Alexandre Hardy La Force du sang Dans cette tragi-comédie tirée d’une nouvelle de Cervantès, l’action s’étend sur une durée de sept années et tourne autour du viol d’une jeune fille, Léocadie, qu’unjeune homme de bonne famille enlève de force à ses parents pour une nuit. Les précautions prises empêchent l’héroïne de reconnaître son ravisseur et la maison où on l’emmène. Libérée au petit matin, elle n’a d’autre ressource que d’aller ensevelir sa honte dans le secret du logis familial ; le criminel part, quant à lui, voyager en Italie. Sept ans se passent, le temps que grandisse l’enfant du déshonneur. Le dénouement sera cependant heureux – tragi-comédie oblige ! Léocadie finira par épouser celui qui ne l’a jamais oubliée depuis la nuit et dont elle tombera amoureuse lorsqu’elle fera enfin sa connaissance ! Une fille déshonorée ESTÉFANIE Eh bien, c’est un enfant que le hasard nous donne. LÉOCADIE Mais un cruel fléau qui d’horreur m’environne ! ESTÉFANIE Fais la désespérée autant que tu voudras, Je le désire nu tenir entre mes bras. LÉOCADIE Je désire aussi voir la race de vipère Sous mes pieds écrasée, en vengeance du père ! ESTÉFANIE Tu ne me saurais pas davantage fâcher Que semblable propos, indiscrète, lâcher… LÉOCADIE Vous voulez que j’approuve et que je fasse compte Du triste monument qui s’érige à ma honte ? ESTÉFANIE La nature t’oblige en sa première loi D’aimer un fruit vivant qui sortira de toi. LÉOCADIE Fruit dont l’arbre mérite flamme allumée… ESTÉFANIE Mais tel fruit, de ton sang créature formée, Aimable en l’einnocence, ignorant qui l’a fait.. Bref sa cause produit, mauvaise, un bon effet. LÉOCADIE Un bon qui de ma fleur virginale me prive ? ESTÉFANIE Oui, bon, puisque des Cieux le chef-d’œuvre en dérive. LÉOCADIE On aurait beau flatter ma poignante douleur, Beau donner à mon crime une sombre couleur, Le soleil qu’odieux ne me saurait plus luire, L’air pollu de ce rapt mon désastre soupire, La terre qu’à regret ne supporte mes pas, Ma vie est une suite horrible de trépas ; Un enfer de langueurs, une prison cruelle Qui ne me tiendra plus guère de temps chez elle. ESTÉFANIE Apaise, mon souci, tes regrets violents. Nous ne sommes pas moins du désastre dolents ; Toutefois, avenu sa nécessité dure Veut que sans ratraîchir tel ulcère, on l’endure ; Tu crains que ta grossesse apporte un mauvais bruit, Epouvantable éclair que ce tonnerre suit ; Mais, ma fille, on saura prévenir ce diffame. Je ne veux employer que moi de sage-femme, Que moi qui te délivre, outre l’affection, Instruite à ce métier jusqu’en perfection. Cela vaut fait, après la maternelle cure, Une nourrice aux champs discrète te procure, Qui sous nom supposé ta race élèvera Et le los précédent chaste conservera : Mais octroie, remise, une trêve à ces plaintes, A ces profonds sanglots, à ces larmes épreintes, Et ne me pense plus furieuse meurtrir, Plus les fleurs de ce teint en la sorte flétrir, A pein d’éprouver ma haine méritée, De ne voir désormais ta mère qu’irritée, Ains de précipiter, parricide, en ce deuil Qui n’est plus de saison, sa vieillesse au cercueil. LÉOCADIE Madame, pardonnez ce qu’une âme confuse Profère en désespoir de la raison percluse, Pardonnez aux regrets que ma pudicité Immole sur sa tombe en telle adversité Quiconque les pourra modérer dessus l’heure De l’outrage enduré consentante demeure, Insensible à l’honneur que vous m’avez toujours Enseigné préférable à la suite des jorus Or plutôt que commettre une impieuse offense, Que ne les réprouver selon votre défense, Ma force entreprendra sur elle, et mes ennuis Au jour ne seront plus remarquables produits ; Je les dévorerai, leur aigreur adoucie Avec votre bonté qui de moi se soucie. ESTÉFANIE Courage, cher espoir, les maux plus déplorés Obtiennent maintes fois sous les cieux implorés Une agréable issue, une fin plus heureuse, Que n’en fut l’origine horrible et funéreuse Combien estimes-tu devoir encore aller ? LÉOCADIE Hélas je sens un faix douloureux dévaler Qui presse sa sortie et d’épreinte cruelles Me travaille lecorps jusque dans les moelles, Et neuf lunes tantôt s’accomplissent depuis Qu’en ce piteux état longoureuse je suis. ESTÉFANIE Patience, mon heur, espère après la pluie Un serein gracieux qui tes larmes essuie. A ce mal violent succédera le bien. Sur ma parole, crois que ce ne sera rien.