ĽIMPÉRATRICE DE ĽUNGAVA RENDONS Ä CÉSAR. ĽIMFERAXKIGE ©E ľlINGÄVA Roman Cmadien Iiw'drtpať ALEXAHDUE MJOI IliiKialions d'AlWrl fturaieť Ce roman a nécessité beaucoup de travail, de recherches sur les territoires oú évoluent les personnages. Ľauteur tient ä remercier de leur précieux concours et de leurs renseignements utiles ľhonorable Honore Mercier, ministře des Terres et Foréts de la province de Québec; monsieur F.-X. Lemieux, sous-ministre du méme departement; messieurs Antoine Labrie et Aurěle Roy, de Godbout, ainsi que toutes les nombreuses personnes de la Côte-Nord avec lesquelles il a eu des conversations interes santes. Ľauteur a aussi puisé des renseignements dans les ouvrages suivants : Ta côte nord du Saint-Taurent et k Labrador canadien, par Eugene Rouillard. he district ďUngava, série de rapportsprovináaux. Twenty-five Years in Hudson's Bay Territory, par John McLean. La croisiere du « Neptune », par A.-P. Low. Ta croisiere de /'«Arctic », par le capitaine J.-E. Bernier. m ■ L'IMPERATRICE DE L'UNGAVA Rapport d'une exploration de la cote orientate de la Bale d'Hudson, par R. Bell. Observations sur I'Ungava, par R. Bell. Rapport de I'exploration de la Bale James, par A.-P. Low. Rapport des explorations dans la peninsule du Labrador, par A.-P. Low. Rapport d'une exploration de la cote nord du detroit d'Hudson, par R. Bell. Ethnology ofUngava District, par L.-M. Turner. The Labrador Coast, par A.-S. Packard. Notes pour accompagner une carte geologique de la partie septentrionale du Canada, par G. M. Dawson. Geologie et mineraux utiles du Canada, par G.-A. Young. [52] I TADOUSSAC Le soir tombait, un soir moite et doux de juillet qui attenuait les exhalaisons salines du Saint-Laurent. Le vapeur « Richelieu » contournait rimmense banc de sable qui obstrue le fleuve au large de Tadoussac, a 1'entree de la riviere Saguenay. — Que d'etoiles! mon Dieu! que d'etoiles! s'ecria une jeune Americaine dans un francais pur, delicieux et chatouillant, comme une plume qui vous caresse le cou. — Miss Darlington, repondit son compagnon, jeune homme de 25 ou 26 ans, vous aimez l'astronomie? — J'en raffole. Je me demande toujours ce qu'il peut bien y avoir dans ces etoiles. — II y a du feu, rien que du feu. Mais autour d'elles gravitent des astres qu'elles eclairent et sur lesquels vivent des etres intelligents, j'en suis sur. — Oui, j'ai lu, de votre Flammarion, l'histoire de ce monde eclaire par des soleils de couleurs differentes. Ce doit etre la qu'est le ciel des peintres. L'IMPERATRICE DE L'UNGAVA L'IMPERATRICE DE L'UNGAVA — Oui, et il doit y avoir aussi un monde oú les vents s'harmonisent en une musique divine... — Le ciel des musiciens. La sont Mozart, Beethoven... — Que je voudrais done quitter la terre, voguer dans l'espace, visiter tous ces mondes... La conversation mourut. Les deux jeunes gens étaient assis sur le pont du « Richelieu ». Tadoussac leur faisait face, drapée de sa longue grěve au sable fin. On voyait les centaines de lumiěres du Grand Hotel. Pres de lä, e'etait la petite église, basse, humble, ratatinée, le plus vieux temple de toute rAmérique du Nord. Jacques Normand s'en venait ä Tadoussac passer quelques jours. II avait l'intention de pousser plus loin, par-delä Les Escoumains, vers le mystérieux Ungava, l'Ungava vierge, inexploré, ďoú personne n'est jamais revenu. Jacques Normand était un jeune ingénieur ä qui la nature avait donné un trěs grand talent, pourquoi ne [54] pas dire du génie! II était revenu de Paris avec tous les premiers prix de la Ville Lumiěre. Son passage au College Sainte-Anne de la Pocatiěre et á 1'Université de Montreal avait été remarqué de tous les hommes éminents du pays. II avait étonné, renversé ses professeurs. On lui prédisait un avenir briliant. La compagne de Jacques, Miss Darlington, qu'il avait connue sur le bateau, comme on se connait en general sur les na vires, et avec laquelle il avait converse depuis Quebec, était une riche Américaine, orpheline, qui avait les voyages pour passion et qui aspirait toujours vers l'inconnu, l'etrange, le mystérieux. Mais pourquoi Jacques voulait-il aller dans l'Ungava? Aprěs avoir fouillé les livres des explorateurs, il en était venu á la conviction qu'il y avait dans cette region vaste et nue du pays des mines d'or d'une richesse inouie. Jacques était un ardent patriote. II réclamait pour sa province, le Quebec, 1'indépendance économique. II venait d'ailleurs de dire franchement á Miss Darlington que [55] L'IMPERATRICE DE L'UNGAVA les capitaux americains seraient les bienvenus dans sa province tant que les Canadiens francais n'auraient pas d'argent, mais qu'apres, zut! Tor de l'Ungava donnerait a ses compatriotes l'independance economique. Voila pourquoi il partait. Le navire accostait maintenant dans la petite baie au fond de laquelle, entoure de hautes montagnes, est le quai de Tadoussac. Les jeunes gens debarquerent. Le quai regorgeait de monde. Deux Sauvages et une Sauvagesse fendaient les groupes, offrant en vente des objets disparates qu'ils avaient fabriques de leurs mains. — La voiture pour le Grand Hotel! par ici! criait un cocher dans les deux langues. Edith Darlington acheta de la Sauvagesse une canne sur laquelle etait taille le rnot « Tadoussac » au canif. Puis son compagnon l'entraina vers la voiture du Grand Hotel. Le cocher donna le signal. lis passerent le petit lac artificiel, delice des touristes, ou le gouvernement provincial accomplit l'ceuvre de la multiplication des 561 L'IMPERATRICE DE L'UNGAVA saumons. La voiture s'engagea dans une montee lente et longue, bordee d'arbres, et au chemin rocailleux. Apres avoir traverse un petit pont, Jacques salua 1'eglise paroissiale de Tadoussac pendant que le cocher faisait tourner ses chevaux a droite et que le fleuve apparaissait en face, coupe par une pointe de terre au-dela de laquelle naissait le Saguenay. lis etaient arrives au Grand Hotel perche majestueusement a plusieurs pieds au-dessus de la greve. En descendant de voiture, Jacques jeta un coup d'oeil sur la vieille eglise abandonnee, premier temple d'Amerique, qui se trouvait a quelques pas de lui; puis il aida sa compagne a descendre. Les deux jeunes gens n'avaient encore aucun desir de se retirer dans leurs chambres. D'un commun accord, ils se dirigerent vers la terrasse qui surmonte la plage en face de l'hotel et commencerent a se promener. — Ainsi vous allez vers l'inconnu, vers l'Ungava, reflechit la jeune fille. [57] L'IMPERATRICE DE L'UNGAVA L'IMPERATRICE DE L'UNGAVA — Olli... — Seul? — Oui. — Mais vous allez vous perdre. — On ne se perd pas avec une intelligence, une boussole et l'etoile du Nord. — Vous y allez seul? insista la jeune fille. — Mais oui. Edith Darlington eclata de rire. Jacques abaissa sur eile un regard surpris, involontairement charmeur. — Savez-vous que vous etes beau, tres beau, dit la jeune fille avec toute la desinvolture americaine. Votre visage est parfait, d'une grande beaute virile d'oü tout effemine est absent. Votre corps est svelte et elegant, votre stature magnifique... — Arretez, arretez, mademoiselle, dit Jacques, riant ä son tour, car vous me forcerez ä vous appeler tout simplement mademoiselle «Darling». Vous avez bien tout le sans-gene americain. Le portrait que [58] vous venez de faire de moi vous révěle profondément yankee. — Ainsi, monsieur Normand, insista de nouveau la jeune fille, vous allez dans l'Ungava absolument seul? — Mais oui, mon Dieu! pour la troisiěme fois, je vous le repete. Oú voulez-vous en venir? — My God! Mais c'est incomprehensible que vous ne compreniez pas. Vous savez, je suis orpheline... — Trěs bien, mais aprěs? — Mon pere et ma mere m'ont laissé une trěs grande fortune, dont je suis libre de disposer comme il me plait, puisque j'ai 24 ans. — De mieux en mieux, railla Jacques, et ensuite? — J'adore les voyages. J'ai visité l'Europe, zut! 1'Amérique du Sud, fi! la Chine, mieux! les Indes, pas mal, mais ce que je veux voir c'est quelque chose de nouveau, « something different», quelque chose de mystérieux, ďétrange... — L'Ungava, par exemple! [59] ĽIMPÉRATRICE DE ĽUNGAVA L'IMPÉRATRICE DE ĽUNGAVA — Ah! enfin, vous y etes arrive, monsieur Normand; vous avez compris, ce n'est pas trop tot. Je veux aller avec vous dans l'Ungava, voila! Si vous refusez ma compagnie, j'y vais tout seul. Puis, imitant les intonations de Jacques, elle dit: — On ne se perd pas avec une intelligence, une boussole et l'etoile du Nord. Le jeune homme etait redevenu serieux, tres serieux : — Mademoiselle Edith, je n'entreprends pas ce voyage a la legere. Je vais rencontrer sur ma route des dangers terribles dont les deux principaux sont l'egarement et le froid. Plusieurs explorateurs sont alles dans la region de l'Ungava vers laquelle je me dirige : aucun n'en est revenu. Si vous partez, vous risquez votre vie. —Je suis orpheline, fortunee, j'adore les voyages et je meprise la vie parce que je sais qu'il y en a une autre, cent autres, et qu'a la fin il m'en restera toujours une quelque part dans ce firmament etoile. — Quelle femme vous etes! ne put s'empecher de dire Jacques. [60] — Alors, m'acceptez-vous pour le voyage de l'Ungava? — Oh! pas si vite! II faut réfléchir. II y a d'ailleurs pour moi un point ďune extréme importance et qu'il faudrait rendre bien clair entre vous et moi; c'est celui-ci: je vous ai dit sur le bateau le but de mon voyage dans l'Ungava. J'y vais pour conquérir ľindépendance économique de mon pays. Les Américains détiennent une grande partie de la richesse dans la province de Québec. Nous sommes dependants d'eux, au point de vue du capital. C'est actuellement un mal nécessaire. Mais, je vous le dis franchement, ä vous, Américaine, nous avons le désir d'etre maitres chez nous. Pouvez-vous nous en blámer? — Certes non. — II y a des mines ďor dans l'Ungava. Je vous y améne... — Oh! merci. — ... Mais ä une condition: c'est que toutes les mines d'or que je découvrirai ou que vous-méme découvrirez m'appartíendront en propre. Í6ľ L'IMPERATRICE DE L'UNGAVA — Vous etes un veritable homme d'affaires! s'ecria la jeune fille en riant. — Peut-etre! II y a trop longtemps que les Anglais disent qu'il n'y a pas d'hommes d'affaires chez les Canadiens francais. Pour une fois, j'espere qu'il va y en avoir un! Pesez bien mes conditions et reflechissez aux dangers enormes que vous allez courir... — C'est tout reflechi!... — Non, non, ne me repondez pas de suite. Attendez a demain. lis se promenaient toujours sur la terrasse, en face du Grand Hotel. Un des deux Sauvages qu'ils avaient vus sur le quai s'approchait d'eux. II se dirigea directement vers Jacques et lui dit en bon francais : — C'est a monsieur Jacques Normand, n'est-ce pas, que je m'adresse? Le jeune homme surpris lui repondit que oui. — Ma maitresse vous envoie ce cadeau, monsieur. r 621 et L'IMPERATRICE DE L'UNGAVA Le Sauvage remit alors ä Jacques un paquet s'eloigna ä pas rapides. — Qu'est-ce que cela peut bien étre? s'ecria la jeune fille. —Je n'y comprends rien. Ouvrons le paquet. Ce qu'il fit. Un gros tomahawk apparut ä leurs yeux. Au manche du tomahawk, une enveloppe était attachée. Jacques en rompit le cachet et lut: « A Monsieur Jacques Normand, Ingenieur, Cher Monsieur, L'Imperatrice de l'Ungava vous envoie ce cadeau et vous prie de croire que vous en aurez grandement besoin lors de voire prochain voyage dans son pays. Sa Majesté vous envoie en méme temps ses meilleurs souhaits, mais sceptiques, de succěs. JEAN LAURIN, Secretaire d'Etat. » — Jean Laurin! s'ecria en pálissant Jacques Normand. Jean Laurin, mais c'est ce jeune [63] L'IMPERATRICE DE L'UNGAVA explorateur qui partit de Quebec en 1899 pour l'Ungava et qui ne revint jamais. — Je frissonne, je frissonne merveilleusement, dit alors Edith Darlington. Oh! Monsieur Jacques, c'est entendu, j'y vais avec vous et partons au plus tót. Jacques dit: — L'Imperatrice de l'Ungava, la maitresse de ce Sauvage, de Jean Laurin dont les journaux ont parlé pendant plus de cinq ans, de Jean Laurin qui voulait, avant moi et pour le méme but, découvrir les mines d'or de ce pays terrible; PImpératrice de l'Ungava, c'est incomprehensible, inimaginable! — Non, c'est grand, tout simplement, et j'y vais avec vous. Mais Jacques secoua la téte négativement: — Pas de decision ce soir, dit-il. Attendons á demain. « La nuit porte conseil», voilá un bon précepte dans le moment. — Mais que pensez-vous au fond de ce Sauvage, de son Impératrice, de ce tomahawk et de Jean Laurin? Jacques réfléchit: [64] L'IMPERATRICE DE L'UNGAVA — En fin de compte, dit-il, je crois que toute cette histoire n'est qu'une comedie montee par quelqu'un de mes amis de Montreal ou de Quebec qui veut me « faire passer un degre », comme on dit. Nous allons entrer ä l'hotel. Je suis sür d'y rencontrer un ami qui m'aura joue ce tour. Iis entrerent ä l'hotel. Jacques regarda partout, chercha dans tous les coins, consulta le registre. Mais il n'y avait personne qu'il connaissait. II monta ä sa chambre, perplexe, intrigue, presque effraye. II HURTARO ET TIHAUANA Edith Darlington aimait se faire aimer des petits, des humbles. Elle était maintenant á Tadoussac depuis trois jours. Plusieurs fois eile avait rencontre la Sauvagesse qui lui avait vendu une canne sur le quai ä son arrivée. Elle avait eu de longues conversations avec eile. Cet apres-midi-lä, elles se promenaient toutes deux sur les ponts capricieux qui traversent le lac oú ľon élěve les saumons ä Tadoussac. Edith regardait avec émerveillement les milliers de saumons glisser dans ľeau transparente, ruisselant de gouttelettes ďor sous le soleil de juillet. Un Sauvage passa, celui qui avait donné ä Jacques Normand ľétrange tomahawk ľautre soir. — Bonjour, Hurtaro, dit la Sauvagesse. — Cest mon mari, mademoiselle, dit-elle avec un orgueil fort bien place, car le Sauvage était bel homme. L'IMPERATRICE DE L'UNGAVA — Comment vivez-vous? questionna Edith. Avez-vous des difficultes? Ne manquez-vous jamais de pain, « darling »? — Autrefois, bonne mademoiselle, nous avons mange bien de la misere. Mais aujourd'hui, c'est different, nous vivons dans une certaine aisance. Nos deux fils sont au college, au College de Rimouski, presque en face. Nos deux filles sont au couvent. — Mais qui paye pour tout 9a? questionna Edith, etonnee, qui se demandait ou ces Sauvages prenaient 1'argent pour tenir cinq enfants pensionnaires dans des maisons d'enseignement. — Qui paye? Mais c'est notre maitresse... Ici la Sauvagesse arreta net, rougit profondement... — Mais qu'as-tu done, « darling »? interrogea avec une sympathie curieuse l'americaine. — Oh! mademoiselle, ne repetez a personne ce que je vous ai dit, car ce serait terrible. De grands malheurs fondraient sur notre famille. Ce serait la ruine, les privations, la misere et peut-etre la mort. [68] L'IMPERATRICE DE L'UNGAVA — Mais ma pauvre Tihauana, que veux-tu que je repete? Tu ne m'as rien dit. Parle d'abord. Qu'est cette « maitresse » que tu viens de mentionner? Ton mari a parlé, lui aussi de « sa maitresse »l'autre soir, á monsieur Normand. Donne-moi la clef de Pénigme. — Oh! non, ma trěs chěre demoiselle, ne me demandez pas cela; je ne puis vous satisfaire. La Sauvagesse paraissait extraordinairement agitée : — II y va de notre bonheur, de notre vie, á mon mari, á moi et á mes pauvres petits enfants. Edith Darlington comprit qu'il était inutile d'insister. Tihauana avait les lěvres scellées par un secret qui paraissait terrible. L'Americaine allait s'eloigner. Mais l'autre lui prit le bras : — Vous étes bonne, vous, mademoiselle, je vous veux autant de bien qu'a la Sainte Vierge dans l'eglise. J'ai un conseil á vous donner. Hurtaro, mon mari a entendu votre conversation avec monsieur Normand, sur la terrasse, en face de l'hotel, le premier soir que vous avez été ici. [69] ĽIMPÉRATRICE DE ĽUNGAVA La jeune fille tressaillit: — Mais ton mari Hurtaro nous épiait alors! s'écria ľAméricaine. De nouveau Tihauana rougit, encore plus profondément que la premiére fois. — Mais oú était-il done? reprit Edith. Nous ne ľavons vu que quand il s'est approché de nous avec le tomahawk. Tihauana se redressa fiérement. Ľatavisme bouillonna en elle. Tout le passé sauvage tressaillit en son sein. — Hurtaro, dit-elle avec orgueil, est le meilleur éclaireur de la tribu. II peut ramper dans les broussailles sans faire le moindre bruit. II sait allumer une allumette sans faire de lumiére et fumer sa pipe sans que la fumée en soit visible. Hurtaro est un grand chef. Edith ne put s'empécher de frémir légérement. Elle admirait la fierté noble et naive de la squaw : — Mais oú était-il done cache, ton Hurtaro? 70] ĽIMPÉRATRICE DE ĽUNGAVA — La terrasse domine la gréve. Dans le cap poussent des broussailles. II s'était tapi lä et écoutait votre conversation pour... La Sauvagesse se tut et rougit encore, son secret ou une partie de son secret avait failli lui échapper. — Pour...? interrogea Edith. Tihauana poursuivit: — Hurtaro a appris que monsieur Normand voulait aller dans l'Ungava... L'« Ungava»! Elle n'avait pu s'empécher de prononcer ce mot avec orgueil. — Hurtaro a aussi appris que vous vouliez y aller avec lui. — Mais en quoi cela peut-il ťintéresser, toi, Tihauana? — N'allez pas, n'allez jamais dans l'Ungava, mademoiselle Edith. Vous n'en reviendriez point. — Je sais que c'est dangereux. H y a le froid. — Le froid n'est rien. — II y a le danger terrible de perdre sa route. — Perdre sa route n'est rien. [7i; L'IMPERATRICE DE L'UNGAVA — Mais qu'y a-t-il done, Tihauana? — II y a, il y a... Mon Dieu! non je ne puis pas vous le dire. Mais n'y allez pas, n'y allez pas, je vous supplie. Vous etes si bonne. J'en pleurerais pendant plusieurs lunes. Et puis, monsieur Normand aussi semble bien bon. Dites-lui de ne pas y aller. Non, non, n'y allez pas, ecoutez-moi! Et la Sauvagesse se sauva. Edith resta emue, intriguee, effrayee. — Decidement, j'y vais, dit-elle. Si au moins monsieur Normand peut m'amener avec lui! Mais diable! II fallait faire un point d'interrogation. Edith n'avait pas revu Jacques depuis le grand soir de leur conversation sur la terrasse, le jour de leur arrivee a Tadoussac. Jacques boudait-il? Elle ne l'avait vu ni aux repas, ni dans l'hotel, ni sur la greve. II n'etait visible nulle part. La jeune fille commencait a trouver mince la politesse du Canadien francais. Elle pensait que peut-etre elle l'avait importune et qu'il ne voulait pas d'elle pour son expedition dans l'Ungava. Elle elevait en son [72] L'IMPERATRICE DE L'UNGAVA esprit des chateaux de cartes pour les démolir et en ériger d'autres. Edith Darlington ne connaissait pas Jacques Normand. II était sujet a ces brusques sautes ďhumeur. II aimait á se cloítrer en sa chambre pendant plusieurs jours consécutifs. Depuis son arrivée, il lisait tous les récits de voyages publiés sur l'Ungava, une carte géographique á la main. D'ailleurs Edith avait eu peu de prise sur l'esprit de Jacques, entiěrement oceupé á son entreprise prochaine. II s'etait dit: — Elle veut venir dans l'Ungava. Trěs bien, mais laissons-lui le temps de réfléchir. Et il n'avait plus pense qu'a ses livres et á ses cartes géographiques. Trois jours s'etaient écoulés. Pour Jacques ils avaient fui á tire-d'aile. Pour Edith ils avaient eu la lenteur de la tortue dans leur marche. La jeune fille allait reprendre la route qui conduit du quai au village de Tadoussac quand soudain [73] L'IMPERATRICE DE L'UNGAVA quelque chose lui glaca le coeur. Elle venait de voir Jacques sortir de la cabane du Sauvage Hurtaro. II lui fit signe de l'attendre. Quand il fut pres d'elle il lui dit: — J'ai mille excuses a vous demander, dit-il. Je vais etre franc. Pendant ces trois jours, je vous ai completement oubliee. — Flatteur! railla Edith. — Bah! nous sommes camarades, n'est-ce pas? Sautons par dessus la cloture des periphrases mielleuses et allons droit au but. — Bien, je vous aime ainsi. Alors, je vais dans l'Ungava avec vous, c'est entendu, monsieur Jacques? — Ainsi vous etes serieuse, je le constate. En trois jours une femme qui ne change pas d'avis ne change plus. Alors, oui, c'est entendu, je vous amene dans l'Ungava malgre les dangers et les convenances, avouons-le! Joyeuse, Edith raconta a son compagnon ce qui venait de se passer entre elle et Tihauana. Jacques se rembrunit: "741 L'IMPERATRICE DE L'UNGAVA — II n'y a pas de doute que sa maitresse, a elle, comme celle de son mari Hurtaro est cette mysterieuse Imperatrice de l'Ungava dont je doute de l'existence et que je crois etre un mythe invente par quelque farceur de mes amis qui tarde a se demasquer d'ailleurs. Jacques reprit: — Vous m'avez raconte votre histoire. Je vais maintenant vous raconter la mienne. Je suis alle voir Hurtaro cet apres-midi: vous venez de me voir sortir de chez lui. Je voulais l'embaucher comme membre grassement paye de notre expedition dans l'Ungava. Savez-vous ce qu'il m'a dit? — Oui, il a refuse net! — Vous avez de l'intuition. Mais ce n'est pas tout. II m'a dit que j'avais eu beaucoup de bonte pour lui. C'est vrai, j'ai eu la faiblesse de lui donner une bouteille de cognac qui lui a fait battre sa femme. Alors en reconnaissance de ma bonte « mouillee », il m'avisa de ne pas aller dans l'Ungava, que je n'en reviendrais jamais. [75] L'IMPERATRICE DE L'UNGAVA - Le mari et la femme nous donnent les mémes eils. Etrange coincidence! Ill LA CÓTE-NORD Vaillancourt, Boulianne et Tremblay sont les trois noms les plus connus á Tadoussac. Tout le monde ou presque s'appelle Boulianne, Tremblay ou Vaillancourt. Or, une petite compagnie de navigation operant trois yachts avait pour nom Vaillancourt, Boulianne et Tremblay Enregistrée. Cest vers Phumble bureau de cette petite compagnie que Jacques Normand se dirigea le lendemain matin, aprěs avoir déjeuné au Grand Hotel. Le bureau était dans un vieux cabanon sur le vieux quai de Tadoussac. Jacques voulait se faire conduire aux Escoumains, 36 milles plus bas que Tadoussac, en yacht. II savait qu'aux Escoumains il y avait une reserve de Sauvages montagnais, et il désirait en embaucher quelques-uns pour l'expedition. Un vieux loup de mer, á mine rébarbative, aux cheveux en broussaille et á la barbe hirsute, était dans le cabanon quand Jacques y pénétra. [76] L'IMPERATRICE DE L'UNGAVA — Ne riez pas, fit le pere Boulianne, car nous marchons de mystere en mystere. Un genie bienfaisant semble veiller depuis quelque temps sur les Sauvages de la Cote-Nord. VII L'EPOUSE-SQUAW Jacques, Edith et le registrateur etaient au comble de l'etonnement. II y avait de quoi! lis etaient tous trois assis dans un grand salon richement meuble, mais sans gout. Dans un coin fenetre decoree d'une tenture de velours vert, un gramophone lourdement sculpte. Mai disposes dans la piece, des sieges chesterfield d'un large embonpoint et d'un confort non douteux. Aux murs des peintures qu'on avait du payer un gros prix. — Dire que nous sommes dans une maison de Sauvages! s'ecria Edith Darlington. Le vieux registrateur dit alors : — Nous sommes loin de la hutte indienne d'autrefois. Les Sauvages ont progresse vite depuis qu'ils n'achetent plus a credit. — lis ont appris les manieres du grand monde, fit Jacques Normand. Ne nous font-ils pas faire antichambre a l'heure qu'il est! [126] 1 L'IMPERATRICE DE L'UNGAVA A ce moment un grand gaillard penetra dans la piece. II etait vetu en coureur des bois. Son teint basane, ses yeux sombres, ses pommettes saillantes et son aspect general en faisaient un Montagnais reconnaissable a premiere vue. — Le Grand Chef va venir dans quelques minutes, dit le nouveau venu. II est occupe dans le moment, mais fait dire que ce ne sera pas long. Le Sauvage etait l'un des quatre que Jacques avait engages aux Escoumains comme membres de l'expedition. — Nous ne savons toujours pas encore le nom de ton Grand Chef, fit le pere Boulianne. — II s'appelle Cadaboushtou et est le roi de toutes les tribus de Montagnais et de Nascapis de la Cote-Nord. Depuis quelque temps il donne meme des ordres aux Hurons de Lorette et recoit des lettres de Caughnawaga. — Mais oui. — Ou est sa femme? — Ici meme. [128] L'IMPERATRICE DE L'UNGAVA — Ah! fit Edith, c'est sans doute elle, la grande femme brune, qui nous a ouvert la porte et introduit dans cette piece. — Non repondit le Sauvage. Jamais Mentagna, l'epouse et squaw du Grand Chef ne vient ouvrir la porte de sa demeure. Mentagna est^une reine a qui il est defendu de faire quoi que ce soit de ses mains... Elle est d'ailleurs tres instruite. Elle connait les noms de toutes les etoiles du ciel et de tous les oiseaux des airs. C'est une des servantes qui vous a ouvert la porte. — Une des servantes! s'ecria Jacques. Mais combien y en a-t-il? — II y en a sept, et elles ont toutes la « fleur du lit». — La « fleur du lit»! qu'est-ce que c'est que 9a? demanda Edith. Le pere Boulianne expliqua : — Vous etes Americaine, vous, vous ne connaissez pas les vieilles croyances canadiennes-francaises. II en est une qui veut que le septieme garcon consecutif ou la septieme fille consecutive nes 1291 L'IMPERATRICE DE L'UNGAVA de la meme mere aient ce qu'on appelle la « fleur du lit» des epoux. La « fleur du lit», c'est un don merveilleux qui permet a ceux qui l'ont de guerir miraculeusement. Les uns arretent le sang. D'autres font disparaitre toute maladie d'un troupeau. Jacques Normand declara alors : — Je ne crois pas a cela naturellement. Cependant, je me rappelle que quand j'avais sept ou huit ans, ma mere me conduisit a Saint-Romuald, petite ville situee a l'embouchure de la riviere Etchemin, pres de Levis. J'avais les mains couvertes de verrues. Nous allames voir une vieille femme qui avait la « fleur du lit». Elle prit un grain d'avoine et fit le tour de chacune de mes verrues en prononcant des paroles inintelligibles. Deux jours apres, toutes mes verrues etaient disparues. — C'est bizarre, fit Edith, qui continua : — Je voudrais bien voir la squaw Mentagna. Le Sauvage dit alors : — Chut! Chut! ne dites jamais la « Squaw Mentagna ». C'est une insulte. La femme d'un simple Sauvage est une squaw. Mais la femme du Grand L'IMPERATRICE DE L'UNGAVA Chef est « epouse et squaw ». Elle seule chez les Montagnais et Nascapis a droit a ce titre. — Alors, fit Edith, voulez-vous dire a l'epouse et squaw Mentagna que trois Visages-pales qui sont de grands chefs dans leurs nations voudraient avoir le plaisir de converser avec elle. Le Sauvage dit en souriant, et a voix basse : — Je crois bien qu'elle ne refusera pas votre supplique. L'epouse et squaw Mentagna est tres curieuse. Depuis que vous etes arrives, elle ne cesse de parler de vous. Elle m'a pose plusieurs questions a votre sujet. — D'ailleurs, remarqua Edith, nous pouvons causer d'egale a egale toutes deux. — Comment ca? questionna le vieux Boulianne. — Je le dirai a l'epouse et squaw Mentagna elle-meme. D'ici la, c'est un secret. — Je vais transmettre votre message, dit le Montagnais. — Une minute, interrompit Jacques. Nous voudrions bien faire plaisir a la femme du chef. Quel [130] [131] L'IMPERATRICE DE L'UNGAVA L'IMPERATRICE DE L'UNGAVA est son sujet de conversation favori? Que faut-il lui demander pour lui plaire? — Oh! demandez-lui de vous declamer quelque chose. Elle connait de belles recitations sauvages qu'elle recite souvent quand les chefs sont assembles. Le Montagnais sortit et revint deux minutes apres accompagne de Mentagna. Jacques, Edith et le pere Boulianne furent eblouis. L'epouse et squaw etait princierement vetue et une telle beaute sombre se degageait de sa figure et de toute sa personne que la jeune Americaine ne put s'empecher de lui dire : — Dieu! Madame, que vous etes belle! Mentagna sourit en saluant les explorateurs : — Je suis heureuse de vous souhaiter la bienvenue comme epouse et squaw du Grand Chef, dit-elle. Les Visages-pales sont ici chez eux. Comment puis-je les divertir en attendant l'arrivee de Cadaboushtou? — Sans doute jouez-vous le piano, dit Edith. Vous ne pourriez nous faire de plus grand plaisir que d'accepter de nous jouer un morceau. — Oui, dit Mentagna, j'ai appris le piano au couvent des Ursulines a Quebec. — Ah! vous etes allee chez les Ursulines! s'etonna Jacques. — Oui, j'y ai passe sept annees de ma vie. Mentagna s'etait assise au piano. Tout le monde se tut. Elle commenca de jouer. Les notes etaient d'abord hesitantes. On eut dit qu'elle cherchait quelque chose. Puis la cadence se fit nette, les sons s'accentuerent. Une douce melodie commenca. C'etait le bruissement du vent dans la foret. Les explorateurs perdirent la notion du temps, de l'espace, du lieu. lis se laisserent transporter dans les grands bois du nord. C'etait maintenant une tempete terrible. La rafale sifflait. Puis la tempete s'apaisa. Les premieres notes d'une danse sauvage se firent entendre. Ce fut une sarabande effrenee, ou on aurait jure entendre les cris des Sauvages. Quand les dernieres notes moururent et que Mentagna se tourna vers les explorateurs, ceux-ci etaient subjugues. [132] [133] ĽIMPÉRATRICE DE ĽUNGAVA — Vous dire que vous jouez admirablement bien, madame, fit Jacques, c'est trop peu! Vous nous avez enchantés. — C'est la premiere fois que j'entends cette piece, remarqua Edith. De qui est-elle? —J'en suis l'auteur, répondit fiěrement Mentagna. — Mais vous avez du talent... — Du génie... — En avez-vous écrit la musique? — Non, je ne sais pas écrire la musique. — Ce serait malheureux qu'un tel chef-d'oeuvre fůt perdu. — Je devrais étre un homme, soupira Mentagna. J'aimerais tant parler dans les conseils de la nation. Tout ce que je puis faire, c'est de leur reciter des pieces pour les divertir. La Sauvagesse s'était trahie. Edith saisit l'occasion : — Je puis vous parler d'égale ä égale. Tout ä ľheure mes amis, les Visages-páles m'ont demandé de leur révéler un secret. Mais je ľai garde pour vous. [134] LTMPERATRICE DE L'UNGAVA Le voici: je ne suis pas entierement une Blanche. I Mon grand-pere etait un chef iroquois. Alors la petite-fille du Grand Chef Hirtamonouk demande ä l'epouse et squaw du Grand Chef Cadaboushtou de reciter quelque chose. Mentagna rougit de plaisir et accepta immediatement: \ —Je vais vous reciter quelques incantations des Esquimaux du Nord canadien, dit la Sauvagesse. Si c'etaient des incantations de mon peuple, je ne vous les reciterais pas, car elles sont sacrees pour nous. Mais Celles des Esquimaux n'ont aucune valeur. J'ai appris ces incantations de l'explorateur Knud Rasmussen. Elles s'adressent aux esprits des hommes, des choses, des betes. Si ces esprits sont bons, c'est pour les attirer; s'ils sont mauvais, c'est pour les ecarter. Rasmussen m'a dit que ces paroles sont transmises dans le plus grand secret par les vieilles femmes sur leur lit de mort. II m'a aussi declare qu'il avait connu une sorciere esquimaude qui s'appelait Ana. Elle avait eu le secret des incantations de la vieille sorciere Ocquertuanak. En [135] L'IMPERATRICE DE L'UNGAVA L'IMPERATRICE DE L'UNGAVA reconnaissance, Ana avait donne le boire, le manger et le vetement a Ocquertuanak jusqu'a la mort de celle-ci. Voici les incantations d'Ana. Mentagna se leva. Sa figure se fit sombre et lointaine. EDe esquissa un geste de benediction et commenca a reciter: « Parole le matin au lever : s'il regne une maladie au village et que Ton soit en bonne sante, on prendra le bonnet et le mantelet d'un enfant, et, le bonnet tire sur les yeux, feignant d'enfiler les bras dans les manches du mantelet, on dira avant que personne ait pose le pied a terre : "Je me leve de ma couche avec la chanson matinale de la mouette grise; j'aurai soin de ne pas regarder dans l'obscurite. Je dirige mes regards vers le jour." « Parole qui rend leger ce qui est lourd : je me place devant le traineau pesamment charge, et parlant avec la langue de Ocquertuanak, je dis : "Je veux avancer avec les muscles de mes jambes qui sont plus forts que les tendons du tibia du petit veau du renne. Je veux avancer avec les muscles de mes jambes qui sont plus forts que les tendons du tibia [136] du petit liěvre. Je me garderai d'aller au-devant de l'obscurite; je veux aller vers la lumiěre." « Parole sur un enfant malade : Petit enfant, le sein de ta mere est gonflé de lait. Va, prends le sein, va et bois, va sur la montagne. Depuis le sommet de la montagne tu chercheras la santé, tu trouveras la vie. « Parole qui étanche le sang : Ceci est le sang du petit moineau. Qu'il sěche! Ceci est le sang qui a coule d'un morceau de bois. Qu'il sěche! « Parole qui conjure une proie : Béte de la mer, viens et offre-toi dans le gentil matin; animal de la steppe, viens et offre-toi dans le gentil matin! » Mentagna s'assit. Á ce moment un homme de grande taille, au visage ďune beauté mále, qu'on reconnaissait, lui aussi, comme Sauvage, pénétra dans la piece : — Salut aux voyageurs; salut aux explorateurs, dit- il. Mentagna alia embrasser l'homme et dit: — Voici le Grand Chef Cadaboushtou, les Visages-páles. Jacques lui serra la main : [137] i L'IMPERATRICE DE L'UNGAVA — Le chef Tirilingonk, des Escoumains, nous envoie a toi, Grand Chef, dit-il. II m'a donne quatre Sauvages. Nous allons dans l'Ungava. — Oui, je sais! — Tu sais? Mais qui te l'a dit? — Ce sont les Sauvages qui vous accompagnent qui m'ont appris la nouvelle. — L'Ungava est une contree terrible, continua le Grand Chef. Tres peu de personnes y vont. Personne n'en revient. — Tirilingonk m'a dit, 6 Cadabousthou, que toi seul pouvais nous guider surement dans l'Ungava. — Je suis le Grand Chef de toutes les tribus des Montagnais et Nascapis de Tadoussac a Blanc-Sablon. Des Esquimaux sont aussi sous ma domination. J'ai la science de tout. — Tirilingonk m'a dit, 6 Cadabousthou que tu accepterais de servir de guide a notre expedition dans l'Ungava. Mentagna se leva, les prunelles en feu : [138] L'IMPERATRICE DE L'UNGAVA — Cadaboushtou est le Grand Chef, dit-elle; il n'est pas un guide. II l'a ete autrefois, mais depuis que la Grande Dame... La voix du Grand Chef s'eleva alors terrible : — Tais-toi! Mentagna. Puis il continua : — Les femmes ont la langue plus longue que l'eternite, dit-il. Jacques, Edith et le registrateur se regarderent. lis pensaient tous trois : — De quelle Grande Dame Mentagna avait-elle voulu parler? S'agissait-il encore de l'Imperatrice de l'Ungava? Autrefois, disait la Sauvagesse, Cadaboushtou etait guide. II n'etait done pas alors Grand Chef. Mais depuis que la Grande Dame... Un autre mystere s'elevait devant les explorateurs. Cadaboushtou dit alors : — Je refuse de servir de guide aux explorateurs pour leur expedition dans l'Ungava. J'accepterai, s'ils le desirent, d'etre le chef de cette expedition, mais le [139] i LTMPÉRATRICE DE L'UNGAVA L'IMPERATRICE DE L'UNGAVA chef absolu. II faudra que les Visages-pales m'obeissent aveuglement. En retour je leur promets, a moins de maladie hors de mon controle, de les faire penetrer dans la region mysterieuse et inconnue de l'Ungava terrible. Je la connais; j'y suis deja alle. Jacques Normand sourit: — Nous acceptons vos conditions, Grand Chef, dit-il. Vous dirigerez notre expedition. Nous avons en vous une confiance absolue. Cadaboushtou termina la conversation : — Assez cause pour aujourd'hui, dit-il; j'ai plusieurs autres affaires a regler. Mentagna va vous donner tout ce qu'il vous faut. Car mon ordre est que vous demeuriez ici jusqu'a notre depart. Et je commande, puisque je suis le chef de 1'expedition. C'est la mon premier ordre. Mentagna, vois a ce que ces deux hommes et cette femme aient chacun un bon lit et fais-leur servir la nourriture la plus fine. Jacques dit: — Un mot avant votre depart, Cadaboushtou. II est bien entendu que tout ce que nous pourrons [140] découvrir dans l'Ungava m'appartiendra en propre et ' que vous, le Grand Chef, n'y aurez aucune part. Cadaboushtou n'avait pas bien compris. Jacques Normand répéta. Le Sauvage réfléchit quelques instants, puis : — II est entendu, dit-il, que tout ce que vous découvrirez vous appartiendra en propre pourvu que ! ce que vous découvrirez n'ait pas été découvert par s ďautres précédemment. Jacques resta songeur. Qu'est-ce que le Grand Chef avait voulu dire? Les mystěres s'accumulaient. [141] i IX INCOMPREHENSIBLE APOSTASIE Chaque jour le pere Boulianne avait de longues conversations avec le cure de Betsiamis. lis parlaient de la Cote-Nord, toujours de la Cote-Nord. Le voyageur qui visite les villages echelonnes de Tadoussac a Blanc-Sablon est frappe de l'amour que les habitants de cette partie du pays ont pour leur region... lis virent venir Edith a eux. En arrivant, la jeune fille eclata de rire : — Vous en avez des noms droles sur la Cote-Nord, monsieur le cure, dit-elle. — Mais comment 9a? — Un homme vient de m'apprendre qu'il arrivait de la riviere Sault-au-Cochon. — C'est bien 9a. La riviere Sault-au-Cochon, qui est assez considerable, a un cours d'environ 130 milles. Elle est situee a huit milles a Test de la riviere Portneuf. La maison Price faisait il y a des annees de grands chantiers sur le Sault-au-Cochon. L'IMPERATRICE DE L'UNGAVA LTMPERATRICE DE L'UNGAVA II y a beaucoup de saumons et de truites de mer 1 dans cette riviere. II y a aussi la riviere Sault-au- I Mouton, a 35 milles de Tadoussac environ. Son nom | la fait souvent confondre avec Pautre par les £ profanes. | Le pere Boulianne remarqua : I — Vous n'en etes pas au bout de vos etonnements, mademoiselle Edith. Vous ne savez sans doute pas qu'il y a a la sortie de la riviere Sault-au-Mouton, a 150 milles de Quebec, un village qui s'appelle les Mille-Vaches. — Les Mille-Vaches, que c'est drole! s'ecria la ■ jeune fille. — Nous avons aussi le village de Moisie, nom pittoresque, village situe a plus de 300 milles de Quebec, non loin du poste des Sept-Iles; nous avons encore la riviere aux Graines, dans le territoire de $ Mingan. | Le cure remarqua : 1 — Nous n'avons pas que des villages a noms \ baroques sur la Cote-Nord. Vous connaissez, monsieur Boulianne, la Baie-des-Belles-Amours, dans le canton de l'archipel du Blanc-Sablon. Les Sauvages racontent que les premiers habitants de ce petit endroit etaient un Montagnais et sa compagne nascapi qui s'aimaient, comme les colombes de La Fontaine, d'amour tendre. De la le nom : la Baie-des-Belles-Amours. Un Sauvage passa. Le cure lui fit un geste amical: — Ta femme, tes enfants vont bien? ques donna le pretre. Le Montagnais lui repondit sechement que oui et continua son chemin a pas plus rapides. Le cure baissa la tete tristement: — Je ne sais, dit-il, ce qu'ont les Sauvages contre moi depuis quelque temps. lis sont d'une froideur desesperante a mon egard. Je ne leur ai pourtant rien fait de mal. Je ne vois pas quels peuvent bien etre leurs griefs. — J'ai remarque, fit Edith, qu'il n'y a aucun. crucifix dans la maison de Cadaboushtou. II n'y a de meme aucune image sainte. [156] [157] UIMPÉRATRICE DE L'UNGAVA — Cependant, répondit le cure, la derniěre fois que je suis allé chez Cadaboushtou, il y avait un grand crucifix sur une étagěre dans le salon. Ce J crucifix était une veritable ceuvre d'art sculptée par | les religieuses du monastěre du Précieux-Sang de | Jésus, á Notre-Dame de Levis. Car Mentagna avait J une trěs grande devotion au Précieux-Sang de Jésus et faisait souvent des dons aux religieuses qui, par ce cadeau d'un crucifix, lui manifestěrent leur reconnaissance. Ainsi ce crucifix n'est plus á sa place d'honneur? — Non. } — C'est bizarre et désolant. II y avait d'ailleurs des images saintes dans toutes les pieces. Elles sont disparues? — Elles sont disparues! \ — Etrange! — Oui, 9a ne s'explique pas. Le pere Boulianne sourit: — Eh bien! dit-il, cela peut vous paraitre un mystěre, monsieur le cure. Mais, nous, depuis Tadoussac, nous sommes habitues aux choses i I [158] J L'IMPERATRICE DE L'UNGAVA etranges, aux evenements renversants. Quand un mystere se presente devant nous, nous disons irrevocablement, ou plutot notre ami Jacques Normand dit irrevocablement... — L'Imperatrice de l'Ungava, fit Jacques. On lui relata la froideur des Sauvages a l'egard du cure de Betsiamis. Le pretre continua : — Ce n'est pas tout. Depuis cinq dimanches, pas un Sauvage de la reserve, pas une Sauvagesse ne vient aux offices religieux. lis manquent tous la messe et commettent tous froidement un peche mortel. — On dirait d'ailleurs, fit Edith, qu'ils ont l'ordre de vous eviter le plus possible. Celui qui nous a croises tout a l'heure vous a a peine repondu, monsieur le cure. — Oui, c'est etrange, je le repete. II m'est impossible de m'expliquer leur conduite. Et pourtant ils etaient presque tous de fervents catholiques. Seul Cadaboushtou restait encore sur certains points farouchement attache a la foi de ses peres. Aussi [159] L'IMPERATRICE DE L'UNGAVA L'IMPERATRICE DE L'UNGAVA Cadaboushtou, arrive de je ne sais ou un samedi soir, tard, a-t-il ete le premier a manquer la messe le lendemain. Cette fois les autres Sauvages etaient la; mais ce fut la derniere! I — Qui les a ainsi detournes? 1 — Je suis sur que c'est Cadaboushtou, observa le cure. On l'a vu faire des visites repetees dans toutes les maisons des Sauvages de la reserve. Un soir, il y eut une grande fete indienne. Les abords du lieu de la fete etaient gardes par des sentinelles. On ne laissait passer aucun Blanc. C'etait un samedi soir. Le lendemain, personne ne vint a l'eglise. I — Je me demande, dit le pere Boulianne, quel interet peut avoir Cadaboushtou a faire revenir ses ; sujets sauvages a la foi de leurs aieux. f —Je me le demande de meme, fit le cure. | Jacques Normand questionna : — Voulez-vous mon avis? — Mais oui. I — Cadaboushtou n'est pas Tame de ce f mouvement, il n'en est que le mecanisme, pourrais-je \ dire. Le cure remarqua: — C'est ce que je croyais moi-meme. Je suis alle voir Cadaboushtou. II ne m'a pas laisse penetrer dans sa demeure, mais m'a fait asseoir sur sa veranda. Je lui ai demande s'il avait de la haine contre moi. II a paru etonne et a spontanement repondu avec force que non. Je lui ai demande pourquoi il poussait ses amis sauvages a abandonner la religion catholique. « D'abord laissez-moi vous dire, monsieur le cure, fit Cadaboushtou, que je vous estime beaucoup. Vous etes un saint homme. Je regrette vivement ce qui vous arrive; car vous avez fait beaucoup de bien aux Sauvages depuis que vous etes a Betsiamis. Je vous repete que je n'ai contre vous aucune cause de ressentiment. » Je recitai ma question premiere : « Pourquoi, Cadaboushtou, induis-tu tes camarades a abandonner Jesus? » II repondit: « Parce que Jesus n'est pas, ne peut pas etre notre Grand Manitou. C'est le Grand Manitou des Blancs. II ne peut pas a la fois proteger les Visages-pales et les Peaux-rouges. Ne cherche pas a savoir, cure, pourquoi les Montagnais abandonnent ton Dieu. Jamais tu ne le sauras. Le Visage-pale vit sur ses terres immenses. Le [160] [161] .T / L'IMPERATRICE DE L'UNGAVA Sauvage creve sur sa pauvre petite reserve epuisee de poisson et de gibier. Mais le Peau-rouge aura, lui aussi, des terres immenses et d'immenses richesses. N'oublie pas, cure, que le Sauvage donne une lumiere jaune, pareille a la couleur de la peau du Sauvage. Un jour, cette couleur sera celle du drapeau qui flottera sur le monde! » Le pere Boulianne s'ecria : — Mais Cadaboushtou vous a parle dans le langage image de ses ancetres. — Mentagnatta m'a dit, remarqua alors la jeune Americaine, que son pere ne parlait pas ainsi autrefois. On eut alors dit a l'entendre, qu'il etait simplement Canadien francais. Son retour au langage image date de l'achat de leur superbe maison. — Tout 9a est bien curieux, fit le vieux regis trateur. — C'est aussi bien triste et bien malheureux, continua le cure. — Mais c'est surtout etrange! Et Jacques Normand resta songeur... ;i62] r X LE PLUS BEAU COLLIER DU MONDE Un matin, en descendant a la salle a manger chez Cadaboushtou, Edith Darlington s'ecria : — Oh! II y a du nouveau! Elle venait de contempler Mentagna et sa fille assises l'une pres de l'autre, qui attendaient leurs invites. — Vous avez remarque de suite le changement! dit Mentagnatta. — Mais oui. Jacques Normand et le pere Boulianne arrivaient. Edith leur dit: — Regardez dans la piece, messieurs. Vous ne voyez rien de neuf? Les deux hommes firent des yeux le tour de la salle a manger. — Mais non, dirent-ils en haussant les epaules, nous ne remarquons rien d'insolite. — Regardez-moi attentivement, fit Mentagnatta. Jacques Normand observa alors : L'IMPERATRICE DE L'UNGAVA — Comment se fait-il qu'il existe une ville comme cdle-ci en plein centre de l'Ungava et que vous en soyez la maitresse? — Ma reponse sera un peu longue. Asseyons-nous et ecoutez. Elle commenca alors : XXI L'HISTOIRE DE L'IMPERATRICE Mon pere Masagonikouk, Montagnais de renom, etait riche; il me fit instruire au couvent de Bellevue a Quebec. Je sortis du couvent avec tous les diplomes possibles et imaginables. Quand je retournai dans la demeure de mon pere, non loin de Clarke City, j'avais un reve... j'avais vu mes pauvres freres Montagnais souffrir de la misere et de la faim. Et cependant je savais que nous etions les premiers habitants de ce pays, par consequent les seuls veritables proprietaires de ce sol que nous foulions. Mon grand reve etait de donner aux miens, a ceux de ma race, la gloire et la fortune et de prouver en meme temps a l'univers que nous n'etions pas un peuple de degeneres. Mais comment faire? Je songeai. Je songeai... Puis un jour, je rencontrai un Sauvage qui m'aimait et que je n'aimais pas d'amour. II me montra de Tor brut, mais de l'or merveilleusement [278] L'IMPERATRICE DE L'UNGAVA pur. Je savais que c'etait de Tor parce que j'avais appris la chimie au college. Le Sauvage ignorait ce que c'etait. II me dit que les Blancs voulaient lui dormer une bouteille d'eau-de-vie en echange de tout l'or. Mais il avait voulu venir me consulter auparavant par ce qu'il savait que j'etais instruite. Je lui demandai ou il avait pris cet or. II me repondit: — Dans l'Ungava. — Y en a-t-il beaucoup? questionnai-je. — Oh! il y en a pour emplir des centaines de mille traines sauvages. Je frissonnai d'emotion. Mon reve allait pouvoir devenir une realite. Je parlai de mon projet ä mon pere qui l'approuva avec enthousiasme. Le Sauvage m'avait dit qu'il connaissait la route de l'or. Nous partimes, trente Sauvages devoues, qui avaient tous jure sur les mänes de leurs ancetres de garder le secret le plus absolu. L'IMPERATRICE DE L'UNGAVA Et nous revinmes, charges d'or, apres un voyage ou nous avions failli plusieurs fois mourir de misere et de froid. Cet or contribua ä former parmi tous les Sauvages de Test du Canada une puissante societe secrete. Je decidai alors de donner un exemple au monde. Nous partimes de nouveau, cette fois deux cents. II y avait pour des milliards de piastres d'or dans l'Ungava. Nous allions y fonder une ville que je baptisai d'avance « Orsauvage » dont le gouvernement pourrait servir de modele ä l'univers. A notre expedition precedente, nous avions vu un site des plus favorables, le site ou la ville est bätie. C'etait un immense enfoncement de terrain entoure partout de montagnes gigantesques. Ces montagnes arretaient le vent et faisaient le climat moins froid. Or cet enfoncement etait situe tout pres des plus riches mines d'or. Pendant que nous accomplissions le second voyage ä pieds, semant partout des jalons et faisant une carte, celle dont s'est servi Cadaboushtou pour vous amener ici et qui est dans la vieille cabane de [280] [281] L'IMPERATRICE DE L'UNGAVA Godbout, un navire que j'avais secretement nolise s'en venait vers la Baie d'Ungava. Un char d'assaut, comme ceux dont on se servait pendant la guerre, fut debarque du vaisseau que Ton echoua volontairement, et ce char qui pouvait rouler sur les terrains les plus difficiles servit a transporter les materiaux pour les maisons que nous allions nous construire. Voici l'histoire de nos debuts. L'or que nous avions a profusion et que des bateaux conduits par des Sauvages transportaient secretement aux quatre coins du monde provoqua ici un developpement rapide. Plusieurs Blancs vinrent avec les Sauvages travailler ici, avec l'entente qu'ils ne repartiraient que quand nous serions prets a nous devoiler au monde. Orsauvage, capitale de l'Empire des Montagnais, Nascapis et Esquimaux, se developpa rapidement sous un gouvernement democratique ou l'lmperatrice elle-meme ne dedaigne pas d'aller rendre visite au plus humble de ses sujets. LTMPERATRICE DE L'UNGAVA Nous avons pris ce que les Blancs avaient de bon dans leurs lois et nous en avons retranché ce qu'il y avait de mauvais, c'est-a-dire beaucoup. Vous visiterez la ville et vous verrez quelles merveilles nous avons accomplies. Des chutes nombreuses des montagnes nous avons tiré une energie électrique géante. Toutes les maisons de la ville sont éclairées et chauffées á 1'électricité. Tout le monde travaille á épurer Tor brut ou á l'extraire des mines, et tout le monde est heureux. J'ai su, monsieur Normand, que vous veniez dans l'Ungava pour conquérir de l'or. La place est prise. Je vous ai délibérément attiré ici en me servant de Cadaboushtou comme complice parce que j'avais besoin ďun ingénieur. Vous, mademoiselle Darlington, je vous ai fait venir pour que vous disiez aux Américains qui se vantent de faire si grand qu'une petite Sauvagesse a fait plus grand qu'eux. [282] [283] L'IMPERATRICE DE L'UNGAVA Et vous, monsieur Boulianne, je connaissais par Hurtaro voire amour de l'Ungava, et j'ai jugé qu'une visitě ici vous ferait un plaisir extréme. Les travaux que vous allez dinger, monsieur Normand, sont les derniers á accomplir avant que je me révěle au monde. Quand vous aurez termine vous pourrez tous vous en aller et dire á l'univers que les Sauvages pauvres, déguenillés, faibles d'esprit ont construit quelque chose de trěs grand. Moi, alors, je m'appliquerai á continuer mon ceuvre de regeneration des Sauvages, regeneration de la religion de leurs ancétres qu'ils avaient perdue, regeneration de leur magnifique langue imagée... Et jamais je ne me marierai: personne ne me dominera parce que je veux dominer tout le monde. "2841 XXII A ORSAUVAGE Un mois s'etait passe depuis l'arrivee des explorateurs a Orsauvage. Jacques travaillait chaque jour a la transformation des pouvoirs d'eau. Souvent l'lmperatrice venait le voir. Une douce intimite s'etablissait entre eux. II en avait encore pour six mois de travail et tout serait fini. Edith s'amusait beaucoup et disait souvent: — Je crois que je passerais toute ma vie ici sans m'ennuyer. La jeune Imperatrice souriait alors, heureuse. Le pere Boulianne lisait et discutait avec FAmericain Reynold. Maintes fois ils se rendaient au spectacle. Car il y avait trois superbes theatres en ville : un cinema, un theatre de comedfe et un autre d'opera. Une fabrique d'automobiles venait de s'ouvrir. On y fabriquait la machine « Montagnais ». L'IMPERATRICE DE L'UNGAVA Un matin, Jacques alia visiter la prison. Le geolier, un Sauvage, lui dit: — Nous n'avons que trois prisonniers, monsieur. II n'y en a jamais beaucoup; la population est exemplaire. De ces trois, il y a un vieux Sauvage qui passe ses annees ici. C'est un ivrogne invetere. lis etaient devant la cellule de l'ivrogne. Voyant un etranger il s'avanca : — Permettez-moi de vous raconter une petite histoire, monsieur, dit-il. Hier soir, je suis sorti apres dix heures. Jacques tourna les yeux, surpris, vers le geolier : — Est-ce vrai? questionna-t-il. — Mais oui, je le laisse sortir apres 10 heures; car les cabarets sont fermes alors, et il n'y a pas de danger qu'il s'enivre. L'ivrogne continua : — Hier soir, je suis sorti et comme je ne suis entre qu'apres minuit, le geolier m'a dit que la prochaine fois que j'arriverais aussi tard, je coucherais dehors. Et il eclata de rire. L'IMPERATRICE DE L'UNGAVA Le geolier et Jacques de meme. Le premier remarqua: — II dit la verite. J'ai du perdre la tete pour lui dire pareille sottise. Dans la seconde cellule etait un autre homme. II dormait. — Qu'a-t-il fait, celui-ci? Questionna Jacques. — II a vendu du pain deux sous plus cher qu'il n'etait raisonnable. Une enquete a ete instituee. II a ete trouve coupable et condamne a 18 mois de prison. Dans la troisieme cellule etait une femme qui, en voyant Jacques et le geolier, rougit. — Allons-nous-en! dit le geolier. Quand ils furent loin, il reprit: — Cette femme a laisse son bebe seul a la maison pour aller au theatre. L'enfant est tombe de sa chaise en son absence et s'est blesse. Elle a ete condamnee a six mois de prison. Celui qui vend le pain trop cher est puni, pensa Jacques, celle qui n'a pas soin de son enfant est [286] [287] L'IMPERATRICE DE L'UNGAVA condamnee, ces Sauvages ont de mexlleures lots cue le^sageS-päles. L'Imperatnce pem ^ ^ £ [288] XXIII EN COUR CRIMINELLE L'Imperatrice etait une democrate. Chaque jour ou presque, elle allait visiter ses sujets, penetrait dans leurs demeures, conversait avec eux. Ce matin-lä elle avait dit a Jacques, ä Edith et au pere Boulianne : — Vous n'avez pas encore vu fonctionner notre tribunal criminel. D'ailleurs le juge n'y siege pas souvent. II n'y a pas de delits frequents. Ce matin, on me dit qu'une seance sera tenue ä 10 heures. Je vous y amene... lis etaient dans la salle de la Cour criminelle et attendaient l'entree du juge. L'Imperatrice conversait: — Je vous ai maintenant fait visiter ä peu pres tout ce que nous avons ä Orsauvage. Vous avez entendu chez moi des concerts de radio emis de Montreal, de New York et meme de villes plus eloignees. Mais vous ignorez que je possede un poste de transmission dans cette ville meme, oui. Et j'ai d'autres postes semblables un peu partout sur la L'IMPERATRICE DE L'UNGAVA route qui part du village de Saint-Patrice de la Pentecóte, en passant par les foréts du Nord et l'Ungava jusqu'ici. J'en ai méme un dans les bois non loin de Godbout. C'est sur cet appareil que Cadaboushtou venait de converser avec moi en signes conventionnels quand il a sauvé le régistrateur qui était tombé du tuyau. — C'est merveilleux! s'ecria Edith. — Silence! fit Phuissier. Le juge entrait en Cour. II prit son fauteuil. Le greffier appela: « L'IMPERATRICE VS MARIE-PAULE PARENT.» Une femme ďáge múr s'avanca, la téte baissée, rougissant de honte. — Marie-Paule Parent, lut le greffier, vous étes accusée d'avoir en la ville d'Orsauvage, entre le ler jour de juin et le dernier jour de septembre 1926, colporté des calomnies sur le compte de Marie-Laure Dubreuil, et d'avoir ainsi cause des dommages L'IMPERATRICE DE L'UNGAVA criminels a la dite Marie-Laure Dubreuil. Que repondez-vous a cette accusation? Plaidez-vous coupable ou non coupable? La femme repondit tout bas, d'une voix tremblante : —Je plaide coupable. Le juge questionna : — Est-ce la premiere fois que vous comparaissez comme accusee devant un tribunal criminel? — Oui, Votre Honneur. — Alors, je vous condamne a 50$ d'amende, aux frais et a 15 jours de travail de cuisine au camp des mineurs. — Merci, monsieur le juge. Jacques, Edith et le pere Boulianne etaient etonnes. Quoi? lTmperatrice avait fait des lois qui punissaient la calomnie. Un autre accuse se presentait. II etait accuse de medisance, celui-la. Le juge le condamna a 100$ [290] [291] UIMPÉRATRICE DE ĽUNGAVA ďamende, aux frais et ä un mois de nettoyage de rues. — La médisance, déclara le magistrát en commentant sa sentence, est plus vilaine que la calomnie, car ses coups ont plus de chance de porter que les autres. Le pere Boulianne dit ä ľlmpératrice : — Vous avez de bonnes lois, mademoiselle. Mais pourquoi avez-vous poussé vos frěres Sauvages ä retourner au paganisme? — Parce que je veux qu'ils apparaissent au monde, comme ils le feront bientôt, avec toute leur personnalité. Leurs dieux, nos dieux en font partie. Et puis quand le monde les aura vus et admirés, alors... — Alors? — Alors je n'en dis pas plus long pour aujourďhui. XXIV L'ADIEU Les travaux que surveillait Jacques etaient termines. II allait repartir. Un regret indetinissable l'envahissait. II s'etait attache a Orsauvage. II n'avait pas trouve For qu'il cherchait, For qui etait le but de son voyage. Mais il etait satisfait, immensement satisfait. N'avait-il pas vecu des heures supra-terrestres, des jours d'un charme irreel! II se demandait pourquoi il eprouvait cette sensation de dechirement douloureux au moment de quitter Orsauvage. Les bagages etaient prets. Une automobile pres duquel se tenait Cadaboushtou attendait dans la rue. Ils etaient tous reunis dans la meme piece. — L'autre jour, dit 1'Imperatrice, vous m'avez demande, pere Boulianne, pourquoi j'avais pousse [292] L'IMPERATRICE DE L'UNGAVA mes freres Sauvages vers le retour au paganisme. Je vous ai repondu, mais n'ai pas alors complete ma pensee. Aujourd'hui je vous declare : les Montagnais, Nascapis et Esquimaux reviendront a la foi chretienne quand le monde les aura vus, contemples et admires dans la ville unique d'Orsauvage. Edith demanda en souriant: — Quand PImperatrice se choisira-t-elle un empereur? La Reine de l'Ungava rougit un peu. Puis gravement: — Lors de votre arrivee ici, je vous ai dit que jamais un homme ne toucherait mon cceur. Aujourd'hui je ne puis que dire : jamais un homme ne touchera mon corps qui n'aura pas precedemment profondement touche mon cceur. Les yeux de PImperatrice et ceux de Jacques se rencontrerent. Et tous deux detournerent leurs regards, bizarrement genes. Edith et le pere Boulianne sortirent apres avoir fait leurs adieux. L'IMPERATRICE DE L'UNGAVA Jacques restait seul avec PImperatrice, hesitant, sur le seuil de la porte. II demanda : — Je pars. Reviendrai-je? Elle pencha la tete et reflechit longuement. Puis : —Je crois que vous pouvez revenir, repondit-elle. La figure de Jacques s'illumina. II s'approcha de la jeune fille et lui baisa pieusement la main. L'Imperatrice lui dit comme adieu : — Revelez au monde ce que de pauvres petits Sauvages degeneres ont su faire de grand, meme de sublime. Exposez notre gloire, et revenez. [294] [295]