Petr Kyloušek Université Masaryk, Brno, République Tchèque Utopie sociale et altérité dans les romans de colonisation d’Alexandre Huot et Gérard Bouchard Résumé Le travail de Józef Kwaterko Le Roman québécois et ses (inter)discours a mis en évidence « l’impureté », autrement dit le mélange des discours esthétique, politique et social qui caractérise le roman québécois. Type particulier de récit, le roman de la « colonisation », lancé par Antoine Gérin-Lajoie et son Jean Rivard (1862, 1864), propose une des modalités du rêve américain – la construction d’une société neuve. L’article analyse deux textes : L’Impératrice de l’Ungawa (1927) d’Alexandre Huot et Picauba (2005) de Gérard Bouchard. La distance temporelle qui sépare les deux oeuvres permet de dégager les constantes et les transformations de l’imaginaire « colonisateur » et de l’axiologie qui le sous-tend. Appartenant à la lecture populaire, les deux textes n’en révèlent que mieux les différents positionnements de la relation entre la cohésion sociale visée et la diversité culturelle. Abstract The work by Józef Kwaterko Le Roman québécois et ses (inter)discours has shown « the impurity » that characterizes the Quebec novel, in other words the mixture of aesthetic, political and social discourses. As a particular type of narration, the « colonisation » novel, begun by Antoine Gérin-Lajoie and his Jean Rivard (1862, 1864), suggests one of the modalities of the American dream – the construction of a new society. The paper analyzes two texts: L’Impératrice de l’Ungawa (1927) by Alexandre Huot and Picauba (2005) by Gérard Bouchard. The time distance separating these two works makes it possible to draw the constants and the transformations of the « coloniser’s » imaginary and its underlying axiology. Pertaining to the popular lecture, the two texts unveil even more the different positions of the relationship between the aimed social cohesion and the cultural diversity. L’ouvrage de Józef Kwaterko Le Roman québécois et ses (inter)discours a mis en évidence « l’impureté », autrement dit le mélange des discours esthétique, politique et social qui caractérise le roman québécois. Type particulier de récit, le roman de la „colonisation“ propose une des modalités du rêve américain – la construction d’une société neuve. Le modèle en a été lancé par les deux volumes de Jean Rivard, le défricheur (1862) et Jean Rivard, économiste (1864) d’Antoine Gérin-Lajoie. Si le diptyche se situe dans le prolongement des analyses de la situation sociale et économique de Charles Guérin (1846-1847) de Pierre-Joseph-Olivier Chauveau, la solution est différente. Il ne s’agit plus de retourner à la terre paternelle, mais de construire une communauté nouvelle sur un terrain vierge, compléter l’agriculture par l’industrie, veiller à l’instruction, intégrer les espaces vierges dans la civilisation moderne, policée, administrée. Les dissensions partielles que Jean Rivard doit affronter ne font que souligner l’harmonie et l’uniformité communautaire. Autrement dit, l’utopie sociale de Gérin-Lajoie n’accorde pratiquement aucune place à l’altérité. Bien que Rivardville soit situé en terre plutôt anglophone des Cantons de l’Est de l’époque, la présence des anglophones se limite à quelques mentions insignifiantes. Face à un nous homogène l’autre brille par son absence. Peut-il en être autrement? Qu’il nous soit permis de proposer deux textes qui font de la présence de l’autre l’enjeu principal de la construction de l’utopie sociale. Les deux romans n’appartiennent pas, certes, à la littérature élitiste. Comme Jean Rivard, L’Impératrice de l’Ungava (1927) se veut une lecture sans prétentions. Le livre d’Alexandre Huot fait partie des éditions populaires à 25 cents (Chartier, 15). Par contre Pikauba (2005) de Gérad Bouchard présente une structure complexe et avec ses 570 pages embrasse tout un demi-siècle, des années 1920 à la mort de Maurice Duplessis. Toutefois, l’historien et sociologue Bouchard a opté, en romancier, pour une écriture accessible, de facture traditionnelle. Le point commun des romans de Huot et de Bouchard est l’attention accordée à la problématique des premières nations. La communauté utopique et la question de l’émancipation canadienne-française, dans les deux cas, est croisée avec celle de l’émancipation des Indiens québécois. Malgré les différences, dues entre autres à la distance temporelle qui sépare les deux ouvrages, plusieurs aspects communs ou analogues peuvent être analysés. Soulignons-en deux : 1^o les traits du topos utopique de la colonisation et sa place dans la structure narrative; 2^o l’image de soi et l’image de l’autre, notamment en fonction de la dynamique polarisée entre l’exclusion et l’inclusion. L’Impératrice de l’Ungava, tout en prenant pour point de départ le présent, c’est-à-dire peu après l’annexion du district de l’Ungava en 1912, retrace l’aventure du voyage vers l’ailleurs utopique, un pays encore vierge, à conquérir. Le but du voyage de l’ingénieur Jacques Normand, « un ardent patriote » (Huot, 55), est de découvrir les richesses du Nord extrême du Québec afin d’assurer l’indépendace économique des Canadiens-Français. La configuration de son équipe est symptomatique : lui-même est orphelin, comme Jean Rivard et comme le protagoniste de Pikauba, il est accompagné d’une belle et riche américaine Miss Edith Darlington et de M. Boulianne qui possède des connaissances encyclopédiques sur la région. Il y a donc, comme nous le verrons aussi dans Pikauba, l’alliance du savoir québécois et du capital américain. Ce dernier est bien sûr un allié et un mal nécessaires pour faire face aux « Anglais » (Huot, 62), c’est-à-dire aux Canadiens-Anglais, en attendant mieux : « Les Américains détiennent une grande partie de la richesse de la province de Québec. [...] Mais je vous le dis, à vous, Américaine, nous avons le désir d’être maîtres chez nous. Pouvez-vous nous en blâmer ? » (Huot, 61). Le propos de Jacques Normand traduit bien, par son identification au nous collectif, l’enjeu national de son projet. Le point de départ de l’aventure est Tadoussac qui est présenté comme la limite de la « terre indienne ». C’est là, en effet, que Jacques Normand et ses amis entrent en territoire autrui, car d’étape en étape – Escoumains, Betsiamis, Godbout, Ungava – l’emprise sur le territoire, pourtant affirmé comme québécois, leur échappe. Si le roman est construit comme la plupart des récits à mystères, sa particularité consiste dans la dimension identitaire du mystère même. Il y a un contraste entre les descriptions encyclopédiques de la région, débitées par Boulianna, et l’énigme que représentent les habitants - les Montagnais. Ce n’est pas la nature qui s’oppose au projet de Normand, mais le comportement étrange des Indiens. Il ne s’agit pas d’une attitude hostile, loin de là, mais d’un dosage de politesse et de refus. Le conquérant blanc des espaces vierges se voit obligé de composer avec les autochtones, au sens fort du terme. Il se sent en terre autrui, parce que ceux qu’il y rencontre se dérobent à la transparence, à son savoir. Au lieu d’Indiens pauvres, marginaux, il a affaire aux familles aisées, instruites et qui veillent à l’instruction de leurs enfants dans les meilleurs établissements de la province. De plus, il reçoit une séries de missives qui lui signifient clairement qu’on sait tout sur son projet, alors que lui-même ignore d’où les messages viennent. Tout converge vers l’idée d’une source d’autorité et de richesses - une Dame, Reine, bref l’Impératrice de l’Ungava. Le mystère de l’autre est savamment dosé - depuis la rencontre de deux « Sauvages et une Sauvagesse » à Tadoussac (Huot, 56), à l’arrivée à Betsiamis où règne Cadaboushtou, « roi de toutes les tribus de Montagnais et de Naskapis de la Côte-Nord » (Huot, 128). C’est là que la direction du voyage échappe définitivement à Normand qui doit accepter que Cadaboushtou devienne « le chef absolu » de l’expédition, à qui les « Visages-pâles » doivent obéir « aveuglement » (Huot, 139, 140). Avant même l’entrée en Ungava, l’utopie est présente en l’autre, elle est cachée sous les apparences du monde « actuel ». On l’annonce sous forme de rumeurs (Huot, 91, 101) et de légende sur l’impératrice-messie (Huot, 110-111). Suivent les transformations de la situation et du comportement des Indiens – richesse subite (Huot, 124 sqq.), instruction (Huot, 68, 133 sqq.¸), indépendance, distance amicale vis-à-vis des Blancs. Les Montagnais ont déserté les églises pour revenir à la foi des ancêtres (Huot, 161 sq.); les crucifixes et les images saintes ont disparu des maisons (Huot, 157 sqq.); les mariages mixtes sont rompus, le métissage est interdit (Huot, 144 sqq.). L’ordre secret de l’Impératrice ordonne le retour à la pureté de la race, de la foi et de la langue, car même sur ce point un changement est observable. Bref, les Québécois se heurtent, chez l’autre, à la barrière de leur propre paradigme identitaire exclusif. Le passage en utopie, c’est-a-dire l’expédition même dans le grand Nord se fait sous la conduite des Montagnais. C’est une expédition organisée à perfection et qui par cet aspect même laisse pressentir que la contrée sauvage l’est moins qu’il ne semble. Pourtant, à l’avant-dernière étape, les Blancs sont drogués par un breuvage pour être transportés d’emblée dans la nouvelle civilisation où ils se réveillent. C’est une ville secrète, Orsauvage, fondée par l’Impératrice de l’Ungava près des mines d’or, source des nouvelles richesses indiennes et de leurs pouvoirs reconquis. C’est là que Normand apprend que par l’ordre de l’Impératrice il a été attiré, comme bien d’autres avant lui, en ce lieu, car ses services sont requis pour la construction des centrales hydrauliques. Quelle est cette ville et cette civilisation nouvelles? Tout en idéalisant le gouvenement de « l’Empire des Montagnais, des Naskapis et Esquimaux » (Huot, 282), le roman n’en parle pas trop. Le narrateur souligne le haut niveau civilisationnel : « Car il y avait trois superbes théâtres en ville : un cinéma, un théâtre de comédie et un autre d’opéra. Une fabrique d’automobiles venait de s’ouvrir. On y fabriquait la machine « Montagnais ». » (Huot, 285) Et bien sûr, tout est à l’électricité. Quant à la société, l’imagination du narrateur produit un mélange surprenant de despotisme et de populisme au parfum démocratique. Le grand chef et roi Cadaboushtou est un autoritaire qui exige une obéissance absolue y compris sa famille et qui à son tour obéit en tout aux ordres de l’Impératrice. Mais il est aussi un fidèle serviteur et protecteur de ceux qui lui sont subordonnés. L’Impératrice est vue comme « une démocrate. Chaque jour ou presque, elle allait visiter ses sujets, pénétrait dans leurs demeures, conversait avec eux. » (Huot, 289) Le paternalisme et le maternalisme concordent avec l’ordre et l’harmonie qui semblent régner à Orsauvage. La prison est quasi vide et sert plutôt d’abri à un alcoolique (Huot, 286) et le tribunal criminel traite des cas où il s’agit de trancher entre calomnie et médisance, les seuls crimes majeurs (Huot, 290-292). On peut à la rigueur ne pas faire grand cas de ce genre de naïvetés si la vision utopique n’engageait pas le problème identitaire. Il s’agit, en fait, de deux aspects liés : comment rattacher l’utopie de la colonisation au monde « actuel » d’une part, et comment concilier l’émancipation nationale indienne avec la société canadienne. Car le modèle nationaliste qui sous-tend le programme utopique de l’affirmation identitaire procède par différenciation et exclusion - ne pas être ce qu’est l’autre, se séparer de lui en refusant ses valeurs et en affirmant ses propres traditions : « Moi, alors, je m’appliquerai [l’Impératrice] à continuer mon oeuvre de régénération des Sauvages, régénération de la religion de leurs ancêtres qu’ils avaient perdue, régénération de leur magnifique langue imagée... ». (Huot, 284). D’autre part, la réalisation de l’utopie qui est ici un projet de modernité et d’émancipation moderne vise la reconnaissance des autres et nécessite la participation au monde des autres. Orsauvage ne peut pas rester ville secrète, elle doit faire partie de l’univers. Émancipés, ses habitants doivent réintégrer le monde « actuel ». Le roman exprime ce double mouvement exclusion-inclusion sur un mode sans doute naïf, contradictoire, car une dizaine de pages après avoir affirmé l’exclusivité, l’Impératrice envisage le retour aux valeurs réprouvées des autres : « Aujourd’hui je vous déclare : les Montagnais, Nascapis et Esquimaux reviendront à la foi chrétienne quand le monde les aura vus, contemplés et admirés dans la ville unique d’Orsauvage. » (Huot, 294) Dès lors, le métissage sera de nouveaux permis, comme l’indique ce finale idyllique, prometteur : « Les yeux de l’Impératrice et ceux de Jacques se rencontrèrent. » (Huot, 294). La conquête et la colonisation de l’Ungava ne peut passer que par le coeur des premières nations. Les utopies, mêmes naïves, sont parfois prophétiques. L’émancipation et l’identité distincte ne se conquièrent, du moins dans l’imaginaire, que par exclusion, avant que l’inclusion ne soit réadmise, voire réclamée. Le récit de Pikauba se fonde sur une autre intentionnalité. Sa particularité consiste à combiner les éléments utopiques avec ceux du roman de l’éducation et ceux de la chronique politique et sociale de la région du Saguenay entre 1920 et 1960. À la différence de L’Impératrice de l’Ungava, l’utopie, n’a pas ici le statut d’une « terre à mystères ». Elle représente plutôt une altérité, un espace qui permet aux personnages de s’affirmer en s’opposant avant de s’imposer dans le monde « actuel ». En cela, Pikauba et Jean Rivard se rapprochent. Quant à la localisation de l’utopie, le roman de Bouchard semble observer la règle générale - celle de l’ailleurs qui se construit, comme dans Jean Rivard et L’Impératrice de l’Ungava, à la limite du monde « actuel ». Pikauba, village-chantier de bûcherons, surgit au sein de la réserve indienne du Saguenay. Il se situe donc à la fois en marge de la civilisation et en marge de la société conservatrice, dominée par les notables locaux et l’Église catholique. La marginalité y est thématisée à plusieurs niveaux, notamment etnique, social et politique, car le chantier abrite une population pauvre déshéritée et mixte - blanche, indienne, métisse, et qui représente une opposition minoritaire face à l’establishment de Chicoutimi. Une autre dimension s’y ajoute : la réflexion théorique d’un personnage emblématique - André Ouellet, philosophe autodidacte et pédagogue, figure marginale et marginalisée autant par son aspect physique (il est bossu) que par les interdits que les autorités opposent à ses activités. Le vieillard érudit choisit le Saguenay, parce qu’il le considère comme la région idéale - séparée du reste du monde, non contaminée (Bouchard, 187). Son projet n’est rien moins que la régénération du monde et la refondation de la communauté : - Une société parfaite, dites-vous...? - Disons : presque! Et l’autre, l’oeil allumé, se lançait dans de longs développements sur le cours des siècles, l’épuisement naturel des civilisations qu’il fallait constamment relancer, le plus souvent à partir des marges, au milieu des êtres les plus simples... (Bouchard, 201-202) - Dans l’agitation désordonnée de nos sociétés, j’ai voulu faire de ce lieu une réserve de fraîcheur et de beauté; une réserve d’où, bientôt, et grâce à vous, les vertus principales vont se répandre à nouveau. Dans cent ans, dans mille ans, on se souviendra que tout a recommencé ici. (Bouchard, 485) Le projet de colonisation de Pikauba ne se limite pas, on le constate, à l’économie et la vie sociale, comme Jean Rivard, ou à l’émancipation ethnique et nationale, comme L’Impératrice de l’Ungava, mais il vise plus haut et rejoint l’universalité ontologique du rêve américain, celui de la nécessité du renouvellement civilisationnel. La marginalité s’inscrit dans les caractéristiques des personnages – André Ouellet, déjà mentionné, est un humaniste dont l’originalité dérange les autorités; Louis-de-Gonzague Belley, avocat libéral, est proscrit par l’Église et par les notables pour ses convictions et son homosexualité; Nazaire, religieux non-conformiste, finit par comparaître, pour hérésie, devant un tribunal ecclésiastique; le chef indien Malek Napistau, méprisé par les autorités, est amené à organiser le siège pacifique de l’évéché de Chicoutimi pour que la voix des Indiens se fasse entendre. Et la liste pourrait s’allonger d’une dizaines de personnages encore. La marginalité et l’ostracisme traversent, tel un défi constant, le parcours du protagoniste Moïse-Méo-Léopaul Tremblay-Manigouche, dit le Bâtard. Comme l’indiquent son nom compliqué et son surnom, l’histoire de Léopaul, métis, fils naturel d’un Blanc et d’une Montagnaise, se situe entre deux mondes - l’indien et le blanc, entre deux femmes – Cibèle, la Malécite, et Mercury Dallaire, la Québécoise, entre la politique et les affaires brassées à Montréal ou aux États-Unis et l’appel de la forêt du grand Nord. Il se voit obligé de dépasser et d’assumer non seulement la marginalité minimale de ses origines, mais aussi la marginalité maximale liée à la légende de son père Roméo Tremblay, aventurier et compagnon de son double indien Moïse, oncle maternel de Léopaul. Le conquête de l’identité individuelle de Léopaul va de pair avec la conquête de l’espace social, politique et économique. Se heurtant à l’establishment conservateur, le Bâtard se lance dans une entreprise qui lui permettra de devenir le maître incontesté de la région – propriétaire de scieries, de compagnies de transport routier et aérien, de journaux et de radios. La réalisation se fait grâce aux capitaux états-uniens dont Léopaul s’affranchit progressivement (revoici donc l’image traditionnelle de l’alliance temporaire du Québec et des États-Unis contre les banquiers torontois), et à l’aide de l’appui politique de Maurice Duplessis (figure surprenamment sympathique) qui aprécie en Léopaul « [c]e mélange d’audace et d’ingéniosité mêlée d’insolence [qui] lui rappelait de précieux souvenirs de sa jeunesse trifluvienne » (Bouchard, 344). Léopaul est un self-made-man typique, mais dont le motif pricipal n’est pas a priori la construction d’un monde meilleur, mais la revanche sur le monde et la conquête de la reconnaissance de ses origines, faites de traditions indiennes et blanches. La création de la société « Mistapéo » (mot montagnais désignant le « Géant », surnom de son père) et partant du village de Pikauba est donc un produit secondaire, une conséquence de la recherche identitaire. Pourtant cette nouvelle société, isolée dans la forêt de la réserve indienne, est bien une tentative collective de réaliser une communauté autre, idéale, mais en même temps capable de s’imposer dans le grand monde « actuel ». Pikauba est construit selon un plan idéal conçu par le philosophe Ouellet. Au centre se situe la « Sourche » - source et souche – du nouveau savoir dispensé par le pédagogue, à côté, il y a le Temple – salle communale où s’exerce la démocratie directe en présence de tous les Habitants (Bouchard, 201). Il n’y a pas d’église, car la divinité peut être vénérée partout et cela d’autant mieux que le village accueille le moine non-conformiste Nazaire, vénéré comme un saint (p 294 sqq.). La communauté est composée de Blancs, d’Indiens, de métis, les mythes indiens sont racontés aux enfants aussi bien que d’autres légendes (Bouchard, 268, 270), les femmes n’ont pas besoin de réclamer l’égalité (Bouchard, 260 sqq.). Les fêtes et les compétitions sportives contribuent à maintenir la cohésion sociale (Bouchard, 275). Bref, c’est un lieu où « l’harmonie, la charité et bien d’autres vertus fleurissaient sans police ni contrainte, à la seule enseigne de la vie et de la liberté, du plaisir et de l’égalité » (Bouchard, 277). L’idylle communautaire s’allie à l’efficacité économique et à la réussite. La Mistapéo est un foyer de la modernité : nouvelles machines, inventions, perfectionnements, nouvelles stratégies de production et commerciales. La fragilité de la communauté utopique vient de sa position en marge de la réalité « actuelle » qui impose à Pikauba et à la Mistapéo la loi de la production efficace : d’où les inégalités qui s’installent progressivement entre les différentes professions, d’où aussi l’exploitation de la force du travail et finalement les grèves et conflits sociaux. Placé comme entrepreneur et propriétaire entre la logique du monde blanc et l’idéal de son utopie, Léopaul doit trancher. Ses amis le lui rappellent : « Tu as abattu tes bourreaux; tu es en train de les remplacer. » (Bouchard, 510) Le dilemme touche en même temps l’identité individuelle : « T’as pas peur des Blancs. T’as été courageux avec eux autres. [...] Asteure, ce serait bien que tu te mettes en règle avec les sauvages. » (Bouchard, 388). Le conflit entre l’utopie et le fonctionnement du monde « actuel » semble irréconciliable. D’ailleurs, le but premier de Léopaul a déjà été atteint : il a été reconnu par les Blancs, il s’est imposé. Mais il perd en même temps l’autre partie de son identité. La seule issue qu’il voit alors, est l’abandon de Pikauba, autrement dit du projet réalisé, pour un autre, non encore réalisé. C’est la fuite en avant, un autre avatar du rêve américain du recommencement. Il vend ses titres de proprétaire à ses partenaires et associés, se retire des affaires et, après avoir entrepris un voyage initiatique à la Source Blanche, dans l’extrême Nord, sur les traces de son père Blanc et de son oncle Sauvage, il se consacre à la défense des Indiens et de leurs affaires au sein de l’association Grand Portage : « Tu imagines tout ce qu’on pourrait faire ensemble? Tu imagines, Cibèle, les Blancs puis les Indiens du même bord? » (Bouchard, 564) Une autre utopie? Peut-être. L’épilogue du roman, en tout cas, constate la disparition du village de Pikauba, et le retour de la nature « à l’état sauvage » (Bouchard, 567). En guise de conclusion Les deux utopies de la colonisation montrent bien des traits communs. Elles sont localisées à la marge du monde « actuel », à mi-chemin entre séparation et contact. Les deux composantes sont complémentaires : d’une part elles sont nécessaires au surgissement de l’utopie, mais elles sont aussi la cause de leur négation. Dans le cas d’Orsauvage, la négation prend la forme fictionnelle d’une intégration à terme dans le monde « actuel », alors que la communauté de Pikauba s’évanouit une fois son intégration fictionnelle accomplie pour céder à un autre projet social. Autrement dit, l’utopie n’est pas faite pour durer, même si elle se réclame de la stabilité. Les deux utopies visent l’harmonie et la minimisation de la conflictualité, mais en même temps elles obéissent, a fortiori, à la dialectique de l’inclusion et de l’exclusion, de la séparation et de l’intégration. La spécificité canadienne-française consiste à lier cet aspect à la problématique identitaire. Toutefois, chacun des deux romans joue la polarisation inclusion/exclusion sur un autre plan et un autre niveau. L’Impératrice de l’Ungava qui porte essentiellement sur un projet collectif - ethnique et national – reprend le modèle national défensif, celui qui dominait l’imaginaire des Canadiens-Français jusqu’aux années 1960.[1] L’affirmation de soi prend alors la forme du retour aux racines ethniques, linguistiques, religieuses, à l’exclusion de l’autre, dans un premier temps, quitte à l’intégrer une fois que l’autre aura reconnu la spécificité et la différence identitaires. Même si sous l’étiquette indienne se cache la logique nationaliste canadienne-francaise, la représentation positive et sympathisante de la réalité indienne, aussi exotique qu’elle soit, est digne d’intérêt. Pikauba distribue la polarisation inclusion/exclusion autrement, à la fois sur le plan individuel et social. En cela le roman se rapproche du paradigme axiologique du modèle identitaire national émancipateur qui souligne, en même temps que la dimension collective, l’importance de l’individu. Aussi le récit accentue-t-il la position inclusive - celle du métissage, mais en même temps il la problématise en révélant l’exclusion qui s’y inscrit. Placé entre deux mondes, le protagoniste Léopaul ne peut concilier la contradiction que par l’imaginaire, en termes de projets que la réalisation compromet. Ce n’est pas un hasard si le roman valorise le thème de la marginalité où la polatisation inclusion/exclusion s’inscrit comme partie intégrante de la dynamique qui s’instaure entre l’utopie et le monde « actuel ». En effet, comment refaire le monde contre lui si ce n’est dans les marges? Bibliographie Bouchard, Gérard. Pikauba, Boréal, Montréal, 2005. Presse. Chartier, Daniel. « Introduction », préface in Huot, Alexandre L’impératrice de l’Ungava, Imaginaire Nord, Montréal, 2005, 5-47. Presse. Gérin-Lajoie, Antoine. Jean Rivard, le défricheur suivi de Jean Rivard, économiste, Hurtubise, Montréal, 1977. Presse. Huot, Alexandre. L’impératrice de l’Ungava, Imaginaire Nord, Montréal, 2005. Presse. Kwaterko, Józef. Le roman québécois et ses inter(discours), Nota bene, Québec, 1998. Presse. Kyloušek, Petr, Kolinská, Klára, Prajznerová, Kateřina, Pospíšil, Tomáš, Voldřichová Beránková, Tomáš, Horák, Petr. US – THEM – ME. The Search for Identity in Canadian Literature and Film/ Nous - Eux – Moi. La quête de l’identité dans la littérature et le cinéma canadiens, Masarykova univerzita, Brno, 2009. Presse. ________________________________ [1] En ce qui concerne la caractérisation des paradigmes identitaires qui traversent la littérature canadienne-française et québécoise, nous nous référons à l’ouvrage Kyloušek, Petr, Kolinská, Klára, Prajznerová, Kateřina, Pospíšil, Tomáš, Voldřichová Beránková, Tomáš, Horák, Petr. US – THEM – ME. The Search for Identity in Canadian Literature and Film/ Nous - Eux – Moi. La quête de l’identité dans la littérature et le cinéma canadiens, Masarykova univerzita, Brno, 2009, chapitres I.2.2. « Image de soi et image de l’autre - modèles identitaires » et II.1. « Littérature nationale et son istitutionalisation – versant canadien-français », pp. 27-38.