Les étrangers de Gabrielle Roy Petr Kyloušek (Brno) Manitobaine, Gabrielle Roy a été marquée - comme sa compatriote anglophone Margaret Laurence^^[1] – par le flux migratoire que la province a connu dans les premières décennies du 20^e siècle. La sensibilité de l’auteure à la présence de l’étranger peut être mise en rapport avec son enfance, contemporaine à la colonisation des prairies, dans un milieu où la minorité francophone était confrontée à la majorité anglophone et aux immigrés d’origines diverses. Suite à la loi scolaire manitobaine, assimilationniste, de 1916, qui n’admettait que la scolarisation en anglais, Gabrielle Roy a reçu une éducation différente de celle des intellectuels québécois. Sa relation à la culture anglaise – et celle de l’autre en général – a donc une autre teneur et tonalité. La diversité ethnique et la migration constituent une des dominantes de ses écrits qu’il s’agisse des reportages ou des récits.^^[2] L’image de l’étranger et de l’immigré que l’on y rencontre instaure la problématique identitare et renvoie à la la dichotomie identité/altérité. Les stratégies de la représentation scripturale s’y montrent révélatrices de l’axiologie et de la modélisation identitaires. La spécificité de Gabrielle Roy tient sans doute à son positionnement manitobain, excentré par rapport à la centralité québécoise et qui semble fonder une différence dans le discours identitaire de l’époque. Seront pris en compte, pour la présente analyse, les écrits des deux premières décennies de l’activité de l’auteure, notamment les reportages parus dans le Bulletin des agriculteurs^^[3] entre 1942 et 1943 et les récits La Petite Poule d’eau (1950) et Rue Deschambault (1955). Même s’il est illusiore de vouloir déterminer la part exacte du fictionnel dans le non-fictionnel et vice versa, la confrontation du littéraire et du non-littéraire sera sans doute utile là où les différences des stratégies narratives conditionnent la représentation de la relation entre soi-même et l’autre et, partant, les aspects noétiques de la configuratrion identitaire. La démarche semble justifiée aussi par le fait que les reportages ont été inclus dans le recueil rétrospectif des essais de l’auteure Fragiles lumières de la terre (1978). Ils se trouvent donc partiellement déliés de la nature contingente des reportages et rapprochés du statut littéraire des autres textes. Nous allons aborder la problématique identitaire par la narratologie en analysant surtout la configuration subjectale et objectale : sa compacité ou sa fragmentation dues à la qualité du rapport je-nous, je-il (eux) et à la distance narrative.^^[4] Les six reportages de Gabrielle Roy portent à la fois l’empreinte de la situation historique et de l’orientation de la revue - le Bulletin des agriculteurs – à laquelle ils sont destinés. La présentation des colons établis dans les provinces de l’ouest canadien - en Manitoba et Saskatchewan – intervient au moment où le pays est en guerre et où tout étranger risque d’être suspect, surtout s’il est trop différent et si, par-dessus le marché il est originaire de cette Europe centrale, voire germanique, qui est la cause du conflit mondial.^^[5] La journaliste procède à une pédagogie de la diversité et de la différence en donnant une image somme toute positive, renforcée par l’attachement identitaire à la terre, des „peuples“ aussi bizarres que sont les Huttérites, les Mennonites, les Doukhobors ou bien aussi suspects que sont les Juifs, les Ukrainiens et les „Sudètes“. Quel est le positionnement de la narratrice? Si le je renvoie, bien sûr, à la journaliste, sa situation n’est pas simplement celle d’un indidvidu, mais d’un individu qui représente une collectivité. Il ne s’agit pas seulement de l’approche d’une journaliste qui embrasserait la perspective de ses lecteurs, en l’occurence celle du public canadien français. Les reportages dépassent en effet le niveau des renseignements qu’ils apportent sur les réussites et les capacités agricoles des colons. Derrière le je transparaît un nous de la collectivité nationale. En ce sens l’ouverture que le je manifeste à l’égard de l’autre est la caution de l’ouverture et de l’accueil de la part des „peuples fondateurs“ à l’égard de la minorité immigrée. L’image que la narratrice donne d’elle-même est aussi celle des qualités de la collectivité qu’elle représente : sa curiosité, sa compréhension, son empathie, sa capacité de nouer le contact et de créer des liens d’amitié ou de complicité appartiennent, par delà ses lecteurs, à son peuple – les Canadiens Français. Car la „parole d’un seul homme peut avoir de graves conséquences sur le destin d’un peuple“ (Roy 1982, 24; „Les Huttérites“). Même si la phrase sert d’introdution au récit de l’histoire huttérite, elle n’en exprime pas moins la conscience que la journaliste a de son rôle médiateur et de sa responsabilité. Symétriquement, une situation analogue configure, sur le versant objectal, l’image de l’autre: la collectivité et les individus qui l’exemplifient restent liés. Si Gabrielle Roy aborde les individus, elle pense au peuple qu’ils représentent, au destin commun. Et les individus se comportent (ou sont décrits) conformément à ce concept : le tu/ vous renvoie à un eux. Deux aspects alternent : unité et diversité. L’unité concerne la collectivité, saisie comme une entité déterminée par son histoire, par ses spécificités religieuses, sociales, économiques, linguistiques et autres. Gabrielle Roy est ici redevable de la représentation identitaire essentialiste qui se fonde sur les racines historiques et le grand récit national. Elle va jusqu’à citer le mythe fondateur, comme dans le cas des Huttérites : C’était au printemps de 1528. Les Huttérites, secte anabaptiste nommée d’après le prêcheur itinérant Jakob Hutter, se voyaient chassés de la principauté de Nikolsburg où ils avaient trouvé refuge après leur expulsion du Tyrol. Ils erraient, certaine nuit, en quête d’un abri. Vers l’aube, ils arrivèrent sur l’emplacement d’un village abandonné, trempés, affaiblis par l’exil, rongés de doute. Et là, raconte l’ancien chroniqueur, l’un des Huttérites étendit son manteau sur le sol et enjoignit à ses compagnons d’y déposer leurs menus biens afin que leur recommencement fût marqué du signe de l’absolue charité. [...] sur les hauteurs désolées de la Moravie, là où ne s’étaient fixés définitivement ni Bohèmes, ni Slaves, un village huttérite s’éleva bientôt, prospère et heureux. Ainsi fut fondé la première Bruderhof ou maison commune des huttérites. (Roy 1982, 24-25; „Les Huttérites“) Il convient de remarquer, notamment dans les mots clés (expulsion, exil, village abanonné, hauteurs désolées, aube, recommencement, abri, fondé, première, Bruderhof), la proximité de ce récit fondateur avec les récits du Nouveau Monde et des recommencents, telle la fondation de Ville-Marie, ou bien les récits des premiers colons et des colons défricheurs – thèmes auxquels les lecteurs canadiens français ne pouvaient pas rester insensibles. La journaliste insiste sur le partage des mêmes valeurs, celles que les peuples immigrés sont censés avoir en commun avec les Canadiens, du moins selon l’image que ces derniers s’attribuent. Chez les Huttérites elle souligne leur réprobation de l’hitlérisme, chez les Mennonites la modestie et la persévérance, chez les Doukhobors le pacifisme, chez les Juifs le rêve de la Terre Promise, chez tous le sens du travail, l’amour de la terre, l’attachement à la nature, la contribution à la prospérité du pays. L’aspect collectif est complété, en contraste, par l’individualisme qui est perceptible même chez les plus collectivistes parmi ces peuples – les Huttérites. Barbara, la jeune accompagnatrice qui récite à Gabrielle Roy sa leçon des bienfaits des règlements de la communauté (Roy 1982, 26-28) finit par braver les interdits et manifester son indépendance en réclamant sa photo, prise par la journaliste, et „des livres sur le Canada. Même sur le Québec. Beaucoup de livres.“ (Roy 1982, 30) Et la narratrice poursuit : Je continuai mon chemin, rassurée du moins sur la curiosité des jeunes Huttérites qui les mènera sûrement hors de leur isolement. Mais en même temps une crainte m’assaillait : - Dieu veuille que, se rapprochant de nous, ce ne soient pas eux, les perdants! (Roy 1982, 30-31; souligné par nous) Il y aurait sans doute beaucoup à dire sur le contraste entre l’idylle collectiviste problématisée et la modernité présentée, ici, comme un danger et un agent destructeur. Il importe plutôt de relever l’opposition je-nous / eux (individualité/collectivité) qui structure aussi bien le versant identitaire de soi que celui de l’autre. La situation narrative de la journaliste se reflète dans l’objet de son regard, les positions subjectale et objectale se complètent. La tension entre les deux pôles commande la dynamique des reportages sur une échelle qui va du communautarisme le plus poussé (Huttérites, Doukhobors, Mennonites) aux individualistes que sont les Juifs et les „Sudètes“. Ces derniers, pour la plupart des réfugiés récents devant le nazisme, de souche urbaine, sont plutôt des inadaptés qui ne s’accordent pas du tout à l’image du colon efficace des prairies canadiennes. Leur individualisme, manifeste dans les sourdes querelles entre voisins (Roy 1982, 75-76), est un obstacle. Aussi, un équilibre serait-il nécessaire que Gabrielle Roy entrevoit chez les Ukrainiens, nombreux, socialement diversifiés, querelleurs, mais aussi animés d’un esprit de sociabilité communautaire : Ils ne sont pas venus au Canada pour sauver une mystique comme les Doukhobors, les Mennonites et les Huttérites, mais pour échapper à des dissensions politiques, à des disputes de clan, et surtout, bien souvent, pour posséder la terre et édifier de modestes fortunes. [...] On ne pourrait imaginer notre pays sans eux. (Roy 1982, 86; souligné par nous) Comme dans la ciattion précédente, la conclusion du reportage „Petite Ukraine“ montre le carcan du „nous“ collectiviste que le genre et l’intentionnalité/finalité semblent imposer au je de la journaliste. La limitation concerne en fin de compte bien moins l’image de l’autre que celle de soi-même. Une image unificatrice, puisqu’elle doit correspondre à la responsabilité que l’individu assume vis-à-vis des deux communautés – la sienne et l’autre. Les valeurs collectives ne sont pas mises en doute, le nous qui sous-tend la narration, ancrée essentiellement à la 1^ère personne du singulier, est indifférencié et laisse peu d’espace au jeu de la subjectivité. La situation change là où le narrateur peut varier ses approches et où le nous de la communauté, s’il ne s’estompe pas, s’efface au profit de l’individualité. Sur le plan narratif, la littérature peut sans aucun doute fournir une gamme plus riche que ne saurait le faire le genre journalistique de reportage. Une première distanciation se dessine dans La Petite Poule d’Eau (1950). Dans la courte préface „Mémoire et création“ qui a précédé la réédition de 1957, Gabrielle Roy rappelle la part de l’expérience personnelle que fut sa brève carrière d’enseignante au pays de la Petite-Poule-d’Eau en 1937: „Quelques lecteurs de mon livre ont bien voulu me reconnaître dans mademoiselle Côté. En un sens je fus elle, ou elle fut moi, surtout par la sensation d’extrême dépaysement que je ressentis ce jour-là.“ (Roy 1982, 194) Cette expérience personnelle toutefois se trouve transposée, littérarisée, le dépaysement se traduit entre autres, sur le plan de la narration, par l’adoption non plus de la première, mais de la troisième personne et par une focalisation qui prend pour centre de l’univers narratif la mère Luzina Tousignant, celle qui pour ses enfants obtient l’établissement d’une petite école avant de les voir disparaître un à un dans le grand monde. En analysant la technique narrative qui, certes, n’a rien de révolutionnaire, il est possible d’établir un rapprochement avec les passages des reportages où la journaliste Gabrielle Roy exprime sa connivence, voire empathie, avec les femmes qu’elles soient huttérites comme Barbara (Roy 1982, 29-30), doukhobores (Roy 1982, 38, 42-43), juives comme l’hospitalière Rebecca Goldsberg (Roy 1982, 60 sqq.), „sudètes“ comme Elizabetha Haeckl ou Elfrieda (67 sqq.) ou mennonites comme celle que la jeune Gabrielle et sa mère regardaient travailler non loin de leur maison (45, 46-48). C’est là que le je narrant des reportages se rapproche des personnes représentées, tend à regarder le monde à travers elles, se subjectivise. La Petie Poule d’Eau se situe dans le prolongement de cette tendance. D’autre part, la thématique identitaire „nationale“ s’efface. Dans le monde de Luzina Tousigant, la nation et le nous collectif n’ont guère de place. L’isolement où elle vit avec sa famille font en sorte que toute présence humaine est bienvenue qu’il s’agisse de facteurs ruthènes, de marchands juifs, d’enseignants francophones ou anglophones. La focalisation et le thème dominants assurent l’unité narrative du récit en introduisant une tonalité élégiaque de la mère qui se sacrifie pour ses enfants et qui, par amour, consent à la solitude. Pour qu’une conflictualité identitaire surgisse, une thématique moins intimiste et un espace social élargi semblent nécessaires. On la trouve dans les dix-huit récits de Rue Deschambault (1955), situés dans le Saint-Boniface natal de Gabrielle Roy et dans la prairie manitobaine. Certains – „Les deux nègres“, „Le puits de Dunrea“, „L’Italienne“, „Wilhelm“ - développent le thème de l’étranger ou de l’immigré. Le point commun est le problème de la frontière mouvante qui sépare la compréhension de l’incompréhension, et la question de la relation à l’autre et à soi-même. Du point de vue narratif, il importe de signaler la stratégie de distanciation que l’auteure déploie de plusieurs façons. Ainsi „Le puits de Dunrea“ raconte le traumatisme du père de l’écrivaine, fonctionnaire qui s’occupe des paysans ruthènes et qui, lors d’un incendie catastrophique de la prairie et du village, provoque par ses paroles, involontairement, la mort d’un immigré qu’il considérait comme un colon modèle et qu’il prenait pour son collaborateur. Le malentendu n’est pas dû à la langue, mais à la différence des valeurs et des représentations culturelles auxquelles la langue renvoie. Le traumatisme du père n’est pas présenté directement, en première instance, car c’est un secret qu’il a confié à la soeur de la narratrice. La narratrice donc narre le déjà narré, entre sa narration et les événements, il y a deux instances, deux regards différents. Il faut souligner l’importance de cette stratégie narrative. La distance narrative introduit la pluralité des vues, brise la compacité subjectale – qu’il s’agisse du je ou du nous qui se fragmentent. Le procédé permet, notamment, de mettre en question (à distance justement) les valeurs reconnues, la doxa. Par rapport à la journaliste des reportages, la narratrice des nouvelles de Rue Deschambault se ménage un espace pour une caractéristique nuancée, plurielle, de la situation identitaire. À preuve la toute première nouvelle de Rue Deschambault – „Les deux nègres“, narrée, comme les reportages, à la première personne.^^[6]^ Christine - la narratrice – est cependant dédoublée entre sa situation d’adulte et celle de l’enfant qu’elle a été. L’intervalle qui sépare les deux je est grammaticalement exprimé par la différence entre le présent (implicite ou explicite) de l’instance narrative et le passé simple de l’univers narré. Ainsi, le regard frais de l’enfant, non encore grevé par les préjugés, est raconté à distance et filtré par l’adulte dont l’approche résulte à la fois ironique et compréhensive. L’intrigue de la nouvelle, comme le titre l’indique, se construit autour de la présence de deux locataires noirs, employés du Canadien Pacifique, dans la famille de la narratrice et chez la voisine. Les protagonistes du récit sont les deux mères rivales qui se vantent chacune d’héberger „le meilleur des deux nègres“. La distance narrative ne produit pas seulement un effet ironique, mais apporte également, par commentaires interposés, intellection et compréhension. De plus, elle contribue à instaurer une apparence d’objectivité en mettant à la même distance les Canadiens Français et les étrangers. L’émulation entre la mère de la narratrice et Mme Guilbert tient au statut social. Les deux familles n’étant pas riches, la location devient une nécessité économique. Sauf que les locataires, d’abord chez l’une, plus tard chez l’autre, sont justement les deux nègres. Chez les deux femmes, la force des préjugés – ceux qu’elles ont et ceux qui les entourent – prête à manipulations. Face à l’indignation de Mme Guilbert qui lui reproche d’avoir accepté un locataire noir, la mère de la narratrice retourne l’argument : J’aurais pu louer ma chambre cent fois, deux cents fois à quelqu’un de blanc, dit ma mère. Ce ne sont pas les blancs qui manquent chez nous.... Mais, justement, j’ai compris qu’il était plus humain, plus chrétien, si vous voulez, de prendre ce pauvre Nègre que certains, comprenez-vous cela, refuseraient de traiter comme un de leurs semblables. (Roy 1965, 15) Traiter un noir comme un „semblable“ n’est pas chose évidente et, surtout, ne signifie pas égalité. L’acceptation de l’autre vient „du haut“, dictée par le sentiment de supériorité. Le blanc définit les critères d’évaluation auxquels le noir doit satisfaire. C’est pourquoi Mme Guilbert se renseigne si le locataire de sa voisine se lave comme il faut, s’il fait lui-même son lit, s’il est „à sa place“ (Roy 1965, 19). C’est sur ces critères que le locataire noir est accepté et devient moins étranger. Seulement, „les étrangers sont rarement aussi étrangers qu’on le croit...“ (Roy 1965, 18). On se les approprie. Mais l’appropriation de l’autre est encore influencée par la supériorité. La mère de Christine parle de „mon Nègre“ (Roy 1965, 16) qui est pour la famille „notre Nègre“ (Roy 1965, 21). Et lorsque Mme Guilbert prend à son tour un locataire noir, la mère de la narratrice déclare : „Vous allez voir que madame Guilbert va maintenant prétendre avoir un meilleur Nègre que le nôtre.“ (Roy 1965, 20) Ensuite on se dispute pour savoir lequel des deux noirs et plus noir, mieux élevé, plus poli – jusqu’au moment où une des filles de chacune des familles commence à sortir avec le nègre respectif. L’humour et l’ironie de la narratrice mettent en évidence le complexe de supériorité par lequel les deux familles tentent de masquer la crainte devant le jugement de leur entourage. Qu’en est-il des deux noirs ? Ils cherchent à briser leur solitude, à se rapprocher des deux familles. Ils apprennent le français, apportent de menus cadeaux. Ils trouvent un langage commun dans la musique, au piano.^^[7] Ni ce langage universel, ni les informations que la famille de Christine apprend sur le passé états-unien, l’esclavage et les racines africaines du locataire (Roy 1965, 23) n’arrivent cependant à combler le fossé. Gabrielle Roy le suggère finement, par les appellations : le nègre de Christine restera „ Mister Jackson“ (Roy 1965, 14) et son ami et collaborateur „Buddy“ (Roy 1965, 20) – comme si, réunis, ils représentaient une seule personne avec prénom et nom – un Étranger. Un Étranger toutefois à qui on a ouvert la porte, avec qui il est possible de partager le foyer, s’entretenir, s’amuser – à condition toutefois qu’il accepte les valeurs de la maison et s’y conforme. Cependant, „Les deux nègres“ parlent moins des locataires étrangers que des deux familles qui les accueillent. L’autre est avant tout un révélateur de soi-même. La distance narrative permet à la narratrice de dénoncer, avec humour et ironie, les mécanismes de l’appropriation, de poser un regard critique sur la collectivité et de se détacher du nous, sans le nier pour autant. Signalons, pour conclure, le rapport que Simon Harel (Harel, 41) et Janet M. Paterson (Paterson, 29) établissent entre la représentation de l’altérité et les modes de représentations. La causalité circulaire entre le genre adopté, l’intentionnalité/ finalité du texte et les stratégies narratives doit sans doute être prise en compte si nous envisageons les différences entre les reportages et les proses. Contrairement au positionnement national défensif, dominant à son époque, marqué par l’exclusion de l’autre, Gabrielle Roy privilégie l’inclusion de l’altérité tout en étant consciente des problèmes qu’elle pose. Elle est, avec Yves Thériault, une des rares parmi les écrivains de sa génération à traiter fréquemment la thématique de l’étranger, de l’immigré, de l’autochtone. Si ses reportages ont eu pour but de familiariser le public canadien français avec les minorités immigrés de l’ouest canadien, ses proses mettent davantage l’accent sur la complexité de la relation entre entre soi-même et l’autre. Le positionnement du narrateur et la stratégie narrative influencent la polarisation de l’axiologie. Plus compacts et moins nuancés dans leurs procédés narratifs, les reportages de Gabrielle Roy se rapprochent davantage du pôle collectif, en dépit du je narrant. Par contre, les récits adoptent une narration distancée qui fragmente et diversifie l’instance narrative, qu’il s’agisse du je, du nous ou bien, comme dans le cas de La Petite Poule d’eau, de la narration à la troisième personne qui introduit le jeu de la variation entre la focalisation zéro et la focalisation interne. L’apparente compacité se désagrège. Sans doute la thématique y contribue. Cependant l’interdépendance de soi et de l’autre, du versant subjectal et objectal semble évidente. Si à l’image plutôt collective de l’autre correspond un narrateur fortement marqué par un nous compact, indifférencié qui sous-tend le je de la journaliste, la distance narrative fragmente le je aussi bien que le nous, introduit une image critique de soi face à l’autre saisi comme un problème humain, autant individuel que collectif. Bibliographie Antoine B. Boisclair : „La voix de l’exil. Lyrisme et élégie dans l’oeuvre de Gabrielle Roy“. In : Daniel Chartier, Véronique Pepin, Chantal Ringuet (dir.) : Littérature, immigration et imaginaire au Québec et en Amérique du Nord. Paris : L’Harmattan 2004, 129-149. Simon Harel : Le voleurs de parcours. Identité et cosmopolitisme dans la littérature québécoise contemporaine. Montréal: Éditions du Préambule 1989. Petr Kyloušek, Klára Kolinská, Kateřina Prajznerová, Tomáš Pospíšil, Eva Voldřichová Beránková, Petr Horák: Us, Them, Me. The Search for Identity in Canadian Literature and Film / Nous, eux, moi. La quête de l’identité dans la littérature et le cinéma canadiens. Brno : Masarykova universita 2009. Margaret Laurence: A Bird in the House. Toronto: McClelland & Stewart 1989. -------------------- A Jest of God. Toronto: McClelland & Stewart, 1966. -------------------- The Diviners. Toronto: McClelland & Stewart 1989. -------------------- The Fire-dwellers. Toronto: McClelland & Stewart 1988. -------------------- The Stone Angel. Toronto: McClelland & Stewart 1989. Janet M. Paterson : Figures de l’autre dans le roman québécois, Québec: Éditions Nota Bene 2004. Gabrielle Roy : Fragiles lumières de la terre. Montréal : Stanké 1982. ------------------- Rue Deschambault. Montréal : Beauchemin 1965. ------------------- Cet été qui chantait. Montréal : Stanké 1979. ------------------- La Petite Poule d’eau. Montréal : Stanké 1980. ------------------- La Rivière sans repos. Montréal : Stanké 1979. ________________________________ [1] L’oeuvre de Gabrielle Roy rappelle – par ses dominantes générique et thématique – celle d’une autre Manitobaine Margaret Laurence, écrivaine anglophone, auteur du Cycle de Manawaka: The Stone Angel (1964), A Jest of God (1966), The Fire-dwellers (1969), A Bird in the House (1970), The Diviners (1974). [2] Gabrielle Roy traite la thématique de l’étranger, de l’immigré ou de l’autochtone dans plusieurs proses. Outre La Petite Poule d’eau (1950) et Rue Deschambault (1955) c’est par exemple La Rivière sans repos (1970), Cet été qui chantait (1972), etc. [3] Il s’agit des reportages intitulés „Les Huttérites (1942), „De turbulents chercheurs de pays“ (1942), „Les Mennonites“ (1943), „L’Avenue Palestine“ (1943), „Les Sudètes de Good Soil“ (1943) et „Petite Ukraine“ (1943), parus dans le Bulletin des agriculteurs, Montréal, vol. 38, n^os 11 et 12, novembre et décembre 1942, vol. 39, n^os 1, 2, 3, 4, de janvier à avril 1943, et recueillis dans Fragiles lumières de la terre. [4] Sur la configuration subjectale et objectale, en rapport avec la modélisation du paradigme identitaire, voir Petr Kyloušek: „Littérature nationale et son institutionalisation – versant canadien-français et québécois“. In: Petr Kyloušek, Klára Kolinská, Kateřina Prajznerová, Tomáš Pospíšil, Eva Voldřichová Beránková, Petr Horák: Us, Them, Me. The Search for Identity in Canadian Literature and Film / Nous, eux, moi. La quête de l’identité dans la littérature et le cinéma canadiens. Brno : Masarykova universita 2009, 31-38. [5] Gabrielle Roy insiste sur le caractère inoffensif de ces peuples étrangers. C’est perceptible notamment là où elle relativise la germanitude des Huttérites et des Mennonites. Elle n’oublie pas, quant aux premiers, les racines suisses et tyroliennes, le long séjour en Moravie, puis les persécutions qui les chasseront progressivement jusqu’en Rusie avant qu’ils n’émigrent aux États-Unis et au Canada. Chez les Mennonites, elle accentue leur ascendance hollandaise ainsi que leur traversée de la Russie. En parlant des „Tchèques“ et des „Sudètes“, qui sont probalement des germanophones tchécoslovaques, elle insiste sur la persécution et le danger nazi qu’ils ont fui. Partout où elle le peut, elle n’oublie pas non plus de noter leur volonté de s’engager dans l’armée tchécoslovaque. [6] La présentation de la nouvelle „Les deux nègres“ est une reprise abrégée du chapitre Petr Kyloušek: „Étranger dans la littérature canadienne-française et québécoise“. In: Petr Kyloušek, Klára Kolinská, Kateřina Prajznerová, Tomáš Pospíšil, Eva Voldřichová Beránková, Petr Horák: Us, Them, Me. The Search for Identity in Canadian Literature and Film / Nous, eux, moi. La quête de l’identité dans la littérature et le cinéma canadiens. Brno : Masarykova universita 2009, 126-139. ^^[7] L’importance de la composante musicale du style lyrique de Gabrielle Roy a été analysée par Antoine B. Boisclair. « La voix de l’exil. Lyrisme et élégie dans l’oeuvre de Gabrielle Roy ». In Chartier, Daniel, Pepin, Véronique, Ringuet, Chantal (dir.). Littérature, immigration et imaginaire au Québec et en Amérique du Nord. Paris : L’Harmattan, 2004, pp. 129-149.