La France et nous Kyloušek Petr Université Masaryk de Brno La dépériphérisation et l’autonomisation de la littérature canadienne-française ne va pas sans une réévaluation axiologique, notamment en ce qui concerne la relation entre le Québec et la France. Les polémiques engagées, dans l’immédiat après-guerre, entre Robert Charbonneau, représentant majeur de la génération de La Relève, et plusieurs intellectuels français, tels Cassou, Aragon, Tharaud, Mauriac, constituent une étape importante dans l’émancipation de l’espace culturel québécois. L’analyse des articles publiés dans différentes revues et journaux canadiens et français et rassemblés en 1947 en livre, intitulé La France et nous. Journal d’une querelle,[1] se concentrera sur les références culturelles et littéraires qui sous-tendent les argumentations tout en trahissant le processus de reconfiguration, de part et d’autre, du champ littéraire. La contextualisation historique permettra de mettre en évidence la dialectique de la continuité et de la discontinuité qui caractérise le processus. Le fait même que la polémique soit, au Québec, publiée en livre et rééditée en 1993 avec une substantielle préface d’Élisabeth Nardout-Lafarge mérite l’attention. Il en est de même pour le titre : il trahit une prise de position tranchée du nous collectiviste du modèle national émancipateur[2] qui s’attaque à une France conçue en bloc comme un obstacle qu’il s’agit d’éliminer. La redéfinition du canon littéraire qui caractérise ce tournant décisif dans la dépériphérisation et l’autonomisation de la culture québécoise sera traitée sous plusieurs aspects : après un bref aperçu général de la relation entre le centre et la périphérie, nous noterons quelques éléments concernant l’histoire littéraire du Canada francophone tout en tenant compte des facteurs historiques et économiques qui contribuent à renforcer le processus émancipateur. Ceci nous permettra de mieux évaluer les références que Robert Charbonneau avance pour s’opposer à l’autorité culturelle de la France. Centre vs. périphérie Notons que le fait de considérer le lien entre la francophonie canadienne et la France comme un lien « naturel » et qui « aille de soi » n’est qu’une illusion d’optique, entrenue, entre autres, par une bonne partie des élites culturelles canadiennes-françaises pour plusieurs raisons où s’enchevêtrent facteurs identitaires, littéraires et linguistiques. Historiquement, il s’agit du résultat d’un processus régressif suite à la Conquête anglaise qui avait arrêté la « canadianisation » de la Nouvelle-France et son détachement progressif de la France métropolitaine, que l’on peut observer au 18^e siècle.[3] En effet, la nécessité de trouver un contrepoids à la présence anglaise a stimulé, au 19^e siècle, une tendance inverse en accentuant l’idée de francité et le rapprochement avec la France et la culture française. La dépériphérisation et la décolonisation de la culture canadienne-française en ont été perturbées, ralenties. La relation entre le centre et la périphérie est régie par une série de caractéristiques que l’on peut schématiser comme suit : Centre Périphérie Caractéristiques continuité discontinuité ontologiques stabilité instabilité avance par rapport à la périphérie retard par rapport au centre production > réception réception > production autosuffisance insuffisance ontologiques et axiologiques originalité imitation (complexe de) supériorité (complexe d’) infériorité axiologiques lieu de légitimation, autorité lieu de non légitimation, absence d’autorité concentration des valeurs dispersion saturation axiologique non saturation axiologique axiologie fortement hiérarchisée à structuration verticale superposition des valeurs axiologie non hiérarchisée à structuration horizontale juxtaposition des valeurs mécanismes d’exclusion, délimitation stricte mécanismes d’inclusion (métissage, hybridation), délimitation affaiblie Ce qui nous intéresse, en l’occurrence, est moins l’aspect ontologique (continuité x discontinuité, stabilité x instabilité; avance x retard, etc.) que l’axiologie. En effet, le centre apparaît comme le lieu de légitimation des valeurs, investi de l’autorité que la périphérie subit en reconnaissant son infériorité. Il est évident que la dépériphérisation et l’autonomisation doivent procéder en sens inverse pour nier la domination du centre afin de s’arroger le droit de légitimation des valeurs. La négation du centre se réalise par la promotion de soi et de ses propres valeurs autochtones (nationales). Or, ce double processus est en fait souvent contré par la nécessité d’une reconnaissance plus large : le national n’acquiert sa « vraie valeur » que s’il accède à l’universel. À la différence du centre qui a tendance à se considérer comme générateur « naturel » de l’universel, la périphérie est tiraillée entre deux impératifs, celui du particulier et de l’universel, de la fermeture et de l’ouverture. En littérature, cette dialectique a pris le tour de l’opposition entre la tradition locale et la modernité. Dans le cas de la littérature canadienne française la situation a été encore plus compliquée que dans d’autres cultures périphériques (tchèque, slovaque, hongroise, polonaise), car la modernité, au 19^e et au 20^e siècles, était représentée pour la plupart par la littérature française. Dépériphérisation canadienne française – aperçu historique Jusqu’aux années 1940, la tendance à la modernité, à l’universalité et à l’ouverture s’identifiait grosso modo avec le discours libéral, alors que le discours conservateur accentuait les particularismes régionalistes. Cependant les pratiques culturelles de cette période se situaient pour la plupart entre les deux pôles – conservateur et libéral – en se concrétisant, le plus souvent, en attitudes non tranchées, ambiguës, contradictoires ou de compromis.[4] Si l’approche moderniste, ouverte à l’influence de la France contemporaine, permettait à la culture canadienne-française d’accéder à l’universalité, elle en affaiblissait la canadianité et limitait l’autonomie en reconnaissant, implicitement ou explicitement, la subordination périphérique du Canada francophone à la grande culture française. Ainsi, la dépériphérisation et la spécificité de la culture canadienne-française ont été davantage liées au nationalisme conservateur. Un des points de référence est sans aucun doute le discours de Camille Roy « La Nationalisation de la littérature canadienne », prononcé à l’Université Laval le 5 décembre 1904 à l’occasion de la réunion de la Société du parler français au Canada. L’influent critique québécois y déclare la littérature française contemporaine « notre plus grande ennemie » tout en exigeant de cultiver le « génie national » qui permet de « traiter des sujets canadiens, et les traiter d’une façon canadienne ». C’est à cette condition, selon Roy, que le Canada français pourra échapper à sa situation de « littérature coloniale ».[5] Les polémiques menées par Robert Charbonneau, quatre décennies plus tard, représentent une nouvelle étape de la dépériphérisation. Deux différences frappent dans cette continuité de l’affirmation autonomiste : 1^o un ancrage solide dans un discours désormais libéral, progressiste et qui vise l’ouverture, l’universalité et la modernité, à l’opposé du repli conservateur sur les valeurs canadiennes; 2^o la polémique dépasse l’horizon canadien pour s’adresser, également, au public français. Comment expliquer ce saut qualitatif? Deux facteurs interviennent, l’un littéraire, l’autre économique et politique. En effet Charbonneau parle au nom d’une nouvelle génération de jeunes écrivains, une élite forte, moderniste, consciente de sa qualité et dont plusieurs forment, aujourd’hui, la base du canon littéraire québécois contemporain, tels Anne Hébert, Gabrielle Roy, Alain Grandbois, Yves Thériault, etc. L’autre facteur, non moins important, est dû à la conjoncture de la reprise économique et de la situation de guerre qui a fortement avantagé l’industrie éditoriale canadienne française. L’occupation de la France a non seulement bloqué pour un temps l’importation du livre français, mais elle a encouragé la production québécoise suite aux mesures législatives qui ont suspendu, pour le temps du conflit guerrier, l’application des droits de publication concernant l’Europe occupée. Ainsi les éditeurs canadiens français se sont retrouvés en position de force, devenus fournisseurs exclusifs du livre français dans le monde libre. Si en 1939 le nombre de titres publiés n’était que 269, il s’élève à 516 en 1943. Les maisons d’édition qui, jusque-là, tiraient la majorité de leurs profits des livres scolaires et religieux, pouvaient désormais élargir leurs activités au domaine des belles lettres.[6] À côté des maisons anciennes - Beauchemin, Granger, Garneau, Éditions du Lévrier, Éditions du Totem (1933), Éditions du Zodiaque (1935), Fides (1937), de nouveaux éditeurs surgissent - Éditions de l’Arbre (1941), Variétés (1940), Parizeau (1943), Pascal (1944) – et avec eux des revues littéraires, telles Les Idées, La Relève et la La Nouvelle Relève, cette dernière rattachée aux Éditions de l’Arbre.[INS: [INS: [7] :INS] :INS] Si l’essor économique, stimulé par la guerre et l’émergence conjointe d’une nouvelle classe moyenne, lettrée, encourage la lecture, l’essor de l’édition locale et de la critique spécialisée dans les revues transforme les conditions de légitimation. Plus besoin, pour les auteurs canadiens français de s’adresser, en priorité, aux éditeurs parisiens. L’exemple en est Bonheur d’occasion de Gabrielle Roy, promu par les Éditions Pascal en 1945, avant sa consécration américaine (Literary Guild of America, 1947) et parisienne (Prix Femina, 1947). Or, les polémiques de Charbonneau se situent à la charnière du changement de situation de l’après-guerre, au moment où les éditeurs parisiens reprennent l’autorité sur leurs droits d’auteur au détriment de l’édition canadienne française qui se rétrécit avant de connaître une phase économique difficile durant les années 1950. Les Éditions de l’Arbre dont Charbonneau est codirecteur disparaissent en 1948. Ses attaques sont aussi celles du combat d’arrière-garde pour sauver les acquis de la période de la guerre car sa double situation - d’écrivain et d’éditeur – lui laisse entrevoir le lien étroit qui existe entre l’édition, le lieu de légitimation et l’autonomie culturelle. La polémique Résumons les circonstances qui ont déclenché la polémique. À l’origine il s’agissait, en fait, d’une polémique entre Français. Georges Duhamel qui avait brièvement séjourné au Canada et frôlé la littérature canadienne française publie un article dans le Figaro littéraire (1.1. 1946) où il qualifie cette dernière de « branche de l’arbre français, une branche robuste et qui semble séparée du tronc original par une épaisse muraille, mais une branche quand même et qui fait honneur à la vitalité de l’arbre ». La réponse, agacée, vient d’un bon connaisseur de la situation canadienne, Étienne Gilson, qui dans Le Monde (6-7. 1. 1946) reprend la métaphore de Duhamel pour affirmer que « ce n’est pas une branche, mais un arbre de même espèce [...], un autre arbre ». Cette affirmation de l’autonomie, de la part d’un Français, prélude à l’attaque des Lettres françaises (8.3. 1946)[8] – un article anonyme, attribué à Louis Aragon, qui reproche aux éditeurs canadiens français de publier des écrivains français accusés de collaboration et interdits de publication en France. C’est ce texte qui provoque la réponse de Robert Charbonneau et les échanges d’arguments entre lui et Jean Cassou, Jérôme et Jean Tharaud, André Billy, Stanislas Fumet. À distance des années, il est clair que la question politique n’est qu’un déclencheur de ce qui en fait est un conflit d’autorité et de légitimité. De la part des Lettres françaises, mais sous forme atténuée chez la plupart des polémistes français, il s’agit d’imposer à la périphérie leur image et leur configuration du champ littéraire français (et francophone), y compris les valeurs reconnues ou au contraire refusées. Et cela au moment où le champ littéraire français traverse une période de reconfiguration, avec une forte emprise de la politique sur la littérature : les listes noires du Comité National des Écrivains, publiées successivement dans Les Lettres françaises, dénombrent d’abord 20, puis 94, puis 158 noms[9] d’auteurs interdits de publication, fait entériné sur le plan international en 1946 par le Congrès du PEN Club, réuni à Stockholm. Or, le Canada semble échapper à cette autorité de légitimation, imposée, en France, par la gauche. C’est ainsi, comme un problème d’autorité, que Charbonneau a interprété lui aussi l’intervention des Lettres françaises et la suite de la polémique. Relevons plusieurs arguments qui caractérisent, globalement, à travers les textes, sa position. Le premier point est celui qui concerne sa propre légitimité. À ce titre, le bref « Avant-propos à l’édition de 1947 » est révélateur. Charbonneau avance plusieurs arguments en sa faveur : sa bonne connaissance des ouvrages de ses adversaires français, alors que le contraire n’est pas vrai; sa qualité d’écrivain reconnu à qui une revue critique canadienne Toronto Quarterly a récemment consacré un article (légitimation anglophone, canadienne, non-française); sa qualité de directeur des Éditions de l’Arbre qui a pendant la guerre promu la publication des auteurs français résistants (argument politique); ses fonctions et titres de reconnaissances – membre de l’Académie canadienne-française, président de la Société des éditeurs, trésorier de la Société des écrivains, lauréat des prix littéraires. Les arguments de Charbonneau reprennent, obligatoirement, plusieurs caractéristiques ontologiques et axiologiques présentées dans la partie introductive du présent article. Commençons par celles qui semblent névralgiques - la légitimation et l’autorité. À plusieurs reprises Charbonneau se dresse contre la prétention parisienne d’imposer l’axiologie du centre à ce que la France considère comme partie intégrante de son territoire culturel, autrement dit sa périphérie. Le point focal est encore la grille des valeurs politisée du C.N.E. que l’on reproche (Aragon, Cassou) aux Québécois de ne pas respecter en publiant les ouvrages des intellectuels de droite suspects ou condamnés pour collaboration. Même si Charbonneau reprend l’aspect politique de la question, le fond de sa réponse est tout simplement le refus de se plier aux critères français. Il le fait au nom de l’autonomie tout en opposant l’esthétique à la politique, sous le couvert de l’universalité : La France a eu et elle garde toute notre sympathie, mais nous devions et nous devons toujours refuser de suivre une partie des Français dans l’intolérance, la division, la haine. Notre mal ne guérirait pas le leur. On nous reproche d’accorder plus d’importance aux écrivains de valeurs qu’à certains documents de la Résistance. Au Canada, un brevet de résistance n’a pas la même importance qu’en France [...]. Ceux qui ont admiré avant la guerre un Maurras, un Bainville, un Massis, etc., ne l’ont pas fait parce qu’ils rêvaient d’une restauration monarchique dans un pays qui n’est pas le nôtre, mais parce qu’il se trouvait que ces écrivains étaient d’éminents représentants de la pensée française. Qu’on le nie aujourd’hui ne change rien. Le fait que Maurras et les autres ont collaboré ne change rien à des oeuvres publiées avant 1940. (« Pourquoi ces querelles? »; Charbonneau 1993 : 40-41) Il va sans dire que M. Aragon, comme M. Jean Cassou d’ailleurs, [...] profite de l’occasion pour déclamer, avec accompagnement de musique attristée, des professions de foi politiques plutôt que littéraires. [...] Ne confondons pas la politique et la littérature. [...] Cet écrivain, qui est peut-être le moins qualifié, en raison de son passé, pour parler au nom de la France, peut « conserver (ses) partis pris français, les mêmes qui valaient pendant l’Occupation », c’est son droit. Mais si « en dehors d’eux, il ne saurait y avoir d’amitié franco-canadienne », cette condition me paraît personnellement inacceptable [...]. Cette volonté d’imposer ses passions et ses partis pris à des étrangers en échange de son amitié – dont il n’est pas certain que nous voulions – caractérise bien l’écrivain engagé qui a abdiqué tout sens critique. (« M. Aragon et l’amitié franco-canadienne »; Charbonneau 1993 : 60-61) L’affirmation de l’autonomie et de l’autorité de légitimation, on le voit, va de paire avec le déni de l’autorité de légitimation de l’autre. Remarquons que le clivage concerne non pas la littérature canadienne-française, mais bien le champ littéraire français. On peut considérer ce fait comme un phénomène caractéristique de la situation de séparation : la périphérie qui continue à partager, avec le centre, les biens littéraires, refuse d’appliquer la grille des valeurs que le centre se sent en droit de légitimer, mais que la périphérie, en voie d’autonomisation, n’accepte plus. En dépossédant le centre de son autorité, elle s’approprie les biens de celui-ci en les insérant sans son propre système d’évaluation. Les extraits cités laissent entrevoir un autre aspect du processus d’autonomisation : la valorisation de soi et, corollairement, la dévalorisation de la situation française. Le regard jeté sur la France de l’après-guerre est très critique : Avant la guerre, chaque courrier nous apportait un ou deux livres marquants. Bernanos, Claudel, Mauriac, Valéry, Duhamel, Maritain, Berdiaeff, Lacretelle, Giraudoux [...]. Il existait une littérature française qui était à l’avant-garde de la création, une littérature éminemment universelle. Et voici qu’après cinq ans de séparation, on nous annonce des livres de France. Que nous apporte la France? Elle nous apporte les signes d’un peuple divisé, replié sur lui-même, d’une littérature qui ne continue pas, qui n’innove pas, mais qui se recommence. Je me hâte de dire que plusieurs écrivains échappent à ce reproche. Mais ils ne peuvent compenser la médiocrité de l’ensemble. (« Les livres français »; Charbonneau 1993 : 37-38) Ce jugement fait partie d’un regard bien « américain » qui voit en Europe le continent décadent, impuissant, essoufflé et dont l’Amérique prend la relève dans le leadership culturel : La création littéraire est le signe de vitalité d’un peuple. La crise que traverse l’Europe paraît malheureusement une crise d’épuisement. [...] pour nous, qui avons cessé de croire que l’Europe est le centre d’où partent les impulsions artistiques, la crise du roman en France ne présage pas un affaiblissement de création dans le monde. (« Prépondérance du roman »; Charbonneau 1993 : 57) Si dans ce contexte, Charbonneau insiste sur l’influence des romanciers états-uniens (« Paris réédite John Dos Passos, Ernest Hemingway, John Steinbeck et même James Cain, Henry Miller et Dashiell Hammett », « Prépondérance du roman »; Charbonneau 1993 : 56) c’est avant tout pour valoriser l’essor de la littérature canadienne-française : « Notre littérature a franchi la dernière étape, celle qui précède son entrée dans la littérature universelle [...] » (« Discours prononcé au congrès de la Société des éditeurs canadiens »; Charbonneau 1993 : 61). Charbonneau est bien conscient que le processus d’émancipation qu’il est en train à la fois de réaliser et de commenter consiste dans la dépériphérisation par rapport au centre : « Le premier pas d’une littérature vers l’autonomie consiste à répudier toute conception coloniale de la culture. » (« Introduction à l’édition de 1947 »; Charbonneau 1993 : 34). Il est conscient que cette décolonisation est un processus historique et il en cherche des antécédents. Il est symptomatique qu’il ne vise rien moins que les dimensions continentales, à commencer par la littérature russe qu’il invoque dans l’« Introduction à l’édition de 1947 » (Charbonneau 1993 : 33-35) : il y résume la querelle des Occidentalistes et des Slavophiles dont la victoire est, selon Charbonneau, à l’origine de la montée de la culture russe au rang de culture mondiale, universelle. La longue citation de la lettre que Dostoïevski avait adressée, en 1873, au tsarevitch Alexandre comporte certains termes clés de la mutation axiologique: « humiliation », « fierté », « signification mondiale ». Charbonneau y souscrit (« il faut cesser de penser en provinciaux »; « Culture canadienne-française »; Charbonneau 1993 : 45), car à côté de la réussite russe, il y a bien sûr celle des États-Unis, mais aussi celle de la littérature hispano-américaine : Et si les Russes sont sortis de la zone d’influence allemande et française, les États-Unis de la zone anglaise, les pays d’Amérique du Sud de la zone espagnole, c’était pour acquérir une autonomie que personne aujourd’hui ne songe mettre en doute. (« Crise de la littérature canadienne? Réponse à M. René Garneau »; Charbonneau 1993 : 51) L’argumentation de Charbonneau affirme l’américanité en instaurant une réévaluation dans la perspective américaine : Nous ne sommes pas des Français; notre vie en Amérique, nos relations cordiales avec nos compatriotes de langue anglaise et les Américains, notre indépendance politique, nous ont faits différents. Nous sommes fiers d’être canadiens. (« Quoi qu’en disent Aragon et Cassou les Canadiens Français ne sont pas des traîtres »; Charbonneau 1993 : 65) L’affirmation américaine concerne plusieurs domaines, en premier lieu l’esthétique : Tout d’abord précisons que, quelle qu’ait été à notre égard l’attitude des Aragon, des Duhamel et des Sartre, elle n’est pour rien dans notre désir de promouvoir une littérature qui cherche ses techniques, son inspiration et ses critères à Montréal plutôt qu’à Paris et qui se réserve, dans la mesure où toutes les techniques vivent d’échanges, de choisir aussi bien « dans le vignoble californien de M. Steinbeck » que « dans le vignoble racinien », qui ne dédaigne pas à l’occasion de s’allier au vignoble californien. (« Crise de la littérature canadienne? Réponse à M. René Garneau »; Charbonneau 1993 : 50) Mais Charbonneau avance aussi l’argument du déplacement du centre de la culture mondiale, et donc du centre de consécration et de légitimation, de l’Europe vers l’Amérique. Il y voit aussi la domiciliation naturelle, américaine, de la littérature canadienne française : Aujourd’hui, un écrivain européen se juge consacré quand il est publié à New York. Pourquoi les Canadiens, à la condition qu’ils en aient la chance, refuseraient-ils de la gloire mondiale que peut seule donner l’édition américaine? [...] Si la littérature a une tendance à devenir universelle, il semble que ce soit actuellement par le truchement de la langue anglaise et par l’édition américaine qu’elle le deviendra. (« Crise de la littérature canadienne? Réponse à M. René Garneau »; Charbonneau 1993 : 53) Et les récentes traductions américaines de Gabrielle Roy ou de Roger Lemelin semblent lui donner raison (« État de la littérature canadienne »; Charbonneau 1993 : 42). L’image que Charbonneau donne de la littérature canadienne française porte l’empreinte de la redéfinition du canon littéraire, en rupture radicale avec la situation précédente : De toutes les oeuvres publiées avant 1900, je ne retiendrais que Les Anciens Canadiens, L’Histoire du Canada de F.-X. Garneau, quelques pages de Fréchette, des Contes de Pamphile Lemay, les Poésies de Nelligan. (« Histoire de la littérature canadienne-française »; Charbonneau 1993 : 89) La littérature canadienne de langue française, sauf quelques exceptions, a été, jusque vers 1920, une littérature de terroir, cherchant sa justification dans ses fins politiques, sociales ou historiques plutôt que dans la perfection qui est la fin de tout art. (« État de la littérature canadienne »; Charbonneau 1993 : 41) Notons l’insistance de Charbonneau sur le changement des critères et sur la valeur esthétique comme référence suprême, universelle. C’est en vertu de ce critère qu’il attire l’attention sur la qualité et la quantité d’ouvrages récents tant en poésie (Grandbois, Hébert, Brien, Choquette) qu’en prose (Ringuet, Roy, Lemelin, Thériault, Guèvremont etc.) ou en critique et essayistique (Bruchési, Raymond, Sylvestre, Gagnon, etc.) qui « forment un noyau solide. À propos on peut dès maintenant parler d’une littérature autonome » (« État de la littérature canadienne »; Charbonneau 1993 : 43). Il voit se constituer un autre ensemble de références littéraires, moderne, à la fois local et universel. L’affirmation de l’autonomie qui se joue essentiellement sur le plan axiologique ne saurait éviter deux caractéristiques que nous avons rangées sous la rubrique ontologique et la rubrique mixte, à savoir la question de la production/réception et de l’originalité/imitation. Les deux accompagnent les réflexions de Charbonneau. La manière de traiter la problématique témoigne encore du changement de paradigme et de la transformation de situation périphérique en situation centrale. En effet sur de nombreux exemples – Dostoïevski puisant chez Balzac, George Sand, Victor Hugo, Eugène Sue; Balzac inspiré par Walter Scott; Sartre attiré par John Dos Passos, etc. (« Introduction à l’édition de 1947 »; Charbonneau 1993 : 34; « Crise de la littérature canadienne? Réponse à M. René Garneau »; Charbonneau 1993 : 50) - il montre que le propre de la centralité, au contraire d’une influence subie, sont l’appropriation et la transformation des biens culturels assumés comme universels. Conclusion Une lecture attentive de La France et nous suggère plusieurs constatations : 1^o L’ensemble des textes polémiques que le livre réunit illustre une situation asymétrique, typique pour les relations entre le centre, momentanément affaibli, et la périphérie en voie d’émancipation. Alors que pour la France, il s’agit d’une des nombreuses polémiques qui ont alors secoué la vie littéraire, pour le milieu québécois, l’affirmation de l’autonomie est un problème central, ce qui est confirmé par l’existence même du livre. 2^o Les circonstances historiques semblent déterminantes. Dans les deux cas, les champs littéraires respectifs subissent une mutation. Du côté français, la déstabilisation des élites, suite à la guerre civile que fut pour la France la seconde guerre mondiale, conduit d’une part à une subordination temporaire du champ littéraire aux critères politiques, d’autre part à une reconsidération des rapports entre le centre et la périphérie qui se manifeste par un intérêt accru pour les territoires d’outre-mer. C’est dans ce contexte qu’il convient de situer le début de la polémique franco-française sur le statut de la littérature canadienne française. Il importe de constater que l’adhésion au concept d’autonomie et son application au cas québécois, point de vue défendu en France par Étienne Gilson, ne sont pas seulement le résultat d’une évolution interne, canadienne-française, mais que celle-ci a été fortement appuyée par l’évolution des idées en France même. Contemporaines des polémiques de Robert Charbonneau sont les conceptions de la décolonisation culturelle inscrites dans le mouvement de la négritude. Jean-Paul Sartre rédige la préface « Orphée noir » de l’Anthologie de la nouvelle poésie nègre et malgache de langue française (1948), colligée par le Sénégalais Léopold Sédar Senghor. Sartre a également préfacé le Portrait du colonisé précédé du Portrait du colonisateur (1957) d’Albert Memmi. À côté de Jean-Paul Sartre et des Temps modernes existentialistes, il faut signaler le rôle des personnalistes autour de la revue Esprit qui ont influencé, des décennies durant, plusieurs revues canadiennes-françaises et québécoises – La Relève, La Nouvelle Relève, Cité libre, Possibles, Parti pris.[10] Notons aussi la prédominance de l’accent politique dans les textes des intellectuels de gauche autour des Lettres françaises qui alors en France cherchaient à occuper la position centrale du champ littéraire et qui voulaient imposer leur axiologie à l’ensemble du champ y compris la périphérie ou plutôt ce qui à leurs yeux représentait, toujours encore, la périphérie. 3^o Du côté canadien, La France et nous constitue une étape importante du processus de dépériphérisation. Ce dernier s’articule en trois phases. Si la première, dominée par le discours nationaliste conservateur, culmine par les déclarations programmatiques de Camille Roy au début du 20^e siècle, la seconde, représentée justement par les prises de position de Charbonneau traduit déjà un glissement vers une attitude libérale, moderniste, progressiste, ouverte sur l’avenir. La troisième phase, que Charbonneau a préparée, sera celle de la Révolution tranquille où le discours hégémonique sera celui de la gauche néonationaliste de la revue Parti pris (1963-1968). La continuité du programme autonomiste passe ainsi à travers la discontinuité des prises de position corollaires : du nationalisme conservateur de droite au libéralisme apparemment dépolitisé et au néonationalisme qui réintroduit le facteur politique, de gauche cette fois. Dans ce contexte, l’insistance de Charbonneau sur les critères esthétiques et sur l’universalité n’apparaît pas seulement comme une réponse naturelle et directe aux arguments français, mais aussi comme une prise de position face au conservativisme précédent. En même temps, l’accent mis sur la qualité esthétique non seulement trahit l’assurance de soi, mais il est typique de cette phase « moderniste » de l’émancipation culturelle qui cherche, par delà l’universalité, à s’insérer, à égalité, parmi les autres cultures du monde. Cette égalité avec la culture française est non moins réclamée par Charbonneau : Ainsi se prépare entre la France et le Canada, entre l’Angleterre et les Canadiens anglais une collaboration féconde, sur un pied d’égalité, une entente culturelle à base d’échange et d’émulation, une littérature dépassant les territoires politiques et se rejoignant sur les sommets humains, universels. (« Culture canadienne-française »; Charbonneau 1993 : 46) 4^o Les critères axiologiques semblent déterminants non seulement à cause de la nature polémiques des textes, mais surtout comme éléments nécessaires du processus même d’autonomisation qui exige une réinterprétation du passé et de la tradition et partant une redéfinition du canon culturel et littéraire. Bibliographie Angers, Stéphanie, Fabre, Gérard, Échanges intellectuels entre la France et le Québec (1930-2000), Lévis, Les Presses de l’Université Laval 2004. Bouchard, Gérard, La pensée impuissante. Échecs et mythes nationaux canadiens français (1850-1960), Montréal, Boréal 2004. Charbonneau, Robert, La France et nous. Journal d’une querelle, Montréal, Bibliothèque québécoise 1993. Dionne, René, Le Québécois et sa littérature, Sherbrooke, Naaman 1984. Kyloušek, Petr, « Littérature nationale et son institutionalisation – versant canadien-français et québécois », in Kyloušek, Petr, Kolinská, Klára, Prajznerová Kateřina, Pospíšil Tomáš, Voldřichová Beránková, Eva, Horák, Petr, Us, Them, Me. The Search for Identity in Canadian Literature and Film. Nous, eux, moi. La quête de l’identité dans la littérature et le film canadiens, Brno, Masarykova univerzita 2009, pp. 31-38. Les Lettres Françaises, n^o 20, 9.9. 1944, n^o 21, 16.9. 1944, n^o 26, 21.10. 1944. Marcotte, Gilles (dir.), Anthologie de la littérature québécoise, tome II, Montréal, Hexagone 1994. Michon, Jacques (dir.), Histoire de l'édition littéraire au Québec au XX^e siècle, tome II, Le temps des éditeurs, 1940-1959, Montréal, Fides 2004. Nardout-Lafarge, Élisabeth, « Histoire d’une querelle », in Charbonneau, Robert, La France et nous. Journal d’une querelle, Montréal, Bibliothèque québécoise 1993, pp. 14-15. Plourde, Michel et coll., Le Français au Québec, Québec, Fides 2003. Roy, Camille, « La Nationalisation de littérature canadienne », Bulletin du parler français, vol. 3, 4, décembre 1904, pp. 116-123, et vol. 5, janvier 1905, pp. 133-144. ________________________________ [1] Nous utiliserons ici l’édition commentée Charbonneau, Robert, La France et nous. Journal d’une querelle, Montréal, Bibliothèque québécoise 1993. [2] Voir Kyloušek, Petr, « Littérature nationale et son institutionalisation – versant canadien-français et québécois », in Kyloušek, Petr, Kolinská, Klára, Prajznerová, Kateřina, Pospíšil, Tomáš, Voldřichová Beránková, Eva, Horák, Petr, Us, Them, Me. The Search for Identity in Canadian Literature and Film. Nous, eux, moi. La quête de l’identité dans la littérature et le film canadiens, Brno, Masarykova univerzita 2009, pp. 31-38. [3] Voir Plourde, Michel et coll., Le Français au Québec, Québec, Fides 2003, pp. 12 et 13. [4] Voir Bouchard, Gérard, La pensée impuissante. Échecs et mythes nationaux canadiens français (1850-1960), Montréal, Boréal 2004. [5] Roy, Camille, « La Nationalisation de littérature canadienne », Bulletin du parler français, vol. 3, 4, décembre 1904, pp. 116-123, et vol. 5, janvier 1905, pp. 133-144. Cité d’après Marcotte, Gilles (dir.), Anthologie de la littérature québécoise, tome II, Montréal, Hexagone 1994, pp. 64-78. [6] En 1945 seulement, le pourcentage de la production romanesque égale celui de la publication des ouvrages religieux (16%). Voir Dionne, René, Le Québécois et sa littérature, Sherbrooke, Naaman 1984, p. 115. [INS: [INS: [7] :INS] :INS] [INS: :INS] Michon, Jacques (dir.), Histoire de l'édition littéraire au Québec au XX^e siècle, tome II, Le temps des éditeurs, 1940-1959, Montréal, Fides 2004. [8] Voir Nardout-Lafarge, Élisabeth, « Histoire d’une querelle », in Charbonneau, Robert, La France et nous. Journal d’une querelle, Montréal, Bibliothèque québécoise 1993, pp. 14-15. [9] Les Lettres Françaises, n^o 20, 9.9. 1944: « Des vérités nécessaires... L'action des écrivains contre les traîtres » et « Une motion du C.N.E. »+; n^o 21, 16.9. 1944: « Le grand coup de balai. Le Comité des Écrivains et Épuration »; n^o 26, 21.10. 1944: « Le Comité National des Écrivains et l'épuration des Lettres ». [10] Cf. Angers, Stéphanie, Fabre, Gérard, Échanges intellectuels entre la France et le Québec (1930-2000), Lévis, Les Presses de l’Université Laval 2004.