Michel Tremblay : Chroniques La relation entre la québécité et la France est traitée différemment et à un autre niveau par Michel Tremblay. Son théâtre, notamment, a été salué, dès le succès des Belles-Soeurs (1968), comme l’expression même de la québécité, tant pour la thématique de la marginalité urbaine que pour la langue – le joual. Si Tremblay n’appartenait pas au groupe du Parti pris, il a assuré bien plus que d’autres le prestige de l’argot montréalais. L’idée toutefois n’est pas nouvelle. Le joual apparaît dans la poésie de Jean Narrache dans les années 1930, il est parlé par les personnages de Marcel Dubé (De l’autre côté du mur, 1950 ; Zone, 1956 ; Un simple soldat, 1958). La réussite de Tremblay est due à la nouvelle esthétique dramatique qu’il a su imposer. Chez Dubé, l’argot montréalais s’inscrit dans une esthétique réaliste mimétique, comme illustration de la langue du peuple. Le joual est ainsi traité « d’en haut », sur une échelle axiologique où la valeur primordiale, à laquelle se réfèrent et à partir de laquelle se définissent les autres valeurs, est la langue littéraire. La langue populaire est ainsi insérée dans une conception élitiste de la littérature. Michel Tremblay y oppose une stratégie de transfiguration que l’on pourrait, à défaut, qualifier d’esthétique de sublimation du positionnement plébéien : l’expression littéraire est construite « du bas vers le haut », comme si le joual constituait un degré zéro à partir duquel se forme le langage de l’art et de la littérature. L’argot est poétisé – par l’usage des tropes et des figures répétitives – anaphores, reprises – liées à la composante musicale, lyrique, qui caractérise soit les choeurs, soit les répliques prononcées en duo ou trio. Le sublime des récitations choriques rapproche les drames tremblayens de la tragédie grecque dont l’auteur utilise les principes au même titre qu’il puise dans la tradition américaine des pageants et des drames religieux. La vie banale des ménagères du quartier populaire ou celle des prostitués, des homosexuels et des travestis sont ainsi sublimées et portées à la dimension universelle. La transfiguration de la marginalité va de pair avec la sublimation de la langue – deux piliers de la poétique implicite^ ^[1] de Tremblay. Son éthos est dans la visée: la constitution d’une culture nationale élevée, à partir de la culture populaire urbaine.^^[2] Même si Michel Tremblay semble vouloir éviter des formulations théoriques, on peut néanmoins déduire son programme esthétique à partir de ses textes. Quant à la problématique identitaire, trois domaines thématiques, sont à relever : (1) la topique proustienne de l’émergence de l’écrivain et de l’écriture, qui est aussi une des dominantes du roman québécois moderne,^^[3] (2) la réflexion sur l’art et la création, (3) le questionnement existentiel et la quête de la destinée. Le lien qui rend les trois topiques complémentaires est l’interférence de l’identité individuelle et collective. En schématisant la dynamique de l’oeuvre tremblayen durant les quatre décennies écoulées, on perçoit une progression qui va du collectif à l’individuel, de la représentation indirecte, symbolique, de l’artiste et de la création à une formulation directe, explicite, soit sous forme autobiographique ou autofictionnelle, soit par personnages interposés.^^[4] Les six tomes des Chroniques du Plateau-Mont-Royal (1978-1997)^^[5] se situent au passage entre la première et la deuxième étape de l’évolution de l’esthétique tremblayenne. Le cycle romanesque relate en détail, mais de manière discontinue et fragmentaire du point de vue chronologique, les événements de 1942 dans La Grosse Femme à côté est enceinte et Thérèse et Pierrette à l’école des Saints-Anges, ceux de 1947 dans La Duchesse et le Roturier et Des nouvelles d’Édouard, ceux de 1952 avec Le Premier Quartier de la lune et, finalement ceux de 1963 dans Un objet de beauté. D’une part, Les Chroniques renouent avec la tradition canadienne-française et québécoise du récit de l’enfance prolétarienne d’un écrivain en germe dans une paroisse urbaine – cette communauté-ghetto qui, en reproduisant le cadre social de la paroisse paysanne, à la fois protège et emprisonne^^[6] - d’autre part elles dépassent le genre de roman de formation en direction d’un discours culturel plus large, celui de l’émergence d’une poétique et du positionnement de l’écriture dans un contexte culturel. La particularité du cycle consiste dans la dépersonnalisation du récit autobiographique/autofictionnel.^^[7] Le je du futur auteur dramatique et prosateur ne se manifeste jamais explicitement. Tremblay s’inscrit en creux dans sa narration. Il n’est protagoniste d’aucun des six volumes. Son identité transparaît à travers l’attitude du narrateur auctoriel, à la troisième personne, et qui ne parle de lui qu’à la troisième personne en se désignant comme « le petit garçon », « l’enfant de la grosse femme » ou bien, juste à la fin, en 1963, à la mort de sa mère, comme « [...] l’autre, celui qu’elle a tant voulu, qu’elle a surprotégé et qui est en train de rater sa vie tout doucettement sans faire de vagues, enseveli dans ses livres, sa musique et ses rêves, s’excusant de ne pas pouvoir rester plus longtemps parce que l’odeur des hôpitaux lui donnait la nausée » (OB 1096). Pourtant c’est ce jeune homme, en 1963 encore au début de sa carrière, qui réussira, à la fin, par l’oeuvre même où il se désigne ainsi, à sauver de l’oubli le monde dont il est issu. Comme le dit Michel Tremblay dans une interview, il « sera donc obligé de restituer toute la famille par écrit, en devenant un écrivain qui invente tout ».^^[8] En effet, c’est dans la grande famille prolétarienne qui entoure le « petit garçon » que s’inscrit l’avenir de l’écrivain et qui, par sa configuration, indique un programme littéraire tout en en signalant les écueils. Il y a tout d’abord la grand-mère Victoria et son frère, le « violoneux » Josaphat-le-Violon, qui représentent les attaches ancestrales, folkloriques, le génie populaire. Les gigues et les contes de Josaphat (GF 161-167) recréent un monde, tiennent du merveilleux. Cet élément est lié aux quatre fées tutélaires, les voisines d’en face, qui représentent l’inspiration, la fantaisie créatrice. Il y a aussi deux exemples de créateurs ratés. Le cousin Marcel, élevé en secret par les quatre fées, est un génie qui n’arrive pas à maturité à cause de l’incompréhension de son entourage et de la maladie mentale qui le rend à la folie. L’oncle Édouard, homosexuel et travesti, devance Michel Tremblay dans l’affirmation de la différence sexuelle. Il est aussi celui qui montre la richesse de la culture populaire urbaine. Passionné du théâtre et du cabaret, il sait travestir la vie banale, manipuler son entourage – sa troupe – en véritable metteur en scène. Mais il est incapable de traverser la frontière qui sépare l’oral de l’écrit. Si Marcel reste claustré dans son imagination, Édouard restera prisonnier de l’oralité. La configuration familiale est dominée par la figure maternelle – « la grosse femme » - grande lectrice et mère du futur écrivain, y compris sur le plan symbolique. Son « petit garçon » devra toutefois passer par un long apprentissage avant de pouvoir donner forme littéraire à la culture populaire et porter l’oralité à la littérarité. Ce programme culturel implicite, qui constitue – soulignons-le – un des multiples filons thématiques de l’hexalogie, impose une double confrontation sur le plan identitaire. La première, externe, concerne la France, la langue et la culture françaises. La seconde, interne, réagit à la situation canadienne-française et vise la valorisation de la culture populaire (originaire et originale, américaine) par opposition à celle des élites (imitée, car dérivée de la française, complexée). Dans cette contention québécoise (et montréalaise) entre le Plateau-Mont-Royal prolétaire et le quartier huppé d’Outremont, la France est appelée à arbitrer. Son arbitrage – serait-ce surprenant? – donne raison au Plateau. La particularité de la position de la France, comme il a été indiqué, influence la nature des relations structurantes. Vu que l’inclusion de l’autre, quant à la francité, est une donnée primordiale et le point de départ de la différenciation, l’attention portera avant tout sur l’exclusion et la médiation. À la différence de Tardivel qui inclut la foi au nombre des valeurs identitaires fondamentales, Tremblay vise une topique différente : la langue et les différences langagières, les habitudes et le mode de vie, la culture et la hiérarchie culturelle. Ce déplacement thématique reflète l’évolution de la société canadienne-française. Si Tremblay touche les traumatismes historiques et les clichés nationalistes, l’ironie et l’humour signalent clairement sa prise de distance. Témoin ce débat de bistro sur la nécessité d’aider la mère patrie durant la deuxième guerre mondiale : « Je trouve juste que c’est la France qui fait pitié, là-dedans.... Faut sauver la France, y me semble... la mère patrie... nos racines. » Gabriel se leva et vint se planter devant Willy Ouellette qui recula sous le choc. « La France ! La France qui nous a abandonnés ! La France qui nous a vendus ! Sauver la France pour qu’a’ continue à nous chier sur la tête, après, en riant de notre accent, pis en venant nous péter de la broue en pleine face ! » (GF 117) L’incongruité des clichés est soulignée par la naïveté du regard enfantin : [...] il avait appris [Marcel] qu’une grande chicane avait lieu dans un lointain pays et que son père y était pour défendre la mère patrie (la seule Patrie que Marcel connaissait était le journal du samedi qu’il ne pouvait pas encore lire mais dont il regardait avidement les illustrations, mais il n’avait pas osé demander s’il s’agissait de la même patrie ou de sa mère) [...]. (TP 302) La dérision frappe le dolorisme masochiste de l’imaginaire nationaliste conservateur : l’image de la mère patrie, indigne, qui a abandonné ses enfants, alors qu’ils lui restent fidèles et se sacrifient pour elle. La filiation coloniale, source du complexe d’infériorité, et de l’exclusion de soi (déni de francité) est refusée. En fait, il faut renverser la situation, redéfinir les rapports, comme le montre le dialogue entre le conducteur de tram et Valéry Giscard d’Estaing, alors un jeune enseignant français à Montréal^^[9] : « Qu’est-ce que vous faites dans le boute, donc, vous? C’est rare qu’on voie un Français dans le tramway Papineau! » « J’étais moi-aussi au Théâtre National... » « Un Français au Théâtre National! Ben, on aura tout vu! Avez-vous toute compris, au moins!“ « Bien sûr! Vous parlez un français ... rocailleux et... vieillot, c’est vrai, mais c’est quand même du français! » « Ouan ? Ben c’est c’que tout le monde disait de l’aut’ bord! Quand on a débarqué, en Normandie, on était des sauveteurs [...]. Mais quand on a descendu à Paris [...] c’était pas pareil pantoute! [...] Aussitôt qu’on ouvrait la bouche tout le monde se roulait à terre! [...] Savez-vous ça, vous, qu’on le savait pas qu’on avait un accent avant de se le faire dire bête de même! Moé, avant tout ça, j’tais sûr que c’était vous qui avez un accent ! » [...] « Paris? J’étais tellement paqueté que j’m’en rappelle même pus! » [...] « Paqueté? Qu’est-ce que c’est paqueté? » Cette fois le conducteur le regarda. « Vous venez de dire que je parle français! Allez voir dans le dictionnaire! Ça doit s’écrire comme ça se prononce! » (DR 443) Les extraits précédents montrent l’omniprésence du nous/vous pluriels, y compris dans le contexte dont l’enjeu est la langue – ici marque évidente de la collectivité. Sous cet aspect identitaire, la langue ne constitue pas le lien, mais la séparation, la différence. Elle fonctionne comme un critère de hiérarchisation, d’exclusion verticale : le détenteur de la position supérieure en dénie l’accès à l’autre. Même de manière voilée par la condescendance, le Français indique nettement la hiérarchie, sa supériorité. C’est aussi l’expérience vécue, en position d’infériorité, par le conducteur montréalais en France qui, revenu dans son milieu québécois, tente de renverser la situation face au Français. L’exclusion de l’autre peut se traduire par la moquerie. Les Montréalais se vengent de leur infériorité en imitant entre eux l’accent français (DR 32, 33, etc.). Il s’agit en fait d’une parodie de l’inclusion, de l’appropriation de l’autre, mais qui inverse, justement, la hiérarchie et donne une autorité sur l’autre. Mais cela n’est réalisable qu’en l’absence de l’autre. Car la confrontation avec le détenteur légitime de la norme linguistique et de la position supérieure rétablit la situation première. Michel Tremblay représente la scène en mettant en présence le jeune Valéry Giscard d’Estaing et les Montréalais groupés autour d’Édouard : Maintenant qu’un Français était parmi eux, personne n’osait plus parler. Même les plus fanfarons comme Samarcette et Édouard qui normalement auraient ri de son accent et se seraient amusés à l’imiter en le ridiculisant, étaient impressionnés par sa haute carrure et le regard supérieur mi-amusé mi-critique qu’il jetait sur eux. Seule Mercedes osa murmurer une phrase qui résumait d’ailleurs la pensée de tout le monde : « Y en faut rien pour toutes nous clouer le bec, hein? » (DR 437) Une situation analogue est commentée par Édouard qui traverse l’Atlantique à bord de Liberté. La supériorité du français de France est la cause de l’humiliation, de la dépossession, de la perte de l’identité devant l’autorité de l’autre : Pis encore une chose étrange s’était produite : quand j’ai parlé ma voix avait changé ! [...] J’essayais pas de parler comme lui, [...] mais j’étais pus capable de parler comme d’habitude. [...] Ce qui m’étonnait le plus c’est que ça s’était fait automatiquement. Sans le vouloir, j’avais changé ma façon de parler juste parce qu’un Français me parlait! (NE 642) Édouard a aussi l’occasion de constater que le plus fort – le Français – peut s’approprier la langue qu’il considère sienne – le joual et de l’interpréter à sa manière, c’est-à-dire lui attribuer des valeurs sur lesquelles le joualisant n’a plus prise. Édouard tente en vain d’expliquer la culture populaire montréalaise à la princesse Clavet-Daudun qui n’avait passé à Montréal que trois jours, et encore en compagnie des bourgeois d’Outremont. Elle se déclare ravie de « cet accent typique de la province de Québec » (NE 676), mais elle refuse de changer d’avis et de perspective. Elle continue à envisager Montréal comme la périphérie du centre parisien. Édouard glose avec amertume : « Et je me suis répété une fois de plus qu’on est toujours le folklore de quelqu’un d’autre. » (NE 679) Il n’est pas étonnant de voir Édouard au centre de la thématique linguistique et culturelle. Il incarne l’oralité et la culture populaire urbaine, réunit en lui les traits de prolétaire, de paria (homosexuel travesti) et de créateur désireux de transformer la réalité. Aussi l’auteur lui prête-t-il la voix et le regard dans les deux volumes centraux de l’hexalogie : La Duchesse et le Roturier (1982) et Des nouvelles d’Édouard (1984). Le premier, narré à la troisième personne et focalisé sur Édouard brosse la vie culturelle et théâtrale de Montréal. Dans l’autre Éduard relate lui-même, dans une longue lettre adressée à la « grosse femme », son voyage de New York à Paris. C’est dans ce tome que la confrontation avec la France devient le thème dominant. Le voyage en France reproduit le pèlerinage culturel traditionnel des Canadiens-Français. Édouard qui, de plus, se cherche comme créateur et écrivain potentiel, veut aussi briser l’isolement du milieu montréalais. Le voyage vers la source de la francité se transforme en traumatisme. À Paris, Édouard passe une nuit d’errance et décide de rentrer après avoir compris que sa place est ailleurs. Qu’est-ce qui l’empêche de comprendre la France pour ne pas se sentir étranger et déplacé? Pour une part, c’est la barrière des clichés et l’écran des images culturelles et littéraires. Mais c’est un problème qu’Édouard a su prévoir : Les Français quand y débarquent chez nous, cherchent bien les Indiens et Maria Chapdelaine, pourquoi je partirais pas, moi, à la recherche de Gervaise ou de Lucien de Rubempré! Paris, pour moi est un fabuleux trésor folklorique [...]. Je sais que je risque d’être déçu [...]. (NE 650) La cause majeure du malentendu et du sentiment d’aliénation et de dépossession est la culture au sens large : gares, toilettes, hygiène, voyage dans le train, noms des villages, achats, restauration, écriture des chiffres, manière de compter étages ou heures. S’y ajoute la barrière du vécu quotidien. Édouard qui arrive dans une France bouleversée par la guerre, ne comprend rien au système de rationnement, ni aux causes de la grève des boulangers : « Du chinois pur et simple! [...] je suis seul devant un monde dont je ne comprends pas les mécanismes les plus simples et où tout me paraît hostile. » (NE 730-731). Les retrouvailles avec la mère patrie, sa métropole et la grande famille française n’ont pas lieu. Édouard se perçoit aliéné à lui-même, dépourvu. Le sentiment de non-appartenance gradue jusqu’à l’exclusion de soi-même : « [...] je me suis senti tellement, mais tellement ... déplacé! Et indigne! Pas même de faire partie de ce que je voyais mais juste d’être là! » (NE 766) L’exclusion de soi-même marque le point limite de la catabase d’Édouard. Le roman insère le commentaire d’Édouard dans une situation qui constitue le tournant – la réévaluation des valeurs dont il est porteur. Fatigué à mort, il s’assoit à la terrasse du café Aux deux magots à côté de Jean-Paul (Sartre), Simone (de Beauvoir), Albert (Camus) et Toutoune (Antonin Artaud ?) qui discutent de la pièce Les Bonnes de Jean Genêt. Sans le savoir, Édouard – le marginal et le paria de Montréal - frôle la nouveauté, il est au cœur de l’avant-garde culturelle, côtoie l’élite de son temps (NE 764-767). L’humour et l’ironie de la scène, dues à l’ignorance du narrateur à la première personne, allège mais aussi souligne la métaphore de la rencontre culturelle dont la signification est savamment introduite par plusieurs indices thématiques qui précèdent. En effet, au cours de la traversée de l’Atlantique, Édouard est confronté à Mme Beaugrand et sa fille qui, comme lui, font leur pèlerinage culturel. La scénographie est symbolique : le face-à-face du Plateau-Mont-Royal et d’Outremont, de la culture populaire et de celle des élites montréalaises a lieu sur un paquebot français devant une clientèle internationale. Édouard ne se fait pas d’illusions : « L’est de Montréal en général et le Théâtre National en particulier doivent représenter pour Antoinette Beaugrand quelque chose comme le Congo belge ou le Grœnland... un désert culturel des plus navrants! » (NE 662). C’est l’ignorance, par les élites, de la culture populaire urbaine, son manque du point d’ancrage, qui est leur point faible. C’est aussi la cause de leur stérilité et de leur dépendance de la culture française. Deux personnages bien différents accomplissent leur voyage aux sources de la francité. La marginalité culturelle d’Édouard peut s’appuyer sur la culture populaire, son voyage a par conséquent le caractère d’une confrontation à l’autre. Par contre Mme Beaugrand n’a d’autre culture que la française. La marginalité d’Édouard est relative, car la plénitude de son bagage culturel prête matière à comparaison et peut devenir le commencement d’une culture développée, autonome, même sur le plan axiologique. La situation périphérique de Mme Beaugrand semble absolue, car vide, sans valeurs propres. Sa culture sera toujours dérivée à partir de la française, en position marginale. Bien qu’elle s’efforce de se tenir au courant de la grande littérature (représentée ici par Julien Green), pour la Parisienne Clavet-Daudun il y aura toujours une évidence : « Pourtant, on ne sait rien, encore, de la rive gauche chez vous [...]. » (NE 761). Lorsque la Parisienne, au bout d’un séjour de trois jours, constate que Montréal est un « désert culturel », Mme Beaugrand lui donne raison, alors que Édouard argumente : Vous avez vu des spectacles typiquement canadiens? Vous connaissez Gratien Gélinas? La Poune et madame Petrie? [...] « Je crois en effet qu’on m’a parlé d’un monsieur Gélinasss mais mes amis, les Perriers, semblaient le trouver plutôt vulgaire. » (NE 676) Au cours de la dispute entre Mme Beaugrand et Édouard qui éclate ensuite, les sympathies du capitaine de Liberté et de la Parisienne sont du côté d’Édouard. Cette alliance se confirme au bout de l’errance nocturne d’Édouard. Il rencontre la princesse Clavet-Daudun à la porte du Tabou où Boris Vian joue de sa « trompinette ». Ignorant de la nouveauté, Édouard est néanmoins considéré comme celui, qui, à la différence des élites montréalaises, semblerait bien au courant des nouveautés de la rive gauche (NE 760-763). Avec ironie et humour, le malentendu de la situation introduit la scène suivante de la terrasse du café Aux deux magots. Le marginal montréalais est pris pour connaisseur, la culture plébéienne est associée à la modernité. L’association n’est pas oiseuse. Même Édouard s’en rend compte en comparant les clubs de jazz parisiens à son expérience montréalaise : J’ai pensé aux petits trous à jazz, dans le bas de la rue Peel, où on n’ose pas aller, moi et ma gang, parce que la drogue circule librement et que les Noirs américains qui s’y produisent ont la bagarre trop facile. (NE 761) Pour cette raison, la scène humoristique des Deux magots où Édouard assiste à la conversation de Sartre et de ses amis peut être interprétée positivement comme une confirmation du lien existant ou possible entre la culture populaire et la grande littérature, voire comme une possible transfiguration du populaire en sublime. Le sujet de discussion du cercle existentialiste offre un contrepoint probant : Les Bonnes de Jean Genêt sont une critique de l’inauthenticité et de la perte d’identité là où un subordonné se laisse imposer les valeurs. Autrement dit : dans la perspective tremblayenne, une identité authentique devrait se construire du bas vers le haut, non en sens inverse. Une autre coïncidence peut être remarquée : le voisinage ironisé du marginal montréalais et de l’élite intellectuelle parisienne semble suggérer l’avenir où à la place d’Édouard pourrait s’asseoir celui qui sera leur égal et qui n’est, à ce moment, encore, que le « petit garçon », le futur dramaturge et prosateur. Bien que le voyage parisien d’Édouard soit marqué par de nombreuses situations d’exlusion, voire par l’exclusion de soi-même des valeurs de l’autre, le compte final n’est pas négatif – grâce aussi, peut-être, aux médiations qui relient les différences et permettent de percevoir soi-même en l’autre différemment. À deux endroits du volume la médiation se trouve clairement thématisée. Il s’agit de la réflexion d’Édouard sur les boîtes de jazz, déjà mentionnée, et du commentaire d’Édouard sur la ressemblance entre le parler populaire de Paris et de Montréal : « Les conducteurs s’invectivaient donc en français, mais un français rocailleux et brusque, précipité et plein de mots étranges [...]. » (NE 743) Édouard – notons-le - emploie le même adjectif (« rocailleux ») que Valéry Giscard d’Estaing (voir ci-dessus p. XX). Le même mot utilisé dans deux situations analogues cache toutefois une perspective et une évaluation différente. Dans le premier cas, le français canadien est jugé « d’en haut » - et doublement – à la fois par la bouche d’un homme cultivé et d’un Français par-dessus le marché : le langage montréalais est ainsi relégué dans le registre bas, à la périphérie culturelle et linguistique. Par contre, le jugement d’Édouard est porté par celui qui se situe au même niveau, au moment où ce Canadien errant se cherche un allié potentiel. Ce sont ces situations de médiation qui permettent à Édouard de vivre à égalité avec le milieu français et qui lui redonnent confiance. C’est ce fond solide qu’il retrouve au bout de sa catabase, sol ferme d’où il peut rebondir. Les exclusions ressenties lui font comprendre qu’il est un Non-Français, donc un Américain, et qu’il ne peut compter que sur les valeurs qui lui sont propres. En aucun cas il ne doit dériver soi-même à partir de l’autre en qui il ne peut voir tout au plus qu’un partenaire ou allié. Cette prise de conscience lui fait refuser la proposition de la princesse Clavet-Daudun qui, à la porte du Tabou, l’invite à se produire au côté de Boris Vian (NE 762-763). Je veux bien me donner en spectacle, c’est même un des grands plaisirs de ma vie, mais je refuse de faire le singe pour une gang de Français paquetés en mal de folklore. Même si je commence à comprendre que ce serait la seule façon que j’aurais de pogner, ici! Duchesse de Langeais, à Montréal; mononcle du Canada ici! (NE 763) Accepter la proposition signifierait se soumettre aux critères axiologiques de l’autre, accepter d’être la périphérie, une dépendance du centre. Le refus d’Édouard s’ajoute à sa décision de rentrer à Montréal. Il sait qu’il ne deviendra plus écrivain. Par contre il peut développer, à son niveau, ses dons de dramaturge. Il s’était approprié un personnage de Balzac – la duchesse de Langeais – est c’est sous ce nom qu’il devient célèbre comme organisateur de son groupe de travestis. Ses dramatisations et mises en scènes des situations réelles sont une sorte de théâtre vivant, direct, improvisé, sans texte. Édouard ne dépassera pas les limites de l’oralité (à part sa lettre, dressée à la « grosse femme », il n’osera pas s’attaquer aux difficultés de l’écriture). La transfiguration, en grande littérature, de la marginalité d’Édouard, de la périphérie urbaine et de la culture populaire sera l’oeuvre du « petit garçon ». De quoi se compose la culture populaire urbaine et quelle est la place qu’y occupe la France? La maison familiale de la rue Fabre vit la culture intensément: émissions de la radio, chansons, romans-feuilletons, cinéma, lectures populaires, théâtre de variétés, revues et vaudevilles. De nombreuses références culturelles démontrent le pouvoir d’absorption et d’intégration du milieu populaire : les acteurs américains côtoient les acteurs français, les chanteurs comme Mistinguett, Tino Rossi ou Édith Piaff figurent à côté de Ginger Rogers, Andrew Sisters; Le temps des cerises suit les gigues québécoises chantées par Josaphat-le-Violon, Clair de lune de Debussy accompagne Summertime de Gerschwinn. Les récits merveilleux de Josaphat confirment l’ancrage populaire liant la paroisse urbaine aux racines paysannes. La face urbaine de la culture s’exprime notamment sur la scène du Théâtre National ou du Palace par la voix de ses héros et héroïnes - acteurs et actrices canadiens: la Poune, la Petrie, les sœurs Giroux, etc. La culture française est présente sous plusieurs aspects. Là où ses éléments sont pleinement intégrés, elle est perçue comme faisant partie de la culture populaire. L’accent, toutefois, n’est pas mis sur la francité, mais sur sa transformation et son appropriation : Après un long silence, Josaphat-le-Violon se mit à tout raconter à sa soeur: […] les années qu’il avait passées, à Duhamel, […] à apprendre les légendes orales de leur pays, […] tous ces chants venus des vieux pays mais retouchés, retapés, transposés, transfigurés ici par les tapeux de pied, les joueurs de cuillers et les joueurs d’accordéons et de violons avec leurs voix nasillardes qui aident à passer l’hiver sans tomber dans la mélancolie. (GP 382). La deuxième source, de provenance française, est le cinéma et la chanson, domaine où elle s’amalgame à la culture américaine. En troisième lieu vient la lecture : Balzac, Stendhal, Hugo, Zola, Eugène Sue, Jules Verne – les classiques du 19^e siècle, loin des avant-gardes et, en tout cas, auteurs plus proches du populaire (Sue, Verne). Il s’agit donc là encore d’une francité entrée dans le bagage culturel général dont l’appropriation ressemble à celle du folklore. La spécificité de la France est donc relativisée, ramenée aux coordonnées de la réalité canadienne et américaine. La relativisation a un effet médiateur comparable à celui qu’elle a dans le récit d’Édouard : elle établit une égalité et facilite l’appropriation des valeurs de l’autre. La médiation ouvre la voie à la dépériphérisation. Celle-ci est symbolisée, dans le cycle des Chroniques du Plateau-Mont-Royal, par le lien entre la lectrice que’est la « grosse femme » et Gabrielle Roy. Les deux sont originaires de l’Ouest canadien, du Manitoba : elles sont donc, en quelque sorte, des étrangères au Québec et à Montréal. Mais c’est cette distance (étrangeté, altérité) qui leur permet d’exprimer le mieux la québécité. La « grosse femme » est celle qui dans la famille représente la culture. Elle est la confidente d’Édouard, la protectrice de Marcel en qui elle voit un artiste potentiel, elle est la mère du futur écrivain. Surtout, elle est une grande lectrice qui influence les autres. Or, dans la première moitié du cycle, ses lectures ne se composent que d’auteurs français. Ce n’est qu’au milieu de l’hexalogie (aux pages 530-531 sur 1175) que se produit la rencontre avec Bonheur d’occasion (1945, Prix Femina 1947) de Gabrielle Roy : « Celui-là, c’est le premier qu’y lisent [= les Français] qui se passe à Montréal ! [...] Les Français lisent des livres français; pourquoi tu lirais pas des livres d’icitte? » [...] la grosse femme se pencha une dernière fois sur le livre dont elle allait parler tout le reste de sa vie avec passion, qu’elle ferait lire à tout le monde autour d’elle [...] et beaucoup plus tard, dix ans exactement, [...] elle le donnerait à son plus jeune fils en lui disant « Ça a été le livre le plus important de mon existence. Lis-lé! Attentivement. T’as la chance de le connaître à quinze ans. Moé, je l’ai connu à quarante-cinq. » (DR 530-531) Le thème de Gabrielle Roy est mis en relief plusieurs fois. Par exemple le passage où la « grosse femme » lit Bug-Jargal de Victor Hugo (GF 86) est repris, à l’identique, à la fin de l’hexalogie (PQ 939), sauf que Bug Jargal est remplacé par la dernière parution de Gabrielle Roy. Le parallèle entre la « grosse femme » et l’écrivaine est développé par son neveu Marcel (OB 1027) : dans son esprit, il imagine un récit qui paraphrase «Le puits de Dunrea » (dans Rue Deschambault, 1955) de Gabrielle Roy, mais en remplaçant le personnage du père de l’auteure par lui-même pour se donner le rôle du sauveur de sa tante (OB 1029-1040). Il est évident que Gabrielle Roy apparaît comme personnage tutélaire de la constitution d’une littérature autonome liée aux racines populaires. L’accent mis sur Bonheur d’occasion signale, entre autres, la similitude avec Les Chroniques du Plateau-Mont-Royal. Ici comme là, l’histoire est située à la périphérie montréalaise, dans un quartier populaire. Même la consécration française de Bonheur d’occasion, bien marquée dans le texte tremblayen, peut être envisagée en rapport avec la confrontation, déjà évoquée, entre la culture des élites canadiennes-françaises et la culture populaire. Tremblay semble insister sur l’analogie avec l’expérience parisienne d’Édouard au cours de laquelle les Français (le capitaine, Clavet-Daudun, Sartre) se rangent de son côté, contre Mme Beaugrand. Comme si la France représentait l’arbitre qui favorise l’originalité canadienne et ses ressources populaires. L’histoire de la « grosse femme » et de Gabrielle Roy trace la voie de l’autonomisation culturelle, du détachement de la France, est cela avec l’assentiment des Français qui savent apprécier l’altérité. Du point de vue identitaire, l’hexalogie de Michel Tremblay représente trois aspects de l’émancipation culturelle : (1) la prise de conscience de l’exclusion de soi-même, l’exclusion étant la conséquence du rapport de dépendance face à l’autre, y compris l’axiologie; (2) l’exclusion de l’autre comme étape nécessaire de l’affirmation de soi; (3) la médiation comme moyen de dégager les ressemblances-différences au moment de la constitution d’une axiologie autonome. Le cycle des Chroniques du Plateau-Mont-Royal peut être considéré comme la réalisation du programme esthétique implicite dont il retrace les données et le cheminement. ________________________________ ^^[1] La notion de poétique implicite a été appliquée par Krzysztof Jarosz à l’analyse des romans de Jean Giono dans Jean Giono – alchimie du discours romanesque. Katowice : Wydawnictwo Uniwersytetu Śląskiego, 1999. Krzysztof Jarosz a emprunté le terme à Umberto Eco (L’Oeuvre ouverte. Paris : Seuil, 1965, pp. 10-11) tout en en élargissant la portée. ^^[2] Au niveau stylistique, la sublimation du joual a été analysée par Markéta Jelínková dans La dynamique scripturale dans le «cycle des Belles-soeurs » de Michel Tremblay. Brno : Université Masaryk de Brno, 2007. Le texte de ce mémoire de master est accessible par internet à l’adresse http://is.muni.cz/th/64296/ff_m/. Une approche différente de la problématique est proposée par Cardinal, Jacques. « Exorciser l’immonde. Parole et sacré dans Sainte Carmen de la Main de Michel Tremblay ». Voix et Images 26, 1, 2000, pp. 18-39. ^^[3] Cf. Belleau, André. Le romancier fictif. Essai sur la représentation de l’écrivain dans le roman québécois. Québec : Nota bene, 1999 (1980). ^^[4] Quant à la thématique de l’émergence de l’écrivain et de l’écriture on peut distinguer une première étape, celle du « cycle des Belles-sœurs » qui se clôt par Sainte Carmen de la Main (1976) et Damnée Manon, sacrée Sandra (1976), ensuite une phase « autofictionnelle » (sous les noms de Jean-Marc et de Claude) dans les proses et pièces de théâtre comme Le cœur découvert (1986), Le vrai monde ? (1987), La Maison suspendue (1990), Le cœur éclaté (1993), Hôtel Bristol New York, N.Y. (1999), et une objectivation de la thématique à travers le personnage de Céline dans ses Cahiers – Le cahier noir (2003), Le cahier rouge (2004) et Le cahier bleu (2005). ^^[5] La pagination des citations, dans la présente étude, renvoie à l’édition complète des six romans de Michel Tremblay. Chroniques du Plateau-Mont-Royal. Montréal/Arles : Leméac/Actes Sud, 2000. Les abréviations désignant les romans sont : GF – La Grosse Femme à côté est enceinte, pp. 7-186; TP – Thérèse et Pierrette à l’école des Saints-Anges, pp. 187-392; DR – La Duchesse et le Roturier, pp. 393-600; ND – Des nouvelles d’Édouard, pp. 601-779; PQ - Le Premier Quartier de la lune, pp. 781-961; OB – Un objet de beauté, pp. 963-1175. ^^[6] L’exemple typique est fourni notamment par les romans de Roger Lemelin (Au pied de la pente douce, 1944, Les Plouffe, 1948) ou de Claude Jasmin (La Petite patrie, 1972). Cette thématique caractérise également la littérature canadienne anglaise, comme l’atteste l’oeuvre de Mordecai Richler, The Apprenticeship of Duddy Kravitz (1959), situé dans le ghetto de Montréal. ^^[7] L’aspect autobiographique-autofictionnel du cycle romanesque, ainsi que de bien des œuvres de Tremblay, apparaît clairement à la lecture du dictionnaire des personnages de Tremblay, rédigé par Barrette, Jean-Marc. L’Univers de Michel Tremblay. Dictionnaire des personnages. Montréal : Les Presses de l’Université de Montréal, 1996. ^^[8] Smith, Donald. « Michel Tremblay et la mémoire collective ». In L’écrivain devant son œuvre – entrevues. Montréal : Éditions Québec/Amérique, 1983, p. 221. ^^[9] La fiction de Tremblay repose ici sur un fait réel. Le futur président français a séjourné, à la fin des années 1940 aux États-Unis et au Canada. À Montréal, il a enseigné dans un collège religieux. Voir Bastien, Frédéric. Le poids de la coopération: le rapport France –Québec. Montréal : Québec/Amérique, 2006, p. 110.