Nous avons du prendre l'univers en main mon /\ frere et moi car un matin peu avant l'aube papa rendit Tame sans crier gare. Sa depouille crisp£e 2 dans une douleur dont il ne restait plus que l'£corce, ses decrets si subitement tombed en poussiere, tout 9a gisait dans la chambre de l'6tage d'oü papa nous commandait tout, la veille encore. Il nous fal- 3 lait des ordres pour ne pas nous affaisser en mor-ceaux, mon frere et moi, c'£tait notre mortier. Sans l| papa nous ne savions rien faire. Ä peine pouvions- c; nous par nous-memes hesiter, exister, avoir peur, souffrir. Gisait n'est d'ailleurs pas le terme propre, si 9a se £» trouve. C'est mon frere leve le premier qui constata ^ l'evenement car, comme j'etais le secretarien ce jour-la, j'avais le droit de tarder ä me sortir du lit des champs apres une nuit ä la belle £toile et je venais ä peine de rn installer ä la table devant le grimoire quand voilä que fr^rot redescend. |1 6tait convenu que nous devions nous devions, apres avoir frappe, attendre que pere 13 Mi Je les suivis, et j'essayais de faire třes pitié avec ma bouche et mes regards et tous les airs que je faisais, pour obtenir qu'on soit gentil avec moi, qu'on aide mon coeur dans toute cette tourmente, et qu'on me trouve joli. Le prétre n'avait pas 1'air méchant Comme sa soutane était crottine, toute couverte de poussiěre de craie, je me sentais en confiance, il avait l'air d'etre un peu plus mon semblable que les autres, papa a été prétre lui aussi quand il était beau bonhomme. L'autre individu portait un revolver á sa ceinture, et je trouvais cela sai-sissant, car ďaprěs les images j'avais toujours cru que c'etait tout petit, les armes á feu, mais dans la réalité, fichtre, c'est gros comme les couilles á mon pere. Tout en marchant, je me ramentevais par bribes ce qui avait constitué notre vie jusqu'alors et qui ne serait plus, car tout passe ici-bas, par exemple le bruit que faisait papa á 1'étage au moment de ses exercices, ou quand nous mangions tous ensemble et qu'on atta-chait une bavette á notre grenouille pour rire en lui fai-sant avaler des mouches, et les soins que papa appor-tait au Juste Chátiment dans le hangar á bois en le 66 sortant de sa boite et qui serait plus d£semparant dor£-navant qu'il ne l'avait jamais ete, je refkchissais ä tout cela et cela m'aidait ä faire pitie, car 9a me rendait tout de travers dans ma tristesse et que j'avais comme des envies de me mettre ä pleurer. C'est un joli mot, ramentevoir, je ne sais pas si 9a existe, 9a veut dire avoir des souvenirs. Maintenant, je demanderais qu'on soit bien atten-tif car ce qui va suivre va elre coton. D'abord on m'a fait entrer ä l'hötel de ville, c'est comme 9a que 9a s'appelle d'apres ce que j'ai pu lire au-dessus de la porte, et c'etait une fort jolie maison, d'une proprete ä arracher des applaudissements, ä donner le goüt de se promener en costume d'adam dedans en dansant pieds nus parmi des poupees de lumiere. Apres avoir traverse" un corridor, qui evoquait pour moi la galerie de portraits de notre domaine, galerie dont j'au-rai certainement ä reparier, en raison de Feclairage sou-dain que quelques heures plus tard ces portraits allaient finir par jeter sur mes origines ici-bas, nous avons penetre dans une petite salle equipee de tables, de sieges et de lampes que des cordes reliaient aux murs et qui illuminaient par vertu magique. Les deux hommes qui m'accompagnaient ne m'avaient pas adresse la parole sur la route, mais ils parlaient beaucoup entre eux, avec animation et inquietude m'a-t-il semble, et le pretre disait monsieur l'agent ä l'homme qui portait l'arme ä feu aux dimensions vertigineuses. La premiere chose dont je me suis aper9u dans cette petite salle, c'est qu'il y avait quelqu un d'autre dedans, dont je ne vis d'abord 67 maintenant qu'il est mort, on me passera sur le corps avant de m'enlever mon grimoire, et frěre quant á lui, qu'est-ce qu'il s'en fout, allez, il n'en fera pas pitié, il continuera á rouler sa vie de baton de chaise. f\"r "X L'inspecteur s'etait rapproché de moi avec les cafés I etje crois pouvoir dire á son air qu'il trouvait que j'etais /| c quelqu'un qui vaut la peine d'etre vécu. Il a hésité devant bien des phrases, ses lěvres remuaient, mais les j mots n'en sortaient pas. Il finit par dire: — Pourquoi parles-tu toujours de toi comme si tu étais un garcon? Et cet accent marseillais, je me 2A demande oú tu as pu pécher ca... Tu ne sais done pas que tu es une jeune fille? Et méme, je dirais... (ses lěvres découvrirent toutes ses dents, ce qui me fit son-ger au soleil quand il se fraie un petit passage eřitre deux nuages dans notre domaine) et méme je dirais une trěs trěs jolie jeune fille. 2/Ts Je jure que le deuxiěme trěs, il l'a dit en italique. | « Un peu sale peut-étre », ajouta-t-il, car rien nrest sans melange sous la croůte, pas méme les mots gentils, et il sortit son mouchoir avec lequel il essuya ma joue, mais je reculai la téte. Ce mouchoir, je vais vous dire, je l'abomine, et j'aurais envie de 1'avoir en ce moment méme dans ma main, je crois que je le serrerais trěs fort entre mes cuisses, mais comme il me prenait toujours pour une pute, je me suis senti oblige ďexpliquer, cest mon drame á moi d'etre toujours en train ďessayer de m'expliquer en long et en large á ceux que j'aime, j'en veux cheval pour témoin: J i i \ — Est-ce que monsieur le prétre qui m'a frappé a aussi des enflures en dessous de sa robe ? Il y a eu une *Lo fois, il m'est arrive une vraie calamite, je crois que j'ai perdu mes couilles. Durant des jours 9a s'est mis a sai- j2- f\ gner, et puis 9a cicatrise, et puis 9a repart encore, 9a depend de la lune, ah la la, tout 9a est a cause de la lune, et j'ai commence" a avoir mes enflures sur le torse aussi. j Mon frere riait parce que mon pere m'a fait porter certify jupe pour pas que le sang tache quand il d£borde, et 9a me mettait en colere que mon frere rie, et je courais apres lui pour lui en jeter a pleins doigts, du sang. Deja quand j'etais petit, ce dont je me souviens quand je pis-sais, e'est que pere et frere pissaient debout mais que moi j'ai toujours pisse aceroupi, car je n'ai jamais voulu toucher a mes couilles ou meme seulement les regarder, comme mon frere passe son temps a le faire, je ne les ai vraiment senties en fait qu'a partir du jour ou je les ai perdues, si 9'a du sens ce que je dis, et 9a s'est mis a sai-gner depuis. Mais e'est egal, pere savait que c'£tait moi le plus intelligent de ses fils, et zou. Couilles pas couilles. Il ne paraissait pas trouver tres clair ce que je lui racontais, mais je n'y peux rien, j'ai pour mon dire de toujours dire que les choses sont comme elles sont, et si elles semblent etranges, cela n'est pas du ressort a mon chapeau, il faut s'en prendre a elles. Il s'etait assis en face de moi et me consid£rait avec un sans-gene et parfois des sourires amuses, comme si j'etais un petit spectacle a moi tout seul, a l'instar de notre seul jouet la grenouille. Et il s'est mis lui aussi a me questionner. Il le faisait cependant avec une intention de m'aider que je sentais 78 79 courir ses paumes sur moi, comme s'il voulait me prendre par tous les bouts á la fois, il me serrait comme pour m'enfoncer á 1'intérieur de sa personne pleine de bonnes odeurs de cedre, de céleri et de sapin, et moi je mourais á chaque fois et j'avais envie de mourir encore, et que 9a recommence á chaque instant pour toujours, mais cela fut bientót au-dessus des forces de la petite chěvre, qui resta la, molle, mořte, bras ballants, bouche débordante, la saveur salée de la peau ďun chevalier sur sa langue. Alors pourquoi m'a-t-il soudain saisi par les poi-gnets ? 11 a reculé d'un pas, il faisait une mine épouvan-tée:«Il ne faut pas! » dit-il, et c'etait un chuchotement effrayé, je pěse mes mots. Je libérai mes poignets de son étreinte, je n'avais plus toute ma téte, elle vagabondait toute seule je ne sais oú, la petite chěvre s'est étendue sur son ventre un peu bombé, á ses pieds, et je souhai-tais qu'il s'etendit sur moi de tout son poids, de tout son long et de toute la dignité de sa personne en par-lant pres de mon oreille sans bouger, mais il s'est comme jeté á l'autre bout de la piece, on aurait dit qu'il voulait fuir, et ce fut, comment dirais-je ? ce fut trěs exactement comme si on me plantait un poignard en plein cceur, ou bien mon nom n'est pas sauvage. Et comme je suis une petite chevre farouche, meme dedaign^e, m£me rat6e puisqu'on ne veut pas se donner la peine pour mon bonheur d'exister quelques instants £tendu sur mon dos de toute sa personne, je vais appliquer aux mots le genre des putes et les accor-der en consequence, meme si je demeure le fils a mon pere et le frere de mon frere, selon la religion. Je veux dire que je dirai la suite de mes chagrins et lamentations en parlant de moi comme si j'&ais une sainte viergejjjavec enflures et ruisseaux de sang saisonniers, cela desennuiera ma d£tresse, mais ici je dois marquer une pause pour expliquer quelque chose: le hangar ou j'ecris, dit aussi le caveau. 3 Je me suis refugiee dans le hangar ou j'ecris parce que mon frere a ete touche par la grace et que cela Fa rendu comme fou, c'est ainsi que 9a se nomme, et j'ai pris peur. J'ai peur aussi parce qu'il y a le soupirail a car-reaux extraordinairement sale dans le caveau ou j'ecris et que j'ai pu en nettoyer un petit coin en frottant avec mon petit poing, ce qui m'a fait apercevoir quelqu'un qui s'amene a l'instant sur le chemin et je ne sais pas '1 fi 85 II y a quelque chose qui existe partout dans l'uni-vers a ce que j'ai lu, ce sont les vases communicants, et comme c'est vrai. Car il arrivait que papa ait la main pesante avec ses horions, et mon frere ecopait comme du bois vert, et c'est moi qui subissais mon frere ensuite, c'est ce qu'on appelle les vases communicants. Mon frere est un petit peu plus petit que moi, mais je ne sais pas, on dirait qu'il est fait en caoutchouc dur. Quand il me fond dessus, rien a faire qu'a rentrer la tete dans les epaules et prier le temps de passer au plus vite. Mon pere ne me rentrait a peu pres plus dedans dans les derniers temps de son terrestre sejour, je dois meme a la verite de dire que la derniere fois remonte a lurette, si ce n est davantagelDepuis, pour moi, il ne disposait que de petits horions d'impatience ou de pure forme comme pour ne pas perdre la main et me rappeler que j'&ais son fils, et je dois aussi a la verite' de dire que les horions qu'il m'adressait faisaient pale figure aupres de ceux qu'il administrait a frere, ce que frere voyait bien, qui ricanait dans son coin avec une amertume sinistre, car mon frere est d'un naturel envieux, je pense que 93