Les traversées de Michel Tremblay Petr Kyloušek (Université Masaryk de Brno) Michel Tremblay a publié, en octobre 2009, le troisième volume de sa nouvelle série romanesque La traversée du continent (2007), La traversée de la ville (2008), La traversée des sentiments (2009)[1] qui se présente, thématiquement, comme l’antécédent de la volumineuse saga familiale des Chroniques du Plateau-Mont-Royal (1978-1997).[2] Si l’un des enjeux de l’hexalogie des Chroniques est de retracer, au sein de l’histoire familiale, l’émergence de l’écrivain, la nouvelle trilogie remonte à l’enfance d’une des figures des Chroniques – Rhéauna-Nana, celle qui deviendra, trente ans plus tard « la grosse femme » et mère du « petit garçon », le futur écrivain. Récit des origines, la saga tremblayenne est aussi le récit de l’origine de l’écriture[3] et du programme culturel, articulé sur la culture populaire et sa transfiguration en grande culture, de caractère universel.[4] Le propos réaliste, biographique ou autobiographique, se déplace ainsi vers une étiologie symbolique et qui impose une lecture complexe, à plusieurs niveaux. Moins évident, plus discret que dans les Chroniques, ce programme esthétique n’en est pas moins présent dans la nouvelle trilogie. Trois éléments, notamment, se prêtent à l’analyse : 1^o la configuration spatiale et les trajectoires qui rattachent les plaines de l’ouest canadien, la campagne québécoise et la Nouvelle-Angleterre à Montréal; 2^o la configuration des personnages qui représentent des modalités de ruptures sociales, anticonformistes aussi bien que des attitudes créatrices qui s’inscrivent dans la mémoire familiale et qui contribueront à constituer le terreau esthétique des Chroniques; 3^o la poétique implicite[5] de Michel Tremblay, tantôt thématisée, tantôt inscrite dans l’intentionnalité que traduit le geste sémantique de l’oeuvre.[6] En effet, plusieurs figures d’écrivains, emblématiques, apparaissent dans le récit, notamment Charles Gill, Émile Nelligan, Howard Philipps Lovecraft et, en filigrane, Gabrielle Roy. S’y joignent remarques et réflexions incidentes de la protagoniste sur le rapport entre l’écriture et la réalité vécue, autrement dit sur le statut de la fiction et, partant, de la littérature. Configuration spatiale À la différence des Chroniques du Plateau-Mont-Royal qui - sauf la brève escapade parisienne de l’oncle Édouard (dans Des nouvelles d’Édouard) – restent campées en un seul lieu tout en privilégiant l’axe temporel pour suivre, de 1942 à 1963, l’évolution de la grande famille de celui qui deviendra écrivain et qui n’est alors que «le petit garçon » de « la grosse femme », les Traversées exploitent résolument la spatialité en condensant la temporalité en quelques séquences actionnelles, dispersées en l’espace de quatre ans, entre 1912 et 1915. Ainsi le voyage de Nana de Sainte-Maria-de-Saskatchewan à Montréal ne dure que quatre jours (TC), celui de Maria, entre Providence et Montréal, se fait en deux jours (TV), la traversée de Montréal par Nana est une affaire de trois heures (TV) et les vacances à Duhamel se réduisent à une semaine (TS). L’importance de la spatialité des Traversées peut être considérée comme un élément nouveau dans le contexte de l’oeuvre tremblayenne. La configuration semble suivre celle de Jacques Ferron. En effet, comme dans Le Ciel de Québec (1969), les traversées du continent semblent vouloir embrasser l’ensemble de l’espace canadien, relier l’ouest à l’est, voire annexer l’espace francophone de la Nouvelle-Angleterre. Les trajectoires – entre la Saskatchewan, le Manitoba et Montréal, entre Providence et Montréal, entre Montréal et Duhamel - sont significatives : elle finissent par cerner, autour du centre que sera le Montréal populaire des Chroniques, l’horizon canadien et américain. Après l’exode, la grande famille Desrosiers – se retrouve au lieu d’où elle était jadis partie « à la recherche d’une vie meilleure » (TV 116) tout en gardant sa parenté dispersée à travers le continent américain et à la campagne québécoise, à Duhamel, où la cousine Rose habite la maison qui avait appartenu à Josaphat-le-Violon et à Victoire, deux personnages majeurs des Chroniques. Le réseau des trajectoires marqué par deux éléments identitaires – la sensibilité linguistique et l’ethnicité. Les allusions à la situation linguistique sont fréquentes : [...] des enfants de la ville qui vont lui trouver [Nana] tous les défauts du monde parce que’elle vient de loin et rire de son accent de la Saskatchewan. (Quelqu’un, un visiteur venu de la ville de Québec, il y a quelques années, a déjà déclaré aux habitants de Marie qu’ils avaient un léger accent anglais, et ça a insulté tout le monde.) (TC 46) Elle n’est pas venue jusqu’ici [Maria à Montréal], le berceau des Desrosiers, pour parler anglais la première personne qu’elle croise ! (TV 33) On pourrait multiplier les exemples de la situation linguistique (accent, prononciation) et de la conflictualité entre les Canadiens-Français et les Canadiens-Anglais. Or, cette assise identitaire francophone se croise avec l’identité ethnique, résolument amérindienne – crie, en l’occurrence, fortement signalée par de nombreuses remarques dans le texte : La peau cuivrée des Cris, cette belle couleur de miel sauvage, lui revient [à Maria] plus vite qu’ ses aînées et elle en est très fière. (TS 176) Elle n’a pas le vertige [Nana], elle tient ça de sa mère qui lui a expliqué un jour que les Indiens ne le connaissent pas, à cause d’un liquide qu’ils ont dans la tête au niveau des oreilles. (TS 151) Ainsi Rhéauna Rathier, fille de Marie Desrosiers, une Crie, et de Simon Rathier, du « clan Rathier, des Français installés dans le Rhode Island depuis la guerre civile » (TV 15) est une métisse, issue du sang indien et du sang européen américanisé. L’idée du métissage, analogue elle aussi à celle de Jacques Ferron, a son aspect politique : en effet, la tante Bebette ne manque pas de rappeler « l’histoire mille fois rabâchée de son oncle éloigné, l’orgueil de la famille Desrosiers, qui a combattu aux côtés de Louis Riel et qu’on a pendu avec son chef, à Regina, en 1885 » (TC 204). Mais l’importance du métissage tient surtout à sa dimension culturelle, soulignée par plusieurs passages, en particulier par l’expérience initiatique de Nana qui s’aventure la nuit au milieu du champ pour entendre pousser le blé d’Inde (TC 54 sqq.). La légende qui s’y rattache est un mélange du mythe étiologique cri et des représentations d’origine européenne – « jonction de la religion importée d’Europe et celle, plus naturelle, moins retorse, des peuplades d’origine de la Saskatchewan » (TC 55). Sur le plan symbolique le métissage touche – point important - la transmission culturelle : le cahier contenant Les contes de Josaphat-le-Violon, est retrouvé par Simon, un Cri qui n’a même pas de nom de famille (TS 200-2001), et qui les remet à Nana (TS 211, 213). L’émanation du folklore francophone de la campagne québécoise passe ainsi par les mains amérindiennes avant de s’intégrer au folklore urbain et à la culture populaire de la périphérie montréalaise. Configuration des personnages Une comparaison s’offre, encore, avec l’hexalogie des Chroniques, et cela d’autant plus que Les Traversées s’accréditent comme leur antécédent. Ici comme là, la référence « réaliste », biographique et autobiographique, de la configuration des personnages se prête à un décodage second. Les deux cycles peuvent se lire comme des romans de l’éducation du futur écrivain, avec, toutefois, une disposition des personnages inversement symétrique. La particularité des Chroniques consiste à faire évoluer les personnages autour d’un point convergent, central, qu’est «l’ enfant de la grosse femme » et d’inscrire son apprentissage de la littérature en creux dans l’histoire des autres personnages – Josaphat-le-Violon et Victoire (racines folkloriques campagnardes, oralité), l’oncle Édouard (folklore de la périphérie urbaine, oralité, théâtre, échec de l’écriture), le cousin Marcel (imagination, dons multiples contrecarrés par le milieu familial et la folie, échec de l’écriture), la « grosse femme » (lectrice et confidente, mater litterarum derrière laquelle se profile sa compatriote Gabielle Roy qu’elle fait découvrir à tout le monde). Autrement dit, le futur écrivain semble, pour la plupart, le grand absent de l’histoire de son éducation : c’est en effet son texte romanesque, preuve de sa réussite, qui illustre le monde qui l’a formé et la manière dont il a été formé. Les Traversées représentent à la fois une continuation et une rupture. La continuation concerne le projet même de montrer, en remontant aux origines, les conditions de l’émergence de l’écriture. Elle se profile également dans l’intention de montrer le futur écrivain par le biais d’un autre personnage, en l’occurrence de Rhéauna Rathier, la future « grosse femme ». La rupture s’impose par cette intention même qui exige une narration resserrée, centrée sur un seul actant. Les Traversées sont donc le roman de l’éducation – sociale, sentimentale, culturelle, littéraire de Nana - celle qui, à treize ans, rêve de devenir écrivaine : « Une autre oeuvre, un autre livre de Rhéauna Rathier, la plus grande romancière du Canada. Pas du Canada français! Du Canada au complet! » (TS 30) Bref, c’est la biographie de celle qui n’est pas devenue Gabrielle Roy, mais qui, lectrice, transmettra son ambition, en se référant à Gabrielle Roy, au futur écrivain. Il s’ensuit une configuration des personnages différente de celle des Chroniques. Alors que l’hexalogie répartit la focalisation entre plusieurs personnages au point que certains – Thérèse (Thérèse et Pierrette à l’école des Saints-Anges), Édouard (La Duchesse et le Roturier, Des nouvelles d’Édouard), Marcel (Un objet de beauté) – la monopolisent dans les volumes respectifs, les personnages des Traversées sont disposés autour d’un seul personnage central à qui ils servent d’exemple, de miroir, de contraste. Quels sont les aspects saillants de l’éducation de Rhéauna Rathier? Citons, en premier lieu, l’apprentissage de la marginalité, à la fois sentimentale, sociale et sexuelle. Au cours de ses traversées , entre sa onzième et treizième année, la petite fille ressent les premières émotions du corps – face à Jacques, un étudiant montréalais (TC 127) ou face à Simon, le premier corps d’homme qu’elle voit nu (TS 115, 185 sqq., 192, 211); elle découvre la solitude des homosexuels (confession indirecte de Jacques, TC 131 sqq.), elle est séduite par sa grand-tante Régina-Coeli, secret que Nana va garder (TC 117), elle évite de justesse le viol (Simonneau, détective du magasin Dupuis, TV 86, sq.). Mais surtout elle est confrontée aux femmes « libres » qui « vivent [...] sans homme dans une société où c’est plutôt mal vu » (TV 45). Sa grand-tante Régina-Coeli (TC) est restée célibataire pour se consacrer à la musique, Ti-Lou, cousine de sa mère, se venge des hommes comme prostituée de luxe à Ottawa (TC), sa tante Teena, non mariée, fait élever son fils Ernest à la campagne, à Duhamel (TV, TC), la tante Tititte vit séparée de son mari frigide (TV), sa mère, abandonnée par son mari, se fait passer pour veuve (TC, TV, TS), la cousine Rose ose vivre, méprisée et pauvre, avec un Indien, à la marge du village de Duhamel (TS). Toutes sont des femmes fortes, en rupture des conventions, voire révoltées (Ti-Lou). La situation est vécue sur le mode de l’héroïsme désespéré, comme un échec assumé. La marginalité, signe durable de la famille, signe que l’on pourrait considérer comme une marque d’élection, est projetée vers l’avenir, car l’amour de Victoire et de Josaphat, frère et soeur, est un amour interdit et leur fils Gabriel, futur mari de Nana, est le fruit de l’inceste (TS 174, 216). La situation marginale de la famille fonctionne dans l’histoire de Nana comme catalyseur, elle aiguise son don d’observation, l’incite à découvrir la complexité des situations et de la psychologie, les « secrets d’adultes » (TS 45) : Comment quelqu’un peut-il autant se transformer ? Est-ce que c’est un rôle qu’elle joue, comme une actrice dans les vues animées ? [...] Ou est-ce que c’est la tante Tititte qu’elle connaît qui n’est pas la vraie ? Est-il possible qu’elle soit les deux à la fois, qu’elle passe d’une personnalité à l’autre en se faufilant chaque jour dans deux mondes distincts et qu’elle vive en même temps deux Titittes dépareillées ? Comme sa mère [...]. (TV 170) Cette distance - entre le dehors et l’intérieur, entre l’apparence et la réalité, entre deux vérités équivalentes – finit par être intériorisée. [...] toute l’absurdité de son entreprise lui est apparue d’un coup. Elle avait fait tout ça pour rien. Elle le savait. Elle l’avait toujours su. Elle avait fait ça pour se rassurer, pour se faire croire que la réunion avec ses deux soeurs était toujours possible, pour ne pas sombrer dans le découragement ; elle avait pris comme prétexte le danger de la guerre, plus tard la vie difficile de sa mère, pour poursuivre un rêve impossible et ridicule. (TV 192) Le rêve et l’illusion entrent, comme composantes, dans les réflexions de Nana sur la littérature et l’art. Apprentissage de la littérature Rhéauna Rathier est celle qui aurait pu devenir écrivaine, qui ne l’est pas devenue et qui léguera ce désir et ce devoir à son fils. Son apprentissage de la littérature passe par l’amour des mots et la sensibilité à la langue. L’amour des mots, thème récurrent, est un amour absolu: « Elle répète le mot sophistication dans sa tête; elle vient de l’apprendre et elle trouve que c’est le plus beau mot de la langue française. » (TC 62) Pour Nana, lectrice passionnée, les livres sont un écran qui se superpose au vécu, telle une grille de déchiffrement de la réalité : Elle a mis trois heures pour de rendre jusqu’ici [traversée de Montréal jusqu’à la gare Windsor], elle est passée à travers Le Petit Chaperon rouge et Alice au pays des merveilles, elle a terrassée un dragon électrique et vécu un grand amour, elle a rencontré toutes sortes de gens et connu des aventures invraisemblables [...]. (TV 194) Elle arrive à reconnaître, dans la fiction (rêve, illusion), non seulement une sorte de revanche sur la réalité ou une manière de contourner la réalité inéluctable (voir ci-dessus, le passage cité TV 192), mais aussi une manière de transformer la réalité par le récit afin de la comprendre autrement, en profondeur : Oui, comme c’est étrange de ressentir tant de choses en même temps, tout en s’écoutant dire avec un tel bonheur des secrets qu’on aurait pourtant cru inexprimables. (TV 197) Elle s’essaie à l’écriture et en constate les écueils : Elle s’est installée devant une pile de feuilles blanches, la plume à la main, prête à grifonner tout ce qui lui passait par la tête. Mais ce qui lui passait par la tête provenait de ses lectures récentes et non pas de son imagination ou de ses expériences personnelles – des bribes d’histoires, des descriptions de paysages, des dialogues puisés çà et là dans les romans qu’elle a dévorés, des événements qui se passaient tous les jours à l’étranger, la France d’Alexandre Dumas, la Russie de la comtesse de Ségur, l’Angleterre de Charles Dickens – alors qu’elle aurait voulu décrire son enfance dans les plaines de l’Ouest canadien ou sa traversée de la ville, l’été précédent, lorsqu’elle a voulu repartir vers la Saskatchewan pour sauver sa famille de la guerre. (TS 30) Elle finit néanmoins par entrevoir, incitée par la lecture d’un des contes – La lune au fond du lac - de Josapaht-le-Violon, comment s’y prendre : [...] d’en faire quoi au juste ? Un conte ? Non, puisque ce qu’elle raconterait serait une chose qui s’est vraiment produite. En tout cas d’en extraire un texte clair, précis, qui expliquerait ce qu’elle ressent. C’est ça, c’est ce qu’elle ressent en ce moment qui l’intéresse, plus que la descriptioon d’une petite fille qui lit un manuscrit. (TS 236) Une écriture donc qui maintienne le contact entre l’art et la réalité, écriture qui transforme la réalité en beauté. En effet, Les Traversées de Nana sont aussi un apprentissage continu de la beauté qui arrête le temps, console, provoque la joie, suspend la douleur du monde (TC 103-103). Au cours de ses voyages, Nana rencontre la beauté de la musique (le séjour, à Regina, chez Régina-Coeli; TC 96 sqq.), elle admire la magnificence du spectacle offert, sous forme d’accueil et de fête d’anniversaire, par la grand-tante Bebette à Saint-Boniface (TC 145 sqq.), elle comprend la passion du cinéma (TV 132 sqq.), elle découvre aussi le secret de la peinture en contemplant le coucher du soleil se reflétant sur le plan d’eau du Lac Supérieur : [...] ses couleurs transfigurés par l’eau [...] tout ça mêlé, brassé, culbuté, inversé, la moitié supérieure solennelle, impressionnante, la moitié inférieure furieuse et folle. Une fin de monde silencieuse, une symphonie sans musique. Elle veut rester là ! Ici ! Maintenant ! (TC 221) Poétique implicite Comme le passage précité l’indique, le personnage de Nana cumule des prises de conscience qui se rapportent à l’art et à la littérature et qui esquissent une poétique implicite, souvent thématisée, mais dont l’essentiel s’inscrit dans l’intentionnalité du geste sémantique du texte. Pour être mieux structurée et plus complète dans les Chroniques, elle n’en est pas moins perceptible dans Les Traversées. Deux aspects complémentaires la dominent : le principe de transfiguration de la réalité et l’assise populaire, non-élitiste. Les deux aspects sont réunis, thématisés dans la scène de la soirée que Nana passe chez sa grand–tante Régina-Coeli, revêche, insociable, « souffre-douleur de la famille de son grand-père » (TC 93). Régina ne vit que pour la musique, le moment où, le soir, elle ouvre la porte de sa maison afin qu’on puisse écouter, dans la rue, son piano : Le visage de la vieille femme est transformé. [...] Les minutes qui suivent sont d’une telle beauté que Rhéauna reste rivée sur son siège. [...] cette force irrésistible qui la brasse en la caressant, la transporte de bonheur [...]. [...] elle se rend compte que Régina sourit. On ne peut pas dire que ce soit un beau sourire, le visage de Régina n’est pas un beau visage, mais c’est un sourire illuminé, irrésistible dans sa sincérité. En fin de compte, elle peut se permettre de le penser, oui, dans un certain sens, beau. (TC 97-99) La performance de Régina n’est certes pas celle d’une très grande musicienne, mais c’est un art qui est en contact avec la réalité, celle de la société humble, l’entourage immédiat de la musicienne, voisins et passants qui viennent l’écouter et l’applaudir tous les soirs. Pourtant c’est un art qui vise haut, l’universel. L’assise populaire, non-élitiste, de la culture est confirmée non seulement par la présence des contes de Josapaht-le-Violon et celle des quatre fées tutélaires de l’art – Florence, Rose, Violette et Mauve (TS 152, 173 sqq.) qui accompagneront Marcel, Josaphat et Victoire dans les Chroniques, mais aussi par les figures d’écrivains. Ainsi, les réflexions de Nana sur l’écriture, dans le deuxième volume (TS 30), sont suivies, au sous-chapitre consacré au récit de sa mère, par l’apparition d’un poète de l’École de Montréal Charles Gill (35 sqq.). Intellectuel, admirateur de Nelligan dont il déplore l’internement à l’asile psychiatrique, parlant avec « un fond d’accent français » (TS 38), il est un personnage ambigu. À la fois bohème révolté et animateur des soirées de poésie au Monument National (TS 38), en compagnie de sa femme Gaétane de Montreuil (Géorgina Bélanger), il est aussi un beau parleur décevant et un piètre amant. La scène d’amour, racontée par Teena, désappointée, le montre comme un mâle satisfait et ridicule (TS 70). Cette modernité élitiste, déconsidérée, peut être opposée à un autre écrivain, celui que Marie rencontre dans le train entre Providence et Boston – Howard Philipps Lovercraft – et à qui elle se confie. C’est cette confession de la vie humble et malheureuse que Lovercraft transfigurera en son succès littéraire The French Lady on the Train publié dans The Argosy (TV 28-33). Or, on sait que Lovercraft est longtemps resté ignoré de la grande littérature, car - se consacrant au récit fantastique - il publiait dans une revue pulp, populaire, qu’était The Argosy. Le clin d’oeil de Tremblay à Lovecraft semble révélateur. L’orientation populaire, non-élitiste, est par ailleurs étayée par des noms des classiques qui constituent le bien commun littéraire – Lewis Carrol, comtesse de Ségur, Verne, Hugo, Féval, Dumas, Dickens, Stevenson, etc. – lectures de Nana. S’y ajoute un autre nom qui se profile, en filigrane, dans le texte – celui de Gabrielle Roy. Sans être mentionnée explicitement, et pour cause, elle est présente sous formes d’allusions, telle le nom du soûlon du village de Maria – père Lacasse (TC 240), mais aussi sous forme de pastiches – tel le rêve que Nana fait dans le train juste avant son arrivée à Montréal (TC 277 sq.) qui rappelle le récit Le puits de Dunrea de Gabrielle Roy (dans Rue Deschambault, 1955) et dont on trouve une autre variante pastichée dans les Chroniques (pp. 1029-1040 : Cette plaine remplie de mon cœur, conte imaginé par Marcel). La présence suggérée de Gabrielle Roy, une classique canadienne qui s’est imposée par un roman - Bonheur d’occasion - traitant de la périphérie urbaine et du monde prolétaire, est sans doute significative dans la mesure où elle devance la poétique de transfiguration de Michel Tremblay, celle qui vise à sublimer la marginalité et la matière humble en grand art, de portée universelle. Dans Les Traversées, cette poétique est illustrée par le travail d’écriture. Il s’agit d’une part de la lyrisation, au moyen de procédés rhétoriques (anaphores, reprises, orchestration musicale, etc.) de la langue parlée. À preuve la description de l’émotion de Nana devant la musique de Régina-Coeli :[7] Ça commence en douceur, on dirait une berceuse murmurée par une grand-mère qu’on adore, on dirait surtout qu’on connaît cet air-là depuis toujours [...] mais aussitôt que la musique est bien imprimée dans le cerveau et qu’on est convaincu qu’on ne pourra plus jamais s’en débarrasser, au moment où on commencerait à souhaiter que ça reste comme ça, sans variantes, parce que c’est parfait, ça change de rythme, tout à coup, ça se développe, ça monte et ça descend comme quand on rit, ça gronde, aussi, ça menace et ça tire les larmes parce qu’un grand malheur se cache là dedans autant qu’une immense joie, puis, tout aussi soudainement, ça redevient mélancolique et le si bel air du début fait un retour en force, plus magnifique que jamais dans sa grande retenue. [...] Ça ne se termine pas, non plus, on dirait plutôt que ça s’efface, que ça s’estompe, jusqu’à ce qu’on ne l’entende plus. Ça continue, il faut que ça continue, ça ne peut pas s’arrêter, mais on ne l’entend plus, c’est tout. Les mains ne se promènent plus sur le clavier, aucune vibration ne surgit de l’instrument, et cependant ça se perpétue dans le silence qui lui succède. (TC 98-99) D’autre part c’est le résultat du travail minutieux de composition thématique qui fait ressortir certains effets à la fois esthétiques et émotionnels, telle la catharsis. C’est le cas par exemple du parallélisme entre la traversée de la ville par Nana et de l’orage qui se prépare et qui éclate, comme l’eau purificatrice qui tombe du ciel, au moment de la « confession » de Nana devant une vieille dame qui la sauve du désespoir (TV 197). En cela la trilogie rejoint les effets du théâtre tremblayen.[8] Relevons, également, l’usage ingénieux de l’imaginaire archétypal, telle l’image de l’eau matricielle, unificatrice et apaisante qui traverse l’histoire de Nana, tantôt sous forme de rêve (TC 220), tantôt sous celle de la contemplation, en vision subaquatique, de la famille réunie, plongée dans les eaux du lac, lors de la baignade (TS 168). Le vécu banal, humble est sublimé par l’imaginaire, transformé en plénitude de l’objet esthétique. À un niveau supérieur, l’apprentissage de la littérature, par Nana, est incorporé dans une configuration qui projette, dans l’écriture romanesque, les principes compositionnels des autres arts et genres. L’art de la parole tend à se muer en un autre art, indique les passerelles du Gesamtkunstwerk. Ainsi La Traversée du continent obéit à un schéma qui imite celui du poème lyrico-épique. Les quatre parties narratives (« La maison au milieu de nulle part », « Régina-Coeli », « Bebette », « Ti-Lou ») sont séparées par des interludes lyriques intitulés « Liminaires I-IV» et qui sont des rêves de Nana au cours de son voyage (« Le rêve dans le train de Regina », « Le rêve dans le train de Winnipeg », « Le rêve dans le train pour Ottawa », « Le rêve dans le train pour Montréal »). Le caractère lyrique est souligné par l’évocation des quatre éléments - terre, air, eau, feu - qui dominent, successivement, les passages oniriques et s’insèrent dans une cosmologie du geste lyrique totalisant. Le second volume La Traversée de la ville se conforme à l’agencement musical en contrepoint compositionnel et thématique, comme le suggère le titre de la partie centrale du roman « Double fugue » où alternent, en neuf sous-chapitres, deux récits : d’une part celui de l’arrivée de Maria Rathier à Montréal, en octobre 1912, et de ses retrouvailles difficiles avec ses deux soeurs et son frère, d’autre part celui de sa fille Nana qui, en août 1914, traverse la ville, en sens inverse, vers la gare Windsor, pour sauver son petit demi-frère Théo devant la guerre qui vient d’éclater en Europe et pour rejoindre, avec lui et sa mère, ses deux autres soeurs restées en Saskatchewan. Les deux mouvements inverses sont complétés, en ouverture, par le « Prélude » qui résume les raisons qui avaient poussé Maria à quitter Providence, et en clôture, par le « Deuxième prélude en guise de coda » qui présente l’arrivée de Nana, en août 1913, à Montréal et sa première rencontre difficile avec sa mère Maria qu’elle n’avait pas vue depuis cinq ans. La troisième partie de la trilogie La Traversée des sentiments se situe entre l’agencement pictural en triptyque – « L’obscurité », « Un peu de soleil », « Beaucoup de lumière » - et l’agencement dramatique en trois actes assortis d’un épilogue « Le saut dans le vide » qui relance l’intrigue et ouvre le récit vers un nouveau développement possible en situant Maria, Nana et le petit Théo devant un nouveau voyage : le projet de retourner en Saskatchewan pour ramener à Montréal le reste de la famille - les deux soeurs cadettes Béa et Alice. Conclusion La trilogie des Traversées met en évidence une des caractéristique de l’art tremblayen - une charpente complexe qui superpose à une histoire populaire, au meilleur sens du terme, et à une écriture apparemment transparente, un geste sémantique complexe qui transfigure la parole prosaïque en poésie, en musique, en peinture et qui sublime la banalité de la vie humble et humiliée en destinée. Qu’en est-il de Nana Rathier, écrivaine en germe, une autre Gabrielle Roy qui aurait précédé la grande romancière? La conclusion de la trilogie laisse entendre ce qu’elle sera dans le récit des Chroniques. Devant la volonté de sa mère qui veut réunir tous ses quatre enfants à Montréal, Nana se doute « qu’elle va bientôt devenir la deuxième mère, qu’elle devra peut-être quitter l’école pour s’occuper d’eux parce que leur mère sera vite dépassée par l’ampleur du travail et les responsabilités [...] Sinon, il lui restera bien la lecture. Et peut-être même, un jour, l’écriture. Qui sait... » (TS 250) Or les lecteurs des Chroniques savent la place qu’y occupera la grande lectrice qui révélera Gabrielle Roy à tous les membres de la famille et surtout à son fils, « le petit garçon ». Bibliographie Barrette, Jean-Marc, L’Univers de Michel Tremblay. Dictionnaire des personnages, Montréal, Les Presses de l’Université de Montréal 1996. Belleau, André, Le romancier fictif. Essai sur la représentation de l’écrivain dans le roman québécois, Québec, Nota bene 1999. Bouchard, Gérard, Genèse des nations et cultures du Nouveau Monde, Montréal, Boréal 2000. Jarosz, Krzysztof, Jean Giono – alchimie du discours romanesque, Katowice, Wydawnictwo Uniwersytetu Śląskiego 1999. Jelínková, Markéta, La dynamique scripturale dans le «cycle des Belles-soeurs » de Michel Tremblay, Brno, Université Masaryk de Brno 2007. Mémoire de master http://is.muni.cz/th/64296/ff_m/. Mukařovský, Jan, « Záměrnost a nezáměrnost v umění », in Studie 1, Brno, Host 2000, pp. 353-390. Nová, Veronika, L’écrivain fictif dans l’oeuvre de Michel Tremblay, Brno, Université Masaryk de Brno 2007, mémoire de master aaccessible http://is.muni.cz/th/53218/ff_m. Piccione, Marie-Lyne, Michel Tremblay, enfant multiple, Bordeaux, Presses universitaires de Bordeaux 1999. Tremblay, Michel, La Traversée du continent, Montréal/Arles, Leméac/ Actes sud, 2007. Tremblay, Michel, La Traversée de la ville, Montréal, Leméac/ Actes sud, 2008. Tremblay, Michel, La Traversée des sentiments, Montréal/Arles, Leméac/ Actes sud, 2009. Tremblay, Michel, Chroniques du Plateau-Mont-Royal, Montréal/Arles, Leméac/Actes Sud 2000. Abstract The presentation of Michel Tremblay’s trilogy La traversée du continent (2007), La traversée de la ville (2008), La traversée des sentiments (2009) sweeps its main structural aspects, namely the configuration of space and characters. Several elements of Tremblay’s “implied aesthetics” are indicated, be they expressed through recurrent themes or through the semantic gesture of the text by integrating aesthetic and compositional principles of different arts – music, painting, poetry, drama. An important point of Tremblay’s aesthetics is the “transfiguration” of marginal and vulgar reality into a great, intellectual art. A comparison with the antecedent hexalogy Chroniques du Plateau-Mont-Royal (1978-1997) completes the analysis. Kyloušek, Petr, Université Masaryk de Brno, kylousek@phil.muni.cz ________________________________ [1] Tremblay, Michel, La Traversée du continent, Montréal/Arles, Leméac/ Actes sud, 2007; La Traversée de la ville, Montréal, Leméac/ Actes sud, 2008; La Traversée des sentiments, Montréal/Arles, Leméac/ Actes sud, 2009. Abréviations respectives TC, TV, TS. [2] Tremblay, Michel, Chroniques du Plateau-Mont-Royal, Montréal/Arles, Leméac/Actes Sud 2000. Les volumes respectifs s’intitulent La Grosse Femme à côté est enceinte, Thérèse et Pierrette à l’école des Saints-Anges, La Duchesse et le Roturier, Des nouvelles d’Édouard, Le Premier Quartier de la lune, Un objet de beauté. [3] Cf. Belleau, André, Le romancier fictif. Essai sur la représentation de l’écrivain dans le roman québécois, Québec, Nota bene 1999. [4] Cf. Bouchard, Gérard, Genèse des nations et cultures du Nouveau Monde, Montréal, Boréal 2000. Le sociologue insiste sur la faille entre la culture des élites francophones (et anglophones) du Canada, attachées à la métropole européenne, et la culture populaire, largement américanisée. Durant les années 1960, seulement, les élites canadiennes reformulent leur relation à la culture populaire. Tremblay est de ceux qui jettent les passerelles. [5] La notion de poétique implicite a été appliquée par Krzysztof Jarosz à l’analyse des romans de Jean Giono dans Jean Giono – alchimie du discours romanesque, Katowice, Wydawnictwo Uniwersytetu Śląskiego 1999. Krzysztof Jarosz a emprunté le terme à Umberto Eco (L’Oeuvre ouverte, Paris, Seuil 1965, pp. 10-11) tout en en élargissant la portée. [6] Le terme de geste sémantique (sémantické gesto) appartient au structuraliste Jan Mukařovský qui le lie à l’intentionnalité inscrite dans le texte. Cf. Mukařovský, Jan, « Záměrnost a nezáměrnost v umění » (« Intentionnalité et non-intentionnalité dans l’art »), in Studie 1, Brno, Host 2000, pp. 353-390. [7] Au niveau stylistique, la sublimation du joual a été analysée par Markéta Jelínková dans La dynamique scripturale dans le «cycle des Belles-soeurs » de Michel Tremblay, Brno, Université Masaryk de Brno 2007. Le texte de ce mémoire de master est accessible par internet à l’adresse http://is.muni.cz/th/64296/ff_m/. [8] Ibidem. Markéta Jelínková analyse le tragique sous une double forme. D’une part, on peut distinguer chez plusieurs personnages tremblayens les différents stades situationnels de la tragédie antique : hamartia (faute), hybris (fierté et entêtement), pathos, anagnoris (prise de conscience), catharsis. D’autre part il résulte de la temporalité de certaines pièces: l’action commence parfois au moment où tout est été déjà décidé, l’événement inéluctable s’est produit; les personnages reviennent en arrière, revivent les moments fatals, en prennent conscience. Ainsi, Michel Tremblay introduit dans ses pièces la nécessité, voire la fatalité, auxquelles s’oppose l’exigence de liberté, de libération, de délivrance. Le tragique surgit du conflit entre ces deux ordres.