur, mais il veut en etre l'unique agent; il pourvoit a leur securite, conduit leurs principales affaires, dirige leur Industrie [„.]. Que ne peut-il leur oter entierement le trouble de penser et la peine de vivre ? [...] L'egalite a prepare les hommes a toutes ces choses; elle les a disposes a les souffrir et souvent meme a les regarder comme un bienfait.» Voici qu'au plebiscite de decembre 1851, par pres de 7 millions et demi de voix, pour 650 000 derisoires opposants, le peuple fran^ais, la « foule » franfaise «absout» (c'est le mot meme du prince) le coup d'Etat du second Bonaparte. Un an tout juste apres, ce sont presque 8 millions d'hommes «semblables et egaux» qui couronnent, plebiscitairement encore, leur second empereur. N'est-ce pas comme le reve infernal de Tocqueville qui vient brusquement de se realiser ? ill V p i ■ ■■" 1" Legalite contre la Uberte? Le coup ďÉtat sans doute, Yévénement de ce 2 décembre 1851, c'était, dans le court terme, la Solution brutale de la crise que traversait le trop jeune regime républicain, la Solution du trop prévisible conflit entre un 75 LE SECOND EMPIRE 1852-1871 executif et un legislatif si mal accordes dans l'utopique constitution de 1848; violence perpetree sous le regard indifferent d'un peuple las de querelles qui ne le concernent plus. L'executif l'emporte, princier, bientot imperial. Solution de court terme ? Nul, parmi les vrais politiques de ce temps, qui la croie durable. Pour Guizot, l'historien de l'irresistible ascension bourgeoise, pour ses amis liberaux des « classes intelligentes »: « On reprime une erneute avec des soldats, on fait une election avec des paysans. Mais les soldats et les paysans ne suffisent pas pour gouverner. II y faut le concours des classes superieures, qui sont naturellement gouvernantes.» Et tout ä l'oppose Marx, observateur passionne des choses fran?aises: Hegel, son maitre, lui a enseigne que l'histoire ne saurait se repeter qu'en farce. Apres l'oncle, l'episode grotesque du (pretendu) neveu. Marx aussi se risque ä prophetiser, dans les dernieres lignes du 18-Brumaire de Louis Bonaparte: « Le jour ou le manteau imperial tombera enfin sur les epaules de Louis Bonaparte, la statue d'airain de meme, lui si lucide, se contraint a douter: « Quant a moi, qui ai toujours craint que toute cette longue revolution frangaise ne finit par aboutir a un compromis entre l'egalite et le despotisme, je ne puis croire, confie-t-il, en 1852, a son ami Beaumont, que le moment soit encore venu ou nous devions voir se realiser definitivement ces previsions, et, en somme, ceci a plutot Tair d'une aventure qui se continue que d'un Et cependant Taventure va durer quelque vingt ans, et ce n'est qu'en mai 1871 que s'ecroulera la statue d'airain de la colonne Vendome, sous les coups des communards insurges. Des lors, l'evenement du 2-Decembre, n'est-ce pas tout autant, en long terme cette fois, l'aboutisse-ment, un aboutissement de cette longue marche de l'histoire frangaise qu'apergoit si bien Tocqueville, vers une egalite inexorable, mais dont l'inexorable compagnon pourrait bien etre le despotisme ? A peine (ou sitot) dotee du suffrage universel, la foule des nouveaux citoyens frangais se precipite d'enthousiasme aux bras de l'homme providentiel. Plus largement, l'histoire de la lente democratisation de la societe fran?aise depuis la Revolution est marquee, dirait-on, comme rythmiquement ou bien par la realite, ou bien par la tentation de ce refuge en cas de crise aupres d'un tuteur supreme. Certes, il ne saurait ici etre question de comparaisons forcees, d'analogies intempestives. C'est l'evenement, l'aventure que scrute l'historien, les raisons et les chances de son succes, puis de son echec, ses changeantes peripeties, a travers d'ailleurs les obscurites et ambiguites que recele toujours l'exercice du pouvoir d'un seul. Mais pour la bien interpreter, pour la comprendre en profondeur, ne faut-il pas accorder quelque creance a cette maniere de loi qui se degage du reve politique de Tocqueville, d'une sorte de dialectique historique fran?aise necessaire de l'egalite et de la liberte ? colonne Vendome.» Tocqueville 76 LE SECOND EMPIRE 1852-1871 I. D'UN 2 DÉCEMBRE Ä LAUTRE Les bonapartismes s'installent au pas de charge. II n'avait fallu que quelques mois au premier Bonaparte pour mettre en place ľessentiel de son regime; il est vrai qu'il dut attendre cinq ans la dignitě imperiale. Le neveu «mime» étroitement ľaventure de ľoncle; il met ses pas exactement dans les siens; il presse méme les choses, puisqu'il ne lui f aut qu'un an tout juste pour conquérir une couronne, qu'il re?oit, legende oblige, le 2 décembre 1852. II est vrai qu'il lui avait fallu patienter d'abord pendant les deux longues années ďune malcommode présidence. Mise en place des institutions Quatre mois de « dictature » suffisent ä bätir les principaux rouages du regime. Dictature: entendons le mot au sens romain du terme, le seul qu'il ait en ce temps, de courte periodě d'exception qui, toute legalite momentanément suspendue avec l'assentiment de la plěbe, permet ä ľindividu providentiel de sauver la cite. Elle cesse le 27 mars 1852, quand les grands pouvoirs sont constitués, deux jours avant ľouverture de la premiere session legislative. Comme avait été celie de ľan VIII, la nouvelle constitution est bäclée en quelques jours. Passant outre aux lenteurs de la Commission consultative qu'il avait designee, le president en confie la redaction definitive au fiděle Rouher, qui l'acheve, seul ou presque, en vingt-quatre heures; eile est préte le 14 Janvier 1852. Breve suffisamment pour étre souple, et modiriée quand il le faudra, eile ne fait que développer le caiievas fondamental soumis ä ľapprobation du peuple par la proclamation du 2 Décembre, qui suffit ä la résumer trěs correctement: « 1° Un chef responsable nommé pour dix ans 12° Des ministres dependant du pouvoir exécutif seul; 3° Un Conseil d'Etat forme des hommes les plus distingués, préparant les lois et en soutenant la discussion devant le Corps législatif; 4° Un Corps législatif discutant et votant les lois, nommé par > le suffrage universe! sans scrutin de liste qui fausse ľélection; 5° Une seconde assemblée formée de toutes les illustrations du pays, pouvoir pondérateur, gardien du pacte fondamental et des libertés publiques.» A quelques details pres, le plagiát est evident du texte de ľan VIII. Et, puisqu'il f aut aller vite, point besoin d'approbation populaire; eile a déjä été consentie avant la lettre. Ľhomme providentiel « Le propre de la democratic est de s'incarner dans un homme », a dit autrefois le prince. En effet, l'homme providentiel, nouveau consul décennal, déjä presque dictateur (au sens moderne cette fois du mot), détient la quasi-totalité du pouvoir. II gouverne, la formule est saisissante 77