Louis-Ferdinand CÉLINE (1894-1961) « Du jus de fumée qui trempe la plaine... » Revenu d'Amérique, Bardamu a conquis dare-dare son doctoral et s'installe ä la Garenne-Rancy (qui rappelle la Garenne-Colombe ou Drang, mais aussi le clapier et le moist) ; on a id, outre quelques vociferations, un tableau realisté ä peine exagéré, oü ľ energie sombre et goguenarde traduit le pessimisme foncier de routeur. Si, depuis 1932, la banlieue s'est transformée (diparition des tramways, cités modernes), son « atmosphere » n 'est-ellepas cependant encore semblable ä celie que saisit Celine ? C'est pas le tout d'etre rentré de l'Autre Monde ! On retrouve le fil des jours comme on ľa laissé ä trainer par ici, poisseux, précaire. II vous attend. J'ai tourné encore pendant des semaines et des mois tout autour de la Place Clichy, ďoú j'étais parti, et aux environs aussi, ä faire des petits metiers pour vivre, du côté des Batignolles. Pas racontables ! Sous la pluie ou dans la chaleur des autos, juin venu, celle qui vous brule la gorge et le fond du nez, presque comme chez Ford. Je les regardais passer, et passer encore, pour me distraire, les gens filant vers leur theatre ou le Bois, le soir. Toujours plus ou moins seul pendant les heures libres je mijotais avec des bouquins et des journaux et puis aussi avec toutes les choses que j'avais vues. Mes etudes, une fois reprises, les examens je les ai franchis, ä hue ä dia, tout en gagnant ma croůte. Elle est bien défendue la Science, je vous le dis, la Faculté, c'est une armoire bien fermée. Des pots en masse, peu de confiture. Quand j'ai eu tout de merne termine mes cinq et six années de tribulations académiques, je l'avais mon titre, bien ronflant. Alors, j'ai été m'accrocher en banlieue, mon genre, ä la Garenne-Rancy, lä, děs qu'on sort de Paris, tout de suite aprěs la Porte Brandon. Je n'avais pas de pretention moi, ni d'ambition non plus, rien que seulement l'envie de souffler un peu et de mieux bouffer un peu. Ayant posé ma plaque ä ma porte, j'attendis. Les gens du quartier sont venus la regarder ma plaque, soupconneux. lis ont méme été demander au Commissariat de Police si j'étais bien un vrai médecin. Oui, qu'on leur a répondu. II a depose son Diplome, e'en est un. Alors, il fut répété dans tout Rancy qu'il venait de s'installer un vrai médecin en plus des autres. « Y gagnera pas son bifteck ! a prédit tout de suite ma concierge. II y en a déjä bien trop des médecins par ici! » Et c'était exactement observe. En banlieue, c'est surtout par les tramways que la vie vous arrive le matin. II en passait des pleins paquets avec des pleines bordées d'ahuris brinquebalant, děs le petit jour, par le boulevard Minotaure, qui descendaient vers le boulot. Les jeunes semblaient méme comme contents de s'y rendre au boulot. lis aecéléraient le trafic, se cramponnaient aux marchepieds, ces mignons, en rigolant. Faut voir ca. Mais quand on connait depuis vingt ans la cabine téléphonique du bistrot, par exemple, si sale qu'on la prend toujours pour les chiottes, l'envie vous passe de plaisanter avec les choses sérieuses et avec Rancy en particulier. On se rend alors compte oú qu'on vous a mis. Les maisons vous possedent, toutes pisseuses qu'elles sont, plates facades, leur cceur est au propriétaire. Lui on le voit jamais. II n'oserait pas se montrer. II envoie son gérant, la vache. On dit pourtant dans le quartier qu'il est bien aimable le proprio quand on le rencontre. Ca n'engage ä rien. La lumiěre du ciel ä Rancy, c'est la méme qu'ä Detroit, du jus de fumée qui trempe la plaine depuis Levallois. Un rebut de bätisses tenues par des gadoues noires au sol. Les cheminées, des petites et des hautes, ca fait pareil de loin qu'au bord de la mer les gros piquets dans la vase. Lä dedans, c'est nous. Faut avoir le courage des crabes aussi, ä Rancy, surtout quand on prend de l'äge et qu'on est bien certain d'en sortir jamais plus. Au bout du tramway voici le pont poisseux qui se lance au-dessus de la Seine, ce gros égout qui montre tout. Au long des berges, le dimanche et la nuit les gens grimpent sur les tas pour faire pipi. Les homines ca les rend méditatifs de se sentir devant l'eau qui passe. lis urinent avec un sentiment ďéternité, comme des marins. Les femmes, ca ne médite jamais. Seine ou pas. Au matin done le tramway empörte sa foule se faire comprimer dans le metro. On dirait ä les voir tous s'enfuir de ce côté-lä, qu'il leur est arrive une catastrophe du côté d'Argenteuil, que c'est leur pays qui brule. Aprěs chaque aurore, ca les prend, ils s'accrochent par grappes aux portieres, aux rambardes. Grande déroute. C'est pourtant qu'un patron qu'ils vont chercher dans Paris, celui qui vous sauve de crever de faim, ils ont énormément peur de le perdre, les laches. II vous la fait transpirer pourtant sa pitance. On en pue pendant dix ans, vingt ans et davantage. C'est pas donné. Et on s'engueule dans le tramway déjä, un bon coup pour se faire la bouche. Les femmes sont plus raleuses encore que des moutards. Pour un billet en resquille, elles feraient stopper toute la ligne, c'est vrai qu'il y en a déjä qui sont saoules parmi les passagěres, surtout celieš qui descendent au marché vers Saint-Ouen, les demi-bourgeoises. « Combien les carottes ? » qu'elles demandent bien avant d'y arriver pour faire voir qu'elles ont de quoi. Comprimés comme des ordures qu'on est dans la caisse en fer1, on traverse tout Rancy, et on odore ferme en méme temps, surtout quand c'est ľété. Aux fortifications on se menace, on gueule un dernier coup et puis on se perd 1 Le tramway 1 Louis-Ferdinand CELINE (1894-1961) de vue, le metro avale tous et tout, les complets détrempés, les robes découragées, bas de soie, les metrites et les pieds sales comme des chaussettes, cols inusables et raides comme des termes, avortements en cours, glorieux de la guerre, tout ca dégouline par ľescalier au coaltar et phéniqué et jusqu'au bout noir, avec le billet de retour qui coůte autant ä lui tout seul que deux petits pains. La leňte angoisse du renvoi sans musique, toujours si pres des retardataires (avec un certificat sec) quand le patron voudra réduire ses frais généraux. Souvenirs de « Crise » ä fleur de peau, de la derniěre fois sans place, de tous les Intransigeants qu'il a fallu lire, cinq sous, cinq sous... des attentes ä chercher du boulot... Ces mémoires vous étranglent un homme, tout enroulé qu'il puisse étre dans son pardessus « toutes saisons ». La ville cache tant qu'elle peut ses foules de pieds sales dans ses longs égouts électriques. lis ne reviendront ä la surface que le dimanche. Alors, quand ils seront dehors faudra pas se montrer. Un seul dimanche ä les voir se distraire, ca suffirait pour vous enlever ä toujours le goůt de la rigolade. Autour du metro, pres des bastions croustille, endémique1, ľodeur des guerres qui trainent, des relents de villages mi-brulés, mal cuits, des revolutions qui avortent, des commerces en faillite. Les chiffonniers de la zone brúlent depuis des saisons les mémes petits tas humides dans les fossés ä contre-vent. Cest des barbares ä la manque ces biffins pleins de litrons et de fatigue. Ils vont tousser au dispensaire ďä côté, au lieu de balancer les tramways dans les glacis et d'aller pisser dans l'octroi un bon coup. Plus de sang. Pas d'histoires. Quand la guerre eile reviendra, la prochaine, ils feront encore une fois fortune ä vendre des peaux de rats, de la cocaine et des masques2 en tôle ondulée. Voyage au bout de la nuit. (Éd. Gallimard), p. 295. Comme une maladie habituelle á cet endroit. 2 Contre les gaz. 2