TROISIĚME PARTIE V, LINGUISTIQUE DIACHRONIQUE Čt CHAPITRE PREMIER • 4 * GÉNÉRALITÉS i 4' La linguistique diachronique étudie, non plus les rapports entre termes coexistants ďun état de langue, mais entre termes successifs qui se substituent les uns aux autres dans le temps. Eu effet rimmobilité absolue n'existe pas (voir p. 110 sv.); toutes les parties de la langue sont soumises au chan-gement ; á chaque periodě correspond une evolution plus ou moins considerable. Celle-ci peut varier de rapidité et ďin- £ I tensité sans que le principe lui-méme se trouve infirmé ; le fleuve de la langue coule sans interruption ; que son cours soit paisible ou torrentueux, c'est une consideration secondare . « II est vrai que cette evolution ininterrompue nous est souvent voilée par l'attention accordée á la langue litté-raire; celle-ci, comme on le vena p. 267 sv., se superpose a la langue vulgaire, c'est-a-dire á la langue naturelle, et est i soumise á d'autres conditions d'existence. Une fois for-mée, elle reste en general assez stable, et tend á demeurer identique á elle-méme ; sa dépendance de Técriture lui assure des garanties speciales de conservation. Ce n'est LINGUISTIQUE GENERALE 13 serait tout de suite lumineuse : on verrait clairement que dia-chronique équivaut á non-grammatical, comme synchronique ä grammatical. Mais n'y-a-t-il que les sons qui se transforment avec le i i tempa? Les mots changent de signification, les categories grammaticales evoluent; on en voit qui disparaissent avec les formes qui servaient a les exprimer (par exemple le duel en latin). Et si tous les faits de synchronic associative et syntagmatique ont leur histoire, comment, maintenir la distinction absolue entre la diachronie et la synchronic ? Cela devient tres difficile des que Ton sort de la phonetique pure. i - f. ! -.-.i 194 LINGUISTIQÜE DIACHRONIQUE P done pas eile qui peut nous montrer ä quel point sont variables les langues naturelles degag6es de toute reglementation litteraire. ■ m La phonetique, et la phon&tique tout enti&re, est le premier ob jet de la linguistique diachronique ; en effet 1'evolution des sons est incompatible avec la notion d'6tat; comparer des phonfemes ou des groupes de phonemes avec ce qu'ils ont 6t6 anterieurement, cela revient ä etablir une dia-chronie. L'6poque ant6cedente peut etre plus ou moins rap-proch6e ; mais quand Tune et F autre se confondent, la phonetique cesse d'intervenir ; il n'y a plus que la description des sons d'un 6tat de langue, et e'est ä la phonologie de le ♦ faire. Le caract&re diachronique de la phonetique s'accorde fort bien avec ce principe que rien de ce qui est phonetique n'est significatif ou grammatical, dans le sens large du terme (voir If p.36). Pour faire 1'histoire des sons «Tun mot, on peut igno- J rer son sens, ne cönsiderant que son enveloppe materielle, y decouper des tranches phoniques sans se demander si elles M ont une signification; on cherchera — par exemple ce que devient en grec attique un groupe -eu;o-, qui ne signifie rien. Si revolution de la langue se reduisait ä celle des sons, l'oppo-sition des ob jets propres aux deux parties de la linguistique ». >.*5Pr "%P JsSl h. i* * III ■ 'tm » ■ "íl -m • ■ ■ - ■ ..-MS '>..-.T íl f J. -It iE i •••• I vr?! • m ■rám ■si '■ 'V -m - '\}H i1 tK -n . L J MP - ,;\'r'.;-\tg ■ Mis \» Remarquons cependant que beaucoup de changements tenus pour grammaticaux se solvent en des changements ■ pnonetiques. La creation du type grammatical de l'alle-mand Hand : Hände, substitue ä hant: hanti (voir p. 120), s'explique entierement par un fait phonetique. C'est encore ; un fait phonetique qui est ä la base du type de composes r , Springbrunnen, Reitschule, etc. ; en vieux haut allemand .le premier element n'etait pas verbal, mais substantif ; beta-Ms voulait dire « maison, de priere » ; cependant la voyelle finale 6tant tomb6e phon&tiquement (beta--*-bet-, etc.), il s'est etabli un contact semantique avec le verbe {beten, etc), et Bethaus a fini par signifier « maison poür prier». Quelque chose de tout semblable s'est produit dans les com-poses que l'ancien germanique formait avec le mot lieh I appa- ■ rence exterieure » (cf, mannollch « qui a Fapparence d'un homme », redollch « qui a Tapparence de la raison »)• Aujour-d'hui, dans un grand nombre d'adjectifs (cf. verzeihlich, glaub-lieh, etc.), -lieh est devenn «n sufflxe, comparable ä celni de pardonn-able, croy-able, etc., et en meme temps l'interpr6-tation du premier element a change : on n'y apergoit plus un substantif, mais une racine verbale ; c'est que dans un certain nombre de cas, par chute de la voyelle finale du premier 61e-ment (par exemple tedo-^red-), celui-ci a ete assimile ä une racine verbale {red- de reden). m , Ainsi dans glaublich, glaub- est rapproch6 de glauben plu-töt que de Glaube, et mälgre la difference du radical, sichtlich est associe ä sehen et non plus ä Sicht. Dans tous ces cas et bien d'autres semblables, la distinct tioii des deux ordres reste claire ; il faut s'en souvenir pour iie pas affirmer ä la leg&re qu'on fait de la grammaire histo-rique quand, en reality, on se meut successivement dans le ■ ™ domaine diachronique, en frtudiant le changement phonetique, et dans le domaine synchronique, en examinant les consequences qui en decoulent. ■ I 196 LINGUISTIQUE DIAGHRONIQUE i Mais cette restriction ne leve pas toutes les difficultes. L'evo- lution d'un-fait de grammaire quelconque, groupe associa- tif ou type syntagmatique, n'est pas comparable a celle d'un ■ son. Elle n'est pas simple, elle se decompose en une foule de f aits particuliers dont une partie seulement rentre dans la phonetique. Dans la genese d'un type syntagmatique tel que le futur francais prendre ai, devenu prendrai, on distingue au minimum deux faits, l'un psychologique: la synthese des deux elements du concept, l'autre phonetique et dependant du premier : la reduction des deux accents du groupe & un seul (prendre ai-*- prendrai). La flexion du verbe fort germanique (type all. moderne geben, gab, gegeben, etc., cf. grec leipo, elipon, Uloipa, etc.), est fondee en grande partie sur le jeu de l'ablaut des voyel- ■ les radicales. Ces alternances (voir p. 215 sv.) dont le systeme etait assez simple a l'origine, r6sultent sans doute d'un fait purement phonetique; mais pour que ces oppositions prennent une telle importance fontionnelle, il a fallu que le systeme primitif de la flexion se simplifie par une s6rie de proems divers : disparition des varietes multiples du present et des ■ nuances de sens qui s'y rattachaient, disparition de l'impar- ■ fait, du futur et de l'aoriste, elimination du redoublement du parfait, etc. Ces changements, qui n'ont rien d'essentiel- lement phonetique, ont r6duit la flexion verbale & un groupe restraint de formes, oil les alternances radicales ont acquis une valeur significative de premier ordre. On peut affir-mer par exemple que 1'opposition e: a est plus significative dans geben : gab que Topposition e: o dans le grec leipo: leloipa, k cause de Tabsence de redoublement dans le parfait alle-mand. + Si done la phon6tique intervient le plus souvent par un c6t6 quelconque dans revolution, elle ne peut l'expliquer tout entifcre ; le facteur phonetique une fois 61imin6, on trouve un residu qui semble justifier Fidee « d'une histoire de la grammaire »; e'est 1& qu'est la veritable difficult^ ; la ■ GÉNÉRALITÉS 197 ■ i distinction —qui doit étre maintenue — entre le diachroni-que et le synchronique demanderait des explications délicates, incompatibles avec le cadre de ce cours1. Dans ce qui suit, nous étudions successivement les change-ments phonétiques, Talternance et les faits ďanalogie, pour terminer par quelques mots sur V etymologie populaire etl'ag-glutination. . m 1. A cette raison didactique et extérieure s'en ajoute peut-étre une autre : F. de Saussure n'a jamais abordé dans ses lemons la linguistique de la parole (v. p. 36 sv.). On se souvient qu'un nouvel usage commence tou-jours par une série de faits individuels (voir p. 138). On pourrait admettre que Tauteur refusait á ceux-ci le caractěre de faits grammaticaux, en ce sens qu'un acte isolé est forcément étranger á la langue et á son systéme lequel ne depend que de r ensemble des habitudes collectives. Tant que les faits appartiennent á la parole, ils ne sont que des maniěres spéci ales et tout occasionnelles ďutiliser le systéme établi. Ce n'est qu'au moment oú une innovation, souvent répétée, se grave dans la mémoire et entre dans le systéme, qu'elle a pour eflet de déplacer Véquilibre des valeurs et que la langue se trouve ipso facto et spontanément changée. On pourrait appliquer á revolution grammaticale ce qui est dit pp. 36 et 121 de revolution phonétique : son devenir est extérieur au systéme, car celui-ci n'est jamais aper^u dans son evolution ; nous le trouvons autre de moment en moment. Cet essai d'explication est d'ailleurs une simple suggestion de notre part (Ed.).