Emile Zola (1840-1902) L'Assommoir Preface [... ] personne n'a entrevue que ma volonte etait de faire un travail purement philologique, que je crois d'un vif interet historique et social. Je ne me defends pas, d'ailleurs. Mon ceuvre me defendra. C'est une ceuvre de verite, le premier roman sur le peuple, qui ne mente pas et qui ait l'odeur du peuple. Et il ne faut point conclure que le peuple tout entier est mauvais, car mes personnages ne sont pas mauvais, ils ne sont qu'ignorants et gates par le milieu de rude besogne et de misere ou ils vivent. Seulement, il faudrait lire mes romans, les comprendre, voir nettement leur ensemble, avant de porter les jugements tout faits, grotesques et odieux, qui circulent sur ma personne et sur mes ceuvres. Ah! si Ton savait combien mes amis s'egaient de la legende stupefiante dont on amuse la foule! Si Ton savait combien le buveur de sang, le romancier feroce, est un digne bourgeois, un homme d'etude et d'art, vivant sagement dans son coin, et dont l'unique ambition est de laisser une ceuvre aussi large et aussi vivante qu'il pourra! Je ne demens aucun conte, je travaille, je m'en remets au temps et a la bonne foi publique pour me decouvrir enfin sous l'amas des sottises entassees. Paris, le Ier Janvier 1877. I. Gervaise avait attendu Lantier jusqu'a deux heures du matin. Puis, toute frissonnante d'etre restee en camisole a l'air vif de la fenetre, elle s'etait assoupie, jetee en travers du lit, fievreuse, les joues trempees de larmes. Depuis hurt jours, au sortir du Veau a deux tetes, ou ils mangeaient, il l'envoyait se coucher avec les enfants et ne reparaissait que tard dans la nuit, en racontant qu'il cherchait du travail. Ce soir-la, pendant qu'elle guettait son retour, elle croyait l'avoir vu entrer au bal du Grand-Balcon, dont les dix fenetres flambantes eclairaient d'une nappe d'incendie la coulee noire des boulevards exterieurs; et, derriere lui, elle avait apercu la petite Adele, une brunisseuse qui dinait a leur restaurant, marchant a cinq ou six pas, les mains ballantes comme si elle venait de lui quitter le bras pour ne pas passer ensemble sous la clarte crue des globes de la porte. Quand Gervaise s'eveilla, vers cinq heures, raidie, les reins brises, elle eclata en sanglots. Lantier n'etait pas rentre. Pour la premiere fois, il decouchait. Elle resta assise au bord du lit, sous le lambeau de perse deteinte qui tombait de la fleche attachee au plafond par une ficelle. Et, lentement, de ses yeux voiles de larmes, elle faisait le tour de la miserable chambre garnie, meublee d'une commode de noyer dont un tiroir manquait, de trois chaises de paille et d'une petite table graisseuse, sur laquelle trainait un pot a eau ebreche. On avait ajoute, pour les enfants, un lit de fer qui barrait la commode et emplissait les deux tiers de la piece. La malle de Gervaise et de Lantier, grande ouverte dans un coin, montrait ses flancs vides, un vieux chapeau d'homme tout au fond, enfoui sous des chemises et des chaussettes sales; tandis que, le long des murs, sur le dossier des meubles, pendaient un chale troue, un pantalon mange par la boue, les dernieres nippes dont les marchands d'habits ne voulaient pas. Au milieu de la cheminee, entre deux flambeaux de zinc depareilles, il y avait un paquet de reconnaissances du mont-de-piete, d'un rose tendre. C'etait la belle chambre de l'hotel, la chambre du premier, qui donnait sur le boulevard. Cependant, couches cote a cote sur le meme oreiller, les deux enfants dormaient. Claude, qui avait huit ans, ses petites mains rejetees hors de la couverture, respirait d'une haleine lente, tandis qu'Etienne, age de quatre ans seulement, souriait, un bras passe au cou de son frere. Lorsque le regard noye de leur mere s'arreta sur eux, elle eut une nouvelle crise de sanglots, elle tamponna un mouchoir sur sa bouche, pour etouffer les legers cris qui lui echappaient. Et, pieds nus, sans songer a remettre ses savates tombees, elle retourna s'accouder a la fenetre, elle reprit son attente de la nuit, interrogeant les trottoirs au loin. L'hotel se trouvait sur le boulevard de la Chape lie, a gauche de la barriere Poissonniere. C'etait une masure de deux etages, peinte en rouge lie de vin jusqu'au second, avec des persiennes pourries par la pluie. Au-dessus d'une lanterne aux vitres etoilees, on parvenait a lire entre les deux fenetres: Hotel Boncoeur, tenu par Marsoullier, en grandes lettres jaunes, dont la moisissure du platre avait emporte des morceaux. Gervaise, que la lanterne genait, se haussait, son mouchoir sur les levres. Elle regardait ä droite, du cöte du boulevard de Rochechouart, oü des groupes de bouchers, devant les, abattoirs, stationnaient en tabliers sanglants; et le vent frais apportait une puanteur par moments, une odeur fauve de betes massacrees. Elle regardait ä gauche, enfilant un long ruban d'avenue, s'arretant presque en face d'elle, ä la masse blanche de l'höpital de Lariboisiere, alors en construction. Lentement, d'un bout ä l'autre de l'horizon, eile suivait le mur de l'octroi, derriere lequel, la nuit, eile entendait parfois des cris d'assassines; et eile fouillait les angles ecartes, les coins sombres, noirs d'humidite et d'ordure, avec la peur d'y decouvrir le corps de Lantier, le ventre troue de coups de couteau. Quand eile levait les yeux, au-delä de cette muraille grise et interminable qui entourait la ville d'une bände de desert, eile apercevait une grande lueur, une poussiere de soleil, pleine dejä du grondement matinal de Paris. Mais c'etait toujours ä la barriere Poissonniere qu'elle revenait, le cou tendu, s'etourdissant ä voir couler, entre les deux pavilions trapus de l'octroi, le flot ininterrompu d'hommes, de betes, de charrettes, qui descendait des hauteurs de Montmartre et de la Chapelle. II y avait lä un pietinement de troupeau, une foule que de brusques arrets etalaient en mares sur la chaussee, un defile sans fin d'ouvriers allant au travail, leurs outils sur le dos, leur pain sous le bras; et la cohue s'engouffrait dans Paris oü eile se noyait, continuellement. Lorsque Gervaise, parmi tout ce monde, croyait reconnaitre Lantier, elle se penchait davantage, au risque de tomber; puis, elle appuyait plus fortement son mouchoir sur la bouche, comme pour renfoncer sa douleur. Une voix jeune et gaie lui fit quitter la fenetre. «Le bourgeois n'est done pas la, madame Lantier! — Mais non, monsieur Coupeau», repondit-elle en tächant de sourire. C'etait un ouvrier zingueur qui occupait, tout en haut de l'hötel, un cabinet de dix francs. II avait son sac passe ä l'epaule. Ayant trouve la clef sur la porte, il etait entre, en ami. «Vous savez, continua-t-il, maintenant, je travaille lä, ä l'höpital... Hein! quel joli mois de mai! Ca pique dur, ce matin.» [...] Vers onze heures et demie, un jour de beau soleil, Gervaise et Coupeau, l'ouvrier zingueur, mangeaient ensemble une prune, ä l'Assommoir du pere Colombe. Coupeau, qui fumait une cigarette sur le trottoir, l'avait forcee ä entrer comme elle traversait la rue, revenant de porter du linge; et son grand panier carre de blanchisseuse etait par terre, pres d'elle, derriere la petite table de zinc.[...] «Oh! e'est vilain de boire!» dit-elle ä demi-voix. Et elle raconta qu'autrefois, avec sa mere, elle buvait de l'anisette, ä Plassans. Mais elle avait failli en mourir un jour, et 5a l'avait degoütee; elle ne pouvait plus voir les liqueurs: «Tenez, ajouta-t-elle en montrant son verre, j'ai mange ma prune; seulement, je laisserai la sauce, parce que 5a me ferait du mal.» Coupeau, lui aussi, ne comprenait pas qu'on püt avaler de pleins verres d'eau-de-vie. Une prune par-ci par-la, 5a n'etait pas mauvais. Quant au vitriol, ä l'absinthe et aux autres cochonneries, bonsoir! il n'en fallait pas. Les camarades avaient beau le blaguer, il restait ä la porte, lorsque ces cheulards-lä entraient ä la mine ä poivre. Le papa Coupeau, qui etait zingueur comme lui, s'etait ecrabouille la tete sur le pave de la rue Coquenard, en tombant, un jour de ribotte, de la gouttiere du n° 25; et ce souvenir, dans la famille, les rendait tous sages. Lui, lorsqu'il passait rue Coquenard et qu'il voyait la place, il aurait plutot bu l'eau du ruisseau que d'avaler un canon gratis chez le marchand de vin. II conclut par cette phrase: «Dans notre metier, il faut des jambes solides.» Gervaise avait repris son panier. Elle ne se levait pourtant pas, le tenait sur ses genoux, les regards perdus, revant, comme si les paroles du jeune ouvrier eveillaient en eile des pensees lointaines d'existence, Et elle dit encore, lentement, sans transition apparente: «Mon Dieu ! je ne suis pas ambitieuse, je ne demande pas grand-chose... Mon ideal, ce serait de travailler tranquille, de manger toujours du pain, d'avoir un trou un peu propre pour dormir, vous savez, un lit, une table et deux chaises, pas davantage... Ah ! je voudrais aussi e lever mes enfants, en faire de bons sujets, si c'etait possible... II y a encore un ideal, ce serait de ne pas etre battue, si je me remettais jamais en menage; non, 5ane me plairait pas d'etre battue... Et e'est tout, vous voyez, e'est tout.» Elle cherchait, interrogeait ses desirs, ne trouvait plus rien de serieux qui la tentat. Cependant, elle reprit, apres avoir hesite: « Oui, on peut ä la fin avoir le desir de mourir dans son lit... Moi, apres avoir bien trime toute ma vie, je mourrais volontiers dans mon lit, chez moi.» Et eile se leva. Coupeau, qui approuvait vivement ses souhaits, etait dejä debout, s'inquietant de l'heure. Mais ils ne sortirent pas tout de suite; elle eut la curiosite d'aller regarder, au fond, derriere la barriere de chene, le grand alambic de cuivre rouge, qui fonctionnait sous le vitrage clair de la petite cour; et le zingueur, qui l'avait suivi, lui expliqua comment 5a marchait, indiquant du doigt les differentes pieces de l'appareil, montrant l'enorme cornue d'ou tombait un filet limpide d'alcool. L'alambic, avec ses recipients de forme etrange, ses enroulements sans fin de tuyaux, gardait une mine sombre; pas une fumee ne s'echappait; a peine entendait-on un souffle interieur, un grondement souterrain; c'etait comme une besogne de nuit faite en plein jour, par un travailleur morne, puissant et muet. Cependant, Mes-Bottes, accompagne de ses deux camarades, etait venu s'accouder sur la barriere, en attendant qu'un coin du comptoir fut libre. II avait un rire de poulie mal graissee, hochant la tete, les yeux attendris, fixes sur la machine a souler. Tonnerre de Dieu! elle etait bien gentille! II y avait, dans ce gros bedon de cuivre, de quoi se tenir le gosier au frais pendant huit jours. Lui, aurait voulu qu'on lui soudat le bout du serpentin entre les dents, pour sentir le vitriol encore chaud l'emplir, lui descendre jusqu'aux talons, toujours, toujours, comme un petit ruisseau. Dame ! il ne se serait plus derange, 5a aurait joliment remplace les des a coudre de ce roussin de pere Colombe! Et les camarades ricanaient, disaient que cet animal de Mes-Bottes avait un fichu grelot, tout de meme. L'alambic, sourdement, sans une flamme, sans une gaiete dans les reflets eteints de ses cuivres, continuait, laissait couler sa sueur d'alcool, pareil a une source lente et entetee, qui a la longue devait envahir la salle, se repandre sur les boulevards exterieurs, inonder le trou immense de Paris. L'Argent Onze heures venaient de sonner á la Bourse, lorsque Saccard entra chez Champeaux, dans la salle blanc et or, dont les deux hautes fenétres donnent sur la place. D'un coup d'oeil, il parcourut les rangs de petites tables, ou les convives affamés se serraient čoude á coude; et il parut surpris de ne pas voir le visage qu'il cherchait. Comme, dans la bousculade du service, un garcon passait, charge de plats : «Dites done, M. Huret n'est pas venu? — Non, monsieur, pas encore.» Alors, Saccard se décida, s'assit á une table que quittait un client, dans l'embrasure d'une des fenétres. II se croyait en retard; et, tandis qu'on changeait la serviette; ses regards se portérent au-dehors, épiant les passants du trottoir. Méme, lorsque le couvert fut rétabli, il ne commanda pas tout de suite, il demeura un moment les yeux sur la place, toute gaie de cette claire journée des premiers jours de mai. A cette heure ou le monde déjeunait, elle était presque vide: sous les marronniers, d'une verdure tendre et neuve, les bancs restaient inoecupés; le long de la grille, á la station des voitures, la file des fiacres s'allongeait, d'un bout á l'autre; et l'omnibus de la Bastille s'arretait au bureau, á l'angle du jardin, sans laisser ni prendre de voyageurs. Le soleil tombait d'aplomb, le monument en était baigné, avec sa colonnade, ses deux statues, son vaste perron, en haut duquel il n'y avait encore que l'armee des chaises, en bon ordre. Mais Saccard, s'etant tourné, reconnut Mazaud, l'agent de change, á la table voisine de la sienne. II tendit la main. «Tiens! e'est vous. Bonjour! — Bonjour!» répondit Mazaud. en donnant une poignée de main distraite. Petit, brun, trěs vif, joli homme, il venait ďhériter de la charge d'un de ses oncles, á trente-deux ans. Et il semblait tout au convive qu'il avait en face de lui, un gros monsieur á figure rouge et rasée, le célěbre Amadieu, que la Bourse vénérait, depuis son fameux coup sur les Mines de Selsis. Lorsque les titres étaient tombés á quinze francs, et que Ton considérait tout acheteur comme un fou, il avait mis dans 1'affaire sa fortune, deux cent mille francs, au hasard, sans calcul ni flair, par un entétement de brute chanceuse. Aujourd'hui que la découverte de filons reels et considerables avait fait dépasser aux titres le cours de mille francs, il gagnait une quinzaine de millions; et son operation imbecile qui aurait du le faire enfermer autrefois, le haussait maintenant au rang des vastes cerveaux financiers. II était salué, consulté surtout. D'ailleurs, il ne donnait plus d'ordres, comme satisfait, trónant désormais dans son coup de génie unique et légendaire. Mazaud devait réver sa clientele. Saccard, n'ayant pu obtenir d'Amadieu méme un sourire, salua la table d'en face, ou se trouvaient réunis trois spéculateurs de sa connaissance, Pillerault, Moser et Salmon. «Bonjour! cavabien? — Oui, pas mal... Bonjour!» Chez ceux-ci encore, il sentit la froideur, l'hostilite presque. Pillerault pourtant, tres grand, tres maigre, avec des gestes saccades et un nez en lame de sabre, dans un visage osseux de chevalier errant, avait d'habitude la familiarite d'un joueur qui erigeait en principe le casse-cou, declarant qu'il culbutait dans des catastrophes, chaque fois qu'il s'appliquait ä reflechir. II etait d'une nature exuberante de haussier, toujours tourne ä la victoire, tandis que Moser, au contraire, de taille courte, le teint jaune, ravage par une maladie de foie, se lamentait sans cesse, en proie ä de continuelles craintes de cataclysme. Quant ä Salmon, un tres bei homme luttant contre la cinquantaine, etalant une barbe süperbe, d'un noir d'encre, il passait pour un gaillard extraordinairement fort. Jamais il ne parlait, il ne repondait que par des sourires, on ne savait dans quel sens il jouait, ni meme s'il jouait; et sa facon d'ecouter impressionnait tellement Moser, que souvent celui-ci, apres lui avoir fait une confidence, courait changer un ordre, demonte par son silence.