Textes choisis Renaissance et baroque Petr Kyloušek Conseil aux lecteurs La présente anthologie est le résultat d’un choix didactique. Elle a un rôle de complément des cours de littérature, elle ne s’y substitue pas. Les renseignements concernant la dynamique historique, l’évolution des idées et des sensibilités, les biographies et les bibliographies des auteurs sont accessibles, entre autres, dans deux ouvrages récents : Jaroslav Fryčer a kol., Slovník francouzsky píšících autorů, Praha, Libri, 2002; Jiří Šrámek, Panorama francouzské literatury od počátků po současnost (9.-21. stol.), Brno, Host 2013. Les étudiants sont invités les consulter. L’orthographe n’est pas uniformisée. Les textes du 16^e et du 17^e siècles non seulement proposent différentes solutions orthographiques, ils varient encore en fonction des usages que l’actualité littéraire et pédagogique leur imposent. Certains sont légèrement modernisés, notamment en ce qui concerne l’orthographe ou les désinences des formes verbales (la plupart des textes), d’autres sont seulement transcrits en alphabet moderne de manière à conserver la graphie ancienne. Les différences par rapport à l’actualité n’empêchent pas cependant la compréhension. Le lexique du moyen français est déjà proche du français classique, donc relativement compréhensible. Le site internet Lexilogos aidera à résoudre les problèmes de vocabulaire et de compréhension : (http://www.lexilogos.com/francais_langue_dictionnaires.htm). Renaissance (cca 1500 – 1580) La Renaissance, dans le contexte français, couvre une période allant des guerres d’Italie (1494 - campagne de Charles VIII) à 1580 (1600). Le terme même a été utilisé en ce sens seulement par la critique romantique au début du 19^e siècle, qui a redécouvert, justement, la Renaissance, et s’en est servi pour traduire le mot italien Rinascimento. Dans le vocabulaire français, le mot existe cependant depuis 1380, mais seulement dans l’acception religieuse; le sens de « renouveau » (mais non de renouveau littéraire) n’apparaît qu’à la fin du 17^e siècle. À l’époque de la Renaissance, les mots utilisés étaient: humanitas ou plutôt humanitas atque litterae (humanité, au sens de culture, érudition, mais aussi urbanité, comportement élégant et sociable), italianisme, italianiser (mots appliqués à la façon de parler et de s’exprimer) et évangélisme (désignant le nouveau comportement face aux problèmes religieux). Le lexique en usage montre bien que les gens de l’époque n’avaient pas d’eux-mêmes la même perception que la critique et l’historiographie contemporaines qui, à distance, regroupent les trois grands mouvements nommés « renaissance » (arts, lettres, techniques), « humanisme » (érudition, lettres) et « réforme » (religion). Poésie La répartition de ce sous-chapitre respecte l’agencement traditionnel en trois parties consacrées respectivement aux Grands Rhétoriqueurs, aux poètes lyonnais et à la Pléiade. Grands Rhétoriqueurs Comme bon nombre d’appellations dans le domaine esthétique, celle des Grands Rhétoriqueurs avait, au moment de son introduction par la critique du 19^e siècle, une connotation plutôt péjorative. Le terme désigne poètes, secrétaires et historiographes attachés aux cours princières et royales de Bourgogne, de Bretagne, de France et de Flandre. Ces intellectuels cultivés ouvrent, par leur érudition, la voie de l’humanisme de la Renaissance et, par leur virtuosité formelle (rimes batelée, équivoques, léonines, etc. ; strophes complexes), ils affinent les exigences formelles de la versification. Certains travaillent en relation étroite avec des musiciens célèbres, tels Josquin des Prés. Guillaume Dubois dit Crétin (1460-1525) Ce poète est rattaché à la cour de France, dernièrement à François I^er. Il a mis en vers dans Chroniques de France les Decem libros historiarum de Grégoire de Tours. Les chants royaux de Crétin ont été appréciés des contemporains. Chant royal de l’arbre de vie Le chant royal est une forme fixe composée de cinq strophes de onze vers décasyllabiques rimés ababccddede dont le onzième fait fonction de refrain. La sixième strophe peut être un quintil ddede ou un septain ccddede qui représente l’envoi. Proche de la ballade, le chant royal tient son nom de la thématique originelle : chant de gloire de la famille royale ou de héros légendaires. Sa thématique a ensuite été élargie aux sujets religieux, comme dans l’exemple ci-dessous.Inventée au 14^e siècle, cette forme est restée populaire jusqu’au 16^e siècle. Elle a été rejetée par la Pléiade qui l’a remplacée par l’ode pindarique. Le maistre ouvrier en vraye agriculture Planta jadis au terrestre verger Arbres plusieurs, de fruict et floriture Belles a veoir et doulces a manger ; Dont ordonna une fructueuse ente De ses clozier et cloziere estre exempte Du fruict cueillir ; mais le serpent hideux Si fort souffla qu’en mangerent tous deux, Soulz feinct blazon de parole fardée ; Pour ce fut veue a l’occasion d’eux L’arbre de vie en tout temps bien gardée. L’arbre touchee avoit telle nature Que la science aprenoit de leger Du bien et mal, et par coup d’avanture Faisoit la vie au mangeant abreger ; Mais se l’homme eust en pensee innocente Gardé justice originelle absente, Au mesme instant qu’en desir convoiteux Gousta le fruict deffendu, fort piteux, N’eust sa fortune en tel point hazardée ; Car il avoit pour repas non doubteux L’Arbre de Vie en tout temps bien gardée. Moult différente est l’arbre en nourriture A celle ayant goust de mortel danger, Elle preserve ung corps de pourriture, Et vivifie en tout sans rien changer ; Elle a vertu si grande et excellente, Que ne l’actaint froidure violente Grésil, frimas, gresle, vent despiteux, Divers oraige estrange et hazardeux N’ont la beauté de son tainct blasfardée ; Mais fut et est pour humains souffreteux L’Arbre de Vie en tout temps bien gardée. Le cherubin du verger ayant cure Garde tousjours celle arbre endommager ; Glayve trenchant et ardente closture Font de ce lieu tous perilz estranger. Or entendons, Eve est l’arbre dolente, Marie aussi celle très redolente ; L’une a porté germe deffectueux, Et l’autre si très digne et vertueux Que par luy fut paix au monde accordée ; Dont bien se nomme, a tiltre sumptueux, L’Arbre de Vie en tout temps bien gardée. Le Createur voulant sa creature Du fyer dragon plutonique venger, L’arbre a gardee entiere sans fracture, Et mal n’y sceut loy commune exiger ; Corruption d’originelle sente Onc n’encourut, et fault que d’elle on sente Racyne, tyge et branches vers les cieux Estre exaltez, sans ce qu’aer vicieux Ayt la vertu de sa fleur retardée ; Veu qu’a produit fruict sur tous précieux, L’Arbre de Vie en tout temps bien gardée. Prince du puy, ne soions soucieux, Fors d’humble bouche et cueur devocieux Tenir la Vierge, en concept regardee, Estre en despit des faulx seditieux L’Arbre de Vie en tous temps bien gardée. Rondeau Le rondeau est un poème à forme fixe de treize (quinze) vers de longueur variable, il est composé de trois strophes dont la deuxième et la troisième reprennent le tout premier hémistiche en refrain : quintil, tercet + refrain, quintil + refrain. Il est généralement rimé en deux rimes et refrain. Codifié au 13^e et au 14^e siècles par Adam de la Halle et Guillaume de Machaut, le rondeau reste en vogue bien au-delà du baroque. Il se prête généralement à une thématique légère, chantée. Mais le sujet religieux n’est pas exclu non plus, comme le montre le texte suivant. De tout mon coeur humblement te salue, Pour la grandeur de ta haulte value, Royne du ciel, de la terre et la mer, Pardonne moy se j’oze au reclamer, Ton sainct nom mettre en ma bouche polue, Delaissant vie estrange et dissolue, Vueil par pensee honneste et resolue Te bien servir, et loyaulment aymer De tout mon cueur. Tu fuz comme es de Dieu si bien voulue, Que pour sa mere et fille preesleue Dame te feit des vertus renommer ; Telle te doy en la terre nommer, Et telle aussi seras escripte et leue De tout mon coeur. Jean Molinet (1435-1507) Poète et musicien attaché à la cour des ducs de Bourgogne, il a succédé à Georges Chastellain en fonction d’historiographe. À la mort de Charles le Téméraire, il entre au service de sa fille Marie de Bourgogne et de son époux Philippe le Beau de Habsbourg. Son oeuvre illustre la brillante culture qui s’est développée dans les domaines bourguignons entre le 15^e et le 16^e siècle. Nymphes des bois (1497) Cette élégie, inspirée par la mort du musicien Johannes Ocheghem, a été mise en musique par Josquin des Prés. Son nom, ainsi que ceux des autres artistes de la cour de Philippe le Beau, sont évoqués. Nimphes des bois, deesses des fontaines Chantres expers de toutes nations Changés vos voix tant cleres et haultaines En cris tranchans et lamentations Car d’Atropos les molestations Vostr’ Ockeghem par sa rigueur attrappe Vray tresoir de musicque et chief d’oeuvre Qui de trépas désormais plus n’eschappe Dont grant domaige est que la terre coeuvre. Accoutrez vous d’habits de doeul, Josquin, Brumel, Pierchon, Compere, Et plourez grosses larmes d’œil Perdu avez vostre bon pere, Requiescat in pace. Amen. Discours de Vérité (extrait) Voici un exemple de l’engagement politique de la poésie des Grands Rhétoriqueurs qui profitent de leur position sociale d’intellectuels au service des princes pour exprimer leurs critiques. Le poème est imprégné de virtuosité formelle et verbale. Princes puissants qui trésors affinez Et ne finez de forger grands discours, Qui dominez, qui le peuple aminez, Qui ruminez, qui gens persécutez, Et tourmentez les âmes et les corps, Tous vos recors sont de piteux ahors, Vous êtes hors d’excellence boutés : Pauvres gens sont à tous lieux rebutés. Que faites-vous, qui perturbez le monde Par guerre immonde et criminels assauts, Qui tempêtez et terre et mer profonde Par feu, par fronde et glaive furibonde, Si qu’il n’abonde aux champs que vieilles saulx ? Vous faites sauts et mangez bonhommeaux, Villes, hameaux et n’y sauriez forger La moindre fleur qui soit en leur verger. Êtes-vous dieux, êtes-vous demi-dieux, Argus plein d’yeux, ou anges incarnés ? Vous êtes faits et nobles et gentieux, D’humains outils, en ces terrestres lieux, Non pas des cieux, mais tous de mère nés ; Battez, tonnez, combattez, bastonnez Et hutinez, jusques aux têtes fendre : Contre la mort nul ne se peut défendre. (...) On trouve aux champs pastoureaux sans brebis, Clercs sans habits, prêtres sans bréviaire, Châteaux sans tours, granges sans fourragis, Bourgs sans logis, étables sans seulis, Chambres sans lits, autels sans luminaire, Murs sans parfaire, églises sans refaire, Villes sans maire et cloîtres sans nonnettes : Guerre commet plusieurs faits déshonnêtes. Chartreux, chartiers, charretons, charpentiers, Moutons, moustiers, manouvriers, marissaux, Villes, vilains, villages, vivandiers, Hameaux, hotiers, hôpitaux, hôteliers, Bouveaux, bouviers, bosquillons, bonhommeaux, Fourniers, fourneaux, fèves, foins, fleurs et fruits Par vos gens sont indigents ou détruits. Par vos gens sont laboureurs lapidés, Cassis cassés, confrères confondus, Galants gallés, jardiniers gratinés, Rentiers robés, receveurs rançonnés, Pays passés, paysans pourfendus, Abbés abus, appentis abattus, Bourgeois battus, baguettes butinées, Vieillards vannés et vierges violées. Que n’est exempt de ces cruels débats Le peuple bas à vos guerres soumis ! Il vous nourrit, vous ne le gardez pas Des mauvais pas, mais se trouve plus las Dedans vos lacs que pris des ennemis ; Il est remis de ses propres amis, Perdu et mis à tourments éprouvé : Il n’est tenchon que de voisins privé. Pensez-vous point que de vos grands desroix Au roi des rois il vous faut rendre compte ? Vos pillards ont pillé, par grands effrois, Chappes, orfrois d’église et cloche et croix, Comme je crois et chacun le raconte, Dieu, roi et comte et vicaire et vicomte, Comtesse et comte et roi et roinotte, Au départir faudra compter à l’hôte. De sainte Église êtes vous gardiens Quotidiens, vous y devez regards ; Mais vous mangez, en boutant le doigt ens, Docteurs, doyens, chapitres, citoyens, Gardes, loyens, greniers, gardins et gars : Gouges et gars, garnements et espars Sous leurs hangars ont tout gratté si net Qu’on ne voit grain en gar n’en gardinet. Lisez partout, vous verrez en chronique, Bible authentique, histoires et hauts faits Que toutes gens qui, par fait tyrannique, Pillent relique, église catholique Ou paganique, endurent pesants faix ; D’honneurs défaits, sourds, bossus, contrefaits Ou déconfés sont en fin de leurs jours : Celui qui pai, Dieu n’accroit pas toujours. Oyez-vous point la voix des pauvres gens, Des indigents péris sans allégeance, Des laboureurs qui ont perdu leurs champs, Des innocents, orphelins impotents, Qui mal contents crient à Dieu vengeance ? Vieillesse, enfance, air, feu, fer, florissance, Brute naissance et maint noble édifice Sont vrais témoins de votre maléfice. Du firmament le grand cours cessera, Le ciel sera cornu sans être rond, Jamais en mer, fleuve n’arrivera, Plomb nagera, le feu engèlera, Glace ardera, cabilleaux voleront, Boeufs parleront, les femmes se tairont, Et si seront monts et vaux tous honnis, Si vos méfaits demeurent impunis. Jean Lemaire de Belges (1473-1524) Neveu et élève de Jean Molinet, Jean Lemaire de Belges a fréquenté la cour du duc de Bourbon, ainsi que celle de Marguerrite d’Autriche et Philippe le Beau de Habsbourg qu’il quitte finalement pour le roi de France Louis XII. Son oeuvre majeure Illustration de Gaule et Singularités de Troie (1511-1512) reprend la thématique du Roman de Troie (1160-1170) de Bénoît de Sainte-Maure en rattachant les origines de la France à l’histoire des Troyens: selon Jean Lemaire de Belges les Gaulois et les Francs auraient une origine commune, les premiers étant descendants directs de Noé et fondateurs de Troie, les autres ayant pour ancêtre Francus, fils d’Hector. La géographie historique formerait donc une boucle : de la Gaule à Troie, de Troie à la Gaule. Sauvé de la mort par Jupiter au moment de la dectruction de Troie, Francus retourne en Europe pour fonder Paris, ainsi nommé en mémoire du ravisseur d’Hélène, son oncle. Cette narration sera reprise par Ronsard dans La Franciade (1572). L’oeuvre de Jean Lemaire de Belges ne se limite pas à l’Illustration. Sa poésie annonce par sa sensibilité les auteurs de la Pléiade. Chanson de Galathée, bergère (tiré de Temple d’honneur et de vertu, 1503) Temple d’honneur et de vertu est un panégyrique glorifiant le protecteur décédé de l’auteur, le duc de Bourbon. Le poéeme est adressé à la veuve Anne de Beaujeu. La chanson de Galathée représente un allègement thématique dans la grave composition. Arbres feuillus, revêtus de verdure, Quand l’hiver dure on vous voit désolés, Mais maintenant aucun de vous n’endure Nulle laidure, ains vous donne nature Riche peinture et fleurons à tous lez, Ne vous branlez, ne tremblez, ne croulez, Soyez mêlés de joie et flourissance : Zéphire est sus donnant aux fleurs issance. Gentes bergerettes, Parlant d’amourettes Dessous les coudrettes Jeunes et tendrettes, Cueillent fleurs jolies : Framboises, mûrettes, Pommes et poirettes Rondes et durettes, Fleurons et fleurettes Sans mélancolie. Sur les préaux de sinople vêtus Et d’or battu autour des entellettes De sept couleurs selon les sept vertus Seront vêtus. Et de joncs non tordus, Droits et pointus, feront sept corbeillettes ; Violettes, au nombre des planètes, Fort honnêtes mettront en rondelet, Pour faire à Pan un joli chapelet. Là viendront dryades Et hamadryades, Faisant sous feuillades Ris et réveillades Avec autres fées. Là feront naïades Et les Oréades, Dessus les herbades, Aubades, gambades, De joie échauffées. Quand Aurora, la princesse des fleurs, Rend la couleur aux boutonceaux barbus, La nuit s’enfuit avecques ses douleurs ; Ainsi font pleurs, tristesses et malheurs, Et sont valeurs en vigueur sans abus, Des prés herbus et des nobles vergiers Qui sont à Pan et à ses bergiers. Chouettes s’enfuient, Couleuvres s’étuient, Cruels loups s’enfuient, Pastoureaux les huient Et Pan les poursuit. Les oiselets bruyent, Les cerfs aux bois ruyent Les champs s’enjolient, Tous éléments rient Quand Aurora luit. Clément Marot et École lyonnaise Clément Marot (1496-1544) Dans le contexte de l’époque, il fait figure à part. Héritier de la poétique des Grands Rhétoriqueurs, il est en même temps celui qui formule une nouvelle conception du statut du poète en rattachant son nom Marot à Publius Vergilius Maro. C’est cette nouvelle conception du poète et de la céation qu’il applique à la présentation de François Villon lors de la publication de ses oeuvres complètes à Lyon (1533). L’oeuvre de Marot est variée : épîtres, ballades, rondeaux, chansons, sonnets, blasons ; traductions des Bucoliques de Virgile, du Premier livre de Métamorphoses d’Ovide, des sonnets de Pétrarque, des Psaumes. Protégé par Marguerite de Navarre et François I^er, il n’évite pas pour autant des persécutions de la part des autorités ecclésiastiques, tantôt suspect de protestantisme aux yeux de la hiérarchie catholique, tantôt accusé du manque de ferveur religieuse par les autorités de l’Église réformée. À la différence des auteurs de la Pléiade, la renommée de Marot ne faiblira pas aux 17^e et18^e siècles. Au Roi, du temps de son exil à Ferrare Cette épître a été adressée à François I^er de Ferrare, où Marot trouve refuge auprès de Renée de France en 1535, suite à l’affaire des placards qui a déclenché la persécution des huguenots et qui a valu a Marot la condamnation par contumace par le tribunal parisien. L’épître est à la fois une demande de grâce, mais aussi une satire du fanatisme religieux. Eux et leur cour, en absence et en face, Par plusieurs fois m’ont usé de menace, Dont la plus douce était en criminel M’exécuter. Que plût à l’Eternel, Pour le grand bien du peuple désolé, Que leur désir de mon sang fût soûlé, Et tant d’abus, dont ils se sont munis, Fussent à clair découverts et punis ! O quatre fois et cinq fois bien heureuse La mort, tant soit cruelle et rigoureuse, Qui ferait seule un million de vies Sous tels abus n’être plus asservies ! Or, à ce coup, il est bien évident Que dessus moi ont une vieille dent, Quand, ne pouvant crime sur moi prouver, Ont très bien quis, et très bien su trouver, Pour me fâcher, brève expédition, En te donnant mauvaise impression De moi, ton serf, pour, après, à leur aise Mieux mettre à fin leur volonté mauvaise ; Et, pour ce faire, ils n’ont certes eu honte Faire courir de moi vers toi maint conte, Avecques bruit plein de propos menteurs, Desquels ils sont les premiers inventeurs. De luthériste ils m’ont donné le nom : Qu’à droit ce soit, je leur réponds que non. Luther pour moi des cieux n’est descendu, Luther en croix n’a point été pendu Pour mes péchés ; et, tout bien avisé. Au nom de lui ne suis point baptisé : Baptisé suis au nom qui tant bien sonne Qu’au son de lui le Père éternel donne Ce que l’on quiert : le seul nom sous les cieux En et par qui ce monde vicieux Peut être sauf; le nom tant fort puissant Qu’il a rendu tout genou fléchissant, Soit infernal, soit céleste ou humain ; Le nom par qui du Seigneur Dieu la main M’a préservé de ces grands loups rabis, Qui m’épiaient dessous peaux de brebis. O Seigneur Dieu, permettez-moi de croire Que réservé m’avez à votre gloire : Serpents tortus et monstres contrefaits, Certes, sont bien à votre gloire faits. Puisque n’avez voulu donc condescendre Que ma chair vile ait été mise en cendre, Faites au moins, tant que serai vivant, Que votre honneur soit ma plume écrivant ; Et si ce corps avez prédestiné A être un jour par flamme terminé, Que ce ne soit au moins pour cause folle, Ainçois pour vous et pour votre parole ; Et vous suppli, Père, que le tourment Ne lui soit pas donné si véhément Que l’âme vienne à mettre en oubliance Vous, en qui seul gît toute sa fiance, Si que je puisse, avant que d’assoupir, Vous invoquer jusqu’au dernier soupir. Que dis-je ? où suis-je ? O noble roi François, Pardonne-moi, car ailleurs je pensois. Rondeaux et dizains « La grande Amye » « La grande Amye » est Anne d’Alençon, fille de Charles d’Alençon, frère du premier époux de Marguerite de Navarre. Marot la rencontre à la cour de sa protectrice, en 1527, à la sortie de la prison du Châtelet. C’est une poésie de cour, légère, badine, pleine d’esprit. Dedans Paris (rondeau) Dedans Paris, ville jolie, Un jour passant mélancolie, Je pris alliance nouvelle A la plus gaie demoiselle Qui soit d’ici en Italie. D’honnêteté elle est saisie, Et crois, selon ma fantaisie, Qu’il n’en est guère de plus belle Dedans Paris. Je ne vous la nommerai mie, Sinon qu’elle est ma grand amie, Car l’alliance se fit telle, Par un doux baiser que j’eus d’elle, Sans penser aucune infamie, Dedans Paris. Le dizain de neige Le dizain est une forme fixe strictement construite: jonction de deux quintils au schéma des rimes inversement symétriques – rimes croisées, rimes plates, rimes plates, rimes croisées : ababbccdcd ; les dix décasyllabes forment une strophe carrée. Le topos banal de la séparation et du coeur partagé est traité avec élégance, tel un jeu d’images et exercice intellectuel. À comparer avec la sensibilité baroque, sur le même sujet, d’un Agrippa d’Aubigné (voir plus loin). Anne, par jeu, me jeta de la neige, Que je cuidais froide certainement; Mais c’était feu; l’expérience en ai-je, Car embrasé je fus soudainement. Puisque le feu loge secrètement Dedans la neige, où trouverai-je grâce Pour n’ardre point ? Anne, ta seule grâce Eteindre peut le feu que je sens bien, Non point par eau, par neige, ni par glace, Mais par sentir un feu pareil au mien. Du partement d’Anne Où allez-vous, Anne ? que je le sache, Et m’enseignez avant que de partir Comme ferai, afin que mon œil cache Le dur regret du cœur triste et martyr. Je sais comment ; point ne faut m’avertir : Vous le prendrez, ce cœur, je le vous livre ; L’emporterez pour le rendre délivre Du deuil qu’aurait loin de vous en ce lieu ; Et pour autant qu’on ne peut sans cœur vivre Me laisserez le vôtre, et puis adieu. Maurice Scève (1501? 1510 Lyon - 1562?) Issu d’une famille de riches bourgeois, Maurice Scève étudia en Italie où il obtint le doctorat de jurisprudence (Vintimiglia?) et acquit une excellente connaissance de la musique et du jeu du luth. En 1533, lors de ses études à Avignon, la découverte de la tombe de Laure de Sade, inspitatrice de Pétrarque, le rend célèbre parmi les humanistes. En 1535, de retour à Lyon, il publie la Déplourable fin de Flamete (traduction de l’espagnol de Juan de Flores qui avait adapté en espagnol l’oeuvre de Boccace la Fiammetta). Il partipe aussi au concours des « blasons », lancé par l’épigramme Le Beau Tétin de Marot: les cinq Blasons de Scève (le front, le sourcil, le soupir, la larme, la gorge) sont jugés les meilleurs par la duchesse de Ferrare Renée de France. Le poète est estimé des lettrés et du roi pour qui il organise des festivités lors de ses passages à Lyon. Ses oeuvres majeures sont Délie (1544), l’éclogue la Saulsaye (1547) et l’épopée didactique le Microcosme (1562). Délie, objet de plus haute vertu (1544) (extraits) Le recueil a été inspirée par la poétesse Pernette du Guillet. À la manière du Canzoniere de Pétrarque, il retrace la naissance et les transformations de la quête amoureuse (« Souffrir ne pas souffrir ») sur le mode de la purification platonicienne. Musicien, mais aussi mystique pythagoréen et platonicien, Scève est sensible à l’harmonie et à la symbolique des chiffres. Le recueil se compose de 449 dizains: si l’on retranche les 5 premiers et les 3 derniers qui forment l’introduction et la conclusion, on obtient le chiffre 441, soit (7x7)x(3x3), soit 4+4+1=9. Le livre est décoré de 50 emblèmes gravés sur bois qui allient le texte à l’image (poème-image-symbole) et dont l’aspect fait alterner régulièrement 6 formes géométriques simples: rectangle, cercle, losange, ellipse, triangle et ovale. Délie est à la fois l’anagramme de «L’ Idée » et la forme grecque et latine de l’épithète Delia de la déesse Artémis-Diane, née l’île de Délos. Dans la mythologie grecque, Artémis-Diana participe au principe triadique réunissant la divinité infernale Hékaté-Hécate (magicienne destructrice des hommes), la divinité représentant la nature sauvage et vierge Artémis-Diane (chasseresse fatale aux hommes chasseurs, tels Aktaión-Actéon) et Séléné- Lune, divinité pure, inspiratrice de la poésie comme l’est son frère Apollon. A sa Delie Non de Vénus les ardents étincelles, Et moins les traits desquels Cupidon tire, Mais bien les morts qu’en moi tu renouvelles Je ťai voulu en cette Oeuvre décrire. Je sais assez que tu y pourras lire Mainte erreur, même en si durs Épigrammes : Amour, pourtant, les me voyant écrire En ta faveur, les passa par ses flammes. SOUFFRIR NON SOUFFRIR VI Libre vivais en l’Avril de mon âge, De cure exempt sous celle adolescence Ou l’œil, encor non expert de dommage. Se vit surpris de la douce présence Qui par sa haute et divine excellence M’étonna l’Âme et te sens tellement Que de ses yeux l’archer tout bellement Ma liberté lui a toute asservie ; Et dès ce jour continuellement En sa beauté gît ma mort et ma vie. XXII Comme Hecaté tu me feras errer Et vif et mort cent ans parmi les Ombres ; Comme Diane au Ciel me resserrer, D’où descendis en ces mortels encombres ; Comme régnante aux infernales ombres Amoindriras ou accroîtras mes peines. Mais comme Lune infuse dans mes veines Celle tu fus, es, et seras DELIE, Qu’Amour a joint à mes pensées vaines Si fort que Mort jamais ne l’en délie. CCXXXI Sur le printemps, que les aloses montent, Ma Dame et moi sautons dans le bateau Où les pêcheurs entre eux leur prise comptent, Et une en prend, qui, sentant l’air nouveau, Tant se débat qu’enfin se sauve en l’eau ; Dont ma Maîtresse et pleure et se tourmente. « Cesse, lui dis-je, il faut que je lamente L’heur du poisson, que n’as su attraper, Car il est hors de prison véhémente, Où de tes mains ne peut onc échapper. » CDV Le laboureur de sueur tout rempli A son repos sur le soir se retire : Le pèlerin, son voyage accompli, Retourne en paix et vers sa maison tire. Et toi, ô Rhône, en fureur, en grande ire, Tu viens courant des Alpes roidement Vers celle-là qui t’attend froidement, Pour en son sein tant doux te recevoir. Et moi, suant à ma fin grandement, Ne puis ni paix ni repos d’elle avoir. CDXLVII Si tu t’enquiers pourquoi sur mon tombeau L’on aurait mis deux éléments contraires Comme tu vois être le feu et l’eau Entre éléments les deux plus adversaires, Je t’avertis qu’ils sont très-nécessaires Pour te montrer, par signes évidents, Que si en moi ont été résidents Larmes et feu, bataille âprement rude, Qu’après ma mort encore ci-dedans Je pleure et ars pour ton ingratitude. Microcosme (1562) Cette épopée théologique est le type même de la haute poésie cultivée à l’époque de la Renaissance et du baroque (voir plus loin La Semaine de Du Bartas). L’approche de Scève traduit l’optimisme humaniste de la Renaissance qui voit en l’homme l’hypostase de Dieu – celui à qui Dieu à confié la continuation de l’oeuvre de la création. Dès l’invocatio de l’incipit cet optimisme est clairement exprimé par la distribution des pronoms personnels et des adjectifs possessifs (premier extrait). Il est également inscrit dans les paroles d’Adam qui, chassé du Paradis, mais déjà instruit grâce au savoir que lui a donné le fruit défendu, console Ève en lui expliquant l’avenir de l’humanité et l’eschatologie (deuxième extrait). Dieu, qui trine en un fus, triple es, et trois seras, Et, comme tes Eleus nous eterniseras, De ton divin Esprit enflamme mon courage Pour descrire ton Homme, et louër ton ouvrage, Ouvrage vrayement chef d’œuvre de ta main : A ton image fait et divin, et humain. Premier en son Rien clos se celoit en son Tout, Commencement de soy sans principe, et sans bout, Inconnu, fors à soy connoissant toute chose, Comme toute de soy, par soy, en soy enclose : Masse de Deïté en soymesme amassee, Sans lieu, et sans espace en terme compassee, Qui ailleurs ne se peut, qu’en son propre tenir Sans aucun tems prescrit, passé, ou avenir, Le present seulement continuant present Son estre de jeunesse, et de vieillesse exent : Essence pleine en soy d’infinité latente, Qui seule en soy se plait, et seule se contente Non agente, impassible, immuable, invisible Dans son Eternité, comme incomprehensible, Et qui de soy en soy estant sa jouïssance Consistoit en Bonté, Sapience, et Puissance. Mais tant enceinte fut de sa trine unité. Que, quand lui plut, soudain par sa Divinité Son grand Chaos s’ouvrit en visible lumiere D’arbres non encor verds mignonnement garnie, A celle fin qu’ainsi par plaines, monts, et vaux Pust diversifier tous terrestres travaux. (…) L’Homme premeditant par l’imaginative, Et estimant recors par la memorative, Seul ratiocinant en son entendement, Prevoyant et jugeant à quoy, pourquoy, comment, Dictant, et inventant, et sans comparaison Seul sur tous animaux capable de raison, Qui le conduira seule, et le redressera Parvenu filosofe : et lors point ne sera En vieillart Samien de son sens encombré Attestant un nombrant le nombre du nombré Tous Atomes sachans, cheveux non perissables, Toutes gouttes des eaux, et tous grains de leurs sables : Qui rien ne veut perir, ains nous perdus sauver, Et de son doux Nectar en son Ciel abbrever : La forme perissant, et non point la matiere Son estre ayant receu de l’essence premiere : Et moins l’Homme rempli de nature divine, Que mortel a formé, mais de la raison dine, De Dieu similitude, et de son fils image Caduque pour un tems, non point à son dommage, Ains pour se reünir, immortels ame, et corps Assés plus uniment, qu’en ces charnels accors : Ausquels ayant langui leur aage limité Remonteront là sus en leur eternité, Eternité estant un estre non mourant, Mais sans fin, et en soy tousjours tousjours durant, Lieu de beatitude, ou l’Eternel demeure en sa perpetuelle, et presente demeure : Où quant et soy, seul Dieu, et pere essential A eu son fils, son Christ, son consubstancial, Esprit des deux vivant en trine Deïté Ensemblément unis à perpetuité : Dieu si bon, qu’au peché, qu’avons ingrats commis, Aura son propre fils pour nous cy bas transmis Cassant la loy de mort, de peché, et rigueur Par la sienne de vie en foy, grace, et vigueur : Qui restituera son Homme à Dieu, son pere Nous adoptant en part de son regne prospere : Nostre vie par mort sur terre finissant, Nostre mort par la sienne à luy nous unissant, A luy, qui, se monstrant la voye, et verité, Et la vie eternelle à ceste humanité, Commencement, et fin principiant son bout. Son Rien, son Microcosme, unira à son Tout. Icy Adam cloant sa bouche profetique Se r’asseure esperant en son saint pronostique : Et de son bien certain oubliant sa tristesse, Eve tourna ses pleurs en larmes de liesse Louans celuy, qui fut, qui est, et qui sera, Et, comme ses Eleus, nous eternisera. Universelle paix appaisoit l’univers L’An que ce Microcosme en trois livres divers Fut ainsi mal tracé de trois mille, et trois vers. Louise Labé (1524-1566) Elle était la femme d’Ennemond Perin, riche marchand de cordes. Avec Maurice Scève, Pernette du Guillet et Olivier de Magny, elle fait partie de la compagnie groupée autour de l’imprimeur Jean de Tournes. Outre un vaste Débat de Folie et d’Amour (662 vers) elle a laissé trois Élégies et vingt-quatre Sonnets. Elle représente la version féminine du pétrarquisme. Sonnets V Claire Venus, qui erres par les Cieux, Entends ma voix qui en plaints chantera, Tant que ta face au haut Ciel luira, Son long travail et souci ennuyeux. Mon oeil veillant s’attendrira bien mieux, Et plus de pleurs te voyant jettera. Mieux mon lit de larmes baignera, De ses travaux voyant témoin tes yeux. Donc des humains sont les lasés esprits De doux repos et de sommeil épris. J’endure mal tant que Solil luit : Et quand je suis quasi toute cassée, Et que me suis mise en mon lit lassée, Crier me faut mon mal toute la nuit. VIII Je vis, je meurs : je me brule et me noye. J’ay chaut estreme en endurant froidure : La vie m’est et trop molle et trop dure. J’ay grans ennuis entremeslez de joye : Tout à un coup je ris et je larmoye, Et en plaisir maint grief tourment j’endure : Mon bien s’en va, et à jamais il dure : Tout en un coup je seiche et je verdoye. Ainsi Amour inconstamment me meine : Et quand je pense avoir plus de douleur, Sans y penser je me treuve hors de peine. Puis quand je croy ma joye estre certeine, Et estre au haut de mon desiré heur, Il me remet en mon premier malheur. XVII Je fuis la ville, et temples, et tous lieus, Esquels prenant plaisir à t’ouir pleindre, Tu peux, et non sans force, me contreindre De te donner ce qu’estimois le mieux. Masques, tournois, jeux me sont ennuieus, Et rien sans toy de beau ne me puis peindre : Tant que tachant à ce desir estreindre, Et un nouvel objet faire à mes yeus, Et des pensers amoureux me distraire, Des bois espais sui le plus solitaire : Mais j’aperçoy, ayant erré maint tour, Que si je veus de toi estre delivre, Il me convient hors de moymesme vivre, Ou fais encor que loin sois en sejour. Pernette du Guillet ( 1520-1545) D’origine noble, élève de Maurice Scève qui lui apprend le luth, elle incarne mieux que Louise Labé, peut-être, la sensibilié féminine. Rymes (1545) Mieux que Diane Le poème cache, sous le décor mythologique, un rêve de séduction et de possession amoureuse, non exempte de sadisme. Par là il échappe à la topique conventionnelle de la « poèterie » de l’époque. Combien de fois ai-je en moi souhaité Me rencontrer sur la chaleur d’été Tout au plus près de la claire fontaine, Où mon désir avec cil se pourmène Qui exercite en sa philosophie Son gent esprit, duquel tant je me fie Que ne craindrais, sans aucune maignie, De me trouver seule en sa compagnie : Que dis-je : seule ? ains bien accompagnée D’honnêteté, que Vertu a gagnée A Apollo, Muses, et Nymphes maintes, Ne s’adonnant qu’à toutes œuvres saintes. Là, quand j’aurais bien au long vu son cours, Je le lairrais faire à part ses discours : Puis peu à peu de lui m’écarterais, Et toute nue en l’eau me jetterais : Mais je voudrais, lors, quant et quant avoir Mon petit Luth accordé au devoir, Duquel ayant connu, et pris le son, J’entonnerais sur lui une chanson Pour un peu voir quels gestes il tiendrait : Mais si vers moi il s’en venait tout droit, Je le lairrais hardiment approcher : Et s’il voulait, tant soit peu, me toucher, Lui jetterais (pour le moins) ma main pleine De la pure eau de la claire fontaine, Lui jetant droit aux yeux, ou à la face. O qu’alors eût l’onde telle efficace De le pouvoir en Actéon muer, Non toutefois pour le faire tuer, Et dévorer à ses chiens, comme Cerf : Mais que de moi se sentît être serf, Et serviteur transformé tellement Qu’ainsi cuidât en son entendement, Tant que Diane en eût sur moi envie, De lui avoir sa puissance ravie. Combien heureuse, et grande me dirais ! Certes Déesse être me cuiderais. Mais, pour me voir contente à mon désir, Voudrais-je bien faire un tel déplaisir A Apollo, et aussi à ses Muses, De les laisser privées, et confuses D’un, qui les peut toutes servir à gré, Et faire honneur à leur haut chœur sacré ? Otez, ôtez, mes souhaits, si haut point D’avecques vous : il ne m’appartient point. Laissez-le aller les neuf Muses servir, Sans se vouloir dessous moi asservir, Sous moi, qui suis sans grâce, et sans mérite. Laissez le aller, qu’Apollo je ne irrite, Le remplissant de Déité profonde, Pour contre moi susciter tout le Monde, Lequel un jour par ses écrits s’attend D’être avec moi et heureux, et content. Antoine Héroët (1492-1568) Protégé par Marguerite de Navarre et Louise de Savoie, il mène de pair une carrière de poète, de dignitaire de cour et d’homme d’Église. Deux de ses ouvrages, notamment, interviennent dans les débats néoplatoniciens de l’époque : La Parfaite Amie (1542) et l’adaptation en vers du mythe d’androgyne de Platon. L’Androgyne de Platon (1542) Epistre de l’auteur au roy François de ce nom Cette dédicace se prête à l’étude détaillée du rapport entre les intellectuels de la Renaissance et les instances du pouvoir. L’enjeu est la mémoire, passée à la postérité, des faits et gestes du monarque que la littérature peut consacrer. À comparer avec l’épître de Clément Marot et l’Ode Michel de l’Hospital de Pierre de Ronsard. Ce me sera grande presumption, Veu le bas lieu de ma condition, Syre, troubler la divine Nature De vos espritz par indocte escripture. Peu me vauldra mes rithmes excuser Sur la bonté dont vous soulez user, Humainement ung chascun escoutant, Qui va ses faicts et œuvres racomptant. Ma hardiesse a bien ce jugement De croyre au vray que vostre entendement, Sans se partir du naturel, s’applicque Premierement au regime publicque ; Puis, s’il demeure aulcune heure vacante, Le las esprit se repose et contente Sur les discours d’ung non vulgaire autheur. O Roy, premier des lettres amateur, Rien ne lisez qui ne soit elimé, A nul parlez qui ne soit estimé ; Les propos sont de science dorés, Industrieux, graves, elabourés, Que devant vous on ose presenter : Ce qui m’a faict des miens mescontenter, Et les tenir longuement en silence. Si vault il myeulx rougir par ignorance, En descouvrant mon style dur et rude, Que d’encourir vice d’ingratitude. Certes ingrat on pourroit estimer Non seulement qui ne vouldroit aymer La tresillustre et sacre majesté, Mais qui Françoys en France auroit esté, Aultant que moy, sans donner congnoissance De son vouloir et serfve obeissance. Le terrien en loysir maintenu, Recongnoissant de vous son revenu, Comme vassal vous faict foy et hommage. Ha, je vous doibs, Syre, bien d’aventage, En non moy seul; moy et touts ceulx qui sommes En voz païs mys au nombre des hommes, Ou qui sçavons, ou qui voulons sçavoir, Plus vous debvons que ne pensons debvoir. Nul ne se voit renommé de bien dire, Nul n’a le bruict de chastement escrire, Qui ne vous ayt en ses vers imité, ou que n’ayez par bienfaicts invité. Les ans passés des Princes sont records, Qui à bon droict se disoient Roys des corps ; Et telle gloire advenant de fortune Ne laisse pas de vous estre commune. Aultre louange avez, que des esprits Et des meilleurs estes le myeulx appris. A vostre tant indicible doctrine Des plus sçavants la liberté s’encline, Non par voz dons : car ils ne sçauroyent prendre Present plus cher, que vous suyvre et apprendre Tant que leurs biens de vertu soient venuz. Combien vous sont touts voz nobles tenuz, Qui de sçavoir faisoyent si peu de compte Auparavant, qui le tenoient à honte, Quand celluy plus lettres dissmuloyt, Qui plus sembler gentilhomme vouloit ? De ce temps là ne se fault esbahir Si noz voysins, qui nous souloyent hayr Comme rompeurs de querelleuses testes, Les Roys de France appelloyent Roys des bestes. Lors pour regir leur bestialité, Dieu pourvoyoit de quelcque humanité Ung homme seul, qui bien les conduysoit, Et leur donnoit ce que plus leur duysoit. Or maintenant que sommes devenuz Pleins de raisons et pour hommes tenuz, Bien que de tout Dieu soit le seul autheur, Si nous a il prouveuz d’ung conducteur Plus que mortel. Et estoit convenable Que pour conduire ung peuple raisonnable Le pasteur eust aulcune deité, Moins de mensonge, et plus de verité. Syre, pour tel nous vous recongnoissons, Et vous debvoir touts Francoys confessons Non seulement toute nostre puissance, Mais, qui plus est, de Dieu la congnoissance. Livres estoient par enormes delicts Auparavant morts et ensepveliz, Doctes estoient par ignorantz tués ; De vostre regne on voit restitués Grec et Hebrieu (langages trop hays) Et les bannys remys en leur païs. Soubz vostre nom, soubz vostre bon exemple, On peult venter ce Royaulme tresample De n’estre moins en lettres fleurissant Qu’on l’a congneu par guerre trespuissant. Sur ce propos ma langue ne peult taire Ce que vous doibt nostre langue vulgaire, Laquelle avez en telz termes reduicte, Que par elle est la plus grand’ part traduicte De ce qu’on lict de toute discipline En langue Grecque, Hebraicque et Latine, Et a acquis telle perfection Que lon dira, sans adulation, De vostre langue, ainsi que l’on disoit Du temps que Tulle au Senat devisoit ; Romme brusloit de seditions villes, Cesar vaincquoyt en batailles civilles, Les bons fuyoient ; et toutesfoys j’entends, Quiconques faict memoire de tel temps, Que siecle heureux chascun autheur le nomme ; Tant a valu la facunde d’ung homme. De vostre Regne aussi ; Syre, on dira, A l’advenir quiconque en escrira, Quant bien voz gens auroient les cueurs faillis Aultant de foys qu’ilz seront assaillis, Et les Francoys sentiroyent par leurs terres Touts les malheurs qui proviennent des guerres ; Bien qu’on ayt sçeu les vostres conjurés, Traitres aulcuns, aultres desasseurés, Bien qu’on ayt veu la Provence destruicte, Vous en bataille et l’Empereur en fuytte, Et de l’effroy tout le monde paoureux, Si dira l’on le vostre siecle heureux. Pourquoy heureux ? Heureux pour l’eloquence Que seul aurez laissée à toute France. Et, Syre, à vous, de si peu qu’il m’en vient, Ma Muse tant obligée se tient Que pour le moins je le confesseray, Et pour le plus je vous presenteray Non pas ouvrage extrait de mon sçavoir, Car je n’en ay, et je n’en puis avoir, Et ne sçay rien, sinon que la science Des plus sçavants n’est que pure ignorance, Jusques à tant que l’ame soit obligée. Si ce pendant que sommes endormys, Si ce que Dieu a dans nostre corps mys, Dict, ou faict bien, il le fault nommer songe, Ou le tenir pour expresse mensonge, Ou comme fable aux enfants racomptée : Il en fut une aultre foys recitée Entre les Grecz par Philosophe sage, Que j’ay traduict, Syre, en vostre langage. Hardye elle est, si à vous se presente ; Bonne sera, si vostre œil s’en contente. Pléiade Les liens d’amitié conditionnent la formation du groupe dont les membres, nés autour de 1520 et 1530, appartiennent à la même génération: Ronsard rencontre Jacques Peletier du Mans en 1543, plus tard il fait connaissance de du Bellay et de Jean-Antoine de Baïf (1547). À l’instigation de ce dernier, ils suivent, en écoliers, les cours de l’helléniste Dorat (ou Daurat, de son vrai nom Disnemandy) au Collège de Coqueret à Paris. Ils s’y initient - Ronsard pendant cinq ans, les autres moins - à la culture latine et grecque en étudiant et traduisant Pindare, Anacréon, Horace, Virgile, Catulle, Ovide, les élégiaques latins - Properce, Tibulle. L’étude s’accompagne de l’imitation des anciens: avant de devenir poètes français, ils sont poètes néo-latins. Ils apprennent aussi l’italien, lisent Arioste, Pétrarque et Bembo, Dante, Boccace. C’est là qu’ils formulent leur idéal du « poète érudit » et qu’ils prennent conscience de leur différence et valeur. Ils se constituent en groupe au nom combatif « Brigade » (le mot même étant un italianisme), changé par la suite en Pléiade. En 1548 paraît l’Art poétique de Thomas Sibilet (Sébillet), apparenté à l’école lyonnaise, dont les idées se rapprochaient des idées de la Pléiade: noblesse de la poésie, supériorité de l’antiquité sur le moyen âge. Mais, comme il proposait comme modèles certains poètes contemporains - Héroët, Scève, Marot, Saint-Gelais - la Pléiade a réagi en exposant sa théorie de la poésie et de la création littéraire: Deffence et Illustration de la Langue Françoise (1549) avec, comme auteur principal Joachim du Bellay. D’autres traités poétique suivront: Seconde Préface de l’Olive (1550, du Bellay); Art Poétique (1565, Ronsard); Préfaces de la Franciade (1572-1574, Ronsard). Pierre de Ronsard (1524-1585) Descendant d’une vieille famille aristocratique, il est destiné à la carrière diplomatique et militaire qui lui échappe suite à la maladie qui le frappe à seize ans en le laissant à demi sourd. La surdité sert aussi d’autosylisation pour le futur poète: marqué par les dieux, comme Homère fut marqué par la cécité, Ronsard se voit destiné à la gloire. Désormais il reconvertit tous ses efforts vers la transformation de l’idéal chevaleresque de l’honneur et de la bravoure en idéal poétique humaniste. La demi-surdité toutefois n’empêchera jamais Ronsard de jouir de toutes ses facultés physiques. Beau, il est aimé des femmes. Ses biographes Claude Binet et Du Perron vantent sa séduction, ses exploits sportifs et équestres. Le vrai malheur vient à trente ans: Ronsard vieillit prématurément, il a la tête blanche, les joues sans couleur, à trente-huit ans il est un vieillard édenté, mais plein de force physique et d’appétit de vivre et d’aimer. Pour cet homme frustré, plus tard infirme, et plus tard encore déçu par le naufrage du rêve humaniste dans une France désormais ravagée par les guerres de religion, la création poétique sera aussi un refuge. Ronsard croit son parcours biographique frappé par l’influence maléfique du „Saturne ennemi“ décelé dans son thème astral. Odes (1550-1552) Ce premier recueil inspiré d’Anancréon, Pindare et Horace est une réussite éditoriale grâce aux musiciens Pierre Certon, Claude Goudimel, Marc-Antoine de Muret, Clément Jannequin qui ont composé des mélodies permettant de chanter les textes. La poésie de Ronsard fut en effet une poésie chantée. Mignonne, allons voir si la rose Cette ode, à la manière anacréontique, où l’on reconnaît les trois parties obligées – strophe, antistrophe et épode, applique les règles de la rhétorique tant dans l’agencement discursif de l’argumentation que dans la forme de l’expression poétique. La subtilité de la stratégie transforme le topos banal de l’invitation à l’amour en chef-d’oeuvre. Mignonne, allons voir si la rose qui ce matin avait déclose Sa robe de pourpre au soleil, A point perdu cette vesprée Les plis de sa robe pourprée, Et son teint au vôtre pareil. Las ! Voyez comme en peu d’espace, Mignonne, elle a dessus la place, Las, las, ses beautés laissé choir! O vraiment marâtre Nature, Puisqu’une telle fleur ne dure Que du matin jusques au soir! Donc, si vous me croyez, mignonne, Tandis que votre âge fleuronne En sa plus verte nouveauté, Cueillez, cueillez votre jeunesse : Comme à cette fleur, la vieillesse Fera ternir votre beauté. Ode à Michel de L’Hospital, vers 409-476 (extrait) Voici l’exemple de la grande ode pindarique. Le thème de l’extrait choisi est l’art et la fonction prophétique d ela poésie. Le destinataire du poème – Michel de l’Hospital, juriste et humaniste, est un das grands « fonctionnaires » du royaume : ambassadeur au Concile de Trente, chancelier. Jupiter s’adresse à ses Filles, les Muses. strophe 13 Comme l’Aimant sa force inspire Au fer qui le touche de près, Puis soudain ce fet tiré, tire Un autre qui en tire après : Ainsi du bon fils de Latone Je ravirai l’esprit à moi, Lui, du pouvoir que je lui donne Ravira les vôtres à soi : Vous, par la force Apollinée Ravirez les Poètes saints, Eux, de votre puissance atteints Raviront la tourbe étonnée. antistrophe Afin (ô Destins) qu’il n’advienne Que le monde appris faussement Pense que votre métier vienne D’art, et non de ravissement : Cet art pénible, et misérable S’éloignera de toutes parts De votre métier honorable, Démembré en divers parts, En Prophétie, en Poésies, En Mystères, et en Amour, Quatre fureurs, qui tour à tour Chatouilleront vos fantaisies. épode Le trait qui fuit de ma main Si tôt par l’air ne chemine, Comme la fureur divine Vole dans un coeur humain : Pourvu qu’il soit préparé, Pur de vice, et réparé De la vertu précieuse. Jamais les Dieux saints et bons Ne répandent leurs saints dons Dans une âme vicieuse. strophe 14 Lors que la mienne ravissante Vous viendra troubler vivement. D’une poitrine obéissante Tremblez dessous son mouvement, Et endurez qu’elle vous secoue Le corps et l’esprit agité, Afin que Dame elle se joue Au temple de sa Déité : Elle de toutes vertus pleine. De mes secrets vous remplira, Et en vous les accomplira Sans art, sans sueur, ne sans peine. antistrophe Mais par sus tout, prenez bien garde, Gardez-vous bien de n’employer Mes présents dans un cœur qui garde Son péché sans le nettoyer : Aïns devant que de lui répandre, Purgez-le de votre douce eau, Afin que net il puisse prendre Un beau don dans un beau vaisseau. Et lui purgé, à l’heure à l’heure Divinement il chantera, Un beau vers qui contentera Sa parenté postérieure. épode Celui qui sans mon ardeur Voudra chanter quelque chose, Il voira ce qu’il compose Veuf de grâce, et de grandeur : Ses vers naîtront inutiles, Ainsi qu’enfants abortifs Qui ont forcé leur naissance, Pour montrer en chacun lieu Que les vers viennent de Dieu, Non de l’humaine puissance. Amours de Cassandre ( 1552) Ronsard rencontre Cassandra Salviati, fille d’un banquier italien, à la cour de Blois en 1545, alors qu’elle a treize ans. On la mariera l’année suivante au seigneur de Pré. Mais le souvenir que le jeune Ronsard garde d’elle lui inspirera la poésie amoureuse qui devait émuler le premier « canzoniere » français – Olive de du Bellay (1549). Le recueil contient 183 sonnets. Comme un chevreuil… Ce sonnet imité de l’Italien Pietro Bembo développe le topos de la chasse amoureuse. Le jeu des images et des rythmes crée l’impression du mouvement dans une scénographie ouverte, à la manière des paysages des peintres de la Renaissance. Comme un chevreuil, quand le printemps détruit Du froid hiver la poignante gelée, Pour mieux brouter la feuille emmiellée, Hors de son bois avec l’aube s’enfuit ; Et seul, et sûr, loin de chiens et de bruit, Or’ sur un mont, or’ dans une vallée, Or’ près d’une onde à l’écart recelée, Libre, folâtre où son pied le conduit ; De rets ne d’arc sa liberté n’a crainte, Sinon alors que sa vie est atteinte D’un trait meurtrier empourpré de son sang ; Ainsi j’allais, sans espoir de dommage, Le jour qu’un œil, sur l’avril de mon âge, Tira d’un coup mille traits en mon flanc. La Belle Matineuse Encore un topos pétrarquiste, très en vogue : voir du Bellay, mais aussi par les poètes baroques Voiture, Mallevile. De ses cheveux la roussoyante Aurore Éparsement les Indes remplissait, Et jà le ciel à longs traits rougissait De maint émail qui le matin décore, Quand elle vit la Nymphe que j’adore Tresser son chef, dont l’or, qui jaunissait, Le crêpe honneur du sien éblouissait, Voire elle-même et tout le ciel encore. Lors ses cheveux vergogneuse arracha, Si qu’en pleurant sa face elle cacha, Tant la beauté des beautés lui ennuie : Et ses soupirs parmi l’air se suivants, Trois jours entiers enfantèrent des vents, Sa honte un feu, et ses yeux une pluie. Continuation des Amours (1555) Je veux lire en trois jours Je veux lire en trois jours l’Illiade d’Homère, Et pour ce, Corydon, ferme bien l’huis sur moi ; Si rien me vient troubler, je t’assure ma foi, Tu sentiras combien pesante est ma colère. Je ne veux seulement que notre chambrière Vienne faire mon lit, ton compagnon ni toi ; Je veux trois jours entiers demeurer à recoi Pour folâtrer après une semaine entière. Mais si quelqu’un venait de la part de Cassandre, Ouvre-lui tôt la porte, et ne le fais attendre ; Soudain entre en ma chambre et me viens accoutrer. Je veux tant seulement à lui seul me montrer : Au reste, si un dieu voulait pour moi descendre Du ciel, ferme la porte et ne le laisse entrer ! Sonnets pour Hèlène (1578) Ronsard a commencé à composer les sonnets de ce recueil « par ordre » de la reine Catherine de Médicis qui voulait consoler sa dame d’honneur, Hélène de Surgères, de la perte de son mari. Cependant le poète viellissant se laisse prendre au jeu de la poésie en trouvant en Hélène une sorte de vis-à-vis à qui exprimer ses désirs. En outre, comme déjà Cassandre, le nom d’Hélène permet à Ronsard de renouer avec l’antiquité grecque et Troie. Il ne faut s’ébahir Il ne faut s’ébahir, disaient ces bons vielliards Dessus le mur troyen, voyant passer Hélène, Si pour une telle beauté nous souffrons tant de peine : Notre mal ne vaut pas un seul de ses regards. Toutefois il vaut mieux, pour n’irriter point Mars, La rendre à son époux, afin qu’il la remmène, Que voir de tant de sang notre campagne pleine, Notre havre gagné, l’assaut à nos remparts. Pères, il ne fallait, à qui la force tremble, Par un mauvais conseil les jeunes retarder ; Mais, jeunes et vieux, vous deviez tous ensemble Et le corps et les biens pour elle hasarder. Ménélas fut bien sage et Paris, ce me semble, L’un de la demander, l’autre de la garder. Quand vous serez bien vieille… Le topos de l’invitation à l’amour s’inscrit ici dans le discours sur la supériorité de la poésie qui assure la mémoire et l’éternité. Quand vous serez bien vieille, au soir, à la chandelle, Assise auprès du feu, dévidant et filant, Direz, chantant mes vers, en vous émerveillant : « Ronsard me célébrait du temps que j’étais belle ! » Lors, vous n’aurez servante oyant telle nouvelle, Déjà sous le labeur à demi sommeillant, Qui au bruit de Ronsard ne s’aille réveillant, Bénissant votre nom de louange immortelle. Je serai sous la terre, et, fantôme sans os, Par les ombres myrteux je prendrai mon repos : Vous serez au foyer une vieille accroupie, Regrettant mon amour et votre fier dédain. Vivez, si m’en croyez, n’attendez à demain ; Cueillez dès aujourd’hui les roses de la vie. La Franciade III, vers 185-240 (1572) La trame narrative de cette épopée à la gloire de la maison royale des Valois est tirée de l’Illustration de Gaule et Singularités de Troie (1511-1512) de Jean Lemaire de Belge. Elle imite aussi l’Énéide de Virgile sauf que Énée s’appelle Francus et le but de son voyage n’est pas de fonder Rome, mais Paris. Parti ďÉpire (où il a été élevé en secret par sa mère Andromaque et son oncle, le devin Hélénin), Francus est jeté par la tempête sur la côte crétoise. La Crète est l’ancienne patrie des Troyens, la terre ďorigine de Teucer, premier roi de Troade. Francus y est accueilli par le roi Dicée, dont il délivre le fils en combattant Phovère. Clymne et Hyante, les deux filles de Dicée, tombent amoureuses de Francus. Hyante a le don de prophétie, et Francus, qui a refusé sa main, apprend néanmoins son avenir et celui de sa race. Il adresse sa prière à Apollon. Tandis Francus que le soucy resveille S’estoit levé devant l’Aube vermeille : De la grand’peau d’un Ours il s’habilla Un javelot en sa dextre esbranla Au large fer (Vandois, d’où vint la race Des Vandosmois, le suivoit à la trace). Luy se laissant en larmes consommer S’alla planter sur le bord de la mer : Jettant ses yeux sur les eaux Tethiennes Seul regardoit si les barques Troyennes Venoient à bord : et voyant le Vaisseau Qui le portoit, à demy dessous l’eau Presque couvert de falaize et de bourbe : Les yeux au ciel sur le rivage courbe Poussant du cœur maints sanglots en avant Parloit ainsi aux ondes et au vent. « Heureux trois Fois ceux que la bonne Terre Loing de la vie en long repos enserre : Si comme nous ne voyent le soleil Me hument l’air, ils n’ont aussi pareil A nous le soing, qui pressant nous martyre. D’autant fâcheux que toujours il désire. Ce méchant soing qui compagnon me suit Me fait chercher la Gaule qui me fuit, Terre estrangere, et qui ne veut m’attendre, Que du seul nom j’ay prise, sans la prendre. Je suis (je croy) la maudisson des Cieux Qui sans demeure erre de lieux en lieux, De flot en flot, de naufrage en naufrage Ayant le vent et la mer en partage Comme un plongeon, qui en toute saison A seulement les vagues pour maison : Des flots salez il prend sa nourriture, Puis un sablon luy sert de sépulture. Ainsi la mer me porte sans effait Et mon voyage est tousjours imparfait. Bonté des Dieux, et toy, Destin qui meines A ton plaisir toutes choses humaines, Auray-je poinct en repos, le moyen De rebastir un mur Dardanien ? Voirray-je point une Troyenne plaine, Voirray-je point ceste gauloise Seine Qui m’est promise en lieu des larges tours De Simoïs et Xanthe, dont les cours Arosoient Troye, et d’une onde poussée Rompoient le sein de la mer renversée? Donne, Apollon, maistresse Deité De ceux qui vont bastir une cité, Un bon augure, afin que tu m’octroyes Des murs certains après si longues voyes. Si je ne puis les Gaules conquérir, Sans plus errer puisse-je icy mourir D’un trait de feu vestu d’une tempeste : Aux Dieux marins victime soit ma teste Pour sacrifice agréable à la mort, D’un peu de sable entombé sur ce bord. Joachim du Bellay (1522-1560) Sa famille appartient à la noblesse angevine, une des plus anciennes de France: l’ancêtre Emenon fut le comte de Poitiers et d’Angoulême à la fin du 7^e siècle. C’est aussi une famille célèbre par ses hommes de guerre et ses diplomates: un des ancêtres de du Bellay combattit en Terre Sainte au côté de Richard Coeur de Lion, un autre, du côté anglais, à Azincourt. Fils de Jean du Bellay, comte de Gonnor, il a pour cousins Guillaume de Langey (gouverneur du Piémont), Martin du Bellay, évêque du Mans, et le cardinal Jean du Bellay, évêque de Paris et diplomate célèbre. Orphelin et maladif, négligé par son tuteur, il rêve néanmoins de s’illustrer, dans la carrière des armes d’abord, dans la carrière ecclésiastique ensuite. Au cours de ses études de droit à la Faculté de Poitiers, vers 1545, il fait la connaissance de l’érudit Marc-Antoine Muret, du poète néo-latin Salmon Macrin et de Jacques Peletier du Mans qui l’amène, en 1547, au Collège de Coqueret. Olive (1549, 1550) En retard sur les hellénistes Pierre de Ronsard et Antoine de Baïf, Joachim du Bellay se nourrit davantage de la culture latine et italienne. Olive est un canzoniere écrit en sonnets (115, dans la seconde édition de 1550). L’idéalisme platonicien du recueil est teinté de l’inspiration chrétienne, projeté dans l’amour pour Mlle Viole, dont Olive est l’anagramme. À la différence de Maurice Scève qui, dans Délie, avait utilisé le dizain, du Bellay opte pour le sonnet. L’idée Le sonnet qui illustre la « théologie platonicienne » est en fait une traduction du sonnet de Bernardino Daniello (voir ci-dessous). Une traduction, à vrai dire, qui par sa qualité dépasse l’original. Si notre vie est moins qu’une journée En l’éternel, si l’an qui fait le tour Chasse nos jours sans espoir de retour, Si périssable est toute chose née, Que songes-tu, mon âme emprisonnée ? Pourquoi te plaît l’obscur de notre jour, Si, pour voler en un plus clair séjour, Tu as au dos l’aile bien empennée ? Là est le bien que tout esprit désire, Là le repos où tout le monde aspire, Là est l’amour, là le plaisir encore. Là, ô mon âme, au plus haut ciel guidée, Tu y pourras reconnaître l’Idée De la beauté, qu’en ce monde j’adore. [Bernardino Daniello Se’l viver nostro è breve oscuro giorno Press’a l’eterno, e pien d’affronti e mali, E più veloci assai che venti o strali Ne vedi ir gli anni e più non far ritorno Alma, che fai? che non ti miri intorno, Sepolta in cieco error tra le mortali Noiose cure? e poi ti son date le ali Da volar a l’eterno alto soggiorno, Scuotile, trista, ch’è ben tempo hormai Fuor del visco mondan ch’è si tenace; E le dispiega al ciel per dritta via : Ivi è quel sommo ben ch’ogni huom desia; Ivi’l verro riposo; ivi la pace Ch’indarno tu quagiù cercando vai.] Déjà la nuit... Là encore il s’agit d’une imitation partielle, cette fois du poète italien Rinieri. Le topos de la Belle Matineuse, sera traité par Ronsard et, plus tard par les poètes de la préciosité Voiture et Malleville entre autres. Déjà la nuit en son parc amassoit Un grand troupeau d’étoiles vagabondes, Et pour entrer aux cavernes profondes Fuyant le jour, ses noirs chevaulx chassoit ; Déjà le ciel aux Indes rougissoit, Et l’Aulbe encor de ses tresses tant blondes Faisant gresler mille perlettes rondes, De ses thésorts les prez enrichissoit ; Quand d’occident, comme une étoile vive, Je vy sortir dessus ta verte rive, O fleuve mien ! une Nymphe en rient. Alors voyant cette nouvelle Aurore, Le jour honteux d’un double teint colore Et l’Angevin et l’Indique orient. Antiquités de Rome (1558) Protégé de son cousin le cardinal Jean du Bellay, alors ambassadeur de François I^er à Rome, Joachim croit un moment à sa carrière diplomatique. Il est bientôt déçu dans ses ambitions: intendant de son cousin, il a davantage affaire aux banquiers et aux créanciers qu’aux princes et diplomates. Son séjour à Rome reste néanmoins déterminant grâce au contact direct avec la réalité romaine qui est confrontée au mythe humaniste de la Rome antique. Les Antiquités, publiées après le retour en France, alternent le décasyllabe et l’alexandrin. L’évocation de la Rome antique est suivie du Songe ou Vision inspirée de l’Ecclésiaste et de l’Apocalypse. Plusieurs thèmes sont traités : translatio imperii et translatio studii entre la Rome impériale et pontificale, temps destructeur et consevateur, mémoire. Du Bellay stylise le sujet poétique (persona poetica) selon les principes de la poétique stoïcienne de la vision - ekphrasis (evidentia - hypotypose; image, vision détaillée) - et de l’emphasis (suggestion qui laisse entendre plus qu’on ne dit), dans le but d’éveiller les émotions (adfectiones), non les passions (adfectus). Cette position stoïcienne du furor poeticus s’insère dans une perspective pessimiste, catastrophique. Le Songe est une vision de la déchéance de Rome et sera interprétée, notamment dans les pays calvinistes et luthériens comme une critique de la papauté. C’est à cela qu’il faut attribuer les traductions et la popularité de du Bellay en Allemagne, en Pologne mais surtout en Angleterre (Edmund Spenser, 1569; Hawkins). Qui a vu quelquefois un grand chêne asséché Les trois premières strophes sont, encore, une traduction remarquable d’un passage de Phrasale (I, 136-142) de Lucain. Qui a vu quelquefois un grand chêne asséché, Qui pour son ornement quelque trophée porte, Lever encore au ciel sa vieille tête morte, Dont le pied fermement n’est en terre fiché, Mais qui, dessus le champ plus qu’à demi penché, Montre ses bras tout nus et sa racine torte, Et, sans feuille ombrageux, de son poids se supporte Sur un tronc nouailleux en cent lieux ébranché, Et, bien qu’au premier vent il doive sa ruine Et maint jeune à l’entour ait ferme la racine, Du dévot populaire être seul révéré : Qui tel chêne a pu voir, qu’il imagine encore Comme entre les cités qui plus florissent ore Ce vieil honneur poudreux est le plus honoré. Comme le champ semé Comme le champ semé en verdure foisonne, De verdure se hausse en tuyau verdissant, Du tuyau se hérisse en épi florissant, D’épi jaunit en grain, que le chaud assaisonne ; Et comme en la saison le rustique moissonne Les ondoyants cheveux du sillon blondissant, Les met d’ordre en javelle, et du blé jaunissant Sur le champ dépouillé mille gerbes façonne : Ainsi de peu à peu crût l’empire romain, Tant qu’il fut dépouillé par la barbare main, Qui ne laissa de lui que ces marques antiques Que chacun va pillant, comme on voit le glaneur, Cheminant pas à pas, recueillir les reliques De ce qui va tombant après le moissonneur. Songe (extrait) Une louve je vis sous l’antre d’un rocher Allaitant deux bessons : je vis à sa mamelle Mignardement jouer cette couple jumelle, Et d’un col allongé la louve les lécher. Je la vis hors de là sa pâture chercher, Et, courant par les champs, d’une fureur nouvelle Ensanglanter la dent et la patte cruelle Sur les menus troupeaux pour sa soif étancher. Je vis mille veneurs descendre des montagnes Qui bordent d’un côté les lombardes campagnes, Et vis de cent épieux lui donner dans le flanc. Je la vis de son long sur la plaine étendue, Poussant mille sanglots, se vautrer en son sang, Et dessus un vieux tronc la dépouille pendue. Regrets (1558) Il s’agit d’un journal poétique en 191 sonnets qui relate le séjour à Rome et le retour en France travers la Suisse. C’est aussi un parcours poétique, un cheminement depuis le mal d’écrire à la nouvelle inspiration. Le recueil est centré sur la thématique de l’exil (cf. Ovide) et du voyageur naufragé retournant vers sa patrie (la figure d’Ulysse). La satire de la société côtoie la satire de la création poétique. La persona poetica se conforme au registre de l’ironie. L’autre figure de la persona poetica est la mélancolie. Certains sonnets sont formulés comme messages adressés à des amis éloignés. C’est aussi le cas de Quand je vois quelquesfois ces pauvres filles dont le destinataire est Doucin, sans doute Rémy Doucin, médecin-prêtre comme Rabelais et ami de ce dernier. Las ! Où est maintenant… Las ! Où est maintenant ce mépris de Fortune ? Où est ce cœur vainqueur de toute adversité, Cet honnête désir de l’immortalité, Et cette honnête flamme au peuple non commune ? Où sont ces doux plaisirs qu’au soir, sous la nuit brune, Les Muses me donnaient, alors qu’en liberté, Dessus le vert tapis d’un rivage écarté, Je les menais danser aux rayons de la lune ? Maintenant la Fortune est maîtresse de moi, Et mon cœur, qui soulait être maître de soi, Est serf de mille maux et regrets qui m’ennuient. De la postérité je n’ai plus de souci, Cette divine ardeur, je ne l’ai plus aussi, Et le Muses de moi, comme étranges, s’enfuient. Je me ferai savant… « Je me ferai savant en la philosophie, En la mathématique et médecine aussi ; Je me ferai légiste, et, d’un plus haut souci, Apprendrai les secrets de la théologie ; Du luth et du pinceau j’ébatterai ma vie, De l’escrime et du bal ». Je discourais ainsi Et me vantais en moi d’apprendre tout ceci, Quand je changeai la France au séjour d’Italie. O beaux discours humains ! Je suis venu si loin Pour m’enrichir d’ennui, de vieillesse et de soin, Et perdre en voyageant le meilleur de son âge. Ainsi le marinier souvent, pour tout trésor, Rapporte des harengs en lieu de lingots d’or, Ayant fait comme moi un malheureux voyage. Marcher d’un grave pas… Marcher d’un grave pas et d’un grave sourci, Et d’un grave souris à chacun faire fête, Balancer tous ses mots, répondre de la tête, Avec un Messer non ou bien un Messer si ; Entremêler souvent un petit E cosi, Et d’un son Servitor contrefaire l’honnête ; Et, comme si l’on eût sa part en la conquête, Discourir sur Florence, et sur Naples aussi ; Seigneuriser chacun d’un baisement de main, Et, suivant la façon du courtisan romain, Cacher sa pauvreté d’une brave apparence : Voilà de cette cour la plus grande vertu, Dont souvent mal monté, mal sain et mal vêtu, Sans barbe et sans argent, on s’en retourne en France. Quand je vois quelquefois ces pauvres filles Doucin, quand je vois quelquefois ces pauvres filles Qui ont le diable au corps ou le semblent avoir D’une horrible façon corps et tête mouvoir Et faire ce qu’on dit de ces vieilles Sybilles, Quand je vois les plus forts se retrouver débiles, Voulant forcer en vain leur forcené pouvoir, Et quand même j’y vois perdre tout leur savoir, Ceux qui sont en notre art tenus pour les plus habiles, Quand effroyablement écrier je les ois Et quand le blanc des yeux remuer je les vois, Tout le poil me hérisse et je ne sais plus que dire. Mais quand je vois un moine avecque son latin Leur tater le haut et le bas ventre et le tétin, Cette frayeur se passe et suis contraint de rire. Etienne Jodelle (1532? – 1573) Étienne Jodelle a trouvé dans la bibliothèque de son oncle maternel une source de lectures humanistes qui le formeront. Il semble qu’il ait composé ses premiers vers, en l’honneur de Marot, à l’âge de 14 ans. Poète précoce, génie reconnu, il fréquente les milieux cultivés, en 1552 ; il se trouve au collège de Boncourt avec Rémy Belleau, Jacques Grévin et Jean de La Péruse où il suit les cours de l’humaniste Marc-Antoine Muret. Amours et Contr’amours (1574) La vie de Jodelle connaît des hauts et des bas. Condamné à mort, pour des raisons inconnues, il disparaît en 1564 pour réaparaître en 1567 dans l’un des salons les plus prestigieux et élégants, celui de Claude-Catherine de Clermont, maréchale de Retz. C’est à elle qu’il adresse sa poésie amoureuse qui, par sa complexité, annonce le baroque. Sa poésie sera publiée à titre posthume. Des astres, des forêts, et d’Achéron l’honneur Un excellent exemple du sonnet rapporté, évoquant la même disposition verticale de la féminité – enfer, terre, ciel - que les dizains de Maurice Scève. Des astres, des forêts, et d’Achéron l’honneur, Diane, au Monde haut, moyen et bas préside, Et ses chevaux, ses chiens, ses Euménides guide, Pour éclairer, chasser, donner mort et horreur. Tel est le lustre grand, la chasse, et la frayeur Qu’on sent sous ta beauté claire, prompte, homicide, Que le haut Jupiter, Phébus, et Pluton cuide Son foudre moins pouvoir, son arc, et sa terreur. Ta beauté par ses rais, par son rets, par la crainte, Rend l’âme éprise, prise, et au martyre étreinte : Luis-moi, prends-moi, tiens-moi, mais hélas ne me perds. Des flambants, forts, et griefs, feux, filets, et encombres, Lune, Diane, Hécate, aux cieux, terre, et enfers Ornant, guêtant, gênant, nos Dieux, nous, et nos ombres. Comme un qui s’est perdu dans la forêt profonde Comme un qui s’est perdu dans la forêt profonde Loin de chemin, d’orée, et d’adresse, et de gens ; Comme un qui en la mer grosse d’horribles vents, Se voit presque engloutir des grands vagues de l’onde ; Comme un qui erre aux champs, lors que la nuit au monde Ravit toute clarté, j’avais perdu long temps Voie, route, et lumière, et presque avec le sens, Perdu long temps l’objet, où plus mon heur se fonde. Mais quand on voit (ayant ces maux fini leur tour) Aux bois, en mer, aux champs, le bout, le port, le jour, Ce bien présent plus grand que son mal on vient croire. Moi donc qui ai tout tel en votre absence été, J’oublie en revoyant votre heureuse clarté, Forêt, tourmente, et nuit, longue, orageuse, et noire. O traîtres vers, trop traîtres contre moi Il n’est pas oiseux de comparer le traitement du topos du pouvoir de la poésie au sonnet de Rosard Quand vous serez bien vieille. La sensibilité de Jodelle semble bien plus complexe : à la fois une révolte contre la poésie et son affirmation. O traîtres vers, trop traîtres contre moi Qui souffle en vous une immortelle vie, Vous m’appâtez et croissez mon envie, Me déguisant tout ce que j’aperçois. Je ne vois rien dedans elle pourquoi A l’aimer tant ma rage me convie : Mais nonobstant ma pauvre âme asservie Ne me la feint telle que je la vois. C’est donc par vous, c’est par vous traîtres carmes, Qui me liez moi-même dans mes charmes, Vous son seul fard, vous son seul ornement, Jà si long temps faisant d’un Diable un Ange, Vous m’ouvrez l’œil en l’injuste louange, Et m’aveuglez en l’injuste tourment. Comment pourrais-je aimer un sourcil hérissé Voici un exemple de la poésie antiérotique. Comment pourrais-je aimer un sourcil hérissé, Un poil roux, un œil rouge, un teint de couperose, Un grand nez, plus grand’bouche, incessamment déclose Pour gêner mon esprit de ces lèvres sucé ? Une gorge tannée, un col si mal dressé, Un estomac étique, un tétin dont je n’ose Enlaidir mon sonnet et, qui est pire chose, Une bouquine aisselle, un corps mal compassé, Un dos qui ressemblait d’une Mort le derrière, Le ventre besacier, la cuisse héronnière, Et même quant au reste… Ah, fi ! sonnet, tais-toi ! C’est trop pour démontrer à tous quelle Déesse, Tant le Ciel, se moquant de l’Amour et de moi, Dévorait les beaux ans de ma verte jeunesse. Prose Moins dotée de modèles référentiels de l’antiquité et de la Renaissance italienne (prose historique, prose rhétorique; nouvelle, roman de chevalerie), mais aussi plus libre dans ses démarches, la prose ouvre un champ exploratoire plus vaste que la poésie. Il n’est guère exagéré d’affirmer que chacun des grands prosateurs de la Renaissance s’avère le constructeur de son propre genre - roman, nouvelle, essai. Hélisenne de Crenne (Marguerite de Briet, mariée de Crenne, vers 1510- vers 1560) Hélisenne, nom de la mère d’Amadis (Amadis de Gaule, roman de chevalerie), a servi de pseudonyme à Marguerite de Briet (de Crenne), humaniste cultivée, traductrice de l’Énéide. Les Angoisses douloureuses qui procèdent d’amours (1538) Les tourments d’amours sont ceux de la narratrice, femme mariée qui tombe amoureuse du jeune Guénélic. Son mari l’enferme dans une tour, d’où Hélisenne envoie une lettre à son amant afin qu’il la délivre. Guénélic parcourt l’Europe à la recherche de la prison de la femme aimée. La perspective narrative privilégiant le point de vue de la femme est une nouveauté. L’analyse psychologique annonce celle des romans précieux et celle de Mme de La Fayette dans La Princesse de Clèves. Ainsi que je lui disais telles ou semblables paroles, quelquefois il interrompit mon propos, et disait qu’il était en merveilleuse crainte de mon mari. À quoi je lui fis réponse, et lui dis : « Je vous prie de vous désister de telle timeur que je vous certifie être sans occasion, car il n’a doute ni suspicion de moi. Et si je pensais que sa pensée fût occupée à telles fantaisies, je suis celle qui ne pourrait espérer de vivre, par ce que je suis certaine, et le sais par longue expérience, qu’il m’aime plus que jamais homme aima femme. Par quoi vous devez croire que j’aurais bien cause de me contrister, car qui ardentement sait aimer, cruellement sait haïr. Je m’émerveille grandement dont vous procède une telle crainte : vous êtes contraire à tous autres amoureux, lesquels par artificielle subtilité trouvent moyen d’avoir familiarité au mari de leur amie, connaissant que par cela ils peuvent avoir souvent sûre occasion de parler et deviser à elles privément et en public. » Après que j’eus dit telles paroles sans différer, il me fit telles réponses et dit ainsi : « Madame, je suis certain et je vois manifestement que monsieur votre mari est atteint d’une grande et passionnée fâcherie pour avoir suspicion de la chose où je prétends. » Ainsi comme il disait ces paroles, il aperçut mon mari et me le montra, ce dont je fus si perturbée, que je ne savais quelle contenance tenir. Et lors tout ainsi que les ondes de la mer agitées d’un vent, je recommençai à mouvoir et à trembler de toutes parts, et fus long temps sans parler, jusques à ce que la crainte de perdre mon ami vînt en ma mémoire, qui me fit oublier toutes autres choses, et eut cette puissance de révoquer les forces en mon cœur angoisseux et débile qui toutes dehors étaient dispersées. Et en le regardant, je connaissais que de semblable passion il était atteint, et pour le rassurer lui disais qu’il ne se souciât de rien, et qu’il n’y avait danger ni péril pour n’être chose étrange de parler et deviser, lui affirmant que j’étais certaine qu’il ne se voudrait enquérir des propos que nous avions eus ensemble, par ce qu’il m’estimait être chaste et pudique, non seulement aux effets, mais en paroles et en devis. Mais combien que je lui sus dire et affirmer, je ne le pus persuader de le croire. Et en sa tendre et jeune vertu n’eut tant de vigueur, qu’il pût prononcer aucuns mots ; mais en jetant soupirs en grande affluence se départit, et je demeurai merveilleusement irritée, craignant que par pusillanimité mon ami n’imposât fin à sa poursuite. Cette pensée m’était si très griève, que j’étais immémorative de la peine que je pourrais souffrir à l’occasion que mon mari m’avait aperçue, lequel s’était parti, ne pouvant souffrir l’impétueuse rage qui le détenait. Et ce voyant, une de mes damoiselles m’en avertit. Par quoi je compris que de grand travail il était oppressé, dont pour la souvenance ma douleur commença à augmenter en sorte qu’en moindre crainte ne me départis pour retourner à la maison, pensant souffrir comme la fille du Roi Priam, quand de son corps sur le sépulcre d’Achille fut fait sacrifice. Marguerite de Navarre (1492-1549) Sa carrière semble déterminée dès sa naissance: fille de Louise de Savoie et de Charles d’Orléans, comte d’Angoulême et cousin du roi Louis XII, elle est aussi la petite-nièce du poète Charles d’Orléans. Elle reçoit une excellente éducation, apprend le latin, l’italien, l’espagnol. Dandolo, ambassadeur de Venise en France, déclarera Marguerite « la più savia, non dico delle donne di Francia, ma forse anco degli uomini » (1542). En 1527, on la remarie avec Henri d’Albret, roi de Navarre, dont elle aura une fille - Jeanne d’Albret, la mère du futur Henri IV. Autour de la reine de Navarre et de sa cour de Nérac se réunissent d’importantes personnalités de la vie littéraire et intellectuelle. Elle rencontre Lefèvre d’Étaples, correspond avec Guillaume Briçonnet, lit Luther, protège le jeune Calvin, Étienne Dolet, Bonaventure des Périers, Mellin de Saint-Gelais, Peletier du Mans, Marot. Heptaméron (1559, posthume) Le début de la rédaction des nouvelles date de 1540. Le projet initial - imitation de Boccace et de ses 10 nouvelles racontées pendant 10 jours par 10 personnages ‑ restera inachevé: le livre s’arrête à la 7^e journée. L’influence italienne (Boccace, Novellino; Franco Sacchetti, Trecento novelle) n’est pas toujours déterminante, souvent elle se combine avec la tradition française, notamment là où la thématique féminine domine. (...) Puis que je suis en mon rang, dit Oisille, je vous en reconterai une bonne, pour ce qu’elle est advenue de mon temps et que celui même qui l’a vue me l’a contée. Je suis sûre que vous n’ignorez point que la fin de tous nos malheurs est la mort, mais mettant la fin à notre malheur, elle se peut nommer notre félicité et sûr repos. Le malheur donc de l’homme, c’est désirer la mort et ne la pouvoir avoir ; par quoi la plus grande punition que l’on puisse donner à un malfaiteur n’est pas la mort, mais c’est de donner un tourment continuel si grand, qu’il la fait désirer, et si petit, qu’il ne la peut avancer, ainsi qu’un mari bailla à sa femme, comme vous orrez. TRENTE-DEUXIÈME NOUVELLE Le Roi Charles, huitième de ce nom, envoya en Allemagne un gentilhomme, nommé Bernage, sieur de Sivray, près d’Amboise, lequel pour faire bonne diligence n’épargnait jour ni nuit pour avancer son chemin, en sorte que, un soir, bien tard, arriva en un château d’un gentilhomme, où il demanda logis : ce qu’à grand peine put avoir. Toutefois, quand le gentilhomme entendit qu’il était serviteur d’un tel Roi, s’en alla au devant de lui, et le pria de ne se mal contenter de la rudesse de ses gens, car à cause de quelques parents de sa femme qui lui voulaient mal, il était contraint tenir ainsi la maison fermée. Aussi, ledit Bernage lui dit l’occasion de sa légation : en quoi le gentilhomme s’offrit de faire tout service à lui possible au Roi son maître, et le mena dedans sa maison, où il le logea et festoya honorablement. Il était heure de souper ; le gentilhomme le mena en une belle salle tendue de belle tapisserie. Et, ainsi que la viande fut apportée sur la table, vit sortir de derrière la tapisserie une femme, la plus belle qu’il était possible de regarder, mais elle avait sa tête toute tondue, le demeurant du corps habillé de noir à l’allemande. Après que ledit seigneur eut lavé avec le seigneur de Bernage, l’on porta l’eau à cette dame, qui lava et s’alla seoir au bout de la table, sans parler à nullui, ni nul à elle. Le seigneur de Bernage le regarda bien fort, et lui sembla une des plus belles dames qu’il avait jamais vues, sinon qu’elle avait le visage bien pâle et la contenance bien triste. Après qu’elle eut mangé un peu, elle demande à boire, ce que lui apporta un serviteur de céans dedans, un émerveillable vaisseau, car c’était la tête d’un mort, dont les œils étaient bouchés d’argent : et ainsi but deux ou trois fois. La demoiselle, après qu’elle eut soupé et fait laver les mains, fit une révérence au seigneur de la maison et s’en retourna derrière la tapisserie, sans parler à personne. Bernage fut tant ébahi de voir chose si étrange, qu’il en devint tout triste et pensif. Le gentilhomme, qui s’en aperçut, lui dit : « Je vois bien que vous vous étonnez de ce que vous avez vu en cette table ; mais, vu l’honnêteté que je trouve en vous, je ne vous veux celer que c’est, afin que vous ne pensiez qu’il y ait en moi telle cruauté sans grande occasion. Cette dame que vous avez vue est ma femme, laquelle j’ai plus aimée que jamais homme pourrait aimer femme, tant que, pour l’épouser, j’oubliai toute crainte, en sorte que je l’amenai ici dedans malgré ses parents. Elle aussi me montrait tant de signes d’amour, que j’eusse hasardé dix mille vies pour la mettre céans à son aise et à la mienne; où nous avons vécu un temps à tel repos et contentement, que je me tenais le plus heureux gentilhomme de la chrétienté. Mais, en un voyage que je fis, où mon honneur me contraignit d’aller, elle oublia tant son honneur, sa conscience et l’amour qu’elle avait en moi, qu’elle fut amoureuse d’un jeune gentilhomme que j’avais nourri céans : dont, à mon retour, je me cuidai apercevoir. Si est-ce que l’amour que je lui portais était si grand, que je ne pouvais défier d’elle jusques à la fin que l’expérience me creva les œils, et vis ce que je craignais plus que la mort. Par quoi, l’amour que je lui portais fut convertie en fureur et désespoir, en telle sorte que je la guettais de si près, qu’un jour, feignant aller dehors, me cachai en la chambre où maintenant elle demeure, où, bientôt après mon partement, elle se retira et y fit venir ce jeune gentilhomme, lequel je vis entrer avec la privauté qui n’appartenait qu’à moi avoir à elle. Mais, quand je vis qu’il voulait monter sur le lit auprès d’elle, je saillis dehors et le pris entre ses bras, où je le tuai. Et, pour ce que le crime de ma femme me sembla si grand qu’une telle mort n’était suffisante pour la punir, je lui ordonnai une peine que je pense qu’elle a plus désagréable que la mort : c’est de l’enfermer en ladite chambre où elle se retirait pour prendre ses plus grandes délices et en la compagnie de celui qu’elle aimait trop mieux que moi ; auquel lieu je lui ai mis dans un armoire tous les os de son ami, tendus comme chose précieuse en un cabinet. Et, afin qu’elle n’en oublie la mémoire, en buvant et mangeant, lui fais servir à table, au lieu de coupe, la tête de ce méchant : et là, tout devant moi, afin qu’elle voie vivant celui qu’elle a fait son mortel ennemi par sa faute, et mort pour l’amour d’elle celui duquel elle avait préféré l’amitié la mienne. Et ainsi elle voit à dîner et à souper les deux choses qui plus lui doivent déplaire : l’ennemi vivant et l’ami mort, et tout, par son péché. Au demeurant, je la traite comme moi-même, sinon qu’elle va tondue, car l’arraiement des cheveux n’appartient à l’adultère, ni le voile l’impudique. Par quoi s’en va rasée, montrant qu’elle a perdu l’honneur de la virginité et pudicité. S’il vous plaît de prendre la peine de la voir, je vous y mènerai. » Ce que fit volontiers Bernage : lesquels descendirent à bas et trouvèrent qu’elle était en une très belle chambre, assise toute seule devant un feu. Le gentilhomme tira un rideau qui était devant une grande armoire, où il vit pendus tous les os d’un homme mort. Bernage avait grande envie de parler à la dame, mais, de peur du mari, il n’osa. Le gentilhomme, qui s’en aperçut, lui dit : « S’il vous plaît lui dire quelque chose, vous verrez quelle grâce et parole elle a. » Bernage lui dit à l’heure : « Madame, votre patience est égale au tourment. Je vous tiens la plus malheureuse femme du monde. » La dame, ayant la larme à l’œil, avec une grâce tant humble qu’il n’était possible de plus, lui dit : « Monsieur, je confesse ma faute être si grande, que tous les maux que le seigneur de céans (lequel je ne suis digne de nommer mon mari) me saurait faire ne me sont rien au prix du regret que j’ai de l’avoir offensé. » En disant cela, se prit fort à pleurer. Le gentilhomme tira Bernage par le bras et l’emmena. Le lendemain matin, s’en partit pour aller faire la charge que le Roi lui avait donnée. Toutefois, disant adieu au gentilhomme, ne se put tenir de lui dire : « Monsieur, l’amour que je vous porte et l’honneur et privauté que vous m’avez faite en votre maison, ne contraignent à vous dire qu’il me semble, vu la grande repentance de votre pauvre femme, que vous lui devez user de miséricorde ; et aussi, vous êtes jeune, et n’avez nuls enfants ; et serait grand dommage de perdre une si belle maison que la vôtre, et que ceux qui ne vous aiment peut-être poitn en fussent héritiers. » Le gentilhomme, qui avait délibéré de ne parler jamais à sa femme, pensa longuement aux propos que lui tint le seigneur de Bernage ; et enfin connut qu’il disait vérité, et lui promit que, si elle persévérait en cette humilité, il en aurait quelquefois pitié. Ainsi s’en alla Bernage faire sa charge. Et quand il fut retourné devant le Roi son maître, lui fit tout au long le conte que le prince trouva tel comme il disait ; et, en autres choses, ayant parlé de la beauté de la dame, envoya son peintre, nommé Jehan de Paris, pour lui rapporter cette dame au vif. Ce qu’il fit après le consentement de son mari, lequel, après longue pénitence, pour le désir qu’il avait d’avoir enfants et pour la pitié qu’il eut de sa femme, qui en si grande humilité recevait cette pénitence, il la reprit avec soi, et en eut depuis beaucoup de beaux enfants. « Mes dames, si toutes celles à qui pareil cas est advenu buvaient en tels vaisseaux, j’aurais grand peur que beaucoup de coupes dorées seraient converties en têtes de mort. Dieu nous en veuille garder, car si sa bonté ne nous retient, il n’y a aucun d’entre nous qui ne puisse faire pis ; mais, ayant confiance en lui, il gardera celles qui confessent ne se pouvoir par elles-mêmes garder ; et celles qui se confient en leurs forces sont en grand danger d’être tentées jusques confesser leur infirmité. Et en est vu plusieurs qui ont trébuché en tel cas, dont l’honneur sauvait celles que l’on estimait les moins vertueuses ; et dit le vieil proverbe : Ce que Dieu garde est bien gardé. - Je trouve, dit Parlamente, cette punition autant raisonnable qu’il est possible ; car tout ainsi que l’offense est pire que la mort, aussi est la punition pire que la mort. Dit Ennasuite : « Je ne suis pas de votre opinion, car j’aimerais mieux toute ma vie voir les os de tous mes serviteurs en mon cabinet, que de mourir pour eux, vu qu’il n’y a méfait qui ne se puisse amender ; mais, après la mort, n’y a point d’amendement. » - Comment sauriez-vous amender la honte ? dit Longarine, car vous savez que, quelque chose que puisse faire une femme après un tel méfait, ne saurait réparer son honneur. - Je vous prie, dit Ennasuite, dites-moi si la Madeleine n’a pas plus d’honneur entre les hommes maintenant, que sa sœur qui était vierge ? - Je vous confesse, dit Longarine, qu’elle est louée entre nous de la grande amour qu’elle a portée à Jésus-Christ, et de sa grande pénitence : mais si lui demeure le nom de Pécheresse. - Je ne me soucie, dit Ennasuite, quel nom les hommes me donnent, mais que Dieu me pardonne et mon mari aussi. Il n’y a rien pourquoi je voulsisse mourir. - Si cette damoiselle aimait son mari comme elle devait, dit Dagoucin, je m’ébahis comme elle ne mourait de deuil, en regardant les os de celui à qui, par son péché, elle avait donné la mort. - Cependant, Dagoucin, dit Simontault, êtes-vous encore à savoir que les femmes n’ont amour ni regret ? - Je suis encore à le savoir, dit Dagoucin, car je n’ai jamais osé tenter leur amour, de peur d’en trouver moins que j’en désire. - Vous vivez donc de foi et d’espérance, dit Nomerfide, comme le pluvier, du vent ? Vous êtez bien aisé à nourrir ! - Je me contente, dit-il, de l’amour que je sens en moi et de l’espoir qu’il y a au cœur des dames, mais si je le savais, comme je l’espère, j’aurais si extrême contentement que je ne le saurais porter sans mourir. - Gardez-vous bien de la peste, dit Geburon, car de cette maladie-là, je vous en assure. Mais je voudrais savoir à qui madame Oisille donnera sa voix. - Je la donne, dit-elle, à Simontault, lequel je sais bien qu’il n’épargnera personne. Autant vaut, dit-il, que vous mettiez à sus que je suis un peu médisant ? Si ne lairrai-je à vous montrer que ceux que l’on disait médisants ont dit vérité. Je crois, mes dames, que vous n’êtes pas si sottes que de croire en toutes les Nouvelles que l’on vous vient conter, quelque apparence qu’elles puissent avoir de sainteté, si la preuve n’y est si grande qu’elle ne puisse être remise en doute. » Bonaventure des Périers ( 1510-1544) Sa vie est assez mal connue: on sait qu’il est né en Bourgogne et qu’il a reçu une formation humaniste qui le range parmi les amis d’Étienne Dolet et les protégés de Marguerite de Navarre (fonction officielle: valet de chambre). Il collabore à la traduction de la Bible par Olivétan (1535), compose des vers et des récits. Henri Estienne prête à l’auteur une mort stoïque - suicide à l’épée. Nouvelles Récréations et Joyeux Devis (1558, posthume) Le recueil rassemble 90 nouvelles qui empruntent à la tradition populaire des différentes provinces, aux fabliaux, ainsi qu’aux auteurs italiens en vogue: Boccace, Pogge (Poggio Bracciolini, Liber facetiarum), Franco Sacchetti (Trecento novelle). Le style de Bonaventude des Périers est plus proche de l’oralité que celui de Marguerite de Navarre. Nouvelle XLI Du gentilhomme qui criait la nuit après ses oiseaux, et du charretier qui fouettait ses chevaux. Il y a une manière de gens qui ont des humeurs colériques ou mélancoliques, ou flegmatiques (il faut bien que ce soit l’une de ces trois, car l’humeur sanguine est toujours bonne, ce dit-on), dont la fumée monte au cerveau, qui les rend fantastiques, lunatiques, erratiques, fanatiques, schismatiques, et tous les atiques qu’on saurait dire, auxquels on ne trouve remède, pour pourgation qu’on leur puisse donner. Pource, ayant désir de secourir ces pauvres gens, et de faire plaisir à leurs femmes, parents, amis, bienfaiteurs, et tous ceux et celles qu’il appartient, j’enseignerai ici par un bref exemple advenu, comment ils feront quand ils auront quelqu’un ainsi mal traité, principalement des rêveries nocturnes : car c’est un grand inconvénient de ne reposer ni jour ni nuit. Il y avait un gentilhomme au pays de Provence, homme de bon âge et assez riche et de récréation, entre autres il aimait fort la chasse, et y prenait si grand plaisir le jour, que la nuit il se levait en dormant ; il se prenait à crier ni plus ni moins que le jour, dont il était fort déplaisant, et ses amis aussi : car il ne laissait reposer personne qui fût en la maison où il couchait, et réveillait souvent ses voisins, tant il criait haut et longtemps après ses oiseaux. Autrement il était de bonne sorte et était fort connu, tant à cause de sa gentillesse que pour cette imperfection qu’il avait ainsi fâcheuse, pour laquelle tout le monde l’appelait l’oiseleur. Un jour, en suivant ses oiseaux, il se trouva en un lieu écarté où la nuit le surprit, qu’il ne savait où se retirer, fors qu’il vint arriver tout tard en une maison montagnes, qui était bien sur le grand chemin toute seule, là où l’hôte logeait quelquefois les gens de pied qui étaient en la nuit, parce qu’il n’y avait point d’autre logis qui fût près. Quand il arriva, l’hôte était couché ; lequel il fit lever, lui priant de lui donner le couvert pour cette nuit, pource qu’il faisait froid et mauvais temps. L’hôte le laisse entrer, et met son cheval à l’étable aux vaches, et lui montre un lit au rez-de-chaussée, car il n’y avait point de chambre haute. Or il y avait là-dedans un charretier voiturier, qui venait de la foire de Pèzenas, lequel était couché en un autre lit tout auprès ; lequel s’éveilla à la venue de ce gentilhomme, dont il lui fâcha fort, car il était las, et n’y avait guère qu’il commençait à dormir ; et puis telles gens de leur nature ne sont gracieux que bien à point. Au réveil ainsi soudain, il dit à ce gentilhomme : « Qui diable vous amène si tard ? » Ce gentilhomme, étant seul et en lieu inconnu, parlait le plus doucement qu’il pouvait : « Mon ami, dit-il, je me suis ici traîné en suivant un de mes oiseaux ; endurez que je demeure ici à couvert, attendant qu’il soit jour. » Ce charretier s’éveilla un peu mieux, et en retardant le gentilhomme, vint à le reconnaître : car il l’avait assez vu de fois à Aix-en Provence, et avait souvent ouï dire quel coucheur c’était. Le gentilhomme ne le connaissait point ; mais en se déshabillant lui dit : « Mon ami, je vous prie, ne vous fâchez point de moi pour une nuit ; j’ai une coutume de crier la nuit après mes oiseaux, car j’aime la chasse, et m’est avis toute la nuit que je suis après. - O ! ho ! dit le charretier en jurant ; par le corbieu ! il m’en prend ainsi comme vous, car il me semble que toute la nuit je suis à toucher mes chevaux, et ne m’en puis garder. - Bien, dit le gentilhomme, une nuit est bien tôt passée ; nous nous supporterons l’un l’autre. » Il se couche ; mail il ne fut guère avant en son premier somme qu’il ne se levât tout grand, et commença à crier par la place : « Volà, volà, volà ! » Et à ce cri mon charretier s’éveille, qui vous prend son fouet, qu’il avait auprès de lui, et le vous mène à tort et travers, la part où il sentait mon gentilhomme, en disant : « Dya, dya, hauois, hau dya ! » Il vous cingle le pauvre gentilhomme, il ne faut pas demander comment : lequel se réveilla de belle heure aux coups de fouet, et changea bien de langage : car au lieu de crier volà, il commença à crier l’aide et au meurtre ; mais le charretier fouettait toujours, jusques à tant que le pauvre gentilhomme fut contraint de se jeter sous la table sans dire plus mot, en attendant que le charretier eût passé sa fureur : lequel, quand il vit que le gentilhomme s’était sauvé, se remit au lit et fit semblant de ronfler. L’hôte se lève, qui allume le feu, et trouve ce gentilhomme mussé sous le banc, qui était si petit qu’on l’eût mis dans une bourse d’un double ; et avait les jambes toutes frangées, et sa personne affolée des coups de fouet, lesquels certainement firent grand miracle, car oncques puis ne lui advint de crier en dormant, dont s’ébahirent depuis ceux qui le connaissaient ; mais il leur conta ce qui lui était advenu. Jamais homme ne fut plus tenu à autre que le gentilhomme au charretier, de l’avoir ainsi guéri d’un tel mal comme celui-là, comme on dit qu’autrefois on été guéris les malades de Saint Jean. Et aux chevaux rétifs, on dit qu’il ne faut que leur pendre un chat à la queue, qui les égratignera tant par derrière qu’il faudra qu’ils aillent, de par Dieu ou de par l’autre ; et perdront la rétiveté, en le continuant trois cent soixante et dix-sept fois et demie et la moitié d’un tiers : car dix-sept sols et un onzain, et vingt et cinq sols moins un treizain, combien valent-ils ? François Rabelais (1483 ? 1484 ? 1494 ? – 1553) La famille le destine à la carrière ecclésiastique. Il est mis à l’école à l’abbaye de Seuilly, puis, comme novice, à l’abbaye de la Baumette, où il aurait fait connaissance de Geoffroy d’Estissac et des frères du Bellay (Guillaume de Langey et Jean du Bellay). Les trois grands personnages seront les protecteurs principaux du futur prosateur. François entre à 26 ans, chez les franciscains au couvent des cordeliers du Puy-Saint-Martin près de Fontenay-le-Comte, en Poitou. Il y rencontre Pierre Amy avec qui il se lance dans l’étude du grec. C’est à ce titre qu’il se fait connaître, par une lettre, au célèbre humaniste Guillaume Budé. La connaissance du grec assure Rabelais une place de choix au sein de l’élite humaniste. Après une requête, adressée au pape, Rabelais obtient la permission de quitter les franciscains pour entrer chez les bénédictins de l’abbaye Saint-Pierre de Mazellais dirigée par l’abbé Geoffroy d’Estissac, son ami d’enfance. Il obtient la liberté de voyager. À Montpellier il est chargé du cours où il commente Hippocrate (Aphorismes) et Galien (Petit art médical) directement dans le texte grec, innovation importante, car jusque-là, les deux médecins n’étaient lus qu’en traduction latine. En novembre 1532, Rabelais est nommé, à Lyon, médecin du Grand-Hôtel-Dieu-de-Notre-Dame-de-Pitié-du-Pont-du-Rhône. En 1536, il passe à Montpellier sa licence et son doctorat, enseigne à Montpellier et à Lyon en pratiquant des dissections de cadavres. À part Lyon il exercera sa profession en plusieurs endroits: en Poitou (1543-1546), à Metz (1546), dans le Midi, etc. Lyon aura pour Rabelais l’attrait d’un grand centre humaniste: il s’y lie avec Étienne Dolet, Saint-Gelais, Salmon Macrin et surtout avec un grand éditeur humaniste Sébastien Gryphe (Sebastianus Gryphius, originaire de Wurtemberg, installé depuis 1523 à Lyon); il y rencontre aussi Érasme pour qui il aura une admiration filiale. Gargantua (1534) (transcription modernisée) Lyon est la ville où Rabelais publiera tous ces livres, à commencer par le Pantagruel (1532, chez Claude Noury, dit le Prince, près de Notre-Dame de Confort). Suit Gargantua (1534). Les deux ouvrages reprennent, sous fome parodique, populaire, le schéma narratif des romans de chevalerie : naissance, enfance, éducation, exploits probateurs, règne. Mais sous ce schéma se cache une grande richesse de pensée et d’humour. Chapitre XXII L’éducation idéale Après, en tel train d’étude le mit qu’il ne perdait heure quelconque du jour : ains tout son temps consommait en lettres et honnête savoir. S’éveillait donc Gargantua environ quatre heures du matin. Cependant qu’on le frottait, lui était lue quelque pagine de la divine Ecriture hautement et clairement, avec prononciation compétente à la matière, et à ce était commis un jeune page, natif de Basché, nommé Anagnostes. Selon le propos et argument de cette leçon, souventes fois s’adonnait à révérer, adorer, prier et supplier le bon Dieu, duquel la lecture montrait la majesté et jugements merveilleux. Puis allait ès lieux secrets faire excrétion des digestions naturelles. L son précepteur répétait ce qu’avait été lu, lui exposant les points plus obscurs et difficiles. Considéraient l’état du ciel, si tel était comme l’avaient noté au soir précédent, et quels signes entrait le soleil, aussi la lune, pour icelle journée. Ce fait, était habillé, peigné, testonné, accoutré et parfumé, durant lequel temps on lui répétait les leçons du jour d’avant. Lui-même les disait par cœur et y fondait quelques cas pratiques et concernant l’état humain, lesquels ils étendaient aucunes fois jusque deux ou trois heures, mais ordinairement cessaient lorsqu’il était du tout habillé. Puis par trois bonnes heures lui était faite lecture. Ce fait, issaient hors, toujours conférant des propos de la lecture, et se déportaient en Bracque, ou ès prés, et jouaient à la balle, à la paume, à la pile trigone, galantement s’exerçant les corps comme ils avaient les âmes auparavant exercé. Tout leur jeu n’était qu’en liberté, car ils lassaient la partie quand leur plaisait, et cessaient ordinairement lorsque suaient parmi le corps, ou étaient autrement las. Adonc étaient très bine essuyés et frottés, changeaient de chemise, et, doucement se promenant, allaient voir si le dîner était prêt. Là attendant, récitaient clairement et éloquentement quelques sentences retenues de la leçon. Cependant Monsieur l’Appétit venait, et par bonne opportunité s’asseyaient à table. Au commencement du repas, était lue quelque histoire plaisante des anciennes prouesses, jusques à ce qu’il eût pris son vin. Lors, si bon semblait, on continuait la lecture, ou commençaient à deviser joyeusement ensemble, parlant, pour les premiers mois, de la vertu, propriété, efficace et nature de tout ce que leur était servi à table : du pain, du vin, de l’eau, du sel, des viandes, poissons, fruits, herbes, racines, et de l’apprêt d’icelles. Ce que faisant, apprit en peu de temps tous les passages à ce compétents en Pline, Athénée, Dioscorides, Julius Pollux, Galien, Porphyre, Oppian, Polybe, Héliodore, Aristoteles, Elien et autres. Iceux, propos tenus, faisaient souvent, pour plus être assurés, apporter les livres susdits à table. Et si bien et entièrement retint en sa mémoire les choses dites, que, pour lors, n’était médecin qui en sût à la moitié tant comme il faisait. Après, devisaient des leçons lues au matin, et, parachevant leur repas par quelque confection de cotoniat, s’écurait les dents avec un trou de lentisque, se lavait les mains et les yeux de belle eau fraîche et rendaient grâces à Dieu par quelques beaux cantiques faits à la louange de la munificence et bénignité divine. Ce fait, on apportait des cartes, non pour jouer, mais pour y apprendre mille petites gentillesses et inventions nouvelles, lesquelles toutes issaient d’arithmétique. En ce moyen entra en affection d’icelle science numérale, et, tous les jours après dîner et souper, y passait temps aussi plaisantement qu’il soulait ès dés ou ès cartes. A tant sut d’icelle et théorique et pratique si bien que Tunstal, Anglais qui en avait amplement écrit, confessa que vraiment, en comparaison de lui, il n’y entendait que le haut allemand. Et non seulement d’icelle, mais des autres sciences mathématiques comme géométrie, astronomie et musique ; car, attendant la concoction et digestion de son past, ils faisaient mille joyeux instruments et figures géométriques, et de même pratiquaient les canons astronomiques. Après s’ébaudissaient à chanter musicalement à quatre et cinq parties, ou sur un thème à plaisir de gorge. Au regard des instruments de musique, il apprit jouer du luth, de l’épinette, de la harpe, de la flûte allemande et à neuf trous, de la viole et de la sacquebutte. Chapitres XXIII et XXIV L’après-midi de Gargantua Cette heure ainsi employée, la digestion parachevée, se remettait à son étude principal par trois heures ou davantage, tant à répéter la lecture matutinale qu’à poursuivre le livre entrepris, qu’aussi à écrire et bien traire et former les antiques et romaines letters. Ce fait, issaient hors leur hôtel, avec eux un jeune gentilhomme de Touraine nommé l’écuyer Gymnaste, lequel lui montrait l’art de chevalerie. Changeant donc de vêtements, montait sur un coursier, sur un roussin, sur un genet, sur un cheval barbe, cheval léger, et lui donnait cent carrières, le faisait voltiger en l’air, franchir le fossé, sauter le palis, court tourner en un cercle, tant à dextre comme à senestre. Là rompait, non la lance, car c’est la plus grande rêverie du monde dire : « J’ai rompu dix lances en tournoi ou en bataille », un charpentier le ferait bien ; mais louable gloire est d’une lance avoir rompu dix de ses ennemis. De sa lance donc, acérée, verte et roide, rompait un huis, enfonçait un harnois, acculait une arbre, enclavait un anneau, enlevait une selle d’armes, un haubert, un gantelet. Le tout faisait armé de pied en cap (...) (Rabelais consacre alors deux pages à nous énumérer les exercices physiques) Nageait en profonde eau, à l’endroit, à l’envers, de côté, de tout le corps, des seuls pieds, une main en l’air, en laquelle tenant un livre transpassait toute la rivière de Seine sans icelui mouiller, et tirant par les dents son manteau comme faisait Jules César… Jetait le dard, la barre, la pierre, la javeline, l’épieu, la hallebarde, enfonçait l’arc, bandait ès reins les fortes arbalètes de passe, visait de l’arquebuse à l’œuil, afflûtait le canon, tirait à la butte, au papegai (perroquet), du bas en mont, d’amont en val, devant, de côté, en arrière comme les Parthes. Le temps ainsi employé, lui frotté, nettoyé et rafraîchi d’habillements, tout doucement retournait, et, passant par quelques prés, ou autres lieux herbus, visitaient les arbres et plantes, les conférant avec les livres des anciens qui en ont écrit, comme Théophraste, Dioscorides, Marinus, Pline, Nicander, Macer et Galien, et en emportaient leurs pleines mains au logis, desquelles avait la charge un jeune page nommé Rhizotome, ensemble des marrochons, de pioches, serfouettes, bêches, tranches et autres instruments requis à bien herboriser. Eux arrivés au logis, cependant qu’on apprêtait le souper, répétaient quelques passages de ce qu’avait été lu et s’asseyaient à table. Notez ici que son dîner était sobre et frugal, car tant seulement mangeait pour réfréner les abois de l’estomac ; mais le souper était copieux et large car tant en prenait que lui était de besoin à soi entretenir et nourrir, ce qui est la vraie diète prescrite par l’art de bonne et sûre médecine, quoiqu’un tas de badauds médecins, harcelés en l’officine des Arabes, conseillent le contraire. Durant icelui repas était continuée la leçon du dîner tant que bon semblait : le reste était consommé en bons propos, tous lettrés et utiles ; Après grâces rendues, s’adonnaient chanter musicalement, à jouer d’instruments harmonieux, ou de ces petits passe-temps qu’on fait ès cartes, ès dés et gobelets et là demeuraient faisant grand’chère, et s’ébaudissant aucunes fois jusques à l’heure de dormir ; quelquefois allaient visiter les compagnies de gens lettrés, ou de gens qui eussent vu pays étranges. En pleine nuit, devant que soi retirer, allaient au lieu de leur logis le plus découvert voir la face du ciel, et là notaient les comètes, si aucunes étaient, les figures, situations, aspects, oppositions et conjonctions des astres. Puis, avec son précepteur, récapitulait brièvement, à la mode des Pythagoriques, tout ce qu’il avait lu, vu, su, fait et entendu au décours de toute la journée. Si priaient Dieu le créateur, en l’adorant et ratifiant leur foi envers lui, et le glorifiant de sa bonté immense, et, lui rendant grâce de tout le temps passé, se recommandaient sa divine clémence pour tout l’avenir. Ce fait, entraient en leur repos. S’il advenait que l’air fût pluvieux et intempéré, tout le temps devant dîner était employé comme de coutume, excepté qu’ils faisaient allumer un beau et clair feu, pour corriger l’intempérie de l’air. Mais après dîner, en lieu des exercitations, ils demeuraient en la maison, et, par manière d’apothérapie, s’ébattaient à botteler du foin, à fendre et scier du bois et battre les gerbes en la grange. Puis étudiaient en l’art de peinture et sculpture… Semblablement, ou allaient voir comment on tirait les métaux, ou comment on fondait l’artillerie ; et monnayeurs, ou les hautelissiers, les tissoutiers, les veloutiers, les horlogers, mirailliers, imprimeurs, organistes, teinturiers, et autres sortes d’ouvriers, et partout donnant le vin, apprenaient et considéraient l’industrie et invention des métiers. Allaient ouïr les leçons publiques, les actes solennels, les répétitions, les déclamations, les plaidoyers des gentils avocats, les concions des prêcheurs évangéliques. Pantagruel (1532) (transcription modernisée) Chapitre VI Écolier limousin Pantagruel rencontre un étudiant qui parle un charabia latinisé des étudiants de la Sorbonne. « Que diable de langage est ceci ? Par Dieu, tu es quelque hérétique. — Seignor, non, dit l’écolier, car libentissiment, dès ce qu’il illucesce quelque minutule lesche de jour, je démigre en quelqu’un de ces tant bien architectes moutiers, et là m’irrorant de belle eau lustrale, grignote d’un transon de quelque missique précation de nos sacrificules, et[:] submirmillant mes précules horaires, élue et absterge mon anime de ses inquinaments nocturnes ». (...) — Et bren, bren ! dit Pantagruel. Qu’est-ce que veut dire ce fol ? Je crois qu’il nous forge ici quelque langage diabolique et qu’il nous charme comme enchanteur. » À quoi dit un de ses gens : « Seigneur, sans doute ce galant veut contrefaire la langue des Parisiens, mais il ne fait qu’écorcher le latin, et cuide ainsi pindariser, et lui semble bien qu’il est quelque grand orateur en français, parce qu’il dédaigne l’usance commun de parler. » Àquoi dit Pantagruel : « Est-il vrai ? » L’écolier répondit : « Signor missaire, mon génie n’est point apte nate à ce que dit ce flagitiose nébulon pour escorier la cuticule de notre vernacule gallique ; mais viceversement je gnave opère, et par vêles et rames je m’énite de le locupléter de la redundance latinicome. — Par Dieu, dit Pantagruel, je vous apprendrai à parler ! Mais devant réponds-moi : dont es-tu ? » A quoi dit l’écolier : « L’origine primève de mes aves et ataves fut indigène des régions Lémoviques, où requiesce le corpore de l’agiotate saint Martial. » — « J’entends bien, dit Pantagruel ; tu es Limousin pour tout potage, et tu veux ici contrefaire le Parisien. Or viens ça, que je te donne un tour de pigne ! » Lors le prit à la gorge, lui disant : « Tu écorches le latin : par saint Jean, je te ferai écorcher le renard, car je t’écorcherai tout vif. » Lors commença le pauvre Limousin à dire : « Vée dicou, gentilastre ! Ho ! saint Marsaut adjouda mi ! Hau, hau, laissas à quau[:] au nom de Dious, et ne me touquas grou ! » À quoi dit Pantagruel : « A cette heure parles-tu naturellement. » Et ainsi le laissa, car le pauvre Limousin conciliait toutes ses chausses, qui étaient faites queue de merlu et non à plein fond ; dont dit Pantagruel : « Saint Alipentin, quelle civette! Au diable soit le mâcherabe, tant il pue ! » Chapitre VIII Lettre de Gargantua à Pantagruel Encore que mon feu père, de bonne mémoire, Grandgousier, eût adonné tout son étude à ce que je profitasse en toute perfection et savoir politique et que mon labeur et étude correspondît très bien, voire encore outrepassât son désir, toutefois, comme tu peux bien entendre, le temps n’était tant idoine ni commode ès lettres comme est de présent, et n’avais copie de tels précepteurs comme tu as eu. Le temps était encore ténébreux et sentant l’infélicité et calamité des Goths qui avaient mis à destruction toute bonne littérature. Mais, par la bonté divine, la lumière et dignité a été de mon âge rendue ès lettres, et y vois tel amendement que de présent à difficulté serais-je reçu en la première classe des petits grimauds, qui, en mon âge viril, étais (non à tort) réputé le plus savant dudit siècle. (…) « Maintenant toutes disciplines sont restituées, les langues instaurées : grecque, sans laquelle c’est honte qu’une personne se dise savant : hébraïque, chaldaïque, latine. Les impressions tant élégantes et correctes en usance, qui ont été inventées de mon âge par inspiration divine, comme, à contre-fil, l’artillerie par suggestion diabolique. Tout le monde est plein de gens savants, de précepteurs très doctes, de librairies très amples, et m’est avis que ni au temps de Platon, ni de Cicéron, ni de Papinien n’était telle commodité d’étude qu’on y voit maintenant ; et ne se faudra plus dorénavant trouver en place ni en compagnie, qui ne sera bien expoli en l’officine de Minerve. Je vois les brigands, les bourreaux, les aventuriers, les palefreniers de maintenant plus doctes que les docteurs et prêcheurs de mon temps. « Que dirai-je ? Les femmes et filles ont aspiré à cette louange et manne céleste de bonne doctrine. Tant y a qu’un l’âge où je suis, j’ai été contraint d’apprendre les lettres grecques, lesquelles je n’avais contemnées comme Caton, mais je n’avais eu loisir de comprendre en mon jeune âge, et volontiers me délecte à lire les Moraux de Plutarque, les beaux Dialogues de Platon, les Monuments de Pausanias et Antiquités d’Atheneus, attendant l’heure qu’il plaira à Dieu mon créateur m’appeler et commander issir de cette terre. « Par quoi, mon fils, je t’admoneste qu’emploies ta jeunesse à bien profiter en étude et en vertu. Tu es à Paris, tu as ton précepteur Epistémon, dont l’un par vives et vocales instructions, l’autre par louables exemples, te peut endoctriner. J’entends et veux que tu apprennes les langues parfaitement, premièrment la grecque, comme le veut Quintilien, secondement la latine, et puis l’hébraïque pour les saintes lettres, et la chaldaïque et arabique pareillement, et que tu formes ton style, quant à la grecque, à l’imitation de Platon, quant à la latine, Cicéron ; qu’il n’y ait histoire que tu ne tiennes en mémoire présente, à quoi t’aidera la cosmographie de ceux qui en ont écrit. Des arts libéraux, géométrie, arithmétique et musique, je t’en donnai quelque goût quand tu étais encore petit, en l’âge de cinq à six ans ; poursuis le reste, et d’astronomie saches-en tous les canons. Laisse-moi l’astrologie divinatrice et l’art de Lullius, comme abus et vanités. Du droit civil, je veux que tu saches par cœur les beaux textes et me les confères avec philosophie. « Et quant à la connaissance des faits de nature, je veux que tu t’y adonnes curieusement, qu’il n’y ait mer, rivière ni fontaine dont tu ne connaisses les poissons ; tous les oiseaux de l’air, tous les arbres, arbustes et fructices des forêts, toutes les herbes de la terre, tous les métaux cachés auv entre des abîmes, les pierreries de tout Orient et Midi, rien ne te soit inconnu. « Puis, soigneusement revisite les livres des médecins grecs, arabes et latins, sans contemner les talmudistes et cabaliste, et par fréquentes anatomies acquiers-toi parfaite connaissance de l’autre monde qui est l’homme. Et par quelques heures du jour commence à visiter les saintes letters, premièrement en grec le Nouveau Testament et Epîtres des Apôtres, et puis en hébreu le Vieux Testament. Somme, que je voie un abîme de science, car dorénavant que tu deviens homme et te fais grand, il te faudra issir de cette tranquillité et repos d’étude et apprendre la chevalerie et les armes pour défendre ma maison et nos amis secourir en tous leurs affaires contre les assauts des malfaisants. Et veux que, de bref, tu essaies combien tu as profité, ce que tu ne pourras mieux faire que tenant conclusions en tout savoir, publiquement, envers tous et contre tous, et hantant les gens lettrés qui sont tant à Paris comme ailleurs. « Mais parce que, selon le sage Salomon, sapience n’entre point en âme malivole, et science sans conscience n’est que ruine de l’âme, il te convient servir, aimer et craindre Dieu et en lui mettre toutes tes pensées et tout ton espoir, et par foi, formée de charité, être à lui adjoint, en sorte que jamais n’en sois désemparé par péché. Aie suspects les abus du monde. Ne mets ton cœur à vanité, car cette vie est transitoire, mais la parole de Dieu demeure éternellement. Sois serviable à tous tes prochains et les aime comme toi-même. Révère tes précepteurs, fuis les compagnies de gens esquels tu ne veux point ressembler, et, les grâces que Dieu t’a données, icelles ne reçois en vain. Et quand tu connaîtras que auras tout le savoir de par delà acquis, retourne vers moi afin que je te voie et donne ma bénédiction devant que mourir. « Mon fils, la paix et grâce de Notre Seigneur soit avec toi, amen. D’Utopie, ce dix-septième jour du mois de mars, Ton père, GARGANTUA. Le Tiers Livre (1546) (En orthographe de l’époque) En vue de la publication, Rabelais avait manoeuvré par l’intermédiaire de ses protecteurs pour obtenir le privilège du roi; la thématique de l’oracle, liée à la question du mariage de Panurge, et la position critique de Rabelais vis-à-vis de certaines pratiques de l’Église feront néanmoins condamner le livre par la Sorbonne: Rabelais se réfugie à Metz, en terre d’Empire, hors de la jurisdiction royale. L’introduction du Tiers Livre contient une réflexion fondamentale sur la place de l’intellectuel dans la société. Le tiers livre des faicts et dicits héroïques du bon Pantagruel Composé par M. Fran. Rabelais docteur en Medicine. Reveu, et corrigé par l’Autheur, sus la censure antique. FRANÇOIS RABELAIS à l’esprit de la royne de Navarre. Esprit abstrait, ravy, et ecstatic, Qui frequentant les cieulx, ton origine, As delaissé ton hoste et domestic, Ton corps concords, qui tant se morigine A tes edictz, en vie peregrine Sans sentement, et comme en Apathie: Vouldrois tu poinct faire quelque sortie De ton manoir divin, perpetuel? Et ça bas veoir une tierce partie Des faictz ioyeux du bon Pantagruel? Prologue de l’auteur M. François Rabelais pour le tiers livre des faicts et dicts heroïques du bon Pantagruel. Bonnes gens, Beuveurs tresillustres, et vous Goutteux tresprecieux, veistez vous oncques Diogenes le philosophe Cynic? Si l’avez veu, vous n’aviez perdu la veue: ou ie suis vrayment forissu d’intelligence, et de sens logical. C’est belle chose veoir la clairté du (vin et escuz) Soleil. I’en demande à l’aveugle né tant renommé par les tressacrées bibles: lequel ayant option de requerir tout ce qu’il vouldroit, par le commendement de celluy qui est tout puissant, et le dire duquel est en un moment par effect representé, rien plus ne demanda que veoir. Vous item n’estiez ieunes. Qui est qualité competente, pour en vin, non en vain, ainsi plus que physicalement philosopher, et desormais estre du conseil Bacchicque: pour en lopinant opiner des substance, couleur, odeur, excellence, proprieté, faculté, vertus, effect, et dignité du benoist et desiré piot. Si veu ne l’avez (comme facilement ie suis induict à croire) pour le moins avez vous ouy de luy parler. Car par l’aër et tout ce ciel est son bruyt et nom iusques à present resté memorable et celèbre assez: et puys vous estez tous du sang de Phrygie extraictz, (ou ie ne me abuse) et si n’avez tant d’escuz comme avoir Midas, si avez vous de luy ie ne sçay quoy, que plus iadis louoient les Perses en tous leurs Otacustes: et que plus soubhaytoit l’empereur Antonin: dont depuys feut la serpentine de Rohan surnommée Belles aureilles. Si n’en avez ouy parler, de luy vous veulx presentement une histoire narrer, pour entrer en vin, (beuvez doncques) et propus, (escoutez doncques). Vous advertissant (affin que ne soyez pippez comme gens mescreans) qu’en son temps il feut philosphe rare, et ioyeux entre mille. S’il avoit quelques imperfections: aussi avez vous, aussi avons nous. Rien n’est, si non Dieu, perfaict. Si est ce que Alexandre le grand, quoy qu’il eust Aristoteles pour Praecepteur et domestic, l’avoit en telle estimation, qu’il soubhaytoit en cas que Alexandre ne feust, estre Diogenes Sinopien. Quand Philippe roy de Macedonie entreprint assieger et ruiner Corinthe, les Corinthiens par leurs espions advertiz, que contre eulx il venoit en grand arroy et exercice numereux, tous feurent non à tort espoventez, et ne feurent negligens soy soigneusement mettre chascun en office et debvoir, pour à son hostile venue, resister, et leur ville defendre. Les uns des champes es forteresses retiroient meubles, bestail, grains, vins, fruictz, victuailles, et munitions necessaires. Les autres remparoient murailles, dressoient bastions, esquarroient ravelins, cavoient fossez, escuroient contremines, gabionnoient defenses, ordonnoient plates formes, vuidoient chasmates, rembarroient faulses brayes, erigeoient cavalliers, ressapoient contrescarpes, enduisoient courtines, taluoient parapetes, enclavoient barbacanes, asseroient machicoulis, renovoient herses Sarrazinesques, et Cataractes, assoyoient sentinelles, forissoient patrouilles. Chascun estoit au guet, chascun portoit la hotte. Les uns polissoient corseletz, vernissoient alecretz, nettoyoient bardes, chanfrains, aubergeons, briguandines, salades, bavieres, cappelines, guisarmes, armetz, mourions, mailles, iazerans, brassalz, tassettes, gouffetz, guorgeriz, hoguines, plastrons, lamines, aubers, pavoys, boucliers, caliges, greues, foleretz, esprons. Les autres apprestoient arcs, fondes, arbalestes, glands, catapultes, phalarices, micraines, potz, cercles, et lances à feu: balistes, scorpions, et autres machines bellicques repugnatoires et destructives des Helepolides. Esguisoient vouges, picques, rancons, halebardes, hanicroches, volains, lancers, azes guayes, fourches fières, parthisanes, massues, hasches, dards, dardelles, iavelines, iavelotz, espieux. Affiloient cimeterres, brands d’assier, badelaires, passuz, espées, verduns, estocz, pistoletz, viroletz, dagues, mandousianes, poignars, cousteaulx, allumelles, raillons. Chascun exerceoit son penard: chascun desrouilloit son braquemard. Femme n’estoit, tant preude ou vieille feust, qui ne feist fourbir son harnoys: comme vous sçavez que les antiques Corinthiennes estoient au combat couraigeuses. Diogenes les voyant en telle ferveur mesnaige remuer, et n’estant par les magistratz employé à chose aulcune faire, contempla par quelques iours leur contenence sans mot dire: puys comme excité d’esprit Martial, ceignit son palle en escharpe, recoursa ses manches iusques es coubtes, se troussa en cueilleur de pommes, bailla à un sien compaignon vieulx sa bezasse, ses livres, et opistographes, feit hors la ville tirant vers la Cranie (qui est une colline et promontoire lez Corinthe) une belle esplanade: y roulla le tonneau fictil, qui pour maison luy estoit contre les miures du ciel, et en grande vehemence d’esprit desployant ses braz le tournoit, viroit, brouilloit, barbouilloit, hersoit, versoit, renversoit, grattoit, flattoit, barattoit, bastoit, boutoit, butoit, tabustoit, cullebutoit, trepoit, trempoit, tapoit, timpoit, estouppoit, destouppoit, detraquoit, triquotoit, chapotoit, croulloit, elançoit, chamailloit, bransloit, esbranloit, levoit, lavoit, clavoit, entravoit, bracquoit, bricquoit, blocquoit, tracassoit, ramassoit, clabossoit, afestoit, bassouoit, enclouoit, amadouoit, goildronnoit, mittonnoit, tastonnoit, bimbelotoit, clabossoit, terrassoit, bistorioit, vreloppoit, chaluppoit, charmoit, armoit, gizarmoit, enharnachoit, empennachoit, carapassonnoit, le devalloit de mont à val, et praecipitoit par le Cranie: puys de val en mont le rapportoit, comme Sisyphus faict sa pierre: tant que peu s’en faillit, qu’il ne le defonçast. Ce voyant quelqu’un de ses amis, luy demanda, quelle cause le mouvoit, à son corps, son esprit, son tonneau ainsi tormenter? Auquel respondit le philosophe, qu’à autre office n’estant pour la republicque employé, il en ceste façon son tonneau tempestoit, pour entre ce peuple tant fervent et occupé, n’este veu seul cessateur et ocieux. Ie pareillement quoy que soys hors d’effroy, ne suis toutesfoys hors d’esmoy: de moy voyant n’estre faict aulcun pris digne d’oeuvre, et consyderant par tout ce tresnoble royaulme de France, deça, delà les mons, un chascun auiourd’huy soy instantanement exercer et travailler: part à la fortification de la patrie, et la defendre: part au repoulsement des ennemis, et les offendre: le tout en police tant belle, en ordonnance si mirificque, et à profit tant evident pour l’advenir (Car desormais sera France superbement bournée, seront François en repous asceurez) que peu de chose me retient, que ie n’entre en l’opinion du bon Heraclitus, affermant guerre estre de tous biens père: et croye que guerre soit en Latin dicte belle, non par Antiphrase, ainsi comme ont cuydé certains rapetasseurs de vieilles ferrailles Latines, par ce qu’en guerre guères de beaulté ne voyoient: mais absolument, et simplement par raison qu’en guerre apparoisse tout espèce de bien et beau, soit dececlée toute espèce de mal et laidure. Qu’ainsi soit, le Roy saige et pacific Solomon, n’a sceu mieulx nous repraesenter la perfection indicible de la sapience divine, que la comparant à l’ordonnance d’une armée en camp. Par doncques n’estre adscript et en ranc mis des nostres en partie offensive, qui me ont estimé trop imbecile et impotent: de l’autre qui est defensive n’estre employé aulcunement, feust ce portant hotte, cachant crotte, ployant rotte, ou cassant motte, tout m’estoys indifferent: ay imputé à honte plus que mediocre, estre veu spectateur ocieux de tant vaillans, divers, et chevalereux personnaiges, qui en veue et spectacle de toute Europe iouent ceste insigne fable et Tragicque comedie: ne me esvertuer de moy-mesmes, et non y consommer ce rien mon tout, qui me restoit. Car peu de gloire me semble accroistre à ceulx qui seulement y emploient leurs oeilz, au demeurant y espargnent leurs forces: cèlent leurs escuz, cachent leur argent, se grattent la teste avecques un doigt, comme landorez desgoustez, baislent aux mousches comme Veaulx de disme, chauvent des aureilles comme asnes de Arcadie au chant des musiciens, et par mines en silence: signifient qu’ilz consentent à la prosopopée. Prins ce choys et election, ay pensé ne faire exercice inutile et importun, si ie remuois mon tonneau Diogenic, qui seul m’est resté du naufrage faict par le passé on far de Mal’encontre. A ce triballement de tonneau, que feray ie en vostre advis? Par la Vierge qui se rebrasse, ie ne sçay encores. Attendez un peu que ie hume quelque traict de ceste bouteille: c’est mon vray et seul Helicon: c’est ma fontaine Caballine: c’est mon unicque Enthusiasme. Icy beuvant ie delibère, ie discours, ie resoulz et concluds. Après l’epilogue ie riz, i’escripz, ie compose, ie boy. Ennius beuvant escripvoit, escripvant beuvoit. Aeschylus (si à Plutarche foy avez in Symposiacis) beuvoit composant, beuvant composoit. Homère iamais n’escrivit à ieun. Caton iamais n’escripvit que après boyre. Affin que ne me dictez ainsi vivre sans exemple des biens louez mieulx prisez. Il est bon et frays assez, comme vous diriez sus le commencement du second degré: Dieu le bon Dieu Sabaoth, (c’est à dire des armées) en soit eternellement loué. Si de mesmes vous autres beuvez un grand ou deux petitz coups en robbe, ie n’y trouve inconvenient aulcun, pour veu que du tout louez Dieu: un tantinet. Puys doncques que telle est ou mon sort ou ma destinée: (car à chascun n’est oultroyé entrer et habiter Corinthe) ma deliberation est servir et es uns et es autres: tant s’en fault que ie reste cessateur et inutile. Envers les vastadours, pionniers et rempareurs ie feray ce que feirent Neptune et Apollo en Troie soubs Laomedon, ce que feit Renaud de Montaulban sus ses derniers iours: ie serviray les massons, ie mettray bouillir pour les massons, et le past terminé au son de ma musette mesureray la musarderie des musars. Ainsi fonda, bastit, et edifia Amphion sonnant de la lyre la grande et celèbre cité de Thebes. Envers les guerroyans ie voys de nouveau percer mon tonneau. Et de la traicte (laquelle par deux praecedens volumes (si par l’imposture des imprimeurs n’eussent esté pervertiz et brouillez) vous feust assez congneue) leurs tirer du creu de nos passetemps epicenaires un guallant tiercin, et consecutivement un ioyeulx quart de sentences Pantagruelicques. Par moy licite vous sera les appeler Diogenicques. Et ne auront, puys que compaignon ne peuz estre, pour Architriclin loyal refraischissant à mon petit povoir leur retour des alarmes: et laudateur, ie diz infatigable, de leurs prouesses et glorieux faicts d’armes. ie n’y fauldray par Lapathium acutum de Dieu: si Mars ne failloit à Quaresme. Mais il s’en donnera bien guarde le paillard. Me souvient toutesfoys avoir leu, que Ptolème filz de Lagus quelque iour entre autres despouilles et butin de ses conquestes, praesentant aux aegyptiens en plain theatre un chameau Batrian tout noir, et un esclave biguarré, tellement que de son corps l’une part estoit noire, l’autre blanche: non en compartiment de latitude par le diaphragme, comme feut celle femme sacrée Venus Indicque, laquelle feut recongnue du philosophe Tyanien entre le fleuve Hydaspes, et le mont Caucase: mais en dimension perpendiculaire: choses non encores veues en aegypte, esperoit par offre de ces nouveaultez l’amour du peuple envers soy augmenter. Qu’en advient il? A la production du Chameau tous feurent effroyez et indignez: à la veue de l’homme biguarré aulcuns se mocquèrent, autres le abhominèrent comme monstre infame, créé par erreur de nature. Somme, l’esperance qu’il avoit de complaire à ses aegyptiens, par ce moyen extendre l’affection qu’ilz luy pourtoient naturellement, luy decoulla des mains. Et entendit plus à plaisir et delices leurs estre choses belles, eleguantes, et perfaictes, que ridicules et monstrueuses. Depuys eut tant l’Esclave que le Chameau en mespris: si que bien toust après par negligence et faulte de commun traictement feirent de Vie à Mort eschange. Cestuy exemple me faict entre espoir et craincte varier, doubtant que pour contentement propensé, ie rencontre ce que ie abhorre: mon thesaur soit charbons: pour Venus advieigne Barbet le chien: en lieu de les servir, ie les fasche: en lieu de les esbaudir, ie les offense: en lieu de leurs complaire: ie desplaise: et soit mon adventure telle que du Coq de Euclion tant celebré par Plaute en sa Marmite, et par Ausone en son Gryphon, et ailleurs: lequel pour en grattant avoir descouvert le thesaur, eut la couppe guorgée. Advenent le cas, ne seroit ce pour chevreter? Austresfoys est il advenu: advenir encores pourroit. Non fera Hercules. ie recongnois en eux tous une forme specificque, et proprieté individuale, laquelle nos maieurs nommoient Pantagruelisme, moienant laquelle iamais en maulvaise partie ne prendront choses quelconques, ilz congnoistront sourdre de bon, franc, et loyal couraige. ie les ay ordinairement veuz bon vouloir en payement prendre, et en icelluy acquiescer, quand debilité de puissance y a esté associée. De ce poinct expédié, à mon tonneau ie retourne. Sus à ce vin compaings. Enfans beuvez à plein godetz. Si bon ne vous semble, laissez le, ie ne suys de ces importuns Lifrelofres, qui par force, par oultraige et violence, contraignent les Lans et compaignons trinquer, voire caros et alluz, qui pis est. Tout beuveur de bien, tout Goutteux de bien, alterez, venens à ce mien tonneau, s’ilz ne voulent ne beuvent: s’ilz voulent, et le vin plaist au guoust de la seigneurie de leurs seigneuries, beuvent franchement, librement, hardiment, sans rien payer, et ne l’espargnent. Tel est mon decret. Et paour ne ayez, que le vin faille, comme feist es nopces de Cana en Galilée. Autant que vous en tireray par la dille, autant vous en entonneray par le bondon. Ainsi demeurera le tonneau inexpuisible. Il a fource vive, et vène perpetuelle. Tel estoit le brevaige contenu dedans la couppe de Tantalus representé par figures entre les saiges Brachmanes: telles estoit en Iberie la montaigne de sel tant celebrée par Caton: tel estoit le rameau d’or sacré à la deesse soubterraine, tant celebré par Virgile. C’est un vray Cornucopie de ioyeuseté et raillerie. Si quelque foys vous semble estre expuysé iusques à la lie, non pourtant sera il à sec. Bon espoir y gist au fond, comme en bouteille de Pandora: non desespoir, comme on buffart des Danaïdes. Notez bien ce que i’ay dict, et quelle manière de gens ie invite. Car (affin que personne n’y soit trompé) à l’exemple de Lucillius, lequel protestoit n’escrire que à ses Tarentins et Consentinois: ie ne l’ay persé que pour vous Gens de bien, Beuveurs de la prime cuvée, et Goutteux de franc alleu. Les geants Doriphages avalleurs de frimars, ont au cul passions assez, et assez sacs au croc pour venaison. Y vacquent s’ilz voulent. Ce n’est icy leur gibbier. Des cerveaulx à bourlet graveleurs de corrections ne me parlez, ie vous supplie on nom et reverence des quatre fesses qui vous engendrèrent: et de la vivificque cheville, qui pour lors les coupploit. Des Caphars encores moins: quoy que tous soient beuveurs oultrez: tous verollez: croustelevez: guarniz de leur alteration inextinguible, et manducation insatiable. Pourquoy? Pource qu’ilz ne font de bien, ains de mal: et de ce mal duquel iournellement à Dieu requerons estre delivrez: quoy qu’ilz contrefacent quelques foys des gueux. Oncques vieil cinge: ne feit belle moue. Arrière mastins. Hors de la quarrière: hors de mon Soleil Cahuaille au Diable. Venez vous icy culletans articuler mon vin et compisser mon tonneau. Voyez cy le baston que Diogenes par testament, ordonna estre près luy porté après sa mort, pour chasser et efrener ces larves bustuaires, et mastins Cerbericques. Pourtant arrière Cagotz. Aux ouailles: mastins. Hors d’icy Caphards de par le Diable hay. Estez vous encores là? ie renonce ma part de Papimanie, si ie vous happe. Grr. grrr. grrrrrr. D’avant d’avant. Iront ilz? Iamais ne puissiez vous fianter, que à sanglades d’estrivières. Iamais pisser, que à l’estrapade: iamais eschauffer, que à coups de baston. Chapitre III (transcription modernisée) Comment Panurge loue les debiteurs et emprunteurs Qu’ainsi soit, représentez-vous en esprit serein l’idée et forme de quelque monde (...) on quel ne soit débiteur ni créditeur aucun : un monde sans dette. Là entre les astres ne sera cours régulier quiconque. Tous seront en désarroi Jupiter, ne s’estimant débiteur à Saturne, le dépossédera de sa sphère et sa chaîne homérique suspendra toutes les intelligences, Dieux, Cieux, Démon Génies, Héros, Diables, Terre, Mer, tous éléments. Saturne se ralliera avec Mars et mettront tout ce monde en perturbation. Mercure ne voudra soi asservir aux autres, plus ne sera leur Camille, comme en langue étrusque était nommé : il ne leur est en rien débiteur. Vénus ne sera vénérée, car elle n’aura rien prêté. La Lune restera sanglante et ténébreuse : à quel propos lui départirait le Soleil de sa lumière ? Il n’y était en rien tenu. Le Soleil ne luira sur leur terre, les Astres n’y feront influence bonne : car la terre désistait leur prêter nourrissement par vapeurs et exhalations, desquelles disait Heraclitus, prouvaient les stoïciens et Cicéron maintenait être les étoiles alimentées. Entre les éléments ne sera symbolisation, alternation ni transmutation aucune : car l’un ne se réputera obligé à l’autre : il ne lui avait rien prêté. De terre ne sera faite eau ; l’eau en air ne sera transmuée ; de l’air ne sera fait feu ; le feu n’échauffera la terre. La terre rien ne produira que monstres, Titans, Aloïdes, Géants ; il n’y pluira pluie, n’y luira lumière, n’y ventera vent, n’y sera été ni automne. Lucifer se déliera et sortant du profond enfer avec les Furies, les Poines et Diables cornus, voudra déniger des deux tous les dieux tant des majeurs comme des mineurs peuples, De cestui monde rien ne prêtant ne sera qu’une chiennerie, qu’une brigue plus anormale que celle du recteur de Paris, qu’une diablerie plus confuse que celle des jeux de Doué. Entre les humains l’un ne sauvera l’autre ; il aura beau crier: « A l’aide ! au feu ! à l’eau ! au meurtre ! », personne n’ira à secours. Pourquoi ? II n’avait rien prêté, on ne lui devait rien. Personne n’a intérêt en sa conflagration, en son naufrage, en sa ruine, en sa mort. Aussi bien ne prêtait-il rien. Aussi bien n’eût-il par après rien prêté. Bref de cestui monde seront bannies Foi, Espérance, Charité, car les hommes sont nés pour l’aide et secours des hommes. En lieu d’elles succéderont Défiance, Mépris, Rancune, avec la cohorte de tous maux, toutes malédiction: et toutes misères. Vous penserez proprement que là eût Pandora versé sa bouteille. Les hommes seront loups es hommes ; loups garous et lutins comme furent Lycaon, Bellêrophon, Nabuchodonosor : brigands, assassineurs, empoisonneurs, malfaisants, malpensants, malveillants, haine portant un chacun contre tous, comme Ismaël, comme Métabus, comme Timon Athénien qui pour cette cause fut surnommé misanthropos. Si que chose plus facile en nature serait nourrir en l’air les poissons, paître les cerfs au fond de l’Océan, que supporter cette truandaille de monde qui rien ne prête. Par ma Foi, je les hais bien. Et si au patron de ce fâcheux et chagrin monde rien ne prêtant, vous figurez l’autre petit monde, qui est l’homme, vous y trouverez un terrible tintamarre. La tête ne voudra prêter la vue de ses oeils pour guider les pieds et les mains. Les pieds ne la daigneront porter. Les mains cesseront travailler pour elles. Le cœur se fâchera de tant se mouvoir pour les pouls des membres et ne leur prêtera plus. Le poumon ne lui fera prêt de ses soufflets. Le foie ne lui envoiera sang pour son entretien. La vessie ne voudra être débitrice aux rognons : l’urine sera supprimée. Le cerveau, considérant ce train dénaturé, se mettra en rêverie et ne baillera sentiment aux nerfs, ni mouvement aux muscles. Somme, en ce monde dérayé, rien ne prêtant, rien n’empruntant., vous voirez une conspiration plus pernicieuse que n’a figuré Ésope en son apologue. Et périra sans doute ; non périra seulement, mais bientôt périra, fût-ce Aesculapius même. Et ira soudain le corps en putréfaction ; l’âme tout indignée prendra course à tous les diables, après mon argent. Quart livre (1552), chapitres LV-LVI (transcription modernisée) Les paroles gelées Le navire de Panurge et de Pantagruel s’aventure dans le grand nord et sont pris par la tempête de paroles gelées. « J’ai lu qu’un philosophe nommé Pétron était en cette opinion que fussent plusieurs mondes soi touchant les uns les autres en figure triangulaire équilatérale, en la patte et au centre desquels disait être le manoir de Vérité et l’habiter les Paroles, les idées, les Exemplaires et protraits de toutes choses passées et futures ; autour d’icelles être le Siècle. Et en certaines années, par longs intervalles, part d’icelles tomber sur les humains comme catarrhes et comme tomba la rosée sur la toison de Gédéon ; part là rester réservée pour l’avenir, jusques à la consommation du Siècle. Me souvient aussi qu’Aristote maintient les paroles d’Homère être voltigeantes, volantes, mouvantes et par conséquent animées. Davantage Antiphane disait la doctrine de Platon es paroles être semblable, lesquelles en quelque contrée, en temps du fort hiver, lorsque sont proférées, gèlent et glacent à la froideur de l’air, et ne sont ouïes. Semblablement ce que Platon enseignait aux jeunes enfants à peine être d’iceux entendu lorsqu’étaient vieux devenus. Ores serait à philosopher et rechercher si, forte fortune, ici serait l’endroit en lequel telles paroles dégèlent. Nous serions bien ébahis si c’étaient les tête et lyre d’Orpheus. Car, après que tes femmes thraces eurent Orpheus mis en pièces, elles jetèrent sa tête et sa lyre dedans le fleuve Hebrus ; icelles par ce fleuve descendirent en la mer Pontique jusques en l’île de Lesbos toujours ensemble sur mer nageantes. Et de la tête continuellement sortait un chant lugubre, comme lamentant la mort d’Orpheus ; la lyre, à l’impulsion des vents mouvants, les cordes accordait harmonieusement avec le chant. Regardons si les voirons ci autour. » Le pilote fit réponse : « Seigneur, de rien ne vous effrayez ! Ici est le confin de la mer glaciale, sur laquelle fut, au commencement, de l’hiver dernier passé, grosse et félonne bataille entre les Arismapiens et les Héphélibates. Lors gelèrent en l’air les paroles et cris des hommes et femmes, les chaplis des masses, les hurtis des harnois, des bardes, les hennissements des chevaux et tout autre effroi de combat. À cette heure, la rigueur de l’hiver passée, advenante la sérénité et tempérie du bon temps, elles fondent et sont ornes, - Par Dieu ! (dit Panurge) je l’en crois ! Mais en pourrions-nous voir quelqu’une ? Me souvient avoir lu que, l’orée de la montagne en laquelle Moïse reçut la loi des Juifs, le peuple voyait les voix sensiblement. - Tenez, tenez ! (dit Pantagruel) voyez-en ci qui encore ne sont dégelées. » Lors nous jeta sur le tillac pleines mains de paroles gelées, et semblaient dragées, perlées de diverses couleurs. Nous y vimes des mots de gueule, des mots de sinople, des mots d’azur, des mots de sable, des mots dorés. Lesquels, être quelque peu échauffés entre nos mains, fondaient comme neiges, et les oyions réellement, mais ne les entendions, car c’était langage barbare. Excepté un assez grosset, lequel ayant frère Jean échauffé entre ses mains, fît un son tel que font les châtaignes jetées en la braise sans être entommées lorsque s’éclatant, et nous fit tous de peur tressaillir. ^ « C’était (dit frère Jean) un coup de faucon en son temps. » Panurge requit Pantagruel lui en donner encore. Pantagruel lui répondit que donner paroles était acte des amoureux. « Vendez-m’en donc ! disait Panurge, - C’est acte d’avocats (répondit Pantagruel), vendre paroles. Je vous vendrais plutôt silence et plus chèrement, ainsi que quelquefois la vendit Démosthène, moyennant son argentangine. » Ce nonobstant, il en jeta sur le tillac trois ou quatre poignées. Et y vis des paroles bien piquantes, des paroles sanglantes (lesquelles le pilote nous disait quelquefois retourner au lieu duquel étaient proférées, mais c’était la gorge coupée), des paroles horrifiques et autres assez mal plaisantes à voir. Lesquelles ensemblement fondues, ouïmes : hin, hin, hin, hin, his, tique, torche, lorgne, brededin, brededac, frr, frrr, frrr, bou, bou, bou, bou, bou, bou. bou, bou, traccc, trac, trr, Irr, trr, trrr, trrrrrr, on, on, on, on, ououououon, goth, magoth et ne sais quels autres mots barbares ; et disait que c’étaient vocables du hourt et hennissement des chevaux à l’heure qu’on choque. Puis en ouïmes d’autres grosses, et rendaient son en dégelant, les unes comme de tambours et fifres, les autres comme de clairons et trompettes. Croyez que nous y eûmes du passe-temps beaucoup. Je voulais quelques mots de gueule mettre en réserve dedans de l’huile, comme l’on garde la neige et la glace, et entre du feurre bien net. Mais Pantagruel ne le voulut, disant être folie faire réserve de ce dont jamais l’on n’a faute et que toujours on a en main, comme sont mots de gueule entre tous bons et joyeux Pantagruelistes Michel Eyquem de Montaigne ( 1533-1592) Il est le descendant d’une riche famille de négociants bordelais. Son père Pierre Eyquem, épris des idéaux de la Renaissance, donne à son fils une éducation humaniste selon une méthode nouvelle en le confiant à un précepteur allemand qui ne parlera à Michel qu’en latin. Michel n’apprendra le français et le gascon qu’au Collège de Guyenne à Bordeaux. Les études de philosophie à Bordeaux et cexu du droit à Toulouse le mènent à la magistrature : poste de conseiller à la Cour des Aides de Périgueux (1554-57), membre du Parlement de Bordeaux (1557-1570). Il nourrit des ambitions politiques, mais elles ne sont pas toujours satisfaites malgré ses séjours réitérés à Paris. S’il ne réussit pas à pénétrer à la cour, on reconnaît ses qualités et il est admis dans l’élite intellectuelle, il attire l’attention de Henri III, puis de Henri IV. En qualité de maire de Bordeaux, il servira d’intermédiaire entre les camps calviniste et royal. Essais La rédaction des Essais s’étend sur plus de deux décennies, les livres I (57 chapitres) et II (37 chapitres) sont publiés pour la première fois en 1580, les livres I-III (III – 13 chapitres) en 1588, puis en 1595. Les textes sont repris et remaniés de manière qu’il est difficile d’établir la chronologie exacte de l’évolution de la pensée de Montaigne. On suppose que le noyau des Essais est formé par les souvenirs consacrés à l’ami La Boétie et par l’ « Apologie de Raimond Sebond » (II, xii) autour desquels s’agglutinent les réflexions sur différents thèmes - éducation, imagination, mort, maladie, amitié, etc. La variété thématique, mais aussi la variabilité de la stratégie intellectuelle qui tente de saisir, en même temps que l’objet de la réflexion, le déroulement de la pensée même et les influences qu’elle subit (émotions, défauts de perception, imagination, vertige). Le doute que Montaigne résume par la question « Que sais-je? » sous-tend une (auto)ironie sereine. Les Essais sont une oeuvre originale, à la fois une prospection du moi, une réflexion philosophique et un récit autobiographique. Ils reflètent une nouvelle étape dans le constitution de la prose française moderne en apportant un nouveau concept de l’individu et du sujet parlant/narrateur, une nouvelle approche de la réalité, une langue nouvelle, souple, apte à embrasser le mouvement de la pensée en cours. De la présomption, II, xvii Je suis d’une taille un peu au-dessous de la moyenne. Ce défaut n’a pas seulement de la laideur, mais encore de l’incommodité, à ceux mêmement qui ont des commandements et des charges, car l’autorité que donne une belle présence et majesté corporelle en est à dire. (…) J’ai au demeurant la taille forte et ramassée ; le visage non pas gras, mais plein ; la complexion entre le jovial et le mélancolique, moyennement sanguine et chaude, Unde rigent setis mihi crura et pectora villis : la santé forte et allègre, jusque bien avant en mon âge rarement troublée par les maladies. J’étais tel ; car je ne me considère pas à cette heure que je suis engagé dans les avenues de la vieillesse, ayant piéça franchi les quarante ans : Minutatim vires et robur adultum Frangit, et in partem pejorem liquitur aetas. Ce que je serai dorénavant, ce ne sera plus qu’un demi-être, ce ne sera plus moi ; je m’échappe tous les jours et me dérobe à moi : Singula de nobis anni praedantur euntes. D’adresse et de disposition, je n’en ai point eu ; et si suis fils d’un père très dispos, et d’une allégresse qui lui dura jusques à son extrême vieillesse. Il ne trouva guère homme de sa condition qui s’égalât à lui en tout exercice de corps : comme je n’en ai trouvé guère aucun qui ne me surmontât, sauf au courir (en quoi j’étais des médiocres). De la musique, ni pour la voix, que j’y ai très inepte, ni pour les instruments, on ne m’y a jamais su rien apprendre. A la danse, à la paume, à la lutte, à nager, à escrimer, à voltiger et à sauter, nulle du tout. Les mains, je les ai si gourdes que je ne sais pas écrire seulement pour moi : de façon que, ce que j’ai barbouillé, j’aime mieux : je me sens peser aux écoutants ; autrement bon clerc. Je ne sais pas clore à droit une lettre, ni ne sus jamais tailler plume, ni trancher à table, qui vaille, ni équiper un cheval de son harnais, ni porter à point un oiseau et le lâcher, ni parler aux chiens, aux oiseaux, aux chevaux. Mes conditions corporelles sont, en somme, très bien accordantes à celles de l’âme. Il n’y a rien d’allègre : il y a seulement une vigueur pleine et ferme. Je dure bien à la peine ; mais j’y dure si je m’y porte moi-même, et autant que mon désir m’y conduit, Molliter austerum studio fallente laborem. Autrement, si je n’y suis alléché par quelque plaisir, et si j’ai autre guide que ma pure et libre volonté, je n’y vaux rien. Car j’en suis là que, sauf la santé et la vie, il n’est chose pour quoi je veuille ronger mes ongles et que je veuille acheter au prix du tourment d’esprit et de la contrainte, Tanti mihi non sit opaci Omnis arena Tagi, quodque in mare volvitur aurum. extrêmement oisif, extrêmement libre, et par nature et par art. Je prêterais aussi volontiers mon sang que mon soin. Apologie, II, xii Il est utile de comparer ce texte sur le vertige à celui de Pascal Disproportion de l’homme. L’analyse de Montaigne vise l’examen des limites de la raison et de la rationalité, alors que Pascal utilise une argumentation de facture rationnelle pour provoquer un vertige existentiel. C’est une des différences entre la sensibilité de la Renaissance et celle du baroque. Qu’on loge un philosophe dans une cage de menus filets de mer clairsemés, qui soit suspendue au haut des tours Notre-Dame de Paris : il verra par raison évidente qu’il est impossible qu’il en tombe ; et si ne se saurait garder (s’il n’a accoutumé le métier des recouvreurs) que la vue de cette hauteur extrême ne l’épouvante et ne le transisse. Car nous avons assez affaire de nous assurer aux galeries qui sont en nos clochers, si elles sont façonnées à jour, encore qu’elles soient de pierre. Il y en a qui n’en peuvent pas seulement porter la pensée. Qu’on jette une poutre entre ces deux tours, d’une grosseur telle qu’il nous la faut à nous promener dessus, il n’y a sagesse philosophique de si grande fermeté qui puisse nous donner courage d’y marcher comme nous ferions, si elle était à terre. J’ai souvent essayé cela, en nos montagnes de deçà (et si suis de ceux qui ne s’effraient que médiocrement de telles choses), que je ne pouvais souffrir la vue de cette profondeur infinie sans horreur et tremblement de jarrets et de cuisses, encore qu’il s’en fallût bien ma longueur que je ne fusse du tout au bord, et n’eusse su choir si je ne me fusse porté à escient au danger. J’y remarquai aussi, quelque hauteur qu’il y eût, pourvu qu’en cette pente il s’y présentât un arbre ou bosse de rocher pour soutenir un peu la vue et la diviser, que cela nous allège et donne assurance, comme si c’était chose de quoi, à la chute, nous pussions recevoir secours ; mais que les précipices coupés et unis, nous ne les pouvons pas seulement regarder sans tournoiement de tête : ut despici sine vertigine simul oculorum animique non possit ; qui est une évidente imposture de la vue. Ce beau philosophe se creva les yeux pour décharger l’âme de la débauche qu’elle en recevait, et pouvoir philosopher plus en liberté. Mais, à ce compte, il se devait aussi faire étouper les oreilles, que Théophraste dit être le plus dangereux instrument que nous ayons pour recevoir des impressions violentes à nous troubler et changer, et se devait priver enfin de tous les autres sens, c’est-à- dire de son être et de sa vie. Car ils ont tous cette puissance de commander notre discours et notre âme. Fit etiam saepe specie quadam, saepe vocum gravitate et cantibus, et pellantur animi vehementius ; saepe etiam cura et timore. Les médecins tiennent qu’il y a certaines complexions qui s’agitent par aucuns sons et instruments jusques à la fureur. J’en ai vu qui ne pouvaient ouïr ronger un os sous leur table sans perdre patience ; et n’est guère homme qui ne se trouble à ce bruit aigre et poignant que font les limes en raclant le fer ; comme, à ouïr mâcher près de nous, ou ouïr parler quelqu’un qui ait le passage du gosier ou du nez empêché, plusieurs s’en émeuvent jusques à la colère et la haine. (…) De l’amitié, I, xxviii (en italique : citations latines de Montaigne traduites en français) Voici un des points cardinaux des Essais. L’ami, emporté par la mort, laisse un vide existentiel qu’il faut combler. Cet ami est Étienne de la Boétie (1530-1563), auteur du Discours de la servitude volontaire. Considérant la conduite de la besogne d’un peintre que j’ai, il m’a pris envie de l’ensuivre. Il choisit le plus bel endroit et milieu de chaque paroi, pour y loger un tableau élaboré de toute sa suffisance ; et, le vide tout autour, il le remplit de grotesques, qui sont peintures fantasques, n’ayant grâce qu’en la variété et étrangeté. Que sont-ce ici aussi, à la vérité, que grotesques et corps monstrueux, rapiécés de divers membres, sans certaine figure, n’ayant ordre, suite ni proportion que fortuite ? « C’est le buste d’une belle femme qui finit en queue de poison. » Je vais bien jusques à ce second point avec mon peintre, mais je demeure court en l’autre et meilleure partie ; car ma suffisance ne va pas si avant que d’oser entreprendre un tableau riche, poli et formé selon l’art. Je me suis avisé d’en emprunter un d’Etienne de la Boétie, qui honorera tout le reste de cette besogne. C’est un discours auquel il donna nom La Servitude volontaire ; mais ceux qui l’ont ignoré, l’ont bien proprement depuis, rebaptisé Le Contre Un. Il l’écrivit par manière d’essai, en sa première jeunesse, à l’honneur de la liberté contre les tyrans. Il court piéça des mains des gens d’entendement, non sans bien grande et méritée recommandation : car il est gentil, et plein ce qu’il est possible. Si y a-t-il bien à dire que ce ne soit le mieux qu’il pût faire ; et si, en l’âge que je l’ai connu, plus avancé, il eût pris un tel dessein que le mien de mettre par écrit ses fantaisies, nous verrions plusieurs choses rares et qui nous approcheraient bien près de l’honneur de l’Antiquité ; car, notamment en cette partie des dons de nature, je n’en connais point qui lui soit comparable. Mais il n’est demeuré de lui que ce discours, encore par rencontre, et crois qu’il ne le vit jamais depuis qu’il lui échappa, et quelques mémoires sur cet édit de Janvier, fameux par nos guerres civiles, qui trouveront encore ailleurs peut-être leur place. C’est tout ce que j’ai pu recouvrer de ses reliques, moi qu’il laissa, d’une si amoureuse recommandation, la mort entre les dents, par son testament, héritier de sa bibliothèque et de ses papiers, outre le livret de ses oeuvres que j’ai fait mettre en lumière. Et si suis obligé particulièrement à cette pièce, d’autant qu’elle a servi de moyen à notre première accointance. Car elle me fut montrée longue pièce avant que je l’eusse vu, et me donna la première connaissance de son nom, acheminant ainsi cette amitié que nous avons nourrie, tant que Dieu a voulu, entre nous, si entière et si parfaite que certainement il ne s’en lit guère de pareilles ; et, entre nos hommes, il ne s’en voit aucune trace en usage. Il faut tant de rencontres à la bâtir, que c’est beaucoup si la fortune y arrive une fois en trois siècles. Il n’est rien à quoi il semble que nature nous ait plus acheminé qu’à la société. Et dit Aristote que les bons législateurs ont eu plus de soin de l’amitié que de la justice. Or le dernier point de sa perfection est celui-ci. Car, en général, toutes celles que la volupté ou le profit, le besoin public ou privé forge et nourrit, en sont d’autant moins belles et généreuses, et d’autant moins amitiés, qu’elles mêlent autre cause et but et fruit en l’amitié, qu’elle-même. Ni ces quatre espèces anciennes : naturelle, sociale, hospitalière, vénérienne, particulièrement n’y conviennent, ni conjointement. Des enfants aux pères, c’est plutôt respect. L’amitié se nourrit de communication qui ne peut se trouver entre eux, pour la trop grande disparité, et offenserait à l’aventure les devoirs de nature. Car ni toutes les secrètes pensées des pères ne se peuvent communiquer aux enfants pour n’y engendrer une messéante privauté, ni les avertissements et corrections, qui est un des premiers offices d’amitié, ne se pourraient exercer des enfants aux pères. Il s’est trouvé des nations où, par usage, les enfants tuaient leurs pères, et d’autres où les pères tuaient leurs enfants, pour éviter l’empêchement qu’ils se peuvent quelquefois entreporter, et naturellement l’un dépend de la ruine de l’autre. Il s’est trouvé des philosophes dédaignant cette couture naturelle, témoin Aristippe : quand on le pressait de l’affection qu’il devait à ses enfants pour être sortis de lui, il se mit cracher, disant que cela en était aussi bien sorti ; que nous engendrions bien des poux et des vers. Et cet autre, que Plutarque voulait induire à s’accorder avec son frère : « Je n’en fais pas, dit-il, plus grand état pour être sorti de même trou. » C’est, à la vérité, un beau nom et plein de dilection que le nom de frère, et à cette cause en fîmes-nous, lui et moi, notre alliance. Mais ce mélange de biens, ces partages, et que la richesse de l’un soit la pauvreté de l’autre, cela détrempe merveilleusement et relâche cette soudure fraternelle. Les frères ayant à conduire le progrès de leur avancement en même sentier et même train, il est force qu’ils se heurtent et choquent souvent. Davantage, la correspondance et relation qui engendre ces vraies et parfaites amitiés, pour quoi se trouvera-t-elle en ceux-ci ? Le père et le fils peuvent être de complexion entièrement éloignée, et les frères aussi. C’est mon fils, c’est mon parent, mais c’est un homme farouche, un méchant ou un sot. Et puis, à mesure que ce sont amitiés que la loi et l’obligation naturelle nous commandent, il y a d’autant moins de notre choix et liberté volontaire. Et notre liberté volontaire n’a point de production qui soit plus proprement sienne que celle de l’affection et amitié. Ce n’est pas que je n’aie essayé de ce côté-là tout ce qui en peut-être, ayant eu le meilleur père qui fut jamais, et le plus indulgent, jusques à son extrême vieillesse, et étant d’une famille fameuse de père en fils, et exemplaires en cette partie de la concorde fraternelle. « Connu moi-même pour mon affection paternelle à l’égard de mes frères. » D’y comparer l’affection envers les femmes, quoiqu’elle naisse de notre choix, on ne peut, ni la loger en ce rôle.Son feu, je le confesse, « Car je ne suis pas inconnu de la déesse qui mêle une douce amertume aux tourments amoureux. », est plus actif, plus cuisant et plus âpre. Mais c’est un feu téméraire et volage, ondoyant et divers, feu de fièvre, sujet à accès et remises, et qui ne nous tient qu’à un coin. En l’amitié, c’est une chaleur générale et universelle, tempérée au demeurant et égale, une chaleur constante et rassise, toute douceur et polissure, qui n’a rien d’âpre et de poignant. Qui plus est, en l’amour ce n’est qu’un désir forcené après ce qui nous fuit : « Tel le coeur poursuit le lièvre par le froid, par le chaud, dans la montagne et dans la vouée. Je méprise une fois pris et ne le désire que tant qu’il fuit. » Aussitôt qu’il entre aux termes de l’amitié, c’est-à-dire en la convenance des volontés, il s’évanouit et s’alanguit.La jouissance le perd, comme ayant la fin corporelle et sujette à satiété. L’amitié, au rebours, est joie à mesure qu’elle est désirée, ne s’élève, se nourrit, ni ne prend accroissance qu’en la jouissance comme étant spirituelle, et l’âme s’affinant par l’usage. Sous cette parfaite amitié, ces affections volages ont autrefois trouvé place chez moi, afin que je ne parle de lui, qui n’en confesse que trop par ces vers. Ainsi ces deux passions sont entrées chez moi en connaissance l’une de l’autre ; mais en comparaison jamais : la première maintenant sa route d’un vol hautain et superbe, et regardant dédaigneusement celle-ci passer ses pointes bien loin au-dessous d’elle. Quant aux mariages, outre ce que c’est un marché qui n’a que l’entrée libre (sa durée étant contrainte et forcée, dépendant d’ailleurs que de notre vouloir) ; et marché qui ordinairement se fait à autres fins, il y survient mille fusées étrangères à démêler parmi, suffisantes à rompre le fil et troubler le cours d’une vive affection ; là où, en l’amitié, il n’y a affaire ni commerce que d’elle-même. Joint qu’à dire vrai, la suffisance ordinaire des femmes n’est pas pour répondre cette conférence et communication, nourrice de cette sainte couture ; ni leur âme ne semble assez ferme pour soutenir l’étreinte d’un noeud si pressé et si durable. Et certes, sans cela, s’il se pouvait dresser une telle accointance, libre et volontaire, où non seulement les âmes eussent cette entière jouissance, mais encore où les corps eussent part à l’alliance, où l’homme fût engagé tout entier, il est certain que l’amitié en serait plus pleine et plus comble. Mais ce sexe par nul exemple n’y est encore pu arriver, et par le commun consentement des écoles anciennes en est rejeté. Et cette autre licence grecque est justement abhorrée par nos moeurs. Laquelle pourtant, pour avoir, selon leur usage, une si nécessaire disparité d’âges et différences d’offices entre les amants, ne répondait non plus assez à la parfaite union et convenance qu’ici nous demandons : « Qu’est-ce en effet que cet amour d’amitié ? Pourquoi personne n’aime-t’il un jeune homme laid, ni un beau vieillard ? » Car la peinture même qu’en fait l’Académie ne me désavouera pas, comme je pense, de dire ainsi de sa part : que cette première fureur inspirée par le fils de Vénus au coeur de l’amant sur l’objet de la fleur d’une tendre jeunesse, à laquelle ils permettent tous les insolents et passionnés efforts que peut produire une ardeur immodérée, était simplement fondée en une beauté externe, fausse image de la génération corporelle. Car en l’esprit elle ne pouvait, duquel la montre était encore cachée, qui n’était qu’en sa naissance, et avant l’âge de germer. (...) Je reviens à ma description, de façon plus équitable et plus équable : Il écrivit une satire latine excellente, qui est publiée, par laquelle il excuse et explique la précipitation de notre intelligence, si promptement parvenue à sa perfection. Ayant si peu à durer, et ayant si tard commencé, car nous étions tous deux hommes faits, et lui plus de quelques années, elle n’avait point à perdre temps et à se régler au patronelles amitiés molles et régulières, auxquelles il faut tant de précautions de longue et préalable conversation. Celle-ci n’a point d’autre idée que d’elle-même, et ne se peut rapporter qu’à soi. Ce n’est pas une spéciale considération, ni deux, ni trois, ni quatre, ni mille : c’est je ne sais quelle quintessence de tout ce mélange, qui ayant saisi toute ma volonté, l’amena se plonger et se perdre dans la sienne ; qui, ayant saisi toute sa volonté, l’amena se plonger et se perdre en la mienne, d’une faim, d’une concurrence pareille. Je dis perdre, à la vérité, ne nous réservant rien qui nous fût propre, ni qui fût ou sien, ou mien. Quand Lélius, en présence des consuls romains, lesquels, après la condamnation de Tiberius Gracchus, poursuivaient tous ceux qui avaient été de son intelligence, vint à s’enquérir de Caïus Blosius (qui était le principal de ses amis) combien il eût voulu faire pour lui, et qu’il eut répondu : « Toutes choses. - Comment, toutes choses ? suivit-il. Et quoi, s’il t’eût commandé de mettre le feu en nos temples ? - Il ne me l’eût jamais commandé, répliqua Blosius. - Mais s’il l’eût fait ? ajouta Lélius. - J’y eusse obéi ”, répondit-il. » (...) Les amitiés communes, on les peut départir ; on peut aimer en celui-ci la beauté, en cet autre la facilité de ses moeurs, en l’autre la libéralité, en celui-là la paternité, en cet autre la fraternité, ainsi du reste ; mais cette amitié qui possède l’âme et la régente en toute souveraineté, il est impossible qu’elle soit double. Si deux en même temps demandaient à être secourus, auquel courriez-vous ? S’ils requéraient de vous des offices contraires, quel ordre y trouveriez-vous ? Si l’un commettait à votre silence chose qui fût utile à l’autre de savoir, comment vous en démêleriez-vous ? L’unique et principale amitié découd toutes autres obligations. Le secret que j’ai juré ne déceler à nul autre, je le puis, sans parjure, communiquer à celui qui n’est pas autre : c’est moi. C’est un assez grand miracle de se doubler ; et n’en connaissent pas la hauteur, ceux qui parlent de se tripler. Rien n’est extrême, qui a son pareil : Et qui présupposera que de deux j’en aime autant l’un que l’autre, et qu’ils s’entraînent et m’aiment autant que je les aime, il multiplie en confrérie la chose la plus une et unie, et de quoi une seule est encore la plus rare à trouver au monde. (...) L’ancien Ménandre disait celui-là heureux, qui avait pu rencontrer seulement l’ombre d’un ami. Il avait certes raison de le dire, même s’il en avait tâté. Car, à la vérité, si je compare tout le reste de ma vie, quoi qu’avec la grâce de Dieu je l’aie passée douce, aisée et, sauf la perte d’un tel ami, exempte d’affliction pesante, pleine de tranquillité d’esprit, ayant pris en paiement mes commodités naturelles et originelles sans en rechercher d’autres ; si je la compare, dis-je, toute aux quatre années qu’il m’a été donné de jouir de la douce compagnie et société de ce personnage, ce n’est que fumée, ce n’est qu’une nuit obscure et ennuyeuse. Depuis le jour que je le perdis, « Jour, qui sera toujours cruel pour moi et toujours honoré (telle a été votre volonté, Dieux !) » je ne fais que traîner languissant ; et les plaisirs même qui s’offrent à moi, au lieu de me consoler, me redoublent le regret de sa perte. Nous étions à moitié de tout ; il me semble que je lui dérobe sa part, « J’ai décidé qu’il ne m’était plus permis de jouir d’aucun plaisir, maintenant que je n’ai plus celui qui partageait ma vie. » J’étais déjà si fait et accoutumé à être deuxième partout, qu’il me semble n’être plus qu’à demi. « Si un destin prématuré m’a enlevé cette moitié de mon âme, à quoi bon m’attarder, moi l’autre moitié, qui n’ai plus une valeur égale et qui ne survis pas tout entier ? Ce jour a conduit à sa perte l’une et l’autre. » Il n’est action ou imagination où je ne le trouve à dire comme si eût-il bien fait à moi. Car, de même qu’il me surpassait d’une distance infinie en toute autre suffisance et vertu, aussi faisait-il au devoir de l’amitié. « Peut-il y avoir de la honte ou de la mesure dans le regret d’une tête si chère ? » « O malheureux que je suis, mon frère, de t’avoir perdu. » Avec toi ont péri toutes les joies que ta tendre affection entretenait dans ma vie. En mourant, tu as brisé tout mon bonheur, mon frère. Avec toi, notre âme tout entière a été ensevelie, et par suite de ta mort j’ai chassé de mon coeur mes études et toutes les délices de mon esprit. Ne te parlerai-je plus ? Ne t’entendrai-je plus me parler ? Jamais je ne te verrai plus, frère, que j’aimais mieux que la vie. Du moins je t’aimerai toujours ! Mais oyons un peu parler ce garçon de seize ans. Parce que j’ai trouvé que cet ouvrage a été depuis mis en lumière, et à mauvaise fin, par ceux qui cherchent à troubler et changer l’état de notre police, sans se soucier s’ils l’amenderont, qu’ils ont mêlé à d’autres écrits de leur farine, je me suis dédit de le loger ici. Et afin que la mémoire de l’auteur n’en soit intéressée en l’endroit de ceux qui n’ont pu connaître de près ses opinions et ses actions, je les avise que ce sujet fut traité par lui en son enfance, par manière d’exercitation seulement, comme sujet vulgaire et tracassé en mille endroits des livres. Je ne fais nul doute qu’il ne crût ce qu’il écrivait ; car il était assez consciencieux pour ne mentir pas même en se jouant. Et sais davantage que, s’il eût eu à choisir, il eût mieux aimé être né à Venise qu’à Sarlat ; et avec raison. Mais il avait une autre maxime souverainement empreinte en son âme, d’obéir et de se soumettre très religieusement aux lois sous lesquelles il était né. Il ne fut jamais un meilleur citoyen, ni plus affectionné au repos de son pays, ni plus ennemi des remuements et nouvelletés de son temps. Il eût bien plutôt employé sa suffisance à les éteindre, qu’à leur fournir de quoi les émouvoir davantage. Il avait son esprit moulé au patron d’autres siècles que ceux-ci. Or, en échange de cet ouvrage sérieux, j’en substituerai un autre, produit en cette même saison de son âge, plus gaillard et plus enjoué. Ce sont sonnets que le sieur de Poiferré. Homme d’affaires et d’entendement, qui le connaissait longtemps avant moi, a retrouvés par fortune chez lui, et me les vient d’envoyer : de quoi je lui suis très obligé, et souhaiterais que d’autres. Qui détiennent plusieurs lopins de ses écrits, par-ci, par-là, en fissent de même. Des Cannibales, I, xxxi (en italique : citations latines de Montaigne traduites en français) Voici une réflexion « moderne » sur la relativité des cultures, suscitée par la découverte du Nouveau Monde et la colonisation européenne qui entre en contact avec la culture amérindienne, en l’occurence celle des Tupis du Brésil. Montaigne a pu rencontrer trois d’entre eux à Rouen, en 1562, lors de leur présentation au roi Charles IX. La notion de barbarie est le point de départ de la critique de la prétendue supériorité européenne. S’y joint un autre filon argumentatif. Pour Montaigne, l’Amérique représente la jeunesse du monde, autrement dit, elle est ce que l’Europe avait été dans l’antiquité, y compris les vertus civilisationnelles. Quand le roi Pyrrhus passa en Italie, après qu’il eut reconnu l’ordonnance de l’armée que les Romains lui envoyaient au-devant : « Je ne sais, dit-il, quels barbares sont ceux-ci (car les Grecs appelaient ainsi toutes les nations étrangères), mais la disposition de cette armée que je vois, n’est aucunement barbare. » Autant en dirent les Grecs de celle que Flaminius fit passer en leur pays et Philippe, voyant d’un tertre l’ordre et distribution du camp romain en son royaume, sous Publius Sulpicius Galba. Voilà comment il se faut garder de s’attarder aux opinions vulgaires, et les faut juger par la voix de la raison, non par la voix commune. J’ai eu longtemps avec moi un homme qui avait demeuré dix ou douze ans en cet autre monde, qui a été découvert en notre siècle, en l’endroit où Villegagnon prit terre, qu’il surnomma la France Antarctique. Cette découverte d’un pays infini semble être de considération. Je ne sais si je me puis répondre qu’il ne s’en fasse à l’avenir quelqu’autre, tant de personnages plus grands que nous ayant été trompés en celle-ci. J’ai peur que nous ayons les yeux plus grands que le ventre, et plus de curiosité que nous n’avons de capacité. Nous embrassons tout, mais n’étreignons que du vent. (...) Cet homme que j’avais, était homme simple et grossier, qui est une condition propre à rendre véritable témoignage ; car les fines gens remarquent bien plus curieusement et plus de choses, mais ils les glosent ; et pour faire valoir leur interprétation et la persuader, ils ne se peuvent farder d’altérer un peu l’Histoire ; ils ne vous représentent jamais les choses pures, ils les inclinent et masquent selon le visage qu’ils leur ont plu ; et, pour donner crédit à leur jugement et vous y attirer, prêtent volontiers de ce côté-là à la matière, l’allongent et l’amplifient. Ou il faut un homme très fidèle, ou si simple qu’il n’ait pas de quoi bâtir et donner de la vraisemblance à des inventions fausses, et qui n’ait rien épousé. Le mien était tel ; et, outre cela, il m’a fait voir à diverses fois plusieurs matelots et marchands qu’il avait connus en ce voyage. Ainsi je me contente de cette information, sans m’enquérir de ce que les cosmographes en disent. Il nous faudrait des topographes qui nous fissent narration particulière des endroits où ils ont été. Mais, pour avoir cet avantage sur nous d’avoir vu la Palestine, ils veulent jouir de ce privilège de nous conter nouvelles de tout le demeurant du monde. Je voudrais que chacun écrivît ce qu’il sait, et autant qu’il en sait, non en cela seulement, mais en tous autres sujets : car tel peut avoir quelque particulière science ou expérience de la nature d’une rivière ou d’une fontaine, qui ne sait au reste que ce que chacun sait. Il entreprendra toutefois, pour faire courir ce petit lopin, d’écrire toute la physique. De ce vice sourdent plusieurs grandes incommodités. Or je trouve, pour revenir à mon propos, qu’il n’y a rien de barbare et de sauvage en cette nation, à ce qu’on m’en a rapporté, sinon que chacun appelle barbarie ce qui n’est pas de son usage ; comme de vrai, il semble que nous n’avons autre mire de la vérité et de la raison que l’exemple et idée des opinions et usages du pays où nous sommes. Là est toujours la parfaite religion, la parfaite police, parfait et accompli usage de toutes choses. Ils sont sauvages, de même que nous appelons sauvages les fruits que nature, de soi et de son progrès ordinaire, a produits : là où, à la vérité, ce sont ceux que nous avons altérés par notre artifice et détournés de l’ordre commun, que nous devrions appeler plutôt sauvages. En ceux-là sont vives et vigoureuses les vraies et plus utiles et naturelles vertus et propriétés, lesquelles nous avons abâtardies en ceux-ci, et les avons seulement accommodées au plaisir de notre goût corrompu. Et si pourtant, la saveur même et délicatesse se trouve à notre goût excellente, à l’envi des nôtres, en divers fruits de ces contrées à sans culture. Ce n’est pas raison que l’art gagne le point d’honneur sur notre grande et puissante mère Nature. Nous avons tant rechargé la beauté et richesse de ses ouvrages par nos inventions que nous l’avons du tout étouffée. Si est-ce que, partout où sa pureté reluit, elle fait une merveilleuse honte à nos vaines et frivoles entreprises. « Le lierre pousse mieux spontanément, l’arboulier croit plus beau dans les antres solitaires, et les oiseaux chantent plus doucement sans aucun art. » Tous nos efforts ne peuvent seulement arriver à représenter le nid du moindre oiselet, sa contexture, sa beauté et l’utilité de son usage, non pas la tissure de la chétive araignée. Toutes choses, dit Platon, sont produites par la nature ou par la fortune, ou par l’art ; les plus grandes et plus belles, par l’une ou l’autre des deux premières ; les moindres et imparfaites, par la dernière. Ces nations me semblent donc ainsi barbares, pour avoir reçu fort peu de leçon de l’esprit humain, et être encore fort voisines de leur naïveté originelle. Les lois naturelles leur commandent encore, fort peu abâtardies par les nôtres ; mais c’est en telle pureté, qu’il me prend quelquefois déplaisir de quoi la connaissance n’en soit venue plus tôt, du temps qu’il y avait des hommes qui en eussent su mieux juger que nous. Il me déplaît que Lycurgue et Platon ne l’aient eue ; car il me semble que ce que nous voyons par expérience, en ces nations, surpasse non seulement toutes les peintures de quoi la poésie a embelli l’âge doré et toutes ses inventions à feindre une heureuse condition d’hommes, mais encore la conception et le désir même de la philosophie. ils n’ont pu imaginer une naïveté si pure et simple, comme nous la voyons par expérience ; ni n’ont pu croire que notre société se peut maintenir avec si peu d’artifice et de soudure humaine. C’est une nation, dirais-je à Platon, en laquelle il n’y a aucune espèce de trafic ; nulle connaissance de lettres ; nulle science de nombres ; nul nom de magistrat, ni de supériorité politique ; nuls usages de service, de richesse ou de pauvreté ; nuls contrats ; nulles successions ; nuls partages ; nulles occupations qu’oisives ; nul respect de parenté que commun ; nuls vêtements ; nulle agriculture ; nul métal ; nul usage de vin ou de blé. Les paroles mêmes qui signifient le mensonge, la trahison, la dissimulation, l’avarice, l’envie, la détraction, le pardon, inouïes. Combien trouverait-il la république qu’il a imaginée éloignée de cette perfection : « des hommes fraîchement formés par les dieux ». « Voilà les premières règles que la Nature donna. » Au demeurant, ils vivent en une contrée de pays très plaisante et bien tempérée ; de façon qu’à ce que m’ont dit mes témoins, il est rare d’y voir un homme malade ; et m’ont assuré n’en y avoir vu aucun tremblant, chassieux, édenté, ou courbé de vieillesse. Ils sont assis le long de la mer, et fermés du côté de la terre de grandes et hautes montagnes, ayant, entre-deux, cent lieues ou environ d’étendue en large. Ils ont grande abondance de poissons et les mangent sans autre artifice que de les cuire, de chairs qui n’ont aucune ressemblance aux nôtres. Le premier qui y mena un cheval, quoiqu’il les eût pratiqués à plusieurs autres voyages, leur fit tant d’horreur en cette assiette, qu’ils le tuèrent à coups de trait, avant que le pouvoir reconnaître. Leurs bâtiments sont fort longs, et capables de deux ou trois cents armes, étoffés d’écorce de grands arbres, tenant à terre par un bout et se soutenant et appuyant l’un contre l’autre par le faîte, à la mode d’aucunes de nos granges, desquelles la couverture pend jusques à terre, et sert de flanc. Ils ont du bois si dur qu’ils en coupent, et en font leurs épées et des grils à cuire leur viande. Leurs lits sont d’un tissu de coton, suspendus contre le toit, comme ceux de nos navires, à chacun le sien ; car les femmes couchent à part des maris. Ils se lèvent avec le soleil, et mangent soudain après s’être levés, pour toute la journée ; car ils ne font autre repas que celui-là. Ils ne boivent pas lors, comme Suidas dit de quelques autres peuples d’Orient, qui buvaient hors du manger ; ils boivent à plusieurs fois sur jour, et d’autant. Leur breuvage est fait de quelque racine, et est de la couleur de nos vins clairets. Ils ne le boivent que tiède ; ce breuvage ne se conserve que deux ou trois jours ; il a le goût un peu piquant, nullement fumeux, salutaire l’estomac, et laxatif à ceux qui ne l’ont accoutumé ; c’est une boisson très agréable à qui y est duit. Au lieu du pain, ils usent d’une certaine matière blanche, comme du coriandre, confit. J’en ai tâté : le goût en est doux et un peu fade. Toute la journée se passe à danser. Les plus jeunes vont à la chasse des bêtes à tout des arcs. Une partie des femmes s’amusent cependant à chauffer leur breuvage, qui est leur principal office. Il y a quelqu’un des vieillards qui, le matin, avant qu’ils se mettent à manger, prêche en commun toute la grangée, en se promenant d’un bout à l’autre et redisant une même clause à plusieurs fois, jusques à ce qu’il ait achevé le tour (car ce sont bâtiments, qui ont bien cent pas de longueur). Il ne leur recommande que deux choses : la vaillance contre les ennemis et l’amitié à leurs femmes. Et ne faillent jamais de remarquer cette obligation, pour leur refrain, que ce sont elles qui leur maintiennent leur boisson tiède et assaisonnée. Il se voit en plusieurs lieux, et entre autres chez moi, la forme de leurs lits, de leurs cordons, de leurs épées et bracelets de bois de quoi ils couvrent leurs poignets aux combats, et des grandes cannes, ouvertes par un bout, par le son desquelles ils soutiennent la cadence en leur danser. Ils sont ras partout, et se font le poil beaucoup plus nettement que nous, sans autre rasoir que de bois ou de pierre. Ils croient les âmes éternelles, et celles qui ont bien mérité des dieux, être logées à l’endroit du ciel où le soleil se lève ; les maudites, du côté de l’Occident. Ils ont je ne sais quels prêtres et prophètes, qui se présentent bien rarement au peuple, ayant leur demeure aux montagnes. A leur arrivée, il se fait une grande fête et assemblée solennelle de plusieurs villages (chaque grange, comme je l’ai décrite, fait un village, et sont environ à une lieue française l’une de l’autre). Ce prophète parle à eux en public, les exhortant à la vertu et leur devoir ; mais toute leur science éthique ne contient que ces deux articles, de la résolution la guerre et affection à leurs femmes. Celui-ci leur pronostique les choses à venir et les événements qu’ils doivent espérer de leurs entreprises, les achemine ou détourne de la guerre ; mais c’est par tel si que, où il faut à bien deviner, et s’il leur advient autrement qu’il ne leur a prédit, il est haché en mille pièces s’ils l’attrapent, et condamné pour faux prophète. A cette cause, celui qui s’est une fois mécompte, on ne le voit plus. C’est don de Dieu que la divination ; voilà pourquoi ce devrait être une imposture punissable d’en abuser. Entre les Scythes, quand les devins avaient failli de rencontre, on les couchait, enforgés de pieds et de mains, sur des chariotes pleines de bruyère, tirées par des boeufs, en quoi on les faisait brûler. Ceux qui manient les choses sujettes à la conduite de l’humaine suffisance, sont excusables d’y faire ce qu’ils peuvent. Mais ces autres, qui nous viennent pipant des assurances d’une faculté extraordinaire qui est hors de notre connaissance, faut-il pas les punir de ce qu’ils ne maintiennent l’effet de leur promesse, et de la témérité de leur imposture ? Ils ont leurs guerres contre les nations qui sont au-delà de leurs montagnes, plus avant en la terre ferme, auxquelles ils vont tout nus, n’ayant autres armes que des arcs ou des épées de bois, apointées par un bout, la mode des langues de nos épieux. C’est chose émerveillable que de la fermeté de leurs combats, qui ne finissent jamais que par meurtre et effusion de sang ; car, de déroutes et d’effroi, ils ne savent que c’est. Chacun rapporte pour son trophée la tête de l’ennemi qu’il a tué, et l’attache l’entrée de son logis. Après avoir longtemps bien traité leurs prisonniers, et de toutes les commodités dont ils se peuvent aviser, celui qui en est le maître, fait une grande assemblée de ses connaissants ; il attache une corde à l’un des bras du prisonnier, par le bout de laquelle il le tient éloigné de quelques pas, de peur d’en être offensé, et donne au plus cher de ses amis l’autre bras à tenir de même ; et eux deux, en présence de toute l’assemblée, l’assomment à coups d’épée. Cela fait, ils le rôtissent et en mangent en commun et en envoient des lopins à ceux de leurs amis qui sont absents. Ce n’est pas, comme on pense, pour s’en nourrir, ainsi que faisaient anciennement les Scythes ; c’est pour représenter une extrême vengeance. Et qu’il soit ainsi, ayant aperçu que les Portugais, qui s’étaient ralliés à leurs adversaires, usaient d’une autre sorte de mort contre eux, quand ils les prenaient, qui était de les enterrer jusques à la ceinture, et tirer au demeurant du corps force coups de trait, et les pendre après, ils pensèrent que ces gens ici de l’autre monde, comme ceux qui avaient sexué la connaissance de beaucoup de vices parmi leur voisinage, et qui étaient beaucoup plus grands maîtres qu’eux en toute sorte de malice, ne prenaient pas sans occasion cette sorte de vengeance, et qu’elle devait être plus aigre que la leur, commencèrent de quitter leur façon ancienne pour suivre celle-ci. Je ne suis pas marri que nous remarquons l’horreur barbaresque qu’il y a en une telle action, mais oui bien de quoi, jugeant bien de leurs fautes, nous soyons si aveugles aux nôtres. Je pense qu’il y a plus de barbarie manger un homme vivant qu’à le manger mort, à déchirer par tourments et par gênes un corps encore plein de sentiment, le faire rôtir par le menu, le faire mordre et meurtrir aux chiens et aux pourceaux (comme nous l’avons non seulement lu, mais vu de fraîche mémoire, non entre des ennemis anciens, mais entré des voisins et concitoyens, et, qui pis est, sous prétexte de piété et de religion), que de le rôtir et manger après qu’il est trépassé. Chrysippe et Zénon, chefs de la secte stoïque ; ont bien pensé qu’il n’y avait aucun mal de se servir de notre charogne à quoi que ce fut pour notre besoin, et d’en tirer de la nourriture ; comme nos ancêtres, étant assiégés par César en la ville de Alésia, se résolurent de soutenir la faim de ce siège par les corps des vieillards, des femmes et d’autres personnes inutiles au combat. « Les Gascons, dit-on, s’étant servis de tels aliments, prolongèrent leur vie. » Et les médecins ne craignent pas de s’en servir à toute sorte d’usage pour notre santé ; soit pour l’appliquer au-dedans ou au-dehors ; mais il ne se trouva jamais aucune opinion si déréglée qui excusât la trahison, la déloyauté, la tyrannie, la cruauté, qui sont nos fautes ordinaires. Nous les pouvons donc bien appeler barbares, eu égard aux règles de la raison, mais non pas eu égard à nous, qui les surpassons en toute sorte de barbarie. Leur guerre est toute noble et généreuse, et a autant d’excuse et de beauté que cette maladie humaine en peut recevoir ; elle n’a autre fondement parmi eux que la seule jalousie de la vertu. Ils ne sont pas en débat de la conquête de nouvelles terres, car ils jouissaient encore de cette liberté naturelle qui les fournit sans travail et sans peine de toutes choses nécessaires, en telle abondance qu’ils n’ont que faire d’agrandir leurs limites. Ils sont encore en cet heureux point, de ne désirer qu’autant que leurs nécessités naturelles leur ordonnent ; tout ce qui est au-delà est superflu pour eux. Ils s’entre appellent généralement, ceux de même âge, frères ; enfants, ceux qui sont au-dessous ; et les vieillards sont pères à tous les autres. Ceux-ci laissent à leurs héritiers en commun cette possession de biens par indivis, sans autre titre que celui tout pur que nature donne à ses créatures, les produisant au monde. Si leurs voisins passent les montagnes pour les venir assaillir, et qu’ils emportent la victoire sur eux, l’acquêt du victorieux, c’est la gloire ; et l’avantage d’être demeuré maître en valeur et en vertu ; car autrement ils n’ont que faire des biens des vaincus, et s’en retournent à leur pays, où ils n’ont faute d’aucune chose nécessaire, ni faute encore de cette grande partie, de savoir heureusement jouir de leur condition et s’en contenter. Autant en font ceux-ci à leur tour. Ils ne demandent à leurs prisonniers autre rançon que la confession et reconnaissance d’être vaincus ; mais il ne s’en trouve pas un, en tout un siècle, qui n’aime mieux la mort que de relâcher, ni par contenance, ni de parole un seul point d’une grandeur de courage invincible ; il ne s’en voit aucun qui n’aime mieux être tué et mangé, que de requérir seulement de ne l’être pas. Ils les traitent en toute liberté, et leur fournissent de toutes les commodités de quoi ils se peuvent aviser, afin que la vie leur soit d’autant plus chère ; et les entretiennent communément des menaces de leur mort future, des tourments qu’ils y auront à souffrir, des apprêts qu’on dresse pour cet effet, du détranchement de leurs membres et du festin qui se fera à leurs dépens. Tout cela se fait pour cette seule fin d’arracher de leur bouche quelque parole molle ou rabaissée, ou de leur donner envie de s’enfuir, pour gagner cet avantage de les avoir épouvantés, et d’avoir fait force à leur constance. Car aussi, à le bien prendre, c’est en ce seul point que consiste la vraie victoire : « Il n’y a de véritable victoire que celle qui force l’ennemi à s’avouer vaincu. » Les Hongres [Hongrois], très belliqueux combattants, ne poursuivaient jadis leur pointe, outre avoir rendu l’ennemi à leur merci. Car, en ayant arraché cette confession, ils le laissaient aller sans offense, sans rançon, sauf, pour le plus, d’en tirer parole de ne s’armer dès lors en avant contre eux. Assez d’avantages gagnons-nous sur nos ennemis, qui sont avantages empruntés, non pas nôtres. C’est la qualité d’un portefaix, non de la vertu, d’avoir les bras et les jambes raides ; c’est une qualité morte et corporelle que la disposition ; c’est un coup de la fortune de faire broncher notre ennemi et de lui éblouir les yeux par la lumière du soleil ; c’est un tour d’art et de science, et qui peut tomber en une personne lâche et de néant, d’être suffisant à l’escrime. L’estimation et le prix d’un homme consiste au coeur et en la volonté ; c’est là où gît son vrai honneur ; la vaillance, c’est la fermeté non pas des jambes et des bras, mais du courage et de l’âme ; elle ne consiste pas en la valeur de notre cheval, ni de nos armes, mais en la nôtre. Celui qui tombe obstiné en son courage, « S’il tombe, il combat à genoux. »; qui, pour quelque danger de la mort voisine, ne relâche aucun point de son assurance ; qui regarde encore, en rendant l’âme, son ennemi d’une vue ferme et dédaigneuse, il est battu non pas de nous, mais de la fortune ; il est tué, non pas vaincu. Les plus vaillants sont parfois, les plus infortunés. Ainsi y a-t-il des pertes triomphantes à l’envi des victoires. Ni ces quatre victoires soeurs, les plus belles que le soleil ait jamais vues de ses yeux, de Salamine, de Platées, de Mycale, de Sicile, osèrent jamais opposer toute leur gloire ensemble à la gloire de la déconfiture du roi Léonidas et des siens, au pas des Thermopyles. Qui courut jamais d’une plus glorieuse envie et plus ambitieuse au gain d’un combat, que le capitaine Ischclas à la perte ? Qui plus ingénieusement et curieusement s’est assuré de son salut, que lui de sa ruine ? Il était commis à défendre certain passage du Péloponnèse contre les Arcadiens. Pour quoi faire, se trouvant du tout incapable, vu la nature du lieu et inégalité des forces, et se résolvant que tout ce qui se présenterait aux ennemis, aurait la nécessité à y demeurer ; d’autre part, estimant indigne et de sa propre vertu et magnanimité et du nom lacédémonien de faillir à sa charge ; il prit entre ces deux extrémités un moyen parti, de telle sorte. Les plus jeunes et dispos de sa troupe, il les conserva tous au service de leur pays, et les y renvoya ; et avec ceux desquels le défaut était moindre, il délibéra de soutenir ce pas, et, par leur mort, en faire acheter aux ennemis l’entrée la plus chère qu’il lui serait possible : comme il advint. Car, étant tantôt environné de toutes parts par les Arcadiens, après en avoir fait une grande boucherie, lui et les siens furent tous mis au fil de l’épée. Est-il quelque trophée assigné pour les vainqueurs, qui ne soit mieux dû à ces vaincus ? Le vrai vaincre a pour son rôle l’étourdir ; non pas le salut ; et consiste l’honneur de la vertu combattre, non à battre. Pour revenir à notre histoire, il s’en faut tant que ces prisonniers se rendent, pour tout ce qu’on leur fait, qu’au rebours, pendant ces deux ou trois mois qu’on les garde, ils portent une contenance gaie ; ils pressent leurs maîtres de se hâter de les mettre en cette épreuve ; ils les défient, les injurient, leur reprochent leur lâcheté et le nombre des batailles perdues contre les leurs. J’ai une chanson faite par un prisonnier, où il y a ce trait : qu’ils viennent hardiment tous et s’assemblent pour dîner de lui ; car ils mangeront quant et quant leurs pères et leurs aïeux, qui ont servi d’aliment et de nourriture à son corps. « Ces muscles, dit-il, cette chair et ces veines, ce sont les vôtres, pauvres fous que vous êtes ; vous ne reconnaissez pas que la substance des membres de vos ancêtres s’y tient encore : savourez-les bien, vous y trouverez le goût et votre propre chair. » Invention qui ne sent aucunement la barbarie. Ceux qui les peignent mourants, et qui représentent cette action quand on les assomme, ils peignent le prisonnier crachant au visage de ceux qui le tuent et leur faisant la moue. De vrai, ils ne cessent jusques au dernier soupir de les braver et défier de parole et de contenance. Sans mentir, au prix de nous, voilà des hommes bien sauvages ; car, ou il faut qu’ils le soient bien à bon escient, ou que nous le soyons ; il y a une merveilleuse distance entre leur forme et la nôtre. Les hommes y ont plusieurs femmes, et en ont d’autant plus grand nombre qu’ils sont en meilleure réputation de vaillance ; c’est une beauté remarquable en leurs mariages, que la même jalousie que nos femmes ont pour nous empêcher de l’amitié et bienveillance d’autres femmes, les leurs l’ont toute pareille pour la leur acquérir. Etant plus soigneuses de l’honneur de leurs maris que de toute autre chose, elles cherchent et mettent leur sollicitude à avoir le plus de compagnes qu’elles peuvent, d’autant que c’est un témoignage de la vertu du mari. Les nôtres crieront au miracle ; ce ne l’est pas ; c’est une vertu proprement matrimoniale ; mais du plus haut étage. Et, en la Bible, Lia, Rachel, Sara et les femmes de Jacob fournirent leurs belles servantes à leurs maris ; et Livie seconda les appétits d’Auguste, à son intérêt ; et la femme du roi Dejotarus, Stratonique, prêta non seulement à l’usage de son mari une fort belle jeune fille de chambre qui la servait, mais en nourrit soigneusement les enfants, et leur fit épaule succéder aux états de leur père. Et, afin qu’on ne pense point que tout ceci se fasse par une simple et servile obligation à leur usance et par l’impression de l’autorité de leur ancienne coutume, sans discours et sans jugement, et pour avoir l’âme si stupide que de ne pouvoir prendre autre parti, il faut alléguer quelques traits de leur suffisance. Outre celui que je viens de réciter de l’une de leurs chansons guerrières, j’en ai une autre, amoureuse, qui commence en ce sens : « Couleuvre, arrête-toi ; arrête-toi, couleuvre, afin que ma soeur tire sur le patron de ta peinture la façon et l’ouvrage d’un riche cordon que je puisse donner à m’amie : ainsi soit en tout temps ta beauté et ta disposition préférée à tous les autres serpents. » Ce premier couplet, c’est le refrain de la chanson. Or j’ai assez de commerce avec la poésie pour juger ceci, que non seulement il n’y a rien de barbare en cette imagination, mais qu’elle est tout à fait anacréontique. Leur langage, au demeurant, c’est un doux langage et qui a le son agréable, retirant aux terminaisons grecques. Trois d’entre eux, ignorant combien coûtera un jour à leur repos et à leur bonheur la connaissance des corruptions de deçà, et que de ce commerce naîtra leur ruine, comme je présuppose qu’elle soit déjà avancée, bien misérables de s’être laissé piper au désir de la nouvelleté, et avoir quitté la douceur de leur ciel pour venir voir le nôtre, furent à Rouen, du temps que le feu roi Charles neuvième y était. Le Roi parla à eux longtemps ; on leur fit voir notre façon, notre pompe, la forme d’une belle ville. Après cela, quelqu’un en demanda leur avis, et voulut savoir d’eux ce qu’ils y avaient trouvé de plus admirable ; ils répondirent trois choses, d’où j’ai perdu la troisième, et en suis bien marri ; mais j’en ai encore deux en mémoire. Ils dirent qu’ils trouvaient en premier lieu fort étrange que tant de grands hommes, portant barbe, forts et armés, qui étaient autour du Roi (il est vraisemblable qu’ils parlaient des Suisses de sa garde), se soumissent à obéir à un enfant, et qu’on ne choisisse plutôt quelqu’un d’entre eux pour commander ; secondement (ils ont une façon de leur langage telle, qu’ils nomment les hommes moitié les uns des autres) qu’ils avaient aperçu qu’il y avait parmi nous des hommes pleins et gorgés de toutes sortes de commodités, et que leurs moitiés étaient mendiants à leurs portes, décharnés de faim et de pauvreté ; et trouvaient étrange comme ces moitiés ici nécessiteuses pouvaient souffrir une telle injustice, qu’ils ne prissent les autres à la gorge, ou missent le feu à leurs maisons. Je parlai à l’un d’eux fort longtemps ; mais j’avais un truchement qui me suivait si mal et qui était si empêché à recevoir mes imaginations par sa bêtise, que je n’en pus tirer guère de plaisir. Sur ce que je lui demandai quel fruit il recevait de la supériorité qu’il avait parmi les siens (car c’était un capitaine, et nos matelots le nommaient roi), il me dit que c’était marcher le premier à la guerre ; de combien d’hommes il était suivi, il me montra une espace de lieu, pour signifier que c’était autant qu’il en pourrait en une telle espace, ce pouvait, être quatre ou cinq mille hommes ; si, hors la guerre, toute son autorité était expirée, il dit qu’il lui en restait cela que, quand il visitait les villages qui dépendaient de lui, on lui dressait des sentiers au travers des haies de leurs bois, par où il pût passer bien à l’aise. Tout cela ne va pas trop mal : mais quoi, ils ne portent point de hauts-de-chausses. Théâtre La Renaissance a rejeté les genres du Moyen Âge. D’une part les autorités cherchaient à mieux contrôler les divertissements populaires, telles que sotties, d’autre part l’Église catholique, inquiétée par la montée du protestantisme, préfère empêcher la mise en scène publique des drames religieux. Les mystères seront officiellement interdits en 1548. La nouvelle esthétique dramatique veut renouer avec l’antiquité, tant sur le plan des genres (tragédie, comédie) que dans la forme. À côté de l’antiquité, l’influence majeure sera italienne. Étienne Jodelle (1532? – 1573) Cléopâtre captive (1553) Jodelle est le seul, parmi les poètes de la Pléiade, qui a réussi à s’imposer comme auteur dramatique. Sa première pièce, comédie Eugène, a été joué en 1552 au collège de Boncourt. Un an plus tard, il remporte un grand succès avec sa tragédie Cléopâtre captive, présentée d’abord devant le roi dans la cour de l’hôtel de Reims, lors d’une fête donnée par Charles de Guise, archevêque de Reims, en l’honneur de Henri II. C’est à cette occasion que Jodelle est présenté au roi. Ce précoce succès officiel est suivi par l’estime des poètes humanistes. Cléopâtre captive sera rejouée la même année au collège de Boncourt en présence et avec la participation de „l’eslite des beaux esprits d’alors“ comme dit Claude Garnier, l’annotateur de Ronsard. Jodelle, Belleau, Ronsard, Muret, Antoine de Baïf, Claude Collet, etc. tentent de faire revivre la tragédie antique dans l’ambiance qu’ils imaginent avoir été celle des fêtes des dionysia megala d’Athènes. Après la représentation de la tragédie, Antoine de Baïf récite, en guise de drame satyrique, des dithyrambes. On eut l’idée de présenter au nouveau „Sophocle“ un bouc couronné de fleurs (en grec ancien tragos veut dire bouc). Les jeunes érudits eurent à se défendre par la suite contre les accusations de paganisme (en particulier de la part des huguenots) et Ronsard fut attaqué d’avoir fait le sacrifice du bouc. L’événement est non seulement la preuve du climat de fête dans lequel les jeunes se plaisaient à cultiver « leur antiquité », mais aussi de celui de l’intolérance et du danger qui pesait sur les esprits libres. La forme de la tragédie cherche à imiter le modèle grec par la variété métrique, par l’introduction du cheur. Mais Jodelle ne sait pas encore construire l’intrigue, ni saisir ce qui constitue « le tragique ». Cléopâtre est en effet plutôt élégiaque. Le chantage d’Octavien qui veut obtenit la soumission de la reine d’Égypte contre la vie sauve de son fils s’insère dans une lignée thématique qui ira de Jodelle à Mairet (Sophonisbe) et à Racine (Andromaque) et où s’entrecroisent et s’opposent l’amour, l’amour maternel et le pouvoir. La versification de Jodelle respecte la variété métrique des tragédies antiques. Il alterne, en fonction des personnages ou du caractère de l’action, l’alexandrin, le décasyllabe, l’hexasyllabe. PROLOGUE Puis que la terre (ô Roy, des Rois la crainte), Qui ne refuse estre à tes loix estrainte, De la grandeur de ton sainct nom s’estonne, Qu’elle a gravé dans sa double colonne ; Puis que la mer, qui te fait son Neptune, Bruit en ses flots ton heureuse fortune, Et que le ciel riant à ta victoire Se voit mirer au parfait de ta gloire, Pourroyent vers toi les Muses telles estre, De n’adorer et leur pere et leur maistre ? Pourroyent les tiens nous celer tes loüanges, Qu’on oit tonner par les peuples estranges ? Nul ne sçaurait tellement envers toy Se rendre ingrat, qu’il ne chante son Roy. Les bons esprits que ton père forma, Qui les neuf Soeurs en France ranima, Du pere et fils se pourroient ils bien taire, Quand à tous deux telle chose a peu plaire, Lors que le temps nous aura presenté Ce qui sera digne d’estre chanté D’un si grand Prince, ains d’un Dieu dont la place Se voit au Ciel ja monstrer son espace ? Et si ce temps qui toute chose enfante, Nous eust offert ta gloire triomphante, Pour assez tost de nous estre chantee Et maintenant à tes yeux presentee, Tu n’orrois point de nos bouches sinon Du grand HENRY le triomphe et le nom, Mais pour autant que ta gloire entendue En peu de temps ne peut estre rendue, Que dis-je en peu ? mais en cent mille annees Ne seroyent pas tes louanges bornees, Nous t’apportons (ô bien petit hommage) Ce bien peu d’oeuvre ouvré de ton langage, Mais tel pourtant que ce langage tien N’avoit jamais dérobbé ce grand bien Des autheurs vieux : c’est une Tragedie, Qui d’une voix et plaintive et hardie Te presente un Romain, Marc-Antoine, Et Cleopatre, Egyptienne Roine : Laquelle apres qu’Antoine son ami Estant desja vaincu par l’ennemi, Se fust tué, ja se sentant captive, Et qu’on vouloit la porter toute vive En triomphe avecques ses deux femmes, S’occit. Ici les desirs et les flammes Des deux amans ; d’Octavian aussi L’orgueil, l’audace et le journel souci De son trophee emprains tu sonderas, Et plus qu’à luy le tien egaleras : Veu qu’il faudra que ses successeurs mesmes Cedent pour toy aux volontez supremes, Qui ja le monde à ta couronne voüent, Et le commis de tous les Dieux t’avoüent. Recoy donc (SIRE) et d’un visage humain Prens ce devoir de ceux qui sous ta main Tant les esprits que les corps entretiennent, Et devant toy agenouiller se viennent, En attendant que mieux nous te chantions, Et qu’à tes yeux sainctement presentions Ce que ja chante à toy, le fils des Dieux, La terre toute, et la mer, et les Cieux. ACTE PREMIER. L’OMBRE D’ANTOINE Dans le val tenebreux, ou les nuicts eternelles, Font eternelle peine aux ombres criminelles, Cedant à mon destin, je suis volé n’aguere, Ja ja fait compagnon de la troupe legere, Moy (dy-je), Marc Antoine, horreur de la Grand’Romme, Mais en ma triste fin cent fois miserable homme. Car un ardent amour, bourreau de mes mouëlles, Me devorant sans fin sous ses flammes cruelles, Avait esté commis par quelque destinee Des Dieux jaloux de moy, à fin que terminee Fust en peine et malheur ma pitoyable vie, D’heur, de joye et de biens paravant assouvie. O moy deslors chetif, que mon oeil trop folastre S’égara dans les yeux de ceste Cleopatre ! Depuis ce seul moment je sentis bien ma playe Descendre par l’oeil traistre en l’ame encore gaye, Ne songeant point alors quelle poison extreme J’avois ce jour receu au plus creux de moymesme : Mais, helas ! en mon dam, las ! en mon dam et perte Ceste playe cachee en fin fut decouverte, Me rendant odieux, foulant ma renommee D’avoir enragément ma Cleopatre aimee ; Et forcené aprés comme si cent furies Exerçans dedans moy toutes bourrelleries, Embrouillans mon cerveau, empestrans mes entrailles, M’eussent fait le gibier des mordantes tenailles : Dedans moy condamné, faisans sans fin renaistre Mes tourmens journaliers, ainsi qu’on vois repaistre Sur le Caucase froid la poitrine empietee, Et sans fin renaissante, à son vieil Promethee. Car combien qu’elle fust Royne et race royale, Comme tout aveuglé sous cette ardeur fatale, Je luy fis les presens qui chacun estonnerent, Et qui ja contre moy ma Romme eguillonnerent : Mesme le fier Cesar, ne taschant qu’à deffaire Celyu qui à Cesar compagnon ne peult plaire, S’embrassant pour un crime indigne d’un Antoine, Qui tramoit le malheur encouru pour ma Roine, Et qui encor au val des durables tenebres Me va renouvellant mille plaintes funebres, Eschauffant les serpens des soeurs echevelees, Qui ont au plus chetif mes peines egalees : C’est que ja ja charmé, enseveli des flames, Ma femme Octavienne, honneur des autres Dames, Et mes mollets enfans je vins chasser arriere, Nourrissant en mon sein ma serpente meurdriere, Qui m’entortillonnant, trompant l’ame ravie, Versa dans ma poitrine un venin de ma vie, Me transformant ainsi sous ses poisons infuses, Qu’on seroit du regard de cent mille Meduses. Or pour punir ce crime horriblement infame D’avoir banni les miens, et rejetté ma femme, Les Dieux ont à mon chef la vengeance avancee, Et dessus moy l’horreur de leurs bras élancee, Dans la saincte equité, bien qu’elle soit tardive, Ayant les pieds de laine, elle n’est point oisive, Ainsi dessus les humains d’heure en heure regarde, Et d’une main de fer son trait enflammé darde. Car tost apres Cesar jure contre ma teste, Et mon piteux exil de ce monde m’appreste. Me voila ja croyant ma Roine, ains ma ruine, Me voila bataillant en la plaine marine, Lors que plus fort j’estois sur la solide terre, Me voila ja fuyant oublieux de la guerre, Pour suivre Cleopatre, en faisant l’heur des armes Ceder à ce malheur des amoureux alarmes. Me voila dans sa ville ou j’yvrongne et putace, Me paissant des plaisirs, pendant que Cesar trace Son chemin devers nous, pendant qu’il a l’armee Que sus terre j’avois, d’une gueule affamee, Ainsi que le Lyon vagabond à la queste, Me voulant devorer, et pendant qu’il s’appreste Son camp devant la ville, où bientost il refuse De me faire un parti, tant que malheureux j’use Du malheureux remede, et poussant mon espee Au travers des boyaux en mon sang l’ay trempee, Me donnant guarison par l’outrageuse playe. Mais avant que mourir, avant que du tout j’aye Sangloté mes esprits, las, las ! quel si dur homme Eust peu voir sans pleurer un tel honneur de Romme, Un tel dominateur, un Empereur Antoine, Que ja frappé à mort sa miserable Roine, De deux femmes aidee, angoisseusement palle Tiroit par la fenestre en sa chambre royale ! Cesar mesme n’eust peu regarder Cleopatre Couper sur moi son poil, se deschirer et battre, Et moi la consoler avecques ma parole, Ma pauvre ame soufflant qui tout soudain s’en vole, Pour aux sombres enfers endurer plus de rage Que celui qui a soif au milieu du breuvage, Ou que celuy qui roüe une peine eternelle, Ou que les palles Soeurs, dont la dextre cruelle Egorgea les maris, ou que celuy qui vire Sa pierre, sans porter son faix où il aspire. Encore en mon tourment tout seul je ne puis estre : Avant que ce Soleil qui vient ore de naistre, Ayant tracé son jour chez sa tante se plonge, Cleopatre mourra : je me suis ore en songe A ses yeux presenté, luy commandant de faire L’honneur à mon sepuchre et apres se deffaire, Plutost qu’estre dans Romme en triomphe portee, L’ayant par le desir de la mort confortee, L’appellant avec moi, qui ja ja la demande Pour venir endurer en nostre palle bande, Or se faisant compagne en ma peine et tristesse, Qui s’est faite long temps compagne en ma liesse. CLEOPATRE, ERAS, CHARMIUM CLEOPATRE Que gaignez-vous, helas ! en la parole vaine ? ERAS Que gaignez-vous, helas ! de vous estre inhumaine ? CLEOPATRE Mais pourquoy perdez-vous vos peines ocieuses ? CHARMIUM Mais pourquoy perdez-vous tant de larmes piteuses ? CLEOPATRE Qu’est-ce qui adviendroit plus horrible à la veuë ? ERAS Qu’est-ce qui pourroit voir une tant depourveuë ? CLEOPATRE Permettez mes sanglots mesme aux fiers Dieux se prendre. CHARMIUM Permettez à nous deux de constante vous rendre. CLEOPATRE Il ne faut que ma mort pour bannir ma complainte. ERAS Il ne faut point mourir avant sa vie esteinte. CLEOPATRE Antoine ja m’appelle, Antoine il me faut suivre. CHARMIUM Antoine ne veut pas que vous viviez sans vivre. CLEOPATRE O vision estrange ! ô pitoyable songe ! ERAS O pitoyable Roine, ô quel tourment te ronge ? CLEOPATRE O Dieux ! à quel malheur m’avez-vous allechee ? CHARMIUM O Dieux ! ne sera point votre plainte estanchee ? CLEOPATRE Mais (ô Dieux) à quel bien, si ce jour je devie ! ERAS Mais ne plaignez donc point et suivez vostre envie. CLEOPATRE Ha ! pourrois-je donc bien, moy la plus malheureuse Que puisse regarder la voûte radieuse, Pourrois-je bien tenir la bride à mes complaintes, Quand sans fin mon malheur redouble ses attaintes, Quand je remasche en moy que je suis la meurdriere, Par mes trompeurs apasts, d’un qui sous sa main fiere Faisoit croûler la terre ? Ha ! Dieux, pourrais-je traire Hors de mon coeur le tort qu’alors je luy peu faire, Qu’il me donnat Syrie, et Cypres, et Phenice, La Judee embasmee, Arabie et Cilice, Encourant par cela de son peuple la haine ? Ha ! pourrois-je oublier ma gloire et pompe vaine Qui l’apastoit ainsi au mal, qui nous talonne Et malheureusement les malheureux guerdonne, Que la troupe des eaux en l’apast est trompee ? Ha ! l’orgueil, et les ris, la perle destrempee, La delicate vie effeminant ses forces, Estoyent de nos malheurs les subtiles amorces ! Quoy ? pourrois-je oublier que par la roide secousse Pour moy seule il souffrit des Parthes la repousse, Qu’ils eust bien subjuguez et rendus à sa Romme, Si les songears amours n’occupoient tout un homme, Et s’il n’eust eu desir d’abandonner sa guerre Pour revenir soudain hyverner en ma terre ? Ou pourrois-je oublier pour ma plus grand’gloire Il traîna en triomphe et loyer de victoire, Dedans Alexandrie un puissant Artavade, Roy des Armeniens, veu que telle bravade N’appartenoit sinon qu’à sa ville orgueilleuse, Qui se rendit alors d’avantage haineuse ? Pourrois-je oublier mille et mille et mille choses, En qui l’amour pour moy a ses paupieres closes, En cela mesmement que pour ceste amour mienne On luy veit delaisser l’Octavienne sienne ? En cela que pour moy il voulut faire guerre Par la fatale mer, estant plus fort par terre ? En cela qu’il suivit ma nef au vent donnee, Ayant en son besoin sa troupe abandonnee ? En cela qu’il prenoit doucement mes amorces, Alors que son Cesar prenoit toutes ses forces ? En cela que feignant estre preste à m’occire, Ce pitoyable mot soudain je luy feis dire : « O Ciel faudra-t-il donc que, Cleopatre morte, Antoine vive encor ? Sus, sus, Page, conforte Mes douleurs par ma mort. » Et lors, voyant son page Soy mesme se tuer : « Tu donnes tesmoignage, O Eunuque (dit-il), comme il faut que je meure ! » Et, vomissant un cri, il s’enferra sur l’heure. Ha ! Dames ! a, a ! faut-il que ce malheur je taise ? Ho ! oh ! retenez-moy, je... je... CHARMIUM Mais quel malaise Pourroit estre plus grand ? ERAS Soulagez votre peine, Efforcez vos esprits. CLEOPATRE Las, las ! CHARMIUM Tenez la resne Au dueil empoisonnant. CLEOPATRE A ! grand Ciel, que j’endure ! Encore l’avoir veu veste nuict en figure ! Hé ! ERAS Hé ! rien que la mort ne ferme au deuil la porte. CLEOPATRE Hé ! hé ! Antoine estoit... CHARMIUM Mais comment ? CLEOPATRE En la sorte... ERAS En quelle sorte donc ? CLEOPATRE Comme alors que sa playe... CHARMIUM Mais levez-vous un peu, que gesner on essaye Ce qui gesne la voix. ERAS O plaisir, que tu meines Un horrible troupeau de deplaisirs et peines ! CLEOPATRE Comme alors que sa playe avoit ce corps tractable Ensanglanté par tout. CHARMIUM O songe espouvantable ! Mais que demandoit-il ? CLEOPATRE Qu’à sa tumbe je face L’honneur qui luy est deu. CHARMIUM Quoy encor ? CLEOPATRE Que je trace Par ma mort un chemin pour rencontrer son ombre. Me racontant encor... CHARMIUM La basse porte sombre Est à l’aller ouverte, et au retour fermee. CLEOPATRE Une eternelle nuict doit de ceux estre aimee, Qui souffrent en ce jour une peine eternelle. Ostez-vous le desir de s’efforcer à celle Qui libre veut mourir pour ne vivre captive ? ERAS Sera donc celle là de la Parque craintive Qui, au deffaut de mort, verra mourir sa gloire ? CLEOPATRE Non, non, mourons, mourons, arrachons la victoire, Encore que soyons par Cesar surmontees. ERAS Pourrions nous bien estre en triomphe portees ? CLEOPATRE Que plus tost ceste terre au fond de ses entrailles M’engloutisse à present ; que toutes les tenailles De ces bourrelles Soeurs, horreur de l’onde basse, M’arrachent les boyaux ; que la teste on me casse D’un foudre inusité, ainsi que je me conseille, Et que la peur de mort entre dans mon oreille ! CHŒUR DE FEMMES ALEXANDRINES 1.Quand l’Aurore vermeille Se voit au lict laisser Son Titon qui sommeille, Et l’ami caresser : 2.On voit à l’heure mesme Ce pays coloré, Sous le flambeau suprême Du Dieu au char doré : 3.Et semble que la face De ce Dieu variant, De ceste ville face L’honneur de l’Orient, 4.Et qu’il se mire en elle Plus tost qu’en autre part, La prisant comme celle Dont plus d’honneur depart, 5.De pompes et delices Attrayans doucement, Sous leur gayes blandices, L’humain entendement. 6.Car veit on jamais ville En plaisir, en honneur, En banquets plus fertile, Si durable estoir l’heur ? 7.Mais ainsi que la force Du celeste flambeau Tirer à soy s’efforce Le plus leger de l’eau ; 8.Ainsi que l’aimant tire Son acier, et les sons De la marine Lyre Attiroyent les poissons ; 9.Tout ainsi nos delices, La mignardise et l’heur, Allechemens des vices, Tirent notre malheur, 10.Pourquoy, fatale Troye, Honneur des siecles vieux, Fus tu donnee en proye Sous le destin des Dieux ? 11.Pourquoi n’eus tu, Medee, Ton Jason ? et pourquoy, Ariadne, guidee Fus tu sous telle foy ? 12.Des delices le vice A ce vous conduisoit : Puis après sa malice Soymesme destruisoit. 13.Tant n’estoit variable Un Prothee en son temps, Et tant n’est point muable La course de nos vents. 14.Tant de fois ne se change Thetis, et tant de fois L’inconstant ne se range Sous ses diverses loix, 15.Que nostre heur, en peu d’heure En malheur retourné, Sans que rien nous demeure, Proye au vent est donné. 16.La rose journalière, Quand du divin flambeau Nous darde la lumière Le ravisseur taureau, 17.Fait naistre en sa naissance Son premier dernier jour : Du bien la jouissance Et ainsi sans sejour. 18.Le fruict vengeur du pere S’est bien esvertué De tuer sa vipere, Pour estre apres tué. 19.Joye, qui dueil enfante, Se meurdrist ; puis la mort Par la joye plaisante Fait au dueil mesme tort. 20.Le bien qui est durable, C’est un monstre du Ciel, Quand son vueil favorable Change le fiel en miel. 21.Si la saincte ordonnance Des immuables Dieux Forcluse d’inconstance Seule incogneuë à eux, 22.En ce bas hemisphere Veut son homme garder, Lors le sort improspere Ne le peut retarder 23.Que, maugré sa menace, Ne vienne tenir rang, Maugré le fer qui brasse La poudre avec le sang. 24.On doit seurement dire L’homme qu’on doit priser, Quand le Ciel vient l’eslire Pour le favoriser, 25.Ne devoir jamais craindre L’Ocean furieux, Lors que mieux semble atteindre Le marche-pied des Dieux ; 26.Plongé dans la marine, Il doit vaincre en la fin, Et s’attend à l’espine De l’attendant Daulphin. 37.La guerre impitoyable, Moissonnant les humains, Craint l’heur espouventable De ses celestes mains. 27.Tous les arts de Medee, Le venin, la poison, Les bestes dont gardee Fut la riche toison, 28.Ny par le bois estrange Le lyon outrageux, Qui sous sa patte range Tous les plus courageux, 29.Ny la loy qu’on revere, Non tant comme on la craint, Ny le bourreau severe, Qui l’homme blesme estraint, 30.Ny les feux qui saccagent Le haut pin molestans, Sa fortune n’outragent, Rendans les dieux constans, 31.Mais ainsi qu’autre chose Contraint sous son effort, Tient sous sa force enclose La force de la mort ; 32.Et, maugré ceste bande Tousjours en bas filant, Tant que le Ciel commande, En bas n’est devallant ; 33.Et quand il y devalle, Sans aucun mal souffrir, D’un sommeil qu’il avalle, A mieux il va s’offrir. 34.Mais si la destinée, Arbitre d’un chacun, A sa chance tournee Contre l’heur de quelqu’un, 35.Le sceptre, sous qui ploye Tout un peuple submis, Est force qu’il foudroye Ses mutins ennemis. 36.La volage richesse, Appuy de l’heur mondain, L’honneur et la hautesse Refuyant tout soudain, 37.Bref, fortune obstinee, Ny le temps tout fauchant, Sa rude destinee Ne vont point empeschant. 38.Des hauts Dieux la puissance Tesmoigne assez ici, Que nostre heureuse chance Se precipite ainsi. 39.Quel estoit Marc Antoine ? Et quel estoit l’honneur De nostre brave Roine, Digne d’un tel donneur ? 40.Des deux l’un miserable, Cedant à son destin, D’une mort pitoyable Vint avancer sa fin : 41.L’autre encore craintive Taschant s’évertuer, Veut, pour n’estre captive, Librement se tuer. 42.Ceste terre honnorable, Ce pays fortuné, Helas ! voit peu durable Son heur importuné. 43.Telle est la destinee Des immuables Cieux, Telle nous est donnee La defaveur de Dieux. Baroque (cca 1560-1610) Toute tentative de cerner cette période de façon satisfaisante se heurte à des difficultés liées sa richesse de formes et de significations, à sa complexité. Un premier écueil à éviter est sans doute celui qui consisterait à considérer le baroque comme une esthétique compacte, fermée et cernée avec précision. Car il faut tenir compte que, d’une part, l’esthétique et la sensibilité baroques sont le prolongement, voire l’accomplissement de la Renaissance dont les résidus ou même les filons de pensée continuent à serpenter sous le baroque. D’autre part, la grande variété et la complexité du baroque consiste, justement, à intégrer ces éléments antibaroques dans sa structure. Le baroque n’est pas seulement le baroque, c’est le baroque et l’antibaroque à la fois (Václav Černý). Le dosage dépend des auteurs, des périodes. Comment reconnaître les éléments antibaroques de cette période? Un des signes est le refus de la perspective théologique, typique du baroque, l’accent mis sur l’horizon rationnel de l’homme, élaboré par la Renaissance. L’autre signe est la marginalité ou le caractère non officiel de l’oeuvre de certains penseurs, tels Descartes, Gassendi, Cyrano de Bergerac, La Mothe Le Vayer, Gabriel Naudé, Saint-Évremond. Un troisième signe est l’inspiration réaliste, burlesque ou satirique, privée du pathos baroque (Paul Scarron, Le Virgile travesti, Roman comique; Furetière, Roman bourgeois; Charles Sorel, Histoire comique de Francion). Le courant antibaroque traverse la période baroque en assurant le lien entre la Renaissance et l’âge de Lumières. Poésie Poésie d’inspiration religieuse L’offensive de la contre-réforme, lancée par le Concile de Trente, ainsi que la réaction des réformés se traduisent par le regain de la sensibilit.é religieuse. Le baroque abandonne l’expérience de la Renaissance - celle de Dieu « mis entre parenthèses » qui laisse l’espace libre à l’homme (l’hypostase de Dieu et son représentant sur Terre) et au développement de sa « vertu » (virtus), à la fois maîtrise de la raison, maîtrise de soi et maîtrise de l’univers, source du mérite reconnu ou par les contemporains ou par la postérité, source aussi de la confiance donnée l’homme de pouvoir trouver son chemin vers Dieu. Le baroque renoue au contraire avec la conception médiévale en optant clairement pour une vision théologique. Dieu redevient la clé de voûte de l’univers baroque: il est l’origine et l’aboutissement. Ce retour à la vision théologique a plusieurs conséquences concernant la position de l’homme baroque, sa noétique, son rôle social, l’idée de l’État, etc. Jean de Sponde (1557-1595) Issu d’une famille d’origine espagnole convertie au calvinisme, fils du secrétaire de la reine de Navarre Jeanne d’Albret, il associe sa vie aux décisions de ses maîtres - jusqu’à la conversion au catholicisme à la suite de celle de Henri IV. Il est avant tout un grand intellectuel humaniste, renommé comme helléniste: éditeur et traducteur en latin d’Homère (1583), d’Hésiode (1592) de la Logique d’Aristote. Il complète son instruction, reçue au collège de Lescar, par des voyages, notamment à Bâle, où il fréquente les imprimeurs et les milieux alchimistes. Sonnets de la mort (1597, posthume) La poésie méditative de Sponde est une fusion admirable de l’argumentation logique, souvent tournée en paradoxe, et de la musicalité. Mortels, qui des mortels avez prins vostre vie, Vie qui meurt encor dans le tombeau du Corps : Vous qui rammoncelez vos thresors, des thresors De ceux dont par la mort la vie fust ravie : Vous qui voyant de morts leur mort entresuyvie, N’avez point de maisons que les maisons des morts, Et ne sentez pourtant de la mort un remors, D’où vient qu’au souvenir son souvenir s’oublie ? Est-ce que vostre vie adorant ses douceurs Deteste des pensers de la mort les horreurs, Et ne puisse envier une contraire vie ? Mortels, chacun accuse, et j’excuse le tort Qu’on forge en vostre oubly. Un oubly d’une mort Vous monstre un souvenir d’une eternelle vie. *** Tout le monde se plainct de la cruelle envie Que la Nature porte aux longueurs de noz jours : Hommes, vous vous trompez, ils ne sont pas trop cours qui die : Si vous vous mesurez au pied de vostre vie Mais quoy ? Je n’entens point quelqu’un de vous Je me veux despestrer de ces fascheux destours, Il faut que je revole à ces plus beaux sejours, Où sejourne des Temps l’entresuitte infinie. Beaux sejours, loin de l’œil, prez de l’entendement, Au prix de qui ce temps ne monte qu’un moment, Au prix de qui le jour est un ombrage sombre, Vous estes mon desir : et ce jour, et ce Temps, Où le Monde s’aveugle, et prend son passetemps Ne me seront jamais qu’un moment, et qu’une Ombre. *** Tandis que dedans l’air un autre air je respire, Et qu’à l’envy du feu j’allume mon desir, Que j’enfle contre l’eau les eaux de mon plaisir, Et que je colle à Terre un importun martyre, Cest air tousjours m’anime, et le desir m’attire, Je recerche à monceaux les plaisirs à choisir. Mon martyre eslevé me vient encor saisir, Et de tous mes travaux le dernier est le pire. A la fin je me trouve en un estrange esmoy, Car ces divers effaicts ne sont que contre moy, C’est mourir que de vivre en ceste peine extreme. Voyla comme la vie à l’abandon s’espard, Chasque part de ce Monde en emporte sa part, Et la moindre à la fin est celle de nous mesme. Jean-Baptiste Chassignet (1571-1635) Fils du médecin et magistrat de la ville libre de Besançon, il fait valoir ses études de droit Dôle pour obtenir la charge d’avocat fiscal à Gray où il s’éteint après avoir mené une vie aisée et tranquille au milieu d’une famille nombreuse (7 enfants). La spiritualité de son catholicisme, conforme à son appartenance à la sphère politique et culturelle des Pays-Bas Espagnols, ne semble pas différer de celle des protestants. Le Mépris de la vie et Consolation de la mort (1594) Ce recueil de 444 sonnet est une suite de méditations sur la fugacité de la vie terrestre. Nous n’entrons point d’un pas… Nous n’entrons point d’un pas plus avant en la vie Que nous n’entrions d’un pas plus avant en la mort, Nostre vivre n’est rien qu’une éternelle mort, Et plus croissent nos jours, plus decroit nostre vie. Quiconque aura vescu la moitié de sa vie, Aura pareillemment la moitié de sa mort, Comme non usitee on desteste la mort, Et la mort est commune autant comme la vie : Le tems passé est mort et le futur n’est pas, Le present vit et chet de la vie au trespas Et le futur aura une fin tout semblable. Le temps passé n’est plus, l’autre encore n’est pas, Et le present languit entre vie et trespas, Bref la mort et la vie en tout tems est semblable. Qu’est-ce que d’estre mort ? Qu’est-ce que d’estre mort ? – que n’estre plus au monde. Avant que naistre au monde, enduries vous douleur ? Ne point naistre en ce monde, est ce quelque malheur ? La mort et le sommeil marchant en mesme ronde, De la mer de nos maus la tempestueuse onde Du dormant et du mort ne peut alterer l’heur, Le dormant et le mort n’ont un repos meilleur Sinon quant le sommeil ou la mort leur redonde. La vie est celle là qui nous met en tourment Et la mort du peril nous tire au sauvement, Mais nous la diffamons seulement par envie : Accusons la saison où nous n’estions pas nez Des tourments espineus dont nous sommes geinez, Et diray que la mort est pire que la vie. Assieds-toi sur le bord Assieds-toi sur la bord d’une ondante rivière ; Tu la verras fluer d’un perpétuel cours, Et flots sur flots roulant en mille et mille tours Décharger par les prés son humide carrière. Mais tu ne verras rien de cette onde première Qui naguère coulait ; l’eau change tous les jours, Tous les jours elle passe, et la nommons toujours Même fleuve, et même eau, d’une même manière. Ainsi l’homme varie, et ne sera demain Telle comme aujourd’hui du pauvre corps humain La force que le temps abrévie et consomme. Le nom sans varier nous suit jusqu’au trépas, Et combien qu’aujourd’hui celui ne sois-je pas Qui vivais hier passé, toujours même on ne nomme. Guillaume Salustre du Bartas (1544 -1590) Descendant d’une famille de marchands aisés, anoblis, il hérite, en 1566, à la mort de son père, la terre du Bartas et le titre. Calviniste convaincu, il n’en est pas moins un adversaire de la guerre, et, à la différence de d’Aubigné, il se montre conciliant, comptant bien des amis dans le camp catholique. Le succès de La Semaine le rend émule de Ronsard et lui vaut la faveur de Henri de Navarre qui lui confie d’importantes missions diplomatiques comme celle qu’il mène, en 1587, auprès de Jacques VI d’Écosse. Du Bartas connaît la gloire. Son oeuvre est traduite en polonais, allemand et espagnol. Il ne participe que modérément aux combats, pourtant, c’est à cause des blessures anciennes, semble-t-il, qu’il meurt en 1590, après avoir célébré la victoire de Henri IV à la bataille d’Ivry. La semaine ou la Création du monde (1579) Ce vaste poème philosophique et théologique s’inscrit dans la lignée des encyclopédies versifiées dont la tradition remonte au Roman de la Rose de Jean de Meung. La thématique de du Bartas est semblable à celle du Microcosme de Maurice Scève. L’incipit de La Semaine respecte la règle de l’épopée antique, à savoir l’invocation adressée aux divinités. Mais comment concilier le polythéisme antique avec la foi chrétienne ? Le premier jour de la semaine Toy qui guides le cours du ciel porte-flambeaux, Qui, vray Neptune, tiens le moite frein des eaux, Qui fais trembler la terre, et de qui la parole Serre et lasche la bride aux postillons d’Æole, Esleve à toy mon ame, espure mes esprits, Et d’un docte artifice enrichi mes escrits. O Pere, donne moy que d’une voix faconde Je chante à nos neveux la naissance du monde. O grand Dieu, donne moy que j’estale en mes vers Les plus rares beautez de ce grand univers. Donne moy qu’en son front ta puissance je lise : Et qu’enseignant autruy moy-mesme je m’instruise. De tousjours le clair feu n’environne les airs : Les airs d’éternité n’environnent les mers : La terre de tout temps n’est ceinte de Neptune : Tout ce Tout fut basti, non des mains de Fortune, Faisant entrechoquer par discordans accords Du resveur Democrit les invisibles corps. L’immuable decret de la bouche divine, Qui causera sa fin, causa son origine : Non en temps, avant temps, ains mesme avec le temps. J’enten un temps confus : car les courses des ans, Des siecles, des saisons, des mois et des journees Par le bal mesuré des astres sont bornees. Or donc avant tout temps, matiere, forme et lieu, Dieu tout en tout estoit, et tout estoit en Dieu, Incompris, infini, immuable, impassible, Tout-esprit, tout-lumiere, immortel, invisible, Pur, sage, juste, et bon. Dieu seul regnoit en paix : Dieu de soy-mesme estoit et l’hoste et le palais. *** Le second extrait illustre un autre tour de force : comment exprimer le chaos primordial, au moment où la langue n’existait pas encore, par la logique de la langue même ? Le paradoxe suscite un paroxysme verbal saisissant. Ce premier monde estoit une forme sans forme, Une pile confuse, un meslange difforme, D’abismes un abisme, un corps mal compassé, Un Chaos de Chaos, un tas mal entassé : Où tous les elemens se logeoyent pesle-mesle : Où le liquide avoit avec le sec querelle, Le rond avec l’aigu, le froid avec le chaud, Le dur avec le mol, le bas avec le haut, L’amer avec le doux : bref durant ceste guerre La terre estoit au ciel et le ciel en la terre. La terre, l’air, le feu se tenoyent dans la mer : La mer, le feu, la terre estoyent logez dans l’air, L’air, la mer, et le feu dans la terre : et la terre Chez l’air, le feu, la mer. Car l’Archer du tonnerre Grand Mareschal de camp, n’avoit encor donné Quartier à chacun d’eux. Le ciel n’estoit orné De grands touffes de feux : les plaines esmaillees N’espandoyent leurs odeurs : les bandes escaillees N’entrefendoyent les flots : des oiseaux les souspirs N’estoient encore portez sur l’aille des Zephirs. Tout estoit sans beauté, sans reglement, sans flamme. Tout estoit sans façon, sans mouvement, sans ame : Le feu n’estoit point feu, la mer n’estoit point mer, La terre n’estoit terre, et l’air n’estoit point air : Ou si ja se pouvoit trouver en un tel monde, Le corps de l’air, du feu, de la terre, et de l’onde : L’air estoit sans clarté, la flamme sans ardeur, Sans fermeté la terre, et l’onde sans froideur. Théodore Agrippa d’Aubigné (1552-1630) Il s’enfuit à seize ans, en 1568, de chez son tuteur, pour s’engager dans les combats au côté de Henri de Navarre dont il devient l’écuyer et le maréchal de camp. Il évite de justesse la Saint-Barthélemy, mais revient à la cour de Paris pour seconder son suzerain, entre autres en l’aidant à s’évader de sa prison dorée que fut le séjour forcé au Louvre (1576). Il participe toutes les grandes batailles des protestants (Jarnac, Coutras). Déçu par la conversion de Henri IV au catholicisme et par les clauses de l’Édit de Nantes (1598), il rejoint les mécontents en s’alliant, après l’assassinat de Henri IV, au prince de Condé et au duc de Rohan. En 1620, il s’exile à Genève où il meurt en 1630. Les Tragiques (1616) L’oeuvre tire son origine d’une vision eschatologique survenue à la suite d’une blessure qui plonge le poète dans un état proche de la mort. La rédaction (9000 vers) commence dès 1577 et se prolonge pendant plusieurs décennies en se faisant écho des combats passionnés des guerres de religion. Les Tragiques comportent 7 chants: I. Misères - fresque de la France meutrie par les guerres civiles; II. Princes - accusation des responsables à la cour de France: princes, flatteurs, courtisans, poètes de cour, conseillers, étrangers; III. La Chambre dorée - siège de l’Injustice, Avarice, Ambition.... - vision du juste retour des choses et de l’instauration de la justice divine; IV. - Les Feux - bûchers sur lesquels périssent les protestants: Jean Huss, Jérôme de Prague, protestants assimilés aux premiers chrétiens-martyrs; V. Les Fers - la justice quitte la terre, Dieu invite Satan à révéler ses forces et à rassembler ses armées; évocation de la Sainte-Barthélemy, tortures subies par les protestants-martyrs, victoires des protestants comme rétablissement de la justice; VI. Vengeances - apparition du Dieu vengeur; VII. Jugement - évocation eschatologique du Jugement dernier. C’est sans doute la meilleure épopée depuis les chansons de geste. Livre I « O France desolee ! ô terre sanguinaire, Non pas terre, mais cendre ! ô mere, si c’est mere Que trahir ses enfants aux douceurs de son sein Et quand on les meurtrit les serrer de sa main ! Tu leur donnes la vie, et dessous ta mammelle S’esmeut des obstinez la sanglante querelle ; Sur ton pis blanchissant ta race se debat, Là le fruict de ton flanc faict le champ du combat. » Je veux peindre la France une mere affligee, Qui est entre ses bras de deux enfans chargee. Le plus fort, orgueilleux, empoigne les deux bouts Des tetins nourriciers ; puis à force de coups D’ongles, de poings, de pieds, il brise le partage Dont nature donnoit à son besson l’usage ; Faict degast du doux laict qui doit nourrir les deux, Si que, pour arracher à son frere la vie, Il mesprise la sienne et n’en a plus d’envie. Mais son Jacob, pressé d’avoir jeusné meshui, Ayant dompté longtemps en son cœur son ennui, A la fin se defend, et sa juste colere Rend à l’autre un combat dont le champ est la mere. Ni les souspirs ardents, les pitoyables cris, Ni les pleurs rechauffez ne calment leurs esprits ; Mais leur rage les guide et leur poison les trouble, Si bien que leur courroux par leurs coups se redouble. Leur conflict se r’allume et fait si furieux Que d’un gauche malheur ils se crevent les yeux. Cette femme esploree, en sa douleur plus forte, Succombe à la douleur, mi-vivante, mi-morte ; Elle void les mutins tous deschirez, sanglans, Qui, ainsi que du cœur, des mains se vont cerchans. Quand, pressant à son sein d’un’ amour maternelle Celui qui a le droit et la juste querelle, Elle veut le sauver, l’autre qui n’est pas las Viole en poursuivant l’asyle de ses bras. Adonc se perd le laict, le suc de sa poitrine ; Puis, aux derniers abois de sa proche ruine, Elle dit : « Vous avez, felons, ensanglanté, Le sein qui vous nourrit et qui vous a porté ; Or vivez de venin, sanglante geniture, Je n’ai plus que du sang pour vostre nourriture. » Livre VII L’évocation du Jugement dernier cherche à résoudre le paradoxe symétriquement opposé à celui de du Bartas : en effet, comment exprimer une réalité eschatologique, non encore advenue et qui aura aussi sa nouvelle langue divine, par un langage humain qui est de ce monde. D’Aubigné opte pour l’hypotypose. Mais quoy ! c’est trop chanté, il faut tourner les yeux Esblouis de rayons dans le chemin des cieux. C’est fait, Dieu vient regner, de toute prophetie Se void la periode à ce poinct accomplie. La terre ouvre son sein, du ventre des tombeaux Naissent des enterrés les visages nouveaux : Du pré, du bois, du champ, presque de toutes places Sortent les corps nouveaux et les nouvelles faces. Ici les fondemens des chasteaux rehaussés Par les ressuscitans promptement sont percés ; Ici un arbre sent des bras de sa racine Grouïller un chef vivant, sortir une poictrine ; Là l’eau trouble bouillonne, et puis s’esparpillant Sent en soy des cheveux et un chef s’esveillant. Comme un nageur venant du profond de son plonge, Tous sortent de la mort comme l’on sort d’un songe. Les corps par les tyrans autresfois deschirés Se sont en un moment en leurs corps asserrés, Bien qu’un bras ait vogué par la mer escumeuse De l’Afrique bruslee en Thulé froiduleuse. Les cendres des bruslés volent de toutes parts ; Les brins plustost unis qu’ils ne furent espars Viennent à leur posteau, en cette heureuse place, Rians au ciel riant d’une agreable audace. Poésie amoureuse, précieuse et galante La poésie amoureuse transforme le pétrarquisme de la Renaissance sur plusieurs plans. Le sentiment amoureux devient plus complexe, contradictoire, paradoxal. Il se teint de cruauté réaliste (d’Aubigné) ou au contraire il s’intellectualise, devient plaisir intellectuel et jeu social (Desportes, préciosité). Théodore Agrippa d’Aubigné (1552-1630) Le Printemps ( composé après 1572, publié en 1874) En 1572, au moment de la Saint-Barthlémy, le jeune d’Aubigné est attaqué et grièvement blessé sur une route de la Beauce. Ayant trouvé refuge au château de Talcy, il tombe amoureux de la jeune fille qu’il y rencontre - Diane Saviati, nièce de Cassandra Salviati, célébrée par Ronsard. Le recueil qu’il compose pour elle comprend cent sonnets de L’Hécatombe à Diane, les Stances et les Odes. Sonnets pour Diane À la différence du sonnet de Ronsard Comme un chevreuil, la chasse amoureuse de d’Aubigné se déploie dans les coordonnées verticales. Le sentiment amoureux est paradoxal, contradictoire, compliqué. Un clairvoyant faucon en volant par rivière Planait dedans le ciel, à se fondre apprêté Sur son gibier blottti. Mais voyant à côté Une corneille, il quitte une pointe première. Ainsi de ses attraits, une maîtresse fière S’élevant jusqu’au ciel m’abat sous sa beauté, Mais son vouloir volage est soudain transporté En l’amour d’un corbeau pour me laisser arrière. Ha ! beaux yeux obscurcis qui avez pris le pire, Plus propres à blesser que discrets à élire, Je vous crains abattu, qinsi que fait l’oiseau Qui n’attend que la mort de la serre ennemie : Fors que le changement lui redonne la vie, Et c’est le changement qui me traîne au tombeau. Stances Le réalisme des images évoqueés par d’Aubigné est saisissant, proche des méditations sur la mort. Le lieu de mon repos (…) Le lieu de mon repos est une chambre peinte De mil os blanchissants et de têtes de morts, Où ma joie est plus tôt de son objet éteinte : Un oubli gracieux ne la pousse dehors. Sortent de là tous ceux qui ont encore envie De semer et chercher quelque contentement, Viennent ceux qui voudront me ressembler de vie Pourvu que l’amour soit cause de leur tourment. Je mire en adorant dans une anatomie Le portrait de Diane entre les os, afin Que voyant sa beauté ma fortune ennemie L’environne partout de ma cruelle fin. Dans le corps de la mort j’ai enfermé ma vie, Et ma beauté paraît horrible entre les os. Voilà comment ma joie est de regret suivie, Comment de mon travail ma mort seule a repos. (…) Si quelquefois poussé d’une âme impatiente Je vais précipitant mes fureurs dans les bois, M’échauffant sur la mort d’une bête innocente, Ou effrayant les eaux et les monts de ma vaoix ; Milles oiseaux de nuit, mille chansons mortelles M’environnent, volant par ordre sur mon front : Que l’air en cotrepoids fâché de mes querelles Soit noirci de hiboux et de corbeaux en rond. Les herbes sécheront sous mes pas, à la vue Des misérables yeux dont les tristes regards Feront tomber les fleurs et cacher dans la nue La lune et le soleil et les astres épars. Ma présence fera dessécher les fontaines Et les oiseaux passants tomber morts à mes pieds, Etouffés de l’odeur et du vent de mes peines : Ma peine, étouffe-moi, comme ils sont étouffés ! (…) A longs filetz de sang A longs filetz de sang, ce lamentable corps, Tire du lieu qu’il fuit le lien de son ame, Et separé du cueur qu’il a laissé dehors Dedans les fors liens et aux mains de sa dame, Il s’enfuit de sa vie et cherche mille morts. Plus les rouges destins arrachent loin du cueur Mon estommac pillé, j’espanche mes entrailles Par le chemin qui est marqué de ma douleur ; La beauté de Diane, ainsy que des tenailles, Tirent l’un d’un costé, l’autre suit le malheur. (…) J’ouvre mon estomac J’ouvre mon estomac, une tombe sanglante De maux ensevelis. Pour Dieu, tourne tes yeux, Diane, et vois au fond mon cœur parti en deux, Et mes poumons gravés d’une ardeur violente. Vois mon sang écumeux tout noirci par la flamme, Mes os secs de langueur en pitoyable point, Mais considère aussi ce que tu ne vois point, Le reste des malheurs qui saccagent mon âme. (…) Philippe Desportes (1546-1606) Ses études finies, il part en Italie d’où il rapporte en France la mode néopétrarquiste, signe avant-coureur de la préciosité baroque. Poète raffiné, il s’impose à la cour de Henri III au détriment de Pierre Ronsard vieillissant. L’oeuvre de Desportes reflète le clivage baroque de sa personnalité dont le versant mondain est inséparable d’un profond sentiment religieux (Prières et méditations chrestiennes, 1591). Les Amours de Diane anticipent la préciosité par le raffinement intellectuel. Amours de Diane (1573) Vous n’aimez rien que vous… Vous n’aimez rien que vous, de vous-même maîtresse, Toute perfection en vous seule admirant, En vous votre désir commence et va mourant, Et l’amour seulement pour vous-même vous blesse. Franche et libre de soin, votre belle jeunesse D’un œil cruel et beau mainte flamme tirant, Brûle cent mille esprits qui votre aide implorant N’éprouvent que fierté, mépris, haine et rudesse. De n’aimer que vous-même est en votre pouvoir, Mais il n’est pas en vous de m’empêcher d’avoir Votre image en l’espoir, l’aimer d’amour extrême ; Or l’Amour me rend vôtre, et si vous ne m’aimez, Puisque je suis à vous, à tort vous présumez, Orgueilleuse beauté, de vous aimer vous-même. Si la foi plus certaine… Si la foi plus certaine en une âme non feinte, Un honnête désir, un doux languissement, Une erreur variable et sentir vivement, Avec peur d’en guérir, une profonde atteinte : Si voir une pensée au front toute dépeinte, Une voix empêchée, un morne étonnement, De honte ou de frayeur naissant soudainement, Une pâle couleur de lis et d’amour teinte : Bref, si se mépriser pour une autre adorer, Si verser mille pleurs, si toujours soupirer, Faisant de sa douleur nourriture et breuvage, Si de loin se voir flamme, et de près tout transi, Sont cause que je meurs par défaut de merci, L’offense en est sur vous, et sur moi le dommage. Ma nef passe au destroit d’une mer courroucée… Ma nef passe au destroit d’une mer courroucée, Toute comble d’oubly, l’hyver à la minuit ; Un aveugle, un enfant, sans soucy la conduit, Desireux de la voir sous les eaux renversée. Elle a pour chaque rame une longue pensée Coupant, au lieu de l’eau, l’esperance qui fuit ; Les vents de mes soupirs, effroyables de bruit, Ont arraché la voile à leur plaisir poussée. De pleurs une grand’pluie, et l’humide nuage Des dedains orageux, detendent le cordage, Retors des propres mains d’ignorance et d’erreur. De mes astres luisans la flamme est retirée, L’art est vaincu du tens, du bruit et de l’horreur. Las ! puis-je donc rien voir que ma perte asseurée ? La Guirlande de Julie (1634) Le salon de la marquise de Rambouillet (1588-1665) est devenu dès 1600, un centre de la vie culturelle et intellectuelle. Son apogée se situe entre 1620 et 1648. La Guirlande de Julie est une oeuvre collective conçue, en 1633 sans doute, par le duc Charles de Montausier pour faire la cour Julie d’Angenne, fille de Mme de Rambouillet. Il a été secondé par ses amis qui fréquentaient le salon : Georges de Scudéry, Desmarets de Saint-Sorlin, Conrart, Chapelain, Racan, Tallemant des Réaux, Robert Arnauld d’Andilly, Claude Malleville, Antoine Godeau. Cet ouvrage collectif de 29 fleurs, soit 62 poèmes - madrigaux, sonnets, rondeaux – a été illustré de motifs floraux par le peintre Nicolas Robert. Le duc de Montausier, lui-même auteur de 16 poèmes, a probablememt offert le recueil à Julie à l’occasion de sa fête en 1634. La Guirlande de Julie fut une des galanteries les plus raffinées du temps. Le topos de la femme-fleur est sans doute banal. Mais la poésie est ingénieuse et raffinée. Zéphyr à Julie Recevez, ô nymphe adorable Dont les cœurs reçoivent les lois, Cette couronne plus durable Que celles que l’on met sur la tête des rois. Les fleurs dont ma main la compose Font honte à ces fleurs d’or qui sont au firmament ; L’eau dont Permesse les arrose Leur donne une fraîcheur qui dure incessamment, Et tous les jours, ma belle Flore Qui me chérit et que j’adore Me reproche avecque courroux Que mes soupirs jamais pour elle N’ont fait naître de fleur si belle Que j’en ai fait naître pour vous. Le Narcisse Je consacre, Julie, un Narcisse à ta gloire, Lui-même des beautés te cède la victoire ; Etant jadis touché d’un amour sans pareil, Pour voir dedans l’eau son image, Il baissait toujours son visage, Qu’il estimait plus beau que celui du soleil ; Ce n’est plus ce dessein qui tient sa tête basse ; C’est qu’en te regardant il a honte de voir Que les Dieux ont eu le pouvoir De faire une beauté qui la sienne surpasse. L’Héliotrope A ce coup les destins ont exaucé mes vœux ; Leur bonté me permet de parer les cheveux De l’incomparable Julie ; Pour elle, Apollon, je t’oublie ; Je n’adore plus que ses yeux. C’est avecque leurs traits qu’amour me fait la guerre ; Je quitte le soleil des cieux, Pour suivre celui de la terre. Le Pavot Accordez-moi le privilège D’approcher de ce front de neige : Et si je suis placé, comme il est à propos, Auprès de ces soleils que le Soleil seconde, Je leur donnerai le repos Qu’ils dérobent à tout le monde. Vincent Voiture (1597-1648) Protégé par Gaston d’Orléans, frère de Louis XIII, il appartient aux esprits les plus influents de l’Hôtel Rambouillet. Membre de l’Académie française dès 1635, il incarne la préciosité érudite. Sa Belle Matineuse a provoqué la joute poétique avec Malleville. À comparer aussi avec les Matineuses de Ronsard et de du Bellay. La belle Matineuse (1635) Des portes du matin l’Amante de Céphale Ses roses épandait dans le milieu des airs Et jetait sur les Cieux nouvellement ouverts Ses traits d’or et d’azur qu’en naissant elle étale Quand la nymphe divine à mon repos fatale Apparut, et brilla de tant d’attraits divers Qu’il semblait qu’elle seule éclairait l’univers Et remplissait de feux la rive orientale. Le Soleil se hâtant pour la gloire des Cieux, Vint opposer sa flamme à l’éclat de ses yeux Et prit tous les rayons dont l’Olympe se dore. L’onde, la terre, et l’air s’allumaient à l’entour. Mais auprès de Philis on le prit pour l’Aurore Et l’on crut que Philis était l’astre du jour. Claude de Malleville (1597-1647) Académicien de la première heure, comme Voiture, il a été son émule au salon de Mme de Rambouillet où il a participé à La Guirlande de Julie. Voici sa réponse à La belle Matineuse de Voiture. La belle Matineuse Le silence régnait sur la terre et sur l’onde, L’air devenait serein et l’Olympe vermeil, Et l’amoureux Zéphire affranchi du sommeil Ressuscitait les fleurs d’une haleine féconde. L’Aurore déployait l’or de sa tresse blonde, Et semait de rubis le chemin du Soleil ; Enfin ce dieu venait au plus grand appareil Qu’il soit jamais venu pour éclairer le monde, Quand la jeune Philis au visage riant, Sortant de son palais plus clair que l’Orient, Fit voir une lumière et plus vive et plus belle. Sacré flambeau du jour n’en soyez pas jaloux ! Vous parûtes alors aussi peu devant elle Que les feux de la nuit avaient fait devant vous. Courant « antibaroque » Le courant anticonformiste de la poésie baroque comprend aussi une forte composante parodique qui se manifeste soit sous forme burlesque (sujet bas traité à la manière d’un sujet élevé), soit travestie (sujet élevé, ancré dans la tradition littéraire, traité sur le mode comique). Ce type de poésie trouvait des modèles à l’étranger, en particulier en Italie: Alessandro Tassoni (1565-1635) - La Secchia rapita (1622); Francesco Bracciolini (1566-1645) - Le Scherno degli dei (1612-1620). Les meilleurs exemples, en France, sont les épopées héroï-comiques de Paul Scarron (1610-1660) - Le Virgile travesti (1648-1652), d’Antoine Furetière (1619-1688) - Quatrième livre de l’Énéide travestie, de Charles Coypeau d’Assoucy (1605-1677) - Le Jugement de Pâris (1648), Ovide en belle humeur (1650), Le Ravissement de Proserpine (1653), plus tard de Nicolas Boileau Depréaux (1636-1711) - Le Lutrin (1674-1683). La parodie est impensable sans la « production première » - c’est-à-dire sans la littérature « sérieuse », celle justement qu’on parodie. Il s’agit en premier lieu de nombreuses épopées héroïques, qui avaient déjà représenté le défi suprême pour la Pléiade et dont le baroque a le mieux exprimé l’esprit dans ses tragédies (Corneille, Rotrou). Le baroque a souvent combiné la veine héroïque avec l’inspiration religieuse: Georges de Scudéry - Alaric (1654), Jean Desmarets de Saint-Sorlin (1595-1676) - La France chrétienne ou Clovis (1657), Jean Chapelain (1595-1674) - La Pucelle ou la France délivrée (1656), Antoine Godeau (1605- 1672) - Saint-Paul (1654), Pierre Le Moyne (1602-1672) - Saint-Louis (1653). Marc-Antoine Girard de Saint-Amant (1594-1661) C’est un protestant converti, par prudence, au catholicisme. Sa vie est une aventure: fils de marins, il s’embarque pour de longs voyages: Amérique, Sénégal, Açores, peut-être Indes. À Paris, s’il fait partie des libertins réunis autour de Théophile de Viau, il a aussi ses entrées au salon de Mme de Rambouillet. Il devient académicien dès 1635. Il parle italien et espagnol, il a une profonde connaissance de la culture classique. Il s’acquitte de missions diplomatiques en Espagne, en Angleterre, il visite Rome. En Pologne, où il est invité par la reine Marie de Gonzague, il est nommé gentilhomme de sa chambre. Il revient à Paris via la cour stocholmoise de la reine Christine de Suède. La poésie de Saint-Amant est sensible au concret, à la nature, elle sait combiner avec astuce les genres et les formes. Son oeuvre majeure est « l’idylle héroïque » Moyse sauvé (1653), mais on apprécie davantage sa poésie mineure, non-conformiste. Le Paresseux (1631) Accablé de paresse et de mélancolie, Je rêve dans un lit où je suis fagoté Comme un lièvre sans os qui dort dans un pâté, Ou comme un Don Quichotte en sa morne folie. Là, sans me soucier des guerres d’Italie, Du Comte Palatin ni de sa royauté, Je consacre un bel hymne à cette oisiveté Où mon âme en langueur est comme ensevelie. Je trouve ce plaisir si doux et si charmant Que je crois que les biens me viendront en dormant, Puisque je vois déjà s’en enfler ma bedaine. Et hais tant le travail que, les yeux entrouverts, une main hors des draps, cher Baudoin, à peine Ai-je pu me résoudre à t’écrire ces vers. Assis sur un fagot Ce poème réaliste, une scène de genre, est aussi une méditation sur un thème baroque par excellence : Vanitas vanitatum et omnia vanitas. Assis sur un fagot, une pipe à la main, Tristement accoudé contre une cheminée, Les yeux fixés vers terre, et l’âme mutinée, Je songe aux cruautés de mon sort inhumain. L’espoir qui me remet du jour au lendemain, Essaye à gagner temps sur ma peine obstinée, Et me venant promettre une autre destinée, Me fait monter plus haut qu’un Empereur Romain. Mais à peine cette herbe est-elle mise en cendre, Qu’en mon premier estat il me convient descendre, Et passer mes ennuis à redire souvent : Non, je ne trouve point beaucoup de différence De prendre du tabac à vivre d’esperance, Car l’un n’est que fumée, et l’autre n’est que vent. Sonnet inachevé Fagoté plaisamment comme un vrai Simonnet, Pied chaussé, l’autre nu, main au nez, l’autre en poche, J’arpente un vieux grenier, portant sur ma caboche Un coffin de Hollande en guise de bonnet. Là, faisant quelquefois le saut du sansonnet Et dandinant du cul comme un sonneur de cloche, Je m’égueule de rire, écrivant d’une broche En mots de Pathelin ce grotesque sonnet. Mes esprits, à cheval sur ces coquecigrues, Ainsi que papillons s’envolent dans les nues, Y cherchant quelque fin qu’on ne puisse trouver. Nargue ! c’est trop rêver, c’est trop ronger ses ongles : Si quelqu’un sait la rime, il peut bien l’achever. Sonnet sur des mots qui n’ont point de rime Phylis, je ne suis plus des rimeurs de ce siècle Qui font pour un sonnet dix jours de cul de plomb Et qui sont obligés d’en venir aux noms propres Quand il leur faut rimer ou sur coiffe ou sur poil. Je n’affecte jamais rime riche ni pauvre De peur d’être contraint de suer comme un porc, Et hais plus que la mort ceux dont l’âme est si faible Que d’exercer un art qui fait qu’on meurt de froid. Si je fais jamais vers, qu’on m’arrache les ongles, Qu’on me traîne au gibet, que j’épouse une vieille, Qu’au plus fort de l’été je languisse de soif, Que tous les mardi-gras me soient autant de jeûnes, que je ne goûte vin non plus que fait le Turc, Et qu’au fond de la mer on fasse mon sépulcre. Les goinfres Coucher trois dans un drap, sans feu ny sans chandelle, Au profond de l’hyver, dans la sale aux fagots, Où les chats, ruminans le langage des Gots, Nous esclairent sans cesse en roulant la prunelle : Hausser nostre chevet avec une escabelle, Estre deux ans à jeun comme les escargots, Resver en grimassant ainsi que les magots Qui, baillans au soleil, se grattent soubs l’aisselle ; Mettre au lieu de bonnet la coeffe d’un chapeau, Prendre pour se couvrir la frise d’un manteau Dont le dessus servit à nous doubler la panse : Puis souffrir cent brocards d’un vieux hoste irrité, Qui peut fournir à peine à la moindre despense, C’est ce qu’engendre enfin la prodigalité. Entrer dans le bordel… Une parodie de de du Bellay Marcher d’un grave pas... Entrer dans le bordel d’une démarche grave, Comme un coq qui s’apprête à jouer de l’ergot ; Demander Jeanneton, faire chercher Margot Ou la jeune bourgeoise, à cause qu’elle est brave ; Fureter tous les trous, jusqu’au fond de la cave, Y rencontrer Perrette, et, daubant au gigot, Danser le branle double au son du larigot ; Puis y faire festin d’une botte de rave ; N’y voir pour tous tableaux que quelques vieux rebus, Ou bien quelque almanach qui sema ses abus L’an que Pantagruel déconfit les andouilles ; Et, du haut jusqu’au bas, pour tous meubles de prix, Qu’une vieille paillasse, un pot et des quenouilles : Voilà le passe-temps du soudard de Cypris. Prose La complexité de l’esthétique et de la pensée baroques est une des sources de leur richesse et variété. Comme en poésie, les tendances baroques et antibaroques se heurtent. Le roman précieux est parodié, l’idéalisation et l’élégance mondaine des salons trouvent leur opposé dans le langage cru des récits réalistes, le rationalisme n’exclut pas le mysticisme. Les différents courants ou éléments antibaroques représentent à la fois un prolongement de la Renaissance et une anticipation de l’âge des lumières. Leur point commun est la négation du principe théologique de la vision et de la sensibilité baroques que ce soit sur le mode d’une pensée structurée, sur le mode comportemental d’un style de vie non-conformiste ou sur celui d’une écriture anti-religieuse, anti-précieuse, réaliste, ironique ou parodique. En même temps, tous ces éléments entrent souvent et, à divers degrés, en composition avec les différentes modalités du baroque, participent du fondement même de son esthétique. Une des tendances importantes du 17^e siècle est le courant libertin qui a eu ses penseurs, ses poètes et ses prosateurs. Les termes de libertin et de libertinage doivent être pris ici non dans leur sens négatif de condamnation morale, mais comme l’expression de la pensée libre, affranchie de la réglementation imposée à la société aussi bien par le Concile de Trente du côté catholique que par les Églises protestantes. En philosophie, plusieurs penseurs prolongent l’esprit de la Renaissance, l notamment où ils sont liés à l’école de Padoue (Pomponazzi, Cardano, Vanini, Cremonini). En prose, le baroque distingue deux types de textes prosaïques: les romans, d’inspiration précieuse et de tradition courtoise et chevaleresque, et les histoires, de veine réaliste, bourgeoise, satirique ou comique. C’est dans ce contexte qu’il faut situer par exemple le titre provocateur de Paul Scarron - Roman comique (1651-1657), ressenti à l’époque comme un alliage de mots oxymorique. En fait, la prose narrative baroque évolue, justement, au sein de cet espace polarisé d’un côté par la présence de la prose précieuse, de l’autre côté par le pôle réaliste, parodique et comique. Vient s’y ajouter un troisième facteur - l’influence des tendances „rationalisantes“, à l’exemple des règles dramatiques du théâtre classique et de l’épopée. Le ton est donné notamment par deux préfaces: celle de Jean Chapelain au poème mythologique de Giambattista Marino L’Adone (préface de 1623) où le critique français dit préférer « la simplicité des fables tranquilles », et celle Georges de Scudéry au roman de sa soeur Ibrahim ou l’Illustre Bassa (1641), où l’exigence de l’unité d’action et la nécessité d’une construction rigoureuse à l’exemple des anciens sont énoncées. Art épistolaire La lettre, moyen de communication et de sociabilité, se transforme en genre littéraire destiné à de multiples usages : témoignages, échanges d’idées ou d’opinions critiques, satires ou parodies, romans. Vincent Voiture (1597-1648) Lettre galante La sociabilité qui s’est développée dans les salons précieux élève le genre épistolaire au niveau de la galanterie et de l’art où brille l’esprit, l’élégance et, parfois, l’humour. Le badinage précieux caractérise cette lettre de Voiture, adressée à Mme de Rambouillet. Enfin je suis ici arrivé en vie : et j’ai honte de vous le dire. Car il me semble qu’un honnête homme ne devrait pas vivre après avoir été dix jours sans vous voir. Je m’étonnerais davantage de l’avoir pu faire si je ne savais qu’il y a déjà quelque temps qu’il ne m’arrive que des choses extraordinaires et auxquelles je ne me suis point attendu, et que, depuis que je vous ai vue, il ne se fait plus rien en moi que par miracle. En vérité, c’en est un effet étrange que j’aie pu résister jusqu’ici à tant de déplaisirs et qu’un homme percé de tant de coups puisse durer si longtemps ! Il n’y a point d’accablement, de tristesse ni de langueur pareille à celle où je me trouve. L’amour et la crainte, le regret et l’impatience m’agitent diversement à toutes heures et ce cœur que je vous avais donné entier est maintenant déchiré en mille pièces. Mais vous êtes dans chacune d’elles et je ne voudrais pas avoir donné la plus petite à tout ce que je vois ici. Cependant, au milieu de tant et de si mortels ennuis, je vous assure que je ne suis pas à plaindre. Car ce n’est que dans la basse région de mon esprit que les orages se forment. Et tandis que les nuages vont et viennent, la plus haute partie de mon âme demeure claire et sereine : et vous y êtes toujours belle, gaie et éclatante, telle que vous étiez dans les plus beaux jours où je vous ai vue, et avec ces rayons de lumière et de beauté que l’on voit quelquefois à l’entour de vous. Je vous avoue que toutes les fois que mon imagination se tourne de ce côté-là, je perds le sentiment de toutes mes peines. De sorte qu’il arrive souvent que lorsque mon cœur souffre des tourments extrêmes, mon âme goûte des félicités infinies, et au même temps que je pleure et que je m’afflige, que je me considère éloigné de votre présence et peut-être de votre pensée, je ne voudrais pas changer ma fortune avec ceux qui voient, qui sont aimés et qui jouissent. Je ne sais si vous pouvez concevoir ces contrariétés, vous, Madame, qui avez l’âme si tranquille. C’est tout ce que je puis faire que de les comprendre, moi qui les ressens : et je m’étonne souvent de me trouver si heureux et si malheureux tout ensemble. Roman pastoral et héroïque Les deux genres sont des manifestations de la préciosité. Ils s’insèrent dans la lignée de la tradition européenne du roman de chevalerie, du roman sentimental et de la pastorale dramatique: Jacopo Sannazaro (Arcadia, 1480-1484), Torquato Tasso (Aminta, 1573), Jorge de Montemayor (La Diana, 1559), Miguel de Cervantes Saavedra (Galatea, 1585), Giovanni Battista Guarini (Il Pastor Fido, 1590). Aventure amoureuse ou bien aventure amoureuse liée à une trame d’épreuves héroïques, telles sont les constantes thématiques des vastes et compliqués cycles romanesques du baroque. La mode du roman historique et héroïque tient au goût de l’aventure et à l’héroïsme baroque de la période de Louis XIII. Entre 1625 et 1640, une quarantaine de romans d’aventures paraissent, dont Polexandre (1619-1637, en éditions sans cesse remaniées) de Marin le Roy de Gomberville (1600 - 1670) devient l’exemple même du romanesque de l’époque: Polexandre, roi de Canaries, parcourt mers et terres à la recherche d’Alcidiane, reine de « l’Île inaccessible ». L’aventure est liée l’exotisme. Vers 1640, le goût du public change de cap : le héros baroque abandonne l’exotisme pour s’impliquer dans une aventure dont l’enjeu est l’Histoire. Un des auteurs les plus représentatifs de cette tendance est Gautier de Costes la Calprenède (vers 1610 - 1663), auteur de romans historiques volumineux: Cassandre (1642-1645, en 10 volumes; l’action se déroule à l’époque d’Alexandre le Grand), Cléopâtre (1646-1657; douze volumes), Faramond (1661-1663; 12 volumes; évocation de la Gaule au 5^e siècle). Ce type de roman débordait d’aventures enchevêtrées, compliquées. Honoré d’Urfé (1557–1625) Descendant d’une vieille famille noble, apparentée au duc de Savoie, il est d’abord un parfait gentilhomme de son temps – instruit par les jésuites de Tournon, cultivé et imprégné de la culture de la Renaissance, mais aussi soldat de la catholocité, engagé dans les luttes religieuses de la période. Sa vie est marquée par une aventure sentimentale - amour secret pour sa belle-soeur, la femme de son frère aîné Anne d’Urfé. Ce n’est qu’en 1600 qu’il peut épouser cette Diane de Châteaumorand après que celle-ci a obtenu l’annulation du premier mariage. En 1603, après un exil passé en Italie, il rentre dans les grâces de Henri IV, et devient un des habitués du salon de Madame de Rambouillet. Il séjourne tantôt à Paris, tantôt en Savoie, en Forez, en Italie. Bien vu la cour royale sous la régence de Marie de Médicis, il est élevé au titre de marquis. Voulant participer à la guerre franco-espagnole, il meurt de pneumonie au cours des combats devant Gênes, la frontière italienne. L’Astrée (1607-1627) C’est une vaste somme romanesque de plus de 5000 pages, composée de cinq parties (I. - 1607, II. - 1610, III. - 1619, IV.- 1624, V. - 1627) chacune comportant douze livres. L’oeuvre, restée inachevée à la mort de l’auteur, fut terminée par son secrétaire Balthazar Baro et publiée en entier entre 1623 et 1633. Honoré d’Urfé a su créer un monde bucolique à la jonction de l’historique et du mythique en situant l’histoire dans le cadre « réel » du Forez du 5^e siècle et en lui donnant les caractéristiques du rêve de l’âge d’or, de la recherche du temps perdu. L’aventure amoureuse sentimentale est dramatisée, les sentiments sont soumis à une fine analyse psychologique. Le succès de l’oeuvre fut immense. La composition de ce vaste ensemble est très complexe - une quarantaine d’histoires peuplées de deux centaines de personnages. La technique narrative, toute neuve à l’époque, est celle des « tiroirs », insérés dans l’intrigue principale, celle des amours du pasteur Céladon et de la nymphe Astrée. Dans l’extrait suivant Céladon veut contempler, incognito, les charmes de l’aimée. Il profite d’une fête donnée en l’honneur de Vénus qui consistait à représenter le Jugement de Pâris : pour sauvegarder les bienséances, une jeune fille y tenait le rôle du berger troyen et faisait comparaître devant elle, les trois candidates au prix de la beauté. Céladon se travestit en fille pour tenir le rôle du juge, sous le nom d’Orithie ! Quelle érotique subtile, renforcée par l’art de la perspective narrative! En effet, le récit d’Astrée, à la 1^ère personne, instaure une sorte de voyeurisme inversé où l’observée se raconte, avec un plaisir évident. Enfin nous fusmes menées dans le temple, où le juge estant assis en son siège, les portes closes, et nous trois demeurées toute seules dedans avec luy, nous commençasmes, selon l’ordonnance, à nous deshabiller. Et parce qu’il falloit que chacune à part allast parler à luy, et faire offre tout ainsi que les trois déesses avoient fait autresfois à Paris, Stelle qui fut la plus dilligente à se deshabiller, s’alla la premiere presenter à luy qu’il contempla quelque temps, et apres avoir ouy ce qu’elle luy vouloit dire, il la fit retirer pour donner place à Malthée, qui m’avoit devancée, parce que me faschant fort de mon monstrer nue, j’allois retardant le plus que je pouvois de me despouiller. Celadon à qui le temps sembloit trop long, apres avoir fort peu entretenu Malthée, voyant que je n’y allois point, m’appella paresseuse. Enfin ne pouvant plus dilayer, j’y fus contrainte, mais, mon Dieu ! quand je m’en souviens, je meurs encor de honte : j’avois les cheveux espars, qui me couvroient presque toute, sur lesquels pour tout ornement je n’avois que la guirlande que le jour auparavant il m’avoit donnée. Quand les autres furent retirées, et qu’il me vid en cest estant aupres de luy, je pris bien garde qu’il changea deux ou trois fois de couleur, mais je n’en eusse jamais soupçonné la cause ; de mon costé la honte m’avoit teint la joue d’une si vive couleur, qu’il m’a juré depuis ne m’avoir jamais veue si belle, et eust bien voulu qu’il luy eust esté permis de demeurer tout le jour en ceste contemplation. Mais craignant d’estre découvert, il fut contraint d’abreger son contentement, et voyant que je ne luy disois rien, car la honte me tenoit la langue liée: Et quoy, Astrée, me dit-il, croyez-vous vostre cause tant avantageuse, que vous n’avez besoin comme les autres, de vous rendre vostre juge affectionné ? - Je ne doute point, Orithie, luy respondis-je, que je n’aye plus de besoin de seduire mon juge par mes paroles, que Stelle ny Malthée ; mais je sçay bien aussi que je leur cede autant en la persuasion qu’en la beauté. De sorte que n’eust esté la contrainte à quoy la coustume m’a obligée, je ne fusse jamais venue devant vous pour esperance de gagner le prix. Et si vous l’emportez, luy dis-je, d’autant plus d’obligation, que je croy le meriter moins. – Et quoy, me repliqua-t’il, vous ne me faites point d’autre offre ? – Il faut, luy dis-je, que la demande vienne de vous, car je ne vous en sçaurois faire, qui meritast d’estre receue. – Jurez moy, me dit le berger, que vous me donnerez ce que je vous demanderay, et mon jugement sera à vostre avantage. Madeleine de Scudéry (1607-1701) ou Sapho, d’après le surnom sous lequel elle figurait dans son salon littéraire, un des plus prestigieux. Avec son frère Georges de Scudéry (1601-1667), elle veut assigner au roman historico-héroïque le même rôle que celui que l’épopée avait eu dans l’antiquité. La romancière tente toutefois de donner au roman baroque une forme plus sobre, plus unie et serrée: elle simplifiel’intrigue de la trame romanesque « à tiroirs », elle soigne la psychologie des personnages. Artamène ou le Grand Cyrus (1649-1653; en 10 volumes) l’action est située en Perse, sous le règne de Cambyse. L’histoire principale narre les multiples péripéties de la conquête amoureuse de Cyrus-Artamène, épris de la princesse Mandane. Il se heurte à de nombreux obstacles: enlèvement de la bienaimée, intrigues de sa rivale Thomiris, etc. Pour arriver à ses fins, il doit entreprendre une série de conquêtes militaires. La trame historique sert de miroir à la société précieuse, à la fois comme jeu de société et projection dans une aventure historique. Les personnages sont à clef: les lecteurs de l’époque se plaisaient ainsi à identifier, sous l’apparence romanesque, les habitués des salons précieux, leurs contemporains - le Grand Condé (Cyrus), sa soeur la duchesse de Longueville (Mandane), Mme de Rambouillet (Cléomire), Julie d’Angennes (Philonide), Voiture (Callicrate), Mlle de Scudéry (Sapho). L’art du portrait, les analyses psychologiques, les débats entre les personnages lancent le roman français sur la voie « intellectualiste » qu’il ne quittera plus. Le premier extrait relate l’arrivée de Cyrus chez la reine des Massagètes Thomiris. La scénographie de la description trahit l’influence du théâtre baroque. Le second extrait est un des jeux-portraits de la société précieuse (Cléomire étant Mme de Rambouillet). Enfin, Seigneur, nous marchâmes si bien que nous découvrîmes de fort loin les Tentes Royales, ou , pour mieux dire, la plus belle ville du monde : étant certain qu’il ne peut jamais tomber un plus magnifique objet sous les yeux. Il y avait une étendue de plus de vingt-cinq stades en carré, entièrement pleine de tentes rangées avec ordre et par grandes rues ; et, pour rendre la chose encore plus superbe, il y avait symétrie en leur forme et en leur disposition. Le mélange même des couleurs y était judicieusement observé : et la pourpre, l’or, le blanc et le bleu, étaient mêlés avec une confusion où il ne laissait pas d’y avoir de la régularité. Toutes ces tentes avaient sur le haut de grosses pommes d’or ou de cuivre, avec des banderoles ondoyantes ; et en divers endroits de cette ville (s’il est permis de parler ainsi) l’on voyait des pavillons beaucoup plus élevés que les autres, qui paraissaient comme font dans nos villes, les palais et les magnifiques temples. Au milieu de tout cela, était le pavillon de Thomiris, fort remarquable et par sa beauté, et par sa grandeur prodigieuse, et par les enseignes royales, que l’on voyait arborées sur le haut de ce superbe pavillon (…) L’on nous fit passer, dans ces superbes tentes de Thomiris, par trois différentes chambres richement meublées auparavant que d’arriver au lieu où était la Reine ; mais, lorsque nous entrâmes en celui-là, j’avoue que je fus un peu surpris, et que j’eus peine à croire que je ne fusse pas plutôt à Babylone, à Thémiscire, à Amasie, ou à Sinope, que dans un camp de Massagètes : tant il est vrai que je vis de magnificence, et de marques de grandeur. Tout cet appartement était tendu de pourpre tyrienne, tout couverte de plaques d’or massif, où étaient représentées en bas-relief diverses actions de leurs rois ; l’on voyait pendre au haut du dôme de cette chambre, cent lampes d’or, enrichies de pierreries : la Reine était sur un trône élevé de trois marches, tout couvert de drap d’or, dont le dais était aussi l’un et l’autre étant encore ornés de plusieurs plaques d’or massif. Il y avait au pied du trône une petite balustrade d’or, qui séparait la Reine de tout le reste du monde qui l’accompagnait ; toutes les Dames, richement vêtues, étaient assises des deux côtés de ce trône, sur des carreaux de pourpre avec de l’or : et tous les hommes étaient debout derrière elles. Thomiris avait ce jour-là une espèce de robe et de manteau à l’égyptienne, qui, semblant avoir quelque chose de négligé, ne laissaient pas d’être fort majestueux. L’un et l’autre étaient tissus d’or et de soie de diverses couleurs : car le deuil des veuves parmi les Massagètes ne passe jamais la première année. Sa coiffure était assez haute par derrière, d’où pendait un crêpe qui, après avoir été jusqu’à terre, se rattachait sur l’épaule et se mêlait confusément avec un grand panache de diverses couleurs qui lui flottait sur la tête. Ses cheveux qui sont blonds étaient à demi épars, et sa gorge pleine et blanche, à demi cachée d’une gaze plissée et transparente, qui donnait beaucoup d’agrément à son habit. ********* Cléomire est grande et bien faite ; tous les traits de son visage sont admirables ; la délicatesse de son teint ne se peut exprimer ; la majesté de toute sa personne est digne d’admiration et il sort je ne sais quel éclat de ses yeux qui imprime le respect dans l’âme de tous ceux qui la regardent. Sa physionomie est la plus belle et la plus noble que je vis jamais, et il paraît une tranquillité sur son visage qui fait voir clairement qu’elle est celle de son âme. On voit même en la voyant seulement que toutes ses passions sont soumises à raison et ne font point de guerre intestine dans son cœur ; en effet je ne pense pas que l’incarnat qu’on voit sur ses joues ait jamais passé ses limites et se soit épanché sur tout son visage, si ce n’a été par la chaleur de l’été ou par la pudeur, mais jamais par la colère ni par aucun dérèglement de l’âme ; ainsi Cléomire étant toujours également tranquille, est toujours également belle. Au reste, l’esprit et l’âme de cette merveilleuse personne surpassent de beaucoup sa beauté ; le premier n’a pas de bornes dans son étendue et l’autre n’a point d’égale en générosité, en constance, en bonté, en justice et en pureté. L’esprit de Cléomire n’est pas un de ces esprits qui n’ont de lumière que celle que la nature leur donne, car elle l’a cultivé soigneusement, et je pense pouvoir dire qu’il n’est point de belles connaissances qu’elle n’ait acquises. Elle sait diverses langues et n’ignore presque rien de tout ce qui mérite d’être su, mais elle le sait sans faire semblant de le savoir et on dirait à l’entendre parler, tant elle est modeste, qu’elle ne parle de toutes choses admirablement comme elle fait, que par le simple sens commun et par le seul usage du monde. Cependant elle se connaît à tout ; les sciences les plus élevées ne passent point sa connaissance ; les arts les plus difficiles sont connus d’elle parfaitement ; elle s’est fait faire un palais de son dessin, qui est un des mieux entendus du monde, et elle a trouvé l’art de faire en une place de médiocre grandeur un palais d’une vaste étendue. L’ordre, la régularité et la propreté sont dans tous ses appartements et à tous ses meubles : tout est magnifique chez elle et même particulier ; les lampes y sont différentes des autres lieux ; ses cabinets sont pleins de mille raretés qui font voir le jugement de celle qui les a choisies ; l’air est toujours parfumé dans son palais ; diverses corbeilles magnifiques, pleines de fleurs, font un printemps continuel dans sa chambre, et le lieu où on la voit d’ordinaire est si agréable et si bien imaginé, qu’on croit être dans un enchantement, lorsqu’on y est auprès d’elle. Au reste personne n’a eu une connaissance si délicate qu’elle pour les beaux ouvrages de prose ni pour les vers ; elle en juge pourtant avec une modération merveilleuse, ne quittant jamais la bienséance de son sexe, quoiqu’elle en soit beaucoup au-dessus. Roman parodique, satirique, réaliste, philosophique Les manifestations des tendances antibaroques sont multiples. Ce qui les réunit, c’est une prise position contre l’idéalisation de la préciosité. Mais l’humour ou la parodie peuvent cacher, comme chez Cyrano d Bergerac, un libertinage philosophique. Charles Sorel (vers 1600- 1674) Il excella comme prosateur et critique littéraire (Bibliothèque française, 1664). Il est l’auteur d’une parodie du roman pastoral Le Berger extravagant (1627) et du roman comique La Vraye Histoire comique de Francion (1623) en 12 livres, une sorte de roman picaresque où le personnage principal Francion, un gentilhomme pauvre, sert de relais pour brosser un tableau critique de la société du temps de Louis XIII (éducation, école, tribunaux de justice, salons, etc.). On remarquera, dans le premier extrait, un écho des Belles Matineuses de la tradition pétrarquiste. Le second texte met en scène trois libertins dont le dialogue anticipe l’union libre et les idées utopique de Charles Fourier. Le Berger extravagant (1627) « Paissez, paissez librement, chères brebis, mes fidèles compagnes : la Déité que j’adore a entrepris de ramener dedans ces lieux la félicité des premiers siècles, et l’Amour même qui la respecte se met l’arc en main à l’entrée des bois et des cavernes pour tuer les loups qui voudraient vous assaillir. Tous ce qui est dans la Nature adore Charite. Le Soleil trouvant qu’elle nous donne plus de clarté que lui n’a plus que pour la voir qu’il y revient. Mais retourne-t’en, bel astre, si tu ne veux qu’elle te fasse éclipser pour apprêter à rire aux hommes. Ne recherche point ta honte et ton infortune, et te plongeant dedans le lit que te prépare Amphitrite, va dormir au bruit de ses ondes. » Ce sont les paroles qui furent ouïes un matin, de ceux qui les purent entendre, sur la rive de Seine, en une prairie proche de Saint-Cloud. Celui qui les proférait chassait devant soi une demi-douzaine de brebis galeuses, qui n’étaient que le rebut des bouchers de Poissy. Mais si son troupeau était mal en point, son habit était si leste en récompense, que l’on voyait bien que c’était là un berger de réputation. Il avait un chapeau de paille dont le bord était retroussé, une roupille et un haut de chausse de tabis blanc, un bas de soie gris de perle, et des souliers blancs avec des nœuds de taffetas vert. Il portait en écharpe une panetière de peau de fouine et tenait une houlette aussi bien peinte que le bâton d’un maître de cérémonies, de sorte qu’avec tout cet équipage, il était fait à peu près comme Bellerose, lorsqu’il va représenter Myrtil à la pastorale du Berger Fidèle. Ses cheveux étaient un peu plus blonds que roux, mais frisés naturellement en tant d’anneaux qu’ils montraient la sécheresse de sa tête ; et son visage avait quelques traits qui l’eussent fait paraître assez agréable, si son nez pointu et ses yeux gris, à demi-retournés et tout enfoncés, ne l’eussent rendu affreux, montrant à ceux qui s’entendaient à la physionomie que sa cervelle n’était pas des mieux faites. Histoire comique de Francion (1623) Raymond le tira à part et lui demanda s’il n’était pas au suprême degré des contentements, en voyant auprès de lui sa bien aimée. « Afin que je ne vous cèle rien, répondit-il, j’ai plus de désirs qu’il n’y a de grains de sable en la mer : c’est pourquoi je crains grandement que je n’aie jamais de repos. J’aime bien Laurette, et serai bien aise de jouir d’une infinité d’autres, que je n’affectionne pas moins qu’elle. Toujours la belle Diane, la parfaite Flore, l’altrayante Bélize, la gentille Yanthe, l’incomparable Pasitée, et une infinité d’autres, se viennent représenter à mon imagination avec tous les appas qu’elles possèdent, et ceux encore que possible ne possèdent-elles pas, » — « Si l’on vous enfermait pourtant dans une chambre avec toutes ces dames-là, dit Raymond, ce serait par aventure tout ce que vous pourriez faire que d’en contenter une. » — « Je vous l’avoue, reprit Francion, mais je voudrais jouir aujourd’hui de l’une, et demain de l’autre. Que si elles ne se trouvaient satisfaites de mes efforts, elles chercheraient si bon leur semblait quelqu’un qui aidât à assouvir leurs appétits. » Agathe étant derrière lui, écoutait ce discours et, en l’interrompant, lui dit : « Ah ! mon enfant, que vous êtes d’une bonne et louable humeur ! Je vois bien que si tout le monde vous ressemblait, l’on ne saurait ce que c’est que de mariage, et l’on n’en observerait jamais la loi !» — « Vous dites vrai, répondit Francion. Aussi n’y a-t-il rien qui nous apporte tant de maux que ce fâcheux lien, et l’honneur, ce cruel tyran de nos désirs. Si nous prenons une belle femme, elle est caressée de chacun, sans que nous le puissions empêcher. Le vulgaire qui est infiniment soupçonneux et qui se jette sur les moindres apparences vous tiendra pour un cocu, encore qu’elle soit femme de bien, et vous fera mille injures : car, s’il voit quelqu’un parler à elle dans une rue, il croit qu’il prend bien une autre licence dedans une maison. Si pour éviter ce mal l’on épouse une femme laide, pensant éviter un gouffre, l’on tombe dans un autre plus dangereux ; l’on n’a jamais ni bien ni joie ; l’on est au désespoir d’avoir pour compagne une furie, au lit et à la table. Il vaudrait bien mieux que nous fussions tous libres : l’on se joindrait sans se joindre avec celle qui plairait le plus, et lorsque l’on en serait las, il serait permis de la quitter. Si étant donnée vous, elle ne laissait pas de prostituer son corps à quelqu’un d’autre, quand cela viendrait votre connaissance, vous ne vous en offenseriez point, car les chimères de l’honneur ne seraient point dans votre cervelle. II ne vous serait pas défendu d’aller de même caresser toutes les amies des autres. Vous me représenterez que l’on ne saurait pas à quels hommes appartiendraient les enfants qu’engendreraient les femmes : mais qu’importe cela ? Laurette qui ne sait qui est son père ni sa mère, ni qui ne se soucie point de s’en enquérir, peut-elle avoir quelque ennui pour cela, si ce n’est celui que lui pourrait causer une sotte curiosité? Or cette curiosité-là n’aurait point de lieu, parce que l’on considérerait qu’elle serait vaine, et n’y a que les insensés qui souhaitent l’impossible. Ceci serait cause d’un très grand bien, car on serait contraint d’abolir toute prééminence et toute noblesse ; chacun serait égal, et les fruits de la terre serait communs. Les lois naturelles seraient alors révérées toutes seules. Il y a beaucoup d’autres choses à dire sur cette matière, mais je les réserve pour une autre fois ». Après que Francion eut ainsi parlé, Raymond et Agathe approuvèrent ses raisons, et fui dirent qu’il fallait pour cette heure-là qu’il se contentât de jouir seulement de Laurette. Il répondit qu’il tâcherait de le faire. Paul Scarron (1610-1660) Il fut un bohème attaché à l’évêque du Mans. Atteint de rhumatismes, bossu et impotent, pensionné comme « malade de la reine », il n’en fréquente pas moins les salons littéraires. Il épouse, en 1652, la petite-fille d’Agrippa d’Aubigné, la future Mme de Maintenon. Il excelle comme auteur de comédies - Jodelet (1645), Jodelet souffrant (1646), Don Japhet d’Arménie (1652), comme poète burlesque - Le Virgile travesti (1648-1652), et prosateur - Nouvelles tragi-comiques (1655-1657). Roman comique (1651-1657) Ce chef-d’oeuvre est une combinaison de la veine réaliste et comique (tribulations d’une troupe de comédiens) et de l’intrigue amoureuse et héroïque, typique du baroque. Dès l’incipit la parodie du style précieux est évidente. Livre I, chapitre I Le soleil avait achevé plus de la moitié de sa course et son char, ayant attrapé le penchant du monde, roulait plus vite qu’il ne voulait. Si ces chevaux eussent voulu profiter de la pente du chemin, ils eussent achevé ce qui restait du jour en moins d’un demi-quart d’heure ; mais, au lieu de tirer de toute leur force, ils ne s’amusaient qu’à faire des courbettes, respirant un air marin qui les faisait hennir et les avertissait que la mer était proche, où l’on dit que leur Maître se couche toutes les nuits. Pour parler plus humainement et plus intelligiblement, il était entre cinq et six quand une charrette entra dans les Halles du Mans. Cette charrette était attelée de quatre bœufs fort maigres, conduits par une jument poulinière dont le poulain allait et venait l’entour de la charrette, comme un petit fou qu’il était. La charrette était pleine de coffres, de malles, et de gros paquets de toiles peintes, qui faisaient comme une pyramide, au haut de laquelle paraissait une Demoiselle habillée moitié ville, moitié campagne. Un jeune homme, aussi pauvre d’habits que riche de mine, marchait à côté de la charrette. Il avait un grand emplâtre sur le visage, qui lui couvrait un œil et la moitié de la joue, et portait un grand fusil sur son épaule, dont il avait assassiné plusieurs pies, geais et corneilles, qui lui faisaient comme une bandoulière, au bas de laquelle pendaient par les pieds une poule et un oison qui avaient bien la mine d’avoir été pris à la petite guerre. Au lieu de chapeau, il n’avait qu’un bonnet de nuit, entortillé de jarretières de différentes couleurs, et cet habillement de tête était une manière de turban qui n’était encore qu’ébauché, et auquel on n’avait pas encore donné la dernière main. Son pourpoint était une casaque de grisette ceinte avec une courroie, laquelle lui servait aussi soutenir une épée qui était si longue qu’on ne s’en pouvait aider adroitement sans fourchette. Il portait des chausses troussées à bas d’attache, comme celles des Comédiens quand ils représentent un héros de l’antiquité, et il avait, au lieu de souliers, des brodequins à l’antique, que les boues avaient gâtés jusqu’à la cheville du pied. Un vieillard vêtu plus régulièrement, quoique très mal, marchait à côté de lui. Il portait sur ses épaules une basse de viole et, parce qu’il se courbait un peu en marchant, on l’eût pris de loin pour une grosse tortue qui marchait sur les jambes de derrière. Quelque critique murmurera de la comparaison à cause du peu de proportion qu’il y a d'une tortue à un homme; mais j’entends parler des grandes tortues qui se trouvent dans les Indes, et de plus je m’en sers de ma seule autorité. Retournons à notre caravane. Elle passa devant le tripot de la Biche, à la porte duquel étaient assemblés quantité des plus gros Bourgeois de la Ville. La nouveauté de l’attirail, et le bruit de la canaille qui s’était assemblée à l’entour de la charrette, furent cause que tous ces honorables Bourgmestres jetèrent les yeux sur nos inconnus. Un lieutenant de Prévôt, entre autres, nommé La Rappinière, les vint accoster et leur demanda avec une autorité de Magistrat quelles gens ils étaient. Le jeune homme dont je viens de parler prit la parole, et sans mettre les mains au turban, parce que, de l’une il tenait son fusil et de l’autre, la garde de son épée, de peur qu’elle ne lui battît les jambes, lui dit qu’ils étaient Français de naissance, Comédiens de profession ; que son nom de théâtre était Le Destin, celui de son vieux camarade La Rancune, et celui de la Demoiselle qui était juchée comme une poule au haut de leur bagage La Caverne. Antoine Furetière (1619-1688) Ecclésiastique de son statut, il fut avant tout un grammairien renommé, membre de l’Académie Française (1662-1685) d’où il fut expulsé pour ses idées et son attitude en faveur du maintien du vocabulaire technique et pratique, celui de la bourgeoisie montante à laquelle il appartenait. Sa prose Le Roman bourgeois est une polémique avec le genre même - par son titre, par sa thématique réaliste (amours „réalistes“ situés dans un milieu bourgeois, mariage de raison), par sa construction libre qui parodie les procédés conventionnels du genre. Voici une scène de séduction qui ridiculise la préciosité. Le dialogue se situe à la sortie de la messe, pendant laquelle Javotte a fait la collecte d’argent parmi les participants. Le montant de la quête (dans un double sens) et le point de départ de la conversation. Le Roman bourgeois (1666) Cette occasion lui fut fort favorable, car Javotte ne sortait jamais sans sa mère qui la faisait vivre avec une si grande retenue qu’elle ne la laissait jamais parler à aucun homme, ni en public ni à la maison. Sans cela cet abord n’eût pas été fort difficile pour lui, car, comme Javotte était fille d’un procureur et Nicodème était avocat, ils étaient de ces conditions qui ont ensemble une grande affinité et sympathie, de sorte qu’elles souffrent une aussi prompte connaissance que celle d’une suivante avec un valet de chambre. Dès que l’office fut dit et qu’il la put joindre, il lui dit, comme une très fine galanterie : « Mademoiselle, à ce que je puis juger, vous n’avez pu manquer de faire une heureuse quête, avec tant de mérite et tant de beauté. — Hélas, Monsieur, repartit Javotte avec une grande ingénuité, vous m’excuserez : je viens de la compter avec le père sacristain ;je n’ai fait que soixante et quatre livres cinq sous ; mademoiselle Henriette fit bien dernièrement quatre-vingt-dix livres ; il est vrai qu’elle quêta tout le long des prières de quarante heures, et que c’était en un lieu où il y avait un Paradis le plus beau qui se puisse jamais voit. — Quand je parle du bonheur de votre quête, dit Nicodème, je ne parle pas seulement des charités que vous avez recueillies pour les pauvres ou pour l’église, j’entends aussi parler du profit que vous avez fait pour vous. — Ha ! Monsieur, reprit Javotte, je vous assure que je n’en ai point fait, et il n’y avait pas un denier davantage que ce que je vous ai dit ; et puis croyez-vous que je voulusse ferrer la mule, en cette occasion? Ce serait un gros péché d’y penser. — Je n’entends pas, dit Nicodème, parler ni d’or ni d’argent, mais je veux dire seulement qu’il n’y a personne qui en vous donnant l’aumône ne vous ait en même temps donné son cœur. — Je ne sais, répartit Javotte, ce que vous voulez dire de cœurs ; je n’en ai trouvé pas un seul dans ma tasse. — J’entends, ajouta Nicodème, qu’il n’y a personne qui vous vous soyez arrêtée qui, ayant vu tant de beauté, n’ait fait vœu de vous aimer et de vous servir, et qui ne vous ait donné son cœur. En mon particulier, il m’a été impossible de vous refuser le mien. » Javotte lui repartit naïvement : « Eh bien. Monsieur, si vous me l’avez donné, je vous ai en même temps répondu : Dieu vous le rende. — Quoi ! reprit Nicodème un peu en colère, agissant si sérieusement, faut-il se railler de moi, et faut-il ainsi traiter le plus passionné de tous vos amoureux ? » A ce mot, Javotte répondit en rougissant : « Monsieur, prenez garde comme vous parlez ; je suis honnête fille ; je n’ai point damoureux ; maman m’a bien défendu d’en avoir. — Je n’ai rien dit qui vous puisse choquer, repartit Nicodème, et la passion que j’ai pour vous est tout honnête et toute pure, n’ayant pour but qu’une recherche légitime. — C’est donc, Monsieur, répliqua Javotte, que vous me voulez épouser ? Il faut pour cela vous adresser à mon papa et maman : car aussi bien je ne sais pas ce qu’ils me veulent donner en mariage. — Nous n’en sommes pas encore à ces conditions, reprit Nicodème ; il faut que je sois auparavant assuré de votre estime et que je sache si vous agréerez que j’aie l’honneur de vous servir. — Monsieur, dit Javotte, je me sers bien moi-même, et je sais faire tout ce qu’il me faut. » Cette réponse bourgeoise déferra fort ce galant, qui voulait faire l’amour en style poli. Assurément il allait débiter la fleurette avec profusion, s’il eût trouvé une personne qui lui eût voulu tenir tête. Il fut bien surpris de ce que, dès les premières offres de service, on l’avait fait expliquer en faveur d’une recherche légitime. Mais il avait tort de s’en étonner, car c’est le défaut ordinaire des filles de cette condition, qui veulent qu’un homme soit amoureux d’elle sitôt qu’il leur a dit une petite douceur, et que, sitôt qu’il en est amoureux, il aille chez des notaires ou devant un curé, pour rendre les témoignages de sa passion plus assurés. Hector Savinien Cyrano de Bergerac (1619 Paris-1655) D’origine parisienne et bourgeoise, il s’enorgueillissait de la particule nobiliaire usurpée par ses ancêtres avocats. Ce n’est qu’à 20 ans, à court d’argent, qu’il s’engagea dans l’armée où il s’illustra par sa bravoure. Deux fois grièvement blessé, il dut quitter l’armée après les campagnes de 1639-1640. Il se relança dans les études et la vie mondaine. Il excella par ses duels aussi bien que par ses polémiques et ses talents littéraires. Son non-conformisme et le changement des camps durant la Fronde le privèrent de la protection des mécènes. Il a composé des vers burlesques, une tragédie jugée impie - La Mort d’Agrippine, la comédie Le Pédant joué d’où Molière a tiré deux scènes pour ses Fourberies de Scapin. Disciple de Gassendi, il a écrit deux proses à intrigue fantaisiste qui par la charge des idées énoncées anticipent le roman philosophique de l’âge des lumières - Histoire comique ou Voyage à la Lune et Histoire comique des États et Empires du Soleil. Les deux proses furent publiées à titre posthume par son ami fidèle Le Bret, épurées. L’idée n’est pas entièrement originale. Cyrano avait pu trouver certains éléments dans les écrits utopiques de la Renaissance et du baroque (Thomas More, Tommaso Campanella) et, plus près, dans deux écrits anglais: The New World de John Wilkins et A Man on the Moon de Francis Godwin (1638; traduction française de 1648). Voyage à la lune (1657) La lune était en son plein, le ciel était découvert, et neuf heures du soir étaient sonnées lorsque, revenant de Clamart, près de Paris (où M. de Cuigny le fils, qui en est seigneur, nous avait régalés, plusieurs de mes amis et moi), les diverses pensées que nous donna cette boule de safran nous défrayèrent sur le chemin. De sorte que les yeux noyés dans ce grand astre, tantôt l’un le prenait pour une lucarne du ciel par où l’on entrevoyait la gloire des bienheureux; tantôt un autre, persuadé des fables anciennes, s’imaginait que possible Bacchus tenait taverne là-haut au ciel, et qu’il y avait pendu pour enseigne la pleine lune; tantôt un autre assurait que c’était la platine de Diane qui dresse les rabats d’Apollon; un autre, que ce pouvait bien être le soleil lui-même, qui s’étant au soir dépouillé de ses rayons, regardait par un trou ce qu’on faisait au monde quand il n’y était pas. « Et moi, leur dis-je, qui souhaite mêler mes enthousiasmes aux vôtres, je crois sans m’amuser aux imaginations pointues dont vous chatouillez le temps pour le faire marcher plus vite, que la lune est un monde comme celui-ci, à qui le nôtre sert de lune. » Quelques-uns de la compagnie me régalèrent d’un grand éclat de rire. « Ainsi peut-être, leur dis-je, se moque-t-on maintenant dans la lune, de quelque autre, qui soutient que ce globe-ci est un monde. » Mais j’eus beau leur alléguer que Pythagore, Epicure, Démocrite et, de nôtre âge, Copernic et Kepler, avaient été de cette opinion, je ne les obligeai qu’à rire de plus belle. Cette pensée cependant, dont la hardiesse biaisait à mon humeur, affermie par la contradiction, se plongea si profondément chez moi, que, pendant tout le reste du chemin, je demeurai gros de mille définitions de lune, dont je ne pouvais accoucher; de sorte qu’à force d’appuyer cette croyance burlesque par des raisonnements presque sérieux, il s’en fallait peu que je n’y déférasse déjà, quand le miracle ou l’accident, la Providence, la fortune, ou peut-être ce qu’on nommera vision, fiction, chimère, ou folie si on veut, me fournit l’occasion qui m’engagea à ce discours: Étant arrivé chez moi, je montai dans mon cabinet, où je trouvai sur la table un livre ouvert que je n’y avais point mis. C’était celui de Cardan; et quoique je n’eusse pas dessin d’y lire, je tombai de la vue, comme par force, justement sur une histoire de ce philosophe, qui dit qu’étudiant un soir la chandelle, il aperçut entrer, au travers des portes fermées, deux grands vieillards, lesquels après beaucoup d’interrogations qu’il leur fit, répondirent qu’ils étaient habitants de la lune, et, en même temps, disparurent. Je demeurai si surpris, tant de voir un livre qui s’était apporté là tout seul, que du temps et de la feuille où il s’était rencontré ouvert, que je pris toute cette enchaînure d’incidents pour une inspiration de faire connaître aux hommes que la lune est un monde. « Quoi ! disais-je en moi-même, après avoir tout aujourd’hui parlé d’une chose, un livre qui peut-être est le seul au monde où cette matière se traite si particulièrement, voler de ma bibliothèque sur ma table, devenir capable de raison, pour s’ouvrir justement à l’endroit d’une aventure si merveilleuse; entraîner mes yeux dessus, comme par force, et fournir ensuite à ma fantaisie les réflexions, et à ma volonté les desseins que je fais!..... Sans doute, continuai-je, les deux vieillards qui apparurent à ce grand homme, sont ceux-là mêmes qui ont dérangé mon livre, et qui l’ont ouvert sur cette page, pour s’épargner la peine de me faire la harangue qu’ils ont faite à Cardan. - Mais, ajoutais-je, je ne saurais m’éclaircir de ce doute, si je ne monte jusque-là? - Et pourquoi non? me répondais-je aussitôt. Prométhée fut bien autrefois au ciel dérober du feu. Suis-je moins hardi que lui? Et ai-je lieu de n’en pas espérer un succès aussi favorable? » A ces boutades, qu’on nommera peut-être des accès de fièvre chaude, succéda l’espérance de faire réussir un si beau voyage: de sorte que je m’enfermai, pour en venir à bout, dans une maison de campagne assez écartée, où après avoir flatté mes rêveries de quelques moyens proportionnés à mon sujet, voici comme je me donnai au ciel. J’avais attaché autour de moi quantité de fioles pleines de rosée, sur lesquelles le soleil dardait ses rayons si violemment, que la chaleur qui les attirait, comme elle fait les plus grosses nuées, m’éleva si haut, qu’enfin je me trouvai au-dessus de la moyenne région. Mais comme cette attraction me faisait monter avec trop de rapidité, et qu’au lieu de m’approcher de la lune, comme je prétendais, elle me paraissait plus éloignée qu’à mon partement, je cassai plusieurs de mes fioles, jusqu’à ce que je sentis que ma pesanteur surmontait l’attraction, et que je redescendais vers la terre. Mon opinion ne fut point fausse, car j’y tombai quelque temps après, et à compter de l’heure que j’en étais parti, il devait être minuit. Cependant, je reconnus que le soleil était alors au plus haut de l’horizon, et qu’il était là midi. Je vous laisse à penser combien je fus étonné: certes je le fus de si bonne sorte, que ne sachant à quoi attribuer ce miracle, j’eus l’insolence de m’imaginer qu’en faveur de ma hardiesse, Dieu avait encore une fois recloué le soleil aux cieux, afin d’éclairer une si généreuse entreprise. Ce qui accrut mon étonnement, ce fut de ne point connaître le pays où j’étais, vu qu’il me semblait qu’étant monté droit, je devais être descendu au même lieu d’où j’étais parti. Équipé pourtant comme j’étais, je m’acheminai vers une espèce de chaumière, où j’aperçus de la fumée; et j’en étais à peine à une portée de pistolet, que je me vis entouré d’un grand nombre d’hommes tout nus. Ils parurent fort surpris de ma rencontre; car j’étais le premier, à ce que je pense, qu’ils eussent jamais vu habillé de bouteilles. Et pour renverser encore toutes les interprétations qu’ils auraient pu donner à cet équipage, ils voyaient qu’en marchant je ne touchais presque point à la terre: aussi ne savaient-ils pas qu’au moindre branle que je donnais à mon corps, l’ardeur des rayons de midi me soulevait avec ma rosée, et que sans que mes fioles n’étaient plus en assez grand nombre, j’eusse été possible à leur vue enlevé dans les airs. Je les voulus aborder; mais comme si la frayeur les eût changés en oiseaux, un moment les vit perdre dans la forêt prochaine. J’en attrapai un toutefois, dont les jambes sans doute avaient trahi le coeur. Je lui demandai avec bien de la peine (car j’étais tout essoufflé) combien l’on comptait de là à Paris, et depuis quand en France le monde allait tout nu, et pourquoi ils me fuyaient avec tant d’épouvante. Cet homme à qui je parlais était un vieillard olivâtre, qui d’abord se jeta à mes genoux; et joignant les mains en haut derrière la tête, ouvrit la bouche et ferma les yeux. Il marmotta longtemps entre ses dents, mais je ne discernai point qu’il articulât rien; de façon que je pris son langage pour le gazouillement enroué d’un muet. A quelque temps de là, je vis arriver une compagnie de soldats, tambour battant, et j’en remarquai deux se séparer du gros pour me reconnaître. Quand ils furent assez proches pour être entendus, je leur demandai où j’étais. - Vous êtes en France, me répondirent-ils; mais quel diable vous a mis en cet état? et d’où vient que nous ne vous connaissons point? Est-ce que les vaisseaux sont arrivés? En allez-vous donner avis à M. le Gouverneur? Et pourquoi avez-vous divisé votre eau-de-vie en tant de bouteilles? A tout cela je leur répartis que le diable ne m’avait point mis en cet état; qu’ils ne me connaissaient pas, à cause qu’ils ne pouvaient pas connaître tous les hommes; que je ne savais point que la Seine portât des navires à Paris; que je n’avais point d’avis à donner à M. le Maréchal de l’Hôpital; et que je n’étais point chargé d’eau de vie. - Ho, ho, me dirent-ils, me prenant le bras, vous faites le gaillard ? M. le Gouverneur vous connaîtra bien, lui! Ils me menèrent vers leur gros, où j’appris que j’étais véritablement en France, mais en la Nouvelle, de sorte qu’à quelque temps de là je fus présenté au Vice-Roi, qui me demanda mon pays, mon nom et ma qualité; et après que je l’eus satisfait lui contant l’agréable succès de mon voyage, soit qu’il le crut, soit qu’il feignit de le croire, il eut la bonté de me faire donner une chambre dans son appartement. Mon bonheur fut grand de rencontrer un homme capable de hautes opinions, et qui ne s’étonna point quand je lui dis qu’il fallait que la terre eût tourné pendant mon élévation; puisque ayant commencé de monter à deux lieues de Paris, j’étais tombé par une ligne quasi-perpendiculaire en Canada. Nous eûmes, le lendemain et les jours suivants, des entretiens de pareille nature. Mais comme quelque temps après l’embarras des affaires accrocha notre philosophie, je retombai de plus belle au dessein de monter à la lune. Je m’en allais dès qu’elle était levée, rêvant parmi les bois, à la conduite et au réussi de mon entreprise, et enfin, une veille de Saint-Jean, qu’on tenait conseil dans le fort pour déterminer si l’on donnerait secours aux sauvages du pays contre les Iroquois, je m’en allai tout seul derrière notre habitation au coupeau d’une petite montagne, où voici ce que j’exécutai: J’avais fait une machine que je m’imaginais capable de m’élever autant que je voudrais en sorte que rien de tout ce que j’y croyais nécessaire n’y manquant, je m’assis dedans et me précipitai en l’air du haut d’une roche. Mais parce que je n’avais pas bien pris mes mesures, je culbutai rudement dans la vallée. Tout froissé néanmoins que j’étais, je m’en retournai dans ma chambre sans perdre courage, et je pris de la moelle de boeuf, dont je m’oignis tout le corps, car j’étais meurtri depuis la tête jusqu’aux pieds et après m’être fortifié le coeur d’une bouteille d’essence cordiale, je m’en retournai chercher ma machine. Mais je ne la trouvai point, car certains soldats, qu’on avait envoyés dans la forêt couper du bois pour faire le feu de la Saint-Jean, l’ayant rencontrée par hasard, l’avaient apportée au fort, où après plusieurs explications de ce que ce pouvait être, quand on eut découvert l’invention du ressort, quelques-uns dirent qu’il fallait attacher quantités de fusées volantes, pour ce que, leur rapidité les ayant enlevées bien haut, et le ressort agitant ses grandes ailes, il n’y aurait personne qui ne prît cette machine pour dragon de feu. Je la cherchai longtemps cependant, mais enfin je la trouvai au milieu de la place de Québec, comme on y mettait le feu. La douleur de rencontrer l’oeuvre de mes mains en un si grand péril me transporta tellement, que je courus saisir le bras du soldat qui y allumait le feu. Je lui arrachai sa mèche, et me jetai tout furieux dans ma machine pour briser l’artifice dont elle était environnée; mais j’arrivai trop tard, car à peine y eus-je les deux pieds que me voilà enlevé dans la nue. L’horreur dont je fus consterné ne renversa point tellement les facultés de mon âme, que je ne me sois souvenu depuis de tout ce qui m’arriva en cet instant. Car dès que la flamme eut dévoré un rang de fusées, qu’on avait disposées six à six, par le moyen d’une amorce qui bordait chaque demi-douzaine, un autre étage s’embrasait, puis un autre; en sorte que le salpêtre prenant feu, éloignait le péril en le croissant. La matière toutefois étant usée fit que l’artifice manqua; et lorsque je ne songeais plus qu’à laisser ma tête sur celle de quelques montagnes, je sentis (sans que je remuasse aucunement) mon élévation continuer, et ma machine prenant congé de moi, je la vis retomber vers la terre. Cette aventure extraordinaire me gonfla le coeur d’une joie si peu commune, que ravi de me voir délivré d’un danger assuré, j’eus l’imprudence de philosopher là-dessus. Comme donc je cherchais des yeux et de la pensée ce qui en pouvait être la cause, j’aperçus ma chair boursouflée, et grasse encore de la moelle dont je m’étais enduit pour les meurtrissures de mon trébuchement; je connus qu’étant alors en décours, et la lune pendant ce quartier ayant accoutumé de sucer la moelle des animaux, elle buvait celle dont je m’étais enduit avec d’autant plus de force que son globe était plus proche de moi, et que l’interposition des nuées n’en affaiblissait point la vigueur. Quand j’eus percé, selon le calcul que j’ai fait depuis, beaucoup plus des trois quarts du chemin qui sépare la terre d’avec la lune, je me vis tout d’un coup choir les pieds en haut, sans avoir culbuté en aucune façon. Encore ne m’en fussé-je pas aperçu, si je n’eusse senti ma tête chargée du poids de mon corps. Je connus bien à la vérité que je ne retombais pas vers notre monde; car encore que je me trouvasse entre deux lunes, et que je remarquasse fort bien que je m’éloignais de l’une mesure que je m’approchais de l’autre, j’étais assuré que la plus grande était notre globe; pour ce qu’au bout d’un jour ou deux de voyage, les réfractions éloignées du soleil venant à confondre la diversité des corps et des climats, il ne m’avait plus paru que comme une grande plaque d’or; cela me fit imaginer que je baissais vers la lune, et je me confirmai dans cette opinion, quand je vins à me souvenir que je n’avais commencé de choir qu’après les trois quarts du chemin. « Car, disais-je en moi- même, cette masse étant moindre que la nôtre, il faut que la sphère de son activité ait aussi moins d’étendue, et que par conséquent, j’aie senti plus tard la force de son centre. » Enfin, après avoir été fort longtemps à tomber, à ce que je préjugeai (car la violence du précipice m’empêchait de le remarquer), le plus loin dont je me souviens c’est que je me trouvai sous un arbre embarrassé avec trois ou quatre branches assez grosses que j’avais éclatées par ma chute, et le visage mouillé d’une pomme qui s’était écachée contre. Par bonheur, ce lieu-là était comme vous le saurez bientôt, Le Paradis terrestre, et l’arbre sur lequel je tombai se trouva justement l’Arbre de vie. Ainsi vous pouvez bien juger que sans ce hasard, je serais mille fois mort. J’ai souvent fait depuis réflexion sur ce que le vulgaire assure qu’en se précipitant d’un lieu fort haut, on est étouffé auparavant de toucher la terre; et j’ai conclu de mon aventure qu’il en avait menti; ou bien qu’il fallait que le jus énergique de ce fruit, qui m’avait coulé dans la bouche, eût rappelé mon âme qui n’était pas loin de mon cadavre, encore tout tiède, et encore disposé aux fonctions de la vie. Les États et Empires du Soleil (1662) À son second voyage, le narrateur se retrouve sur une planète habitée par les oiseaux. Il est conduit devant le tribunal qui veut le condamner à mort pour la simple raison qu’il est homme. Le procureur lance ses accusations. « Le nœud de l’affaire consiste à savoir si cet animal est homme ; et puis, en cas que nous avérions qu’il le soit, si pour cela il mérite la mort. Pour moi, je ne fais point de difficulté qu’il ne le soit ; premièrement, par un sentiment d’horreur dont nous nous sommes tous sentis saisis à sa vue sans en pouvoir dire la cause ; - secondement, en ce qu’il rit comme un fou ; - troisièmement, en ce qu’il pleure comme un sot ; - quatrièmement, en ce qu’il se mouche comme un vilain ; - cinquièmement, en ce qu’il est plumé comme un galeux ; - sixièmement, en ce qu’il porte la queue devant ; - septièmement, en ce qu’il a toujours une quantité de petits grès carrés dans la bouche qu’il n’a pas l’esprit de cracher ni d’avaler ; - huitièmement, et pour conclusion, en ce qu’il lève en haut tous les matins ses yeux, son nez et son large bec, colle ses mains ouvertes la pointe au ciel plat contre plat, et n’en fait qu’une attachée, comme s’il s’ennuyait d’en avoir deux libres ; se casse les jambes par la moitié, en sorte qu’il tombe sur ses gigots ; puis avec des paroles magiques qu’il bourdonne, j’ai pris garde que ses jambes rompues se rattachent, et qu’il se relève aussi gai qu’auparavant. Or, vous savez, Messieurs, que de tous les animaux il n’y a que l’homme seul dont l’âme est assez noire pour s’adonner à la magie, et par conséquent celui-ci est homme. Il faut maintenant examiner si pour être homme, il mérite la mort. (...) Encore est-ce un droit imaginaire que cet empire dont ils se flattent [les hommes]; ils sont au contraire si enclins à la servitude que, de peur de manquer à servir, ils se vendent les uns aux autres leur liberté. C’est ainsi que les jeunes sont esclaves des vieux, les pauvres des riches, les paysans des gentilshommes, les princes des monarques, et les monarques mêmes des lois qu’ils ont établies. Mais avec tout cela ces pauvres serfs ont si peur de manquer de maîtres que, comme s’ils appréhendaient que la liberté ne leur vînt de quelque endroit non attendu, ils se forgent des dieux de toutes parts, dans l’eau, dans l’air, dans le feu, sur la terre ; ils en feront plutôt de bois, qu’ils n’en aient, et je crois même qu’ils se chatouillent de fausses espérancesde l’immortalité, moins par l’horreur dont le non-être les effraie, que par la crainte qu’ils ont de d’avoir pas qui leur commande après la mort. Voilà le bel effet de cette fantastique monarchie et de cet empire si naturel de l’homme sur les animaux et sur nous-mêmes, car son insolence a été jusque-là. Cependant, en conséquence de cette principauté ridicule, il s’attribue tout joliment sur nous le droit de vie et de mort ; il nous dresse des embuscades, il nous enchaîne, il nous jette en prison, il nous égorge. il nous mange, et, de la puissance de tuer ceux qui sont demeurés libres, il fait un prix à la noblesse. (...) Hé bien, ne voilà pas un orgueil tout à fait insupportable ? Celui qui l’a conçu pouvait-il mériter un moindre châtiment que de naître homme ? Ce n’est pas toutefois sur quoi je vous presse de condamner celui-ci. La pauvre bête n’ayant pas comme nous l’usage de la raison. j’excuse ses erreurs quant à celles que produit son défaut ďentendement ; mais pour celles qui ne sont filles que de la volonté. J’en demande justice : par exemple, de ce qu’il nous tue, sans être attaqué par nous ; de ce qu’il nous mange, pouvant repaître sa faim de nourriture plus convenable, et ce que j’estime beaucoup plus lâche, de ce qu’il débauche le bon naturel de quelques-uns des nôtres comme des laniers, des faucons et des vautours, pour les instruire au massacre des leurs, à faire gorge chaude de leur semblable, ou nous livrer entre ses mains. Cette seule considération est si pressante que je demande à la Cour qu’il soit exterminé de la mort triste. François de Rosset (1571-1619) Lettré, parlant plusieurs langues, traducteur de Cervantès, de Boiardo et d’Aretino, il a frappé le public par ses Histoires tragiques de notre temps, un recueil de faits divers, assassinats, empoisonements. L’exemple suivant raconte la passion d’une mère dénaturée, Gabrine, qui veut retenir son jeune amant Tanacre en lui livrant sa fille, puis la fortune de son fils Falante qu’elle assassine. Histoires tragiques de notre temps (1614) Falante même s’était mis au lit, pensant y reposer, tandis que, le poison commençant à opérer, de violentes tranchées le saisissent. Il se plaint et Tanacre, qui venait d’assouvir sa brutale passion et qui s’était mis dans sa couche accoutumée, en une même chambre, lui demande s’il se trouvait mal, feignant d’en ignorer la cause. Falante lui dit qu’il avait peur d’avoir mangé quelque mauvaise viande ; c’est pourquoi il désirait fort qu’on allât promptement quérir un médecin. Sa cruelle mère, qui ne s’était point couchée, attendant le succès du premier acte de cette tragédie, avait cependant toujours l’oreille tendue du côté de sa malheureuse géniture. Oyant comme son fils se plaignait, à l’instance qu’il faisait de consulter un médecin, elle craignait ou d’être soupçonnée ou découverte, ou bien qu’il ne prît quelque contrepoison, et que par ce moyen tout son dessein ne s’en allât en fumée. Ces considérations la firent donc résoudre à une autre résolution, dont l’effet est capable de faire dresser les cheveux à ceux qui liront cette histoire. Elle s’en va tout bellement au lit de Tanacre, et lui dit que s’il ne coupait promptement la gorge à son fils ils étaient sans doute perdus. Qu’il avisât donc, sans différer nullement, à sa conservation ; et que, pour le reste, il lui en laissât toute la charge. Tanacre, déjà possédé de l’adversaire des hommes et appréhendant l’horreur du supplice qu’il avait déjà mérité, se lève, prend un poignard, et, s’approchant de celui qui l’avait obligé par toutes sortes de courtoisies, enfonce sa main exécrable dans le sein de Falante. Le pauvre gentilhomme jeta un haut cri, recevant ce coup mortel, tandis que l’horreur du crime, accompagné d’une extrême ingratitude, se représentant aux yeux de Tanacre, le poignard lui tomba des mains. Son visage était tout passé, sa main tremblante, et son cœur à peine pouvait se contenir dans son estomac, tant il était pantelant. L’exécrable et dénaturée mère sentant que son fils n’était pas encore mort, et qu’il se démenait dans le lit, s’approche et, levant le poignard qui était à terre, dit à Tanacre ces paroles : « Que tu es d’un lâche et d’un faible courage. La nature nous a fait un grand tort à tous deux. Je devais être un homme, et toi une femme. » Ce disant, elle se rue sur son pauvre fils demi-mort, et lui donne cent coups de poignard. Non contente de cela, elle le jette à terre et puis, au grand étonnement de Tanacre, qui s’était renversé sur son lit, n’ayant pas le pouvoir de regarder une telle cruauté, elle prend une hache, et coupe les bras et les jambes de ce misérable corps, dont elle défigure encore tout le visage avec la pointe du poignard (...) Sitôt que cette exécrable furie eut exercé sa rage sur ce corps, elle alluma du feu, fit bouillir de l’eau dans un chaudron, et puis en lava les membres séparés du malheureux et infortuné Falante, afin d’arrêter le sang qui distillait encore des veines coupées. Après, elle jeta de l’eau chaude par tous les endroits du pavé, où quelques marques en pouvaient paraître ; et puis, ayant pris un sac, elle y mit toutes les pièces de ce corps à la vue toujours de Tanacre, qui était si épouvanté de cette étrange procédure, qu’il était étendu sur le lit, avec aussi peu de sentiment presque que les membres de celui qui venait de perdre la vie. Ce cruel sacrifice ayant été parachevé, la maudite mère vient et baise Tanacre, qui était devenu aussi froid et aussi blanc que de la neige. Et elle tâche de le ranimer. Ouvrages philosophiques, polémiques Le baroque exige l’engagement. La question du salut de l’âme semble primordiale. Même le projet rationaliste de Descartes aurait été conçu, semble-t-il, comme une sorte de pénitence. Chez Blaise Pascal, en particulier, la rationalité et l’esprit critique se mettent au service d’une foi ardente : sa conviction janséniste le place au centre des polémiques théologiques, face aux jésuites et aux dominicains. René Descartes (1596-1650) Après les études classiques au collège des jésuites et une licence de droit à Poitiers (1616), il s’engage dans l’aventure militaire comme officier dans l’armée protestante de Maurice de Nassau en Hollande, puis dans l’armée catholique du duc Bavière (1616-1619). Il voyage: Allemagne, Hollande, Suisse, Italie (1620-1625). De retour à Paris, il se mêle à la vie mondaine des salons, lit des romans, se bat en duel. Il rencontre le cardinal de Bérulle qui lui impose comme un devoir de conscience la nécessité de „réformer la philosophie“ (1628). Il se retire en Hollande (1629-1649) pour y travailler en toute liberté. À côté des travaux de physique, trois traités de philosophie lui assurent la célébrité – Discours de la méthode pour bien conduire sa raison et chercher la vérité dans les sciences (1637), Meditationes de prima philosophia (Méditations sur la philosophie première; 1641-42) et Principia phiosophiae (Les Principes de la Philosophie; 1644). La notoriété de Descartes se traduit, entre autre par une correspondance abondante. Parmi ses correspondants il faut citer le Père Mersenne, à Paris, ou bien la princesse palatine Élisabeth (fille du roi de Bohême détrôné). La correspondance avec cette dernière aboutit au Traité des Passions de l’âme (1649). Il meurt à Stockholm où il s’est rendu sur l’invitation de la reine Christine de Suède. Discours de la méthode pour bien conduire sa raison et chercher la vérité dans les sciences (1637) La critique de la philosophie d’Aristote ainsi que la nouvelle méthodologie noétique bouleversent le principe de l’autorité en ouvrant la voie aux méthodologies des sciences et à la philosophie modernes. Le bon sens est la chose du monde la mieux partagée; car chacun pense en être si bien pourvu que ceux même qui sont les plus difficiles à contenter en toute autre chose n’ont point coutume d’en désirer plus qu’ils en ont. En quoi il n’est pas vraisemblable que tous se trompent; mais plutôt cela témoigne que la puissance de bien juger et distinguer le vrai d’avec le faux, qui est proprement ce qu’on nomme le bon sens ou la raison, est naturellement égale en tous les hommes; et ainsi que la diversité de nos opinions ne vient pas de ce que les uns sont plus raisonnables que les autres, mais seulement de ce que nous conduisons nos pensées par diverses voies, et ne considérons pas les mêmes choses. Car ce n’est pas assez d’avoir l’esprit bon, mais le principal est de l’appliquer bien. Les plus grandes âmes sont capables des plus grands vices aussi bien que des plus grandes vertus; et ceux qui ne marchent que fort lentement peuvent avancer beaucoup davantage, s’ils suivent toujours le droit chemin, que ne font ceux qui courent et qui s’en éloignent. Pour moi, je n’ai jamais présumé que mon esprit fût en rien plus parfait que ceux du commun; même j’ai souvent souhaité d’avoir la pensée aussi prompte, ou l’imagination aussi nette et distincte, ou la mémoire aussi ample ou aussi présente, que quelques autres. Et je ne sache point de qualités que celles-ci qui servent à la perfection de l’esprit; car pour la raison, ou le sens, d’autant qu’elle est la seule chose qui nous rend hommes et nous distingue des bêtes, je veux croire qu’elle est tout entière en un chacun; et suivre en ceci l’opinion commune des philosophes, qui disent qu’il n’y a du plus et du moins qu’entre les accidents, et non point entre les formes ou natures des individus d’une même espèce. Les quatre règles de la méthode Comme la multitude des lois fournit souvent des excuses aux vices, en sorte qu’un Etat est bien mieux réglé lorsque, n’en ayant que fort peu, elles y sont fort étroitement observées, ainsi, au lieu de ce grand nombre de préceptes dont la logique est composée, je crus que j’aurais assez des quatre suivants, pourvu que je prisse une ferme et constante résolution de ne manquer pas une seule fois à les observer. Le premier était de ne recevoir jamais aucune chose pour vraie que je ne la connusse évidemment être telle ; c’est-à-dire d’éviter soigneusement la précipitation et la préventiion, et de ne comprendre rien de plus en mes jugements que ce qui se présenterait si clairement et si distinctement à mon esprit que je n’eusse aucune occasion de le mettre en doute. Le second, de diviser chacune des difficultés que j’examinerais en autant de parcelles qu’il se pourrait et qu’il serait requis pour les mieux résoudre. Le troisième, de conduire par ordre mes pensées, en commençant par les objets les plus simples et les plus aisés à connaître, pour monter peu à peu comme par degrés jusques à la connaissance des plus composés, et supposant même de l’ordre entre ceux qui ne se précèdent point naturellement les uns les autres. Et le dernier, de faire partout des dénombrements si entiers et des revues si générales, que je fusse assuré de ne rien omettre. Ces longues chaînes de raisons, toutes simples et faciles, dont les géomètres ont coutume de se servir pour parvenir à leurs plus difficiles démonstrations, m’avaient donné occasion de m’imaginer que toutes les choses qui peuvent tomber sous la connaissance des hommes s’entresuivent en même façon, et que, pourvu seulement qu’on garde toujours l’ordre qu’il faut pour les déduire les unes des autres, il n’y en peut avoir de si éloignées auxquelles enfin on ne parvienne, ni de si cachées qu’on ne découvre. Blaise Pascal (1623-1662) Ce libertin et esprit mondain est à la fois un mathématicien de génie et homme de science (Traité des sons, 1634; Essai pour les coniques, 1640), mais aussi un homme profondément croyant, un visionnaire mystique. Les Provinciales (1657) Les dix-huit Lettres écrites par Louis de Montalte à un Provincial de ses amis et aux R.R. Pères Jésuites portent sur deux thèmes majeurs: la question de la grâce et la casuistique. Elles sont une réponse à la condamnation, par la Sorbonne, du théologien Cornelius Jansen et aux attaques dirigées contre les jansénistes. Les Lettres ont été rédigées et publiées au fur et à mesure des polémiques entre janvier 1656 et mars 1657, peu après la retraite de Pascal à l’abbaye de Port-Royal-des-Champs. La stratégie des pamphlets est basée sur le regard faussement naïf d’un provincial qui rapporte dans ses lettres les disputes théologiques entre les jansénistes, les jésuites et les dominicains, auxquelles il se trouve mêlé par curiosité. La position du narrateur, en principe témoin impartial et plein de bon sens, comme devrait l’être le public auquel Pascal s’adresse, permet une attaque indirecte contre les adversaires qui pour la plupart se discréditent eux-mêmes par l’immoralité de leur casuistique ou par l’absurdité de leurs argumentations sur les trop subtiles distinctions entre la grâce efficace et la grâce suffisante. La naïveté feinte du provincial qui est une source d’ironie anticipe par son efficacité celle du Voltaire polémiste. Mais le sérieux des débats religieux et la gravité existentielle de la problématique donnent lieu l’indignation. La virtuosité des procédés rhétoriques déployés exprime le pathos de l’homme baroque touché au point le plus sensible de son être – sa foi. La grâce suffisante (Seconde Provinciale) La seconde Provinciale résume l’essentiel du débat sur la conception de la grâce : la position respective des jésuites et des jansénistes. Le provincial s’informe ensuite de la doctrine des nouveaux thomistes : pour en avoir le cœur net, il va consulter l’un d’eux au convent des Jacobins. Je trouvai à la porte un de mes bons amis, grand janséniste, car j’en ai de tous les partis, qui demandait quelque autre Père que celui que je cherchais. Mais je l’engageai m’accompagner, à force de prières, et demandai un de mes nouveaux thomiste. Il fut ravi de me revoir : Eh bien ! mon Père, lui dis-je, ce n’est pas assez que tous les hommes aient un pouvoir prochain, par lequel pourtant ils n’agissent en effet jamais, il faut qu’ils aient encore une grâce suffisante avec laquelle ils agissent aussi peu. N’est-ce pas là l’opinion de votre école ? – Oui, dit le bon Père ; et je l’ai bien dit ce matin en Sorbonne… - Mais, enfin, mon Père, cette grâce donnée à tous les hommes est suffisante ? – Oui, dit-il. – Et néanmoins, elle n’a nul effet sans grâce efficace ? – Cela est vrai, dit-il. – Et tous les hommes ont la suffisante, continuai-je, et tous n’ont pas l’efficace. – Il est vrai, dit-il ! C’est-à-dire, lui dis-je, que tous ont assez de grâce, et que tous n’en ont pas assez ; c’est-à-dire que cette grâce suffit, quoi qu’elle ne suffise pas ; c’est-à-dire qu’elle est suffisante de nom, et insuffisante en effet. En bonne foi, mon Père, cette doctrine est bien subtile. Avez-vous oublié, en quittant le monde, ce que le mot de suffisant y signifie ? Ne vous souvient-il pas qu’il enferme tous ce qui est nécessaire pour agir ? Mais vous n’en avez pas perdu la mémoire ; car, pour me servir d’une comparaison qui vous sera plus sensible, si l’on ne vous servait à dîner que deux onces de pain et un verre d’eau, seriez-vous content de votre prieur, qui vous dirait que cela serait suffisant pour vous nourrir, sous prétexte qu’avec autre chose qu’il ne vous donnerait pas, vous auriez tout ce qui vous serait nécessaire pour bien dîner ? Comment donc vous laissez-vous aller à dire que tous les hommes ont la grâce suffisante pour agir, puisque n’ont pas ? Est-ce que cette créance est peu importante, et que vous abandonnez à la liberté des hommes de croire que la grâce efficace est nécessaire ou non ? – Comment, dit ce bon homme, indifférente ! C’est une hérésie, c’est une hérésie formelle. La nécessité de la grâce efficace pour agir effectivement est de foi ; il y a hérésie à la nier. - Où en sommes-nous donc ? m’écriai-je, quel parti dois-je donc prendre ? Si je nie la grâce suffisante, je suis janséniste. Si je l’admets comme les jésuites, en sorte que la grâce efficace ne soit pas nécessaire, je serai hérétique, dites-vous. Et si je l’admets comme vous en sorte que la grâce efficace soit nécessaire, je pèche contre le sens commun, et je suis extravagant, disent les jésuites. Que dois-je faire dans cette nécessité inévitable d’être ou extravagant, ou hérétique, ou janséniste ? Et en quels termes sommes-nous réduits, s’il n’y a que les jansénistes qui ne se brouillent ni avec la foi ni avec la raison, et qui se sauvent tout ensemble de la folie et de l’erreur ? Les Pensées (1670) L’oeuvre majeure de Pascal se veut une apologie du christianisme. Le manuscrit a une forme fragmentaire de notations plus ou moins élaborées, consignées sur des feuilles de papier de dimensions variables. Recueillies après la mort de Pascal, les notes ont été rédigées en texte par les intellectuels jansénistes de Port-Royal (Arnauld, Nicole, Filleau de La Chaise; 1669-1670). Cette première édition laissant à désirer, plusieurs tentatives de reconstitution ont été réalisées dès le 19^e siècle, entre autres par Léon Brunschvicg (1897), Jacques Chevalier (1925), Henri Massis (1929) qui ont procédé par regroupements thématiques, p. ex.: I. L’homme sans Dieu (L’homme entre les deux infinis, Misère de l’homme, Grandeur de l’home) II. L’homme avec Dieu (Recherche de Dieu, Preuves de Jésus-Christ, Conclusion, Mystère de l’amour divin; selon le regroupement de Chevalier). Toujours est-il que l’on ne peut faire que des conjectures sur le plan véritable de l’auteur. Continuateur de Montaigne, dont il reprend un certain nombre d’arguments, Pascal se désintéresse de ce qui constitue l’axe intellectuel des Essais – l’exploration du moi et du monde. La différence entre les deux penseurs est celle qui sépare l’homme de la Renaissance, qui questionne la réalité tout en en constatant les contradictions et ses propres limites, de l’homme baroque qui exploite ces mêmes contradictions pour ramener ses prochains dans le giron de Dieu. Pascal oriente l’argumentation rationnelle vers la preuve de la fragilité de la raison et de la condition humaine à laquelle la religion seule peut donner une justification et un appui solides. L’argument de Pascal en faveur de la foi est celui du pari existentiel basé sur le calcul des probabilités (théorie du jeu). La foi n’est donc pas une certitude gratuite, mais un engagement. La vision pascalienne de l’homme est donc tragique et héroïque en même temps. Le style imagé soutient l’émotionnalité des évocations. 72. Disproportion de l’homme. - … Que l’homme contemple donc la nature entière dans sa haute et pleine majesté, qu’il éloigne sa vue des objets bas qui l’environnent. Qu’il regarde cette éclatante lumière, mise comme une lampe éternelle pour éclairer l’univers, que la terre lui paraisse comme un point au prix du vaste tour que cet astre décrit et qu’il s’étonne de ce que ce vaste tour lui-même n’est qu’une pointe très délicate à l’égard de celui que les astres qui roulent dans le firmament embrassent. Mais si notre vue s’arrête là, que l’imagination passe outre ; elle se lassera plutôt de concevoir que la nature de fournir. Tout ce monde visible n’est qu’un trait imperceptible dans l’ample sein de la nature. Nulle idée n’en approche. Nous avons beau enfler nos conceptions au-delà des espaces imaginables, nous n’enfantons que des atomes, au prix de la réalité des choses. C’est une sphère dont le centre est partout, la circonférence nulle part. Enfin c’est le plus grand caractère sensible de la toute-puissance de Dieu, que notre imagination se perde dans cette pensée. Que l’homme, étant revenu à soi, considère ce qu’il est au prix de ce qui est ; qu’il se regarde comme égaré dans ce canton détourné de la nature ; et que de ce petit cachot où il se trouve logé, j’entends l’univers, il apprenne à estimer la terre, les royaumes, les villes et soi-même son juste prix. Qu’est-ce qu’un homme dans l’infini ? Mais pour lui présenter un autre prodige aussi étonnant, qu’il recherche dans ce qu’il connaît les choses les plus délicates. Qu’un ciron lui offre dans la petitesse de son corps des parties incomparablement plus petites, des jambes avec des jointures, des veines dans ces jambes, du sang dans ces veines, des humeurs dans ce sang, des gouttes dans ces humeurs, des vapeurs dans ces gouttes ; que, divisant encore ces dernières choses, il épuise ses forces en ces conceptions, et que le dernier objet où il peut arriver soit maintenant celui de notre discours ; il pensera peut-être que c’est là l’extrême petitesse de la nature. Je veux lui faire voir là-dedans un abîme nouveau. Je lui veux peindre non seulement l’univers visible, mais l’immensité qu’on peut concevoir de la nature, dans l’enceinte de ce raccourci d’atome. Qu’il y voie une infinité d’univers, dont chacun a son firmament, ses planètes, sa terre, et la même proportion que le monde visible ; dans cette terre, des animaux, et enfin des cirons, dans lesquels il retrouvera ce que les premiers ont donné ; et trouvant encore dans les autres la même chose sans fin et sans repos, qu’il se perde dans ces merveilles, aussi étonnantes dans leur petitesse que les autres par leur étendue ; car qui n’admirera que notre corps, qui tantôt n’était pas perceptible dans l’univers, imperceptible lui-même dans le sein du tout, soit à présent un colosse, un monde, ou plutôt un tout, à l’égard du néant où l’on ne peut arriver ? Qui se considérera de la sorte s’effrayera de soi-même, et, se considérant soutenu dans la masse que la nature lui a donnée, entre ces deux abîmes de l’infini et du néant, il tremblera dans la vue de ces merveilles ; et je crois que sa curiosité se changeant en admiration, il sera plus disposé à les contempler en silence qu’à les rechercher avec présomption. Car enfin qu’est-ce que l’homme dans la nature ? Un néant à l’égard de l’infini, un tout à l’égard du néant, un milieu entre rien et tout. Infiniment éloigné de comprendre les extrêmes, la fin des choses et leur principe sont pour lui invinciblement cachés, dans un secret impénétrable, également incapable de voir le néant d’où il est tiré, et l’infini où il est englouti. Que fera-t-il donc, sinon d’apercevoir (quelque) apparence du milieu des choses, dans un désespoir éternel de connaître ni leur principe ni leur fin ? Toutes choses sont sorties du néant et portées jusqu’à l’infini. Qui suivra ces étonnantes démarches ? L’auteur de ces merveilles les comprend. Tout autre ne le peut faire. ***** 94. Il est juste que ce qui est juste soit suivi ; il est nécessaire que ce qui est le plus fort soit suivi. La justice sans la force est impuissante, la force sans la justice est tyrannique. La justice sans force est contredite, parce qu’il y a toujours des méchants. La force sans la justice est accusée. Il faut donc mettre ensemble la justice et la force, et pour cela faire que ce qui est juste soit fort ou que ce qui est fort soit juste. La justice est sujette à dispute. La force est très reconnaissable et sans dispute. Aussi on n’a pu donner la force à la justice, parce que la force a contredit la justice et a dit qu’elle était injuste, et a dit que c’était elle qui était juste. Et ainsi ne pouvant faire que ce qui est juste fût fort, on a fait que ce qui est fort fût juste. ***** 102. Je puis bien concevoir un homme sans main, pieds, tête, car ce n’est que l’expérience qui nous apprend que la tête est plus nécessaire que les pieds. Mais je ne puis concevoir l’homme sans pensée. Ce serait une pierre ou une brute. 103. Instinct et raison, marques de deux natures. 104. Roseau pensant. Ce n’est point de l’espace que je dois chercher ma dignité, mais c’est du règlement de ma pensée. Je n’aurais point davantage en possédant des terres. Par l’espace, l’univers me comprend et m’engloutit comme un point ; par la pensée je le comprends. 105. La grandeur de l’homme est grande en ce qu’il se connaît misérable ; un arbre ne se connaît pas misérable. C’est dont être misérable que de se connaître misérable, mais c’est être grand que de connaître qu’on est misérable. ***** 140. Cet homme si affligé de la mort de sa femme et de son fils unique, qui a cette grande querelle qui le tourmente, d’où vient qu’à ce moment il n’est pas triste, et qu’on le voit si exempt de toutes ces pensées pénibles et inquiétantes ? Il ne faut pas s’en étonner ; on vient de lui servir une balle, et il faut qu’il la rejette à son compagnon ; il est occupé à la prendre à la chute du toit, pour gagner une chasse ; comment voulez-vous qu’il pense à ses affaires, ayant cette autre affaire à manier ? Voilà un soin digne d’occuper cette grande âme, et de lui ôter toute autre pensée de l’esprit. Cet homme né pour connaître l’univers, pour juger de toutes choses, pour régir tout un Etat, le voilà occupé et tout rempli du soin de prendre un lièvre ! Et s’il ne s’abaisse cela et veuille toujours être tendu, il n’en sera que plus sot, parce qu’il voudra s’élever au-dessus de l’humanité, et il n’est qu’un homme, au bout du compte, c’est-à-dire capable de peu et de beaucoup, de tout et de rien : il n’est ni ange, ni bête, mais homme. ***** 150. La vanité est si ancrée dans le coeur de l’homme, qu’un soldat, un goujat, un cuisinier, un crocheteur, se vante et peut avoir ses admirateurs ; et les philosophes mêmes en veulent ; et ceux qui écrivent contre veulent avoir la gloire d’avoir bien écrit ; et ceux qui les lisent veulent avoir la gloire de les avoir lus ; et moi qui écris ceci, ai peut-être cette envie ; et peut-être que ceux qui le liront… 151. La gloire. – L’admiration gâte tout dès l’enfance : Oh ! que cela est bien dit ! oh ! qu’il a bien fait ! qu’il est sage ! etc. Les enfants de Port-Royal, auxquels on ne donne point cet aiguillon d’envie et de gloire, tombent dans la nonchalance. 152. Orgueil. – Curiosité n’est que vanité. Le plus souvent on ne veut savoir que pour en parler. Autrement on ne voyagerait pas sur la mer, pour ne jamais en rien dire, et pour le seul plaisir de voir, sans espérance d’en jamais communiquer. 153. Du désir d’être estimé de ceux avec qui on est. – L’orgueil nous tient d’une possession si naturelle au milieu de nos misères, erreurs, etc. Nous perdons encore la vie avec joie, pourvu qu’on en parle. Vanité : jeu, chasse, visite, comédies, fausse perpétuité de nom. 154. Je n’ai point d’amis à votre avantage. [« Pourquoi me tuez-vous ? Je n’ai point d’armes. – Eh quoi ! ne demeurez-vous pas de l’autre côté de l’eau ? Mon ami, si vous demeuriez de ce côté, je serais un assassin et cela serait injuste de vous tuer de la sorte ; mais puisque vous demeurez de l’autre côté, je suis un brave, et cela est juste. »] ***** L’an de grâce 1654, Lundi, 23 novembre, jour de saint Clément, pape et martyr, et autres au martyrologe, Veille de saint Chrysogone, martyr, et autres, Depuis environ dix heures et demie du soir jusques environ minuit et demi, feu. « Dieu d’Abraham, Dieu d’Isaac, Dieu de Jacob, non des philosophes et des savants. Certitude. Certitude. Sentiment. Joie. Paix. Dieu de Jésus-Christ. Deum meum et Deum vestrum. « Ton Dieu sera mon dieu. » Oubli du monde et de tout, hormis Dieu. Il ne se trouve que par les voies enseignées dans l’Evangile. Grandeur de l’âme humaine. « Père juste, le monde ne t’a point connu, mais je t’ai connu. » Joie, joie, joie, pleurs de joie. Je m’en suis séparé : Dereliquerunt me fontem aquae vivae. « Mon Dieu, me quitterez-vous ? » Que je n’en sois pas séparé éternellement. « Cette est la vie éternelle, qu’ils te connaissent seul vrai Dieu, et celui que tu as envoyé, Jésus-Christ. » Jésus-Christ. Jésus-Christ. Je m’en suis séparé ; je l’ai fui, renoncé, crucifié. Que je n’en sois jamais séparé. Il ne se conserve que par les voies enseignées dans l’Evangile. Renonciation totale et douce. Soumission totale à Jésus-Christ et à mon directeur. Eternellement en joie pour un jour d’exercice sur la terre. Non obliviscar sermones tuos. Amen. François de la Rochefoucauld (1613-1680) Prince de Marcillac et pair de France, il descend d’une illustre famille alliée aux rois de France. Ses origines le prédestinent à une brillante carrière qu’il ne réalisera jamais: le goût de l’intrigue, de l’aventure romanesque le poussent à embrasser la cause de Mme de Chevreuse contre Richelieu, celle de Mme de Longueville, son amante, contre Mazarin, celle de la Fronde contre le jeune Louis XIV. Grièvement blessé, déçu et amer, il est obligé de se retirer, en 1652, sur ses terres, d’où il ne lui est permis de regagner Paris qu’en 1656 et la cour royale qu’en 1659. Au salon de Mme de Longueville qu’il avait fréquenté avant la Fronde succèdent ainsi ceux de Mlle de Scudéry, de Mlle de Montpensier, Mme de Sablé et de Mme de Lafayette, son amie. Maximes et sentences morales L’oeuvre fut commencée probablement durant la retraite forcée de La Rochefoucauld. Elle résume l’expérience sociale et culturelle des salons: elle excelle par l’art du portrait et de l’analyse psychologique, mais aussi par l’art du mot d’esprit efficace. La sensibilité baroque se reflète dans le jeu de l’apparence et de la réalité que l’analyse psychologique démasque, elle fait partie du goût de l’analyse morale, proche de la casuistique, elle se manifeste dans la volonté de donner aux jugements fragmentaires une portée générale, universelle. Par ce trait, mais aussi par sa facture équilibrée, réduite à la sobriété de l’essentiel, la maxime larochefoucauldienne touche, également, l’esthétique du classicisme. 26. Le soleil ni la mort ne se peuvent regarder fixement. 27. On fait souvent vanité des passions même les plus criminelles ; mais l’envie est une passion timide et honteuse que l’on n’ose jamais avouer. 28. La jalousie est en quelque manière juste et raisonnable, puisqu’elle ne tend qu’à conserver un bien qui nous appartient, ou que nous croyons nous appartenir ; au lieu que l’envie est une fureur qui ne peut souffrir le bien des autres. 29. Le mal que nous faisons ne nous attire pas tant de persécution et de haine que nos bonnes qualités. 30. Nous avons plus de force que de volonté ; et c’est souvent pour nous excuser à nous-mêmes que nous nous imaginons que les choses sont impossibles. 31. Si nous n’avions point de défauts, nous ne prendrions pas tant de plaisir à en remarquer dans les autres. 62. La sincérité est une ouverture de cœur. On la trouve en fort peu de gens ; et celle que l’on voit d’ordinaire n’est qu’une fine dissimulation pour attirer la confiance des autres. 67. La bonne grâce est au corps ce que le bon sens est à l’esprit. Théâtre Paris disposait de deux scènes importantes dont celle de l’Hôtel de Bourgogne fut le premier théâtre permanent de Paris. Son histoire remonte à celle des Confrères de la Passion qui détiennent dès 1518 le monopole des représentations théâtrales à Paris et qui emménagent, en 1548, dans une des salles de l’Hôtel de Bourgogne. Toutefois l’interdiction, qui intervient la même année, de jouer les mystères oblige la Confrérie à louer la salle aux troupes ambulantes. Vers 1610, la salle est occupée en permanence par la meilleure des troupes de l’époque qui prend le titre de Comédiens du Roi (plus tard Grands Comédiens). Cette troupe fusionnera en 1680 avec celle de Molière pour fonder la Comédie-Française. La salle était rectangulaire avec, des deux côtés, des étages de loges pour les spectateurs fortunés ou de haut rang social qui par ailleurs avaient la possibilité de placer leur chaise sur la scène même. Les spectateurs de parterre assistaient, debout, à la représentation qui se déroulait sur une scène exiguë. Le public, plutôt populaire jusqu’en 1630, devient plus élégant et raffiné après cette date. Les acteurs les plus célèbres furent Bellerose (1600-1670; Dorante dans Le Menteur de Corneille), Montfleury (1600-1667; Oreste dans Andromaque de Racine), la Champmeslé (1642-1698; actrice préférée de Racine dans les rôles d’Hermione, Bérénice, Phèdre). À côté d’eux, il y eut trois farceurs réputés: Gros-Guillaume, Gauthier-Garguille, Turlupin. Le Théâtre du Marais, le deuxième théâtre permanent de Paris, fut installé dans un ancien jeu de paume de l’Hôtel Guénégaud au quartier du Marais en 1634. Après un incendie, en 1644, il fut reconstruit « à l’italienne »: avec loges, amphithéâtre en gradins, une vaste scène pour les pièces à grand spectacle. Les comédiens du Marais jouissaient de la protection de Richelieu et de la faveur de Corneille: Mondory (1594-1641; don Rodrigue dans Le Cid), Floridor (1608-1672; Horace, Cinna de Corneille). La troupe de Molière s’installe à Paris en 1658, d’abord au Petit-Bourbon, ensuite au Palais-Royal, salle qu’elle partage avec Les Comédiens italiens. Parmi les grands acteurs de la troupe il faut citer la femme de Molière Armande Béjart, la Du Parc, La Grange, Du Croisy. Après la mort de Molière (1673), la troupe fusionne avec celle du Marais, ensuite, ensemble, avec celle de l’Hôtel de Bourgogne. Les Comédiens italiens furent appelés à Paris par Catherine de Médicis. Leur jeu - la Commedia dell’Arte - était très apprécié malgré la barrière linguistique. Si la seconde moitié du 16^e siècle et le début du 17^e siècle semblent peu propices au développement du théâtre, notamment en comparaison avec l’Italie, l’Angleterre ou l’Espagne, la construction des nouvelles scènes, ainsi que l’appui des autorités et des élites cultivées, avec le cardinal Richelieu en tête, changent la situation. La production est étonante de richesse et de variété. Progressivement, le théâtre définit ses nouveaux genres : tragédie, comédie, tragi-comédie (qui domine, surtout dnas les années 1620), pastorale dramatique. Les genres en vogue sont le ballet (ballet de cour), plus tard l’opéra, la pastorale dramatique, la tragédie, la tragi-comédie, plus tard la comédie. Leur caractère et leurs métamorphoses résultent de plusieurs facteurs: justifications théoriques, exemple des modèles anglais, italiens et espagnols, goût et sensibilité esthétique du public. La pastorale dramatique cherche sa justification théorique dans le rapprochement avec le drame satyrique de l’antiquité grecque et avec la thématique des Idylles de Théocrite et des Bucoliques de Virgile. Néanmoins son introduction en France est liée à l’influence du théâtre italien et à la découverte des auteurs italiens et espagnols tels que Torquato Tasso (Aminta, 1573), Jorge de Montemayor (La Diana, 1559), Miguel de Cervantes Saavedra (Galatea, 1585), Giovanni Battista Guarini (Il Pastor Fido, 1590). S’y ajoute la popularité du roman pastoral d’Honoré d’Urfé L’Astrée. La tragi-comédie, qui trouve son théoricien dans Vossius (Poétique, 1647), et la comédie de moeurs évoluent sous l’influence du théâtre espagnol de Lope de Vega, Guillén de Castro, Juan Ruiz de Alarcón. La tragi-comédie a un statut incertain: soit celui du mélange des éléments tragiques et comiques, soit celui d’une tragédie à dénouement heureux. Un flottement définitonnel touche également la tragédie qui deviendra toutefois le domaine par excellence, avant la comédie, de l’application progressive des unités dramatiques et de l’application des règles dramatiques strictes. C’est donc sur la ligne de partage entre la tragi-comédie, la tragédie et la comédie que se déroule l’évolution au profit de l’esthétique classique. Le passage du baroque au classicisme est tout autre que linéaire et continu, car ce n’est pas seulement la forme qui est concernée, mais aussi la sensibilité, le goût, le contenu, bref la notion même de comique ou de tragique. Il suffit de comparer le pathétique cathartique cornélien à certaines tragédies d’Alexandre Hardy comme par exemple La Mort de Daire où le personnage éponyme agonise longuement sur scène ou bien Scédase ou l’Hospitalité violée où deux jeunes Athéniennes qui acceptent de recevoir deux Spartiates dans leur maison sont violées puis égorgées et jetées dans un puits devant les spectateurs qui assistent ensuite aux lamentations du père pleurant sur leurs cadavres: la morale n’est même pas sauve, puisque le vieillard est incapable d’obtenir justice, les deux Spartiates nobles échappant à toute punition. Les différences ne courent pas seulement entre les auteurs, mais concernent également les textes d’un même dramaturge: en effet, quelle différence, chez Corneille, entre Médée (1635), Le Cid (91637), Horace (1640), Cinna (1642), Polyeucte (1643) ou Rodogune (1644). Écrits théoriques et débats Giulio Cesare Scaligero (1484-1558) Poétique (1561) À la comédie les champs fournissent les Chrémès, les Dave, les Thaïs, tous de modeste origine ; le début n’est pas exempt d’agitation, mais la fin est heureuse ; le langage se borne au registre moyen. La tragédie met en scène des rois et des princes, empruntant ses personnages aux cités, aux places et aux camps ; le commencement est plutôt calme, mais le dénouement est horrible ; le style est sérieux, recherché, éloigné de tout prosaïsme ; là tout respire l’inquiétude, la peur, les menaces, l’exil et la mort. Daniel Heinsius (1580-1655) Constitution de la tragédie (1611) La tragédie, comme toute poésie, est imitation ; elle n’a point pour sujet, comme la comédie, une action heureuse et riante, mais une action sérieuse et grave, et de plus complète, et non interrompue ou partielle. Elle s’orne, pour être plus agréable, du langage, de l’harmonie et du rythme, qui sont les moyens de l’imitation qu’elle opère, en sorte que tous ces ornements n’apparaissent pas en même temps, mais soient utilisés aux moments qui leur sont propres : tantôt on parlera, tantôt on chantera, comme c’est le cas des chœurs quelquefois, usage normal autrefois, mais aujourd’hui abandonné. Mais la tragédie ne se contente point de raconter ou d’exposer les événements, selon la manière habituelle des poètes épiques : son imitation procède de la représentation continue des personnages et de leurs actions ; et c’est par ce moyen qu’elle éveille en même temps horreur et pitié, apaisant ou calmant ainsi dans l’âme humaine ces mêmes passions ; si le poète sait bien utiliser les ressources de la tragédie, il parvient à corriger et purger aussi la faiblesse ou l’absence de ces passions. Pierre Corneille ( 1606- 1664) Discours et Examens (1660) De la tragédie Lorsqu’on met sur la scène une simple intrigue d’amour entre des rois, et qu’ils ne courent aucun péril, ni de leur vie, ni de leur Etat, je ne crois pas que, bien que les personnes soient illustres, l’action le soit assez pour s’élever jusques à la tragédie. Sa dignité demande quelque grand intérêt d’Etat, ou quelque passion plus noble et plus mâle que l’amour, telles que sont l’ambition ou la vengeance, et veut donner à craindre des malheurs plus grands que la perte d’une maîtresse. Il est à propos d’y mêler l’amour, parce qu’il a toujours beaucoup d’agrément, et peut servir de fondement à ces intérêts, et à ces autres passions dont je parle ; mais il faut qu’il se contente du second rang dans le poème, et leur laisse le premier. De l’unité d’action Ce mot d’unité d’action ne veut pas dire que la tragédie n’en doive faire voir qu’une sur le théâtre. Celle que le poète choisit pour son sujet doit avoir un commencement, un milieu et une fin ; et ces trois parties non seulement sont autant d’actions qui aboutissent à la principale, mais en outre chacune d’elles en peut contenir plusieurs avec la même subordination. Il n’y doit avoir qu’une action complète, qui laisse l’esprit de l’auditeur dans le calme ; mais elle ne peut le devenir que par plusieurs autres imparfaites, qui lui servent d’acheminements, et tiennent cet auditeur dans une agréable suspension. C’est ce qu’il faut pratiquer à la fin de chaque acte pour rendre l’action continue. Il n’est pas besoin qu’on sache précisément tout ce que font les acteurs durant les intervalles qui les séparent, ni même qu’ils agissent lorqu’ils ne paraissent point sur le théâtre ; mais il est nécessaire que chaque acte laisse une attente de quelque chose qui se doive faire dans celui qui le suit. De l’unité de jour Le poème dramatique est une imitation, ou pour en mieux parler, un portrait des actions des hommes ; et il est hors de doute que les portraits des hommes sont d’autant plus excellents qu’ils ressemblent mieux à l’original. La représentation dure deux heures, et ressemblerait parfaitement, si l’action qu’elle représente n’en demandait pas davantage pour sa réalité. Ainsi ne nous arrêtons point ni aux douze, ni aux vingt-quatre heures ; mais resserrons l’action du poème dans la moindre durée qu’il nous sera possible, afin que sa représentation ressemble mieux et soit plus parfaite. Ne donnons, s’il se peut, à l’une que les deux heures que l’autre remplit. Je ne crois pas que Rodogune en demande guère davantage, et peut-être qu’elles suffiraient pour Cinna. Si nous ne pouvons la renfermer dans ces deux heures, prenons-en quatre, six, dix, mais ne passons pas de beaucoup les vingt-quatre, de peur de tomber dans le dérèglement, et de réduire tellement le portrait en petit, qu’il n’ait plus ses dimensions proportionnées, et ne soit qu’imperfection. Surtout je voudrais laisser cette durée à l’imagination des auditeurs, et ne déterminer jamais le temps qu’elle emporte, si le sujet n’en avait besoin, principalement quand la vraisemblance y est un peu forcée comme au Cid, parce qu’alors cela ne sert qu’à les avertir de cette précipitation. Lors même que rien n’est violenté dans un poème par la nécessité d’obéir cette règle, qu’est-il besoin de remarquer à l’ouverture du théâtre que le soleil se lève, qu’il est midi au troisième acte, et qu’il se couche à la fin du dernier ? C’est un affectation qui ne fait que l’importuner ; il suffit d’établir la possibilité de la chose dans le temps où on la renferme, et qu’il le puisse trouver aisément, s’il y veut prendre garde, sans y appliquer son esprit malgré lui. Dans les actions même qui n’ont point plus de durée que la représentation, cela serait de mauvaise grâce si l’on marquait d’acte en acte qu’il s’est passé une demi-heure de l’un l’autre. Jean-Louis Guez de Balzac (cca 1597-1654) Lettre à Monsieur de Scudéry (1637) Il s’agit de la réponse, adressée à Georges de Scudéry, en réponse à ses Observations sur Le Cid. Considérez, Monsieur, que toute la France entre en cause avec lui, et qu’il n’y a pas un des juges dont le bruit est que vous êtes convenus ensemble, qui n’ait loué ce que vous désirez qu’il condamne ; de sorte que, quand vos arguments seraient invincibles, et que votre adversaire même y acquiescerait, il aurait de quoi se consoler glorieusement de la perte de son procès, et vous pourrait dire que d’avoir satisfait tout un royaume est quelque chose de plus grand et de meilleur que d’avoir fait une pièce régulière. Il n’y a point d’architecte d’Italie qui ne trouve des défauts en la structure de Fontainebleau, qui ne l’appelle un monstre de pierre : ce monstre néanmoins est la belle demeure des rois, et la cour y loge commodément. Il y a des beautés parfaites qui sont effacées par d’autres beautés qui ont plus d’agrément et moins de perfection ; et parce que l’acquis n’est pas si noble que le naturel, ni le travail des hommes si estimable que les dons du Ciel, on vous pourrait encore dire que savoir l’art de plaire ne vaut pas tant que savoir plaire sans art. Aristote blâme la Fleur d’Agathon, quoiqu’il die quelle fût agréable, et l’Œdipe, peut-être, n’agréait pas quoique Aristote l’approuve. Or, s’il est vrai que la satisfaction des specatateurs soit la fin que se proposent les spectacles, et que les maîtres mêmes du métier aient quelquefois appelé de César au peuple, le Cid du poète français ayant plu aussi bien que la Fleur du poète grec, ne serait-il point vrai qu’il a obtenu la fin de la représentation, et qu’il est arrivé à son but, encore que ce ne soit pas par le chemin d’Aristote ni par les adresses de sa poétique ? Mais vous dites qu’il a ébloui les yeux du monde, et vous l’accusez de charme et d’enchantement. Je connais beaucoup de gens qui feraient vanité d’une telle accusation, et vous me confesserez vous-même que la magie serait une chose excellente, si c’était une chose permise. Ce serait, à dire vrai, une belle chose de pouvoir faire des prodiges innocemment, de faire voir le soleil quand il est nuit, d’apprêter des festins sans viandes ni officiers, de changer en pistoles les feuilles de chêne et le verre en diamants. C’est ce que vous reprochez à l’auteur du Cid, qui, vous avouant qu’il a violé les règles de l’art, vous oblige de lui avouer qu’il a un secret qui a mieux réussi que l’art même ; et ne vous niant pas qu’il a trompé toute la cour et tout le peuple, ne vous laisse conclure de là, sinon qu’il est plus fin que toute la cour et tout le peuple, et que la tromperie qui s’étend à un si grand nombre de personnes est moins une fraude qu’une conquête. Abbé d’Aubignac (1604-1676) Pratique du théâtre (1657) De la vraisemblance C’est une maxime générale que le vrai n’est pas le sujet du théâtre, parce qu’il y a bien des choses véritables qui n’y doivent pas être vues, et beaucoup qui n’y peuvent pas être représentées : c’est pourquoi Synesius a fort bien dit que la poésie et les autres arts qui ne sont fondés qu’en imitation, ne suivent pas la vérité, mais l’opinion et le sentiment ordinaire des hommes. Il est vrai que Néron fit étrangler sa mère et lui ouvrit le sein pour voir en quel endroit il avait été porté neuf mois avant que de naître ; mais cette barbarie, bien qu’agréable à celui qui l’exécuta, serait non seulement horrible à ceux qui la verraient, mais même incroyable à cause que cela ne devait point arriver ; et entre toutes les histoires dont le poète voudra tirer son sujet, il n’y en a pas une, au moins je ne crois pas qu’il y en ait, dont toutes les circonstances soient capables du théâtre, quoique véritables, et que l’on y puisse faire entrer, sans altérer l’ordre des succès, le temps, les lieux, les personnes, et beaucoup d’autres particularités. Le possible n’en sera pas aussi le sujet, car il y a bien des choses qui se peuvent faire, ou par la rencontre des causes naturelles, ou par les aventures de la morale, qui pourtant seraient ridicules et peu croyables si elles étaient représentées. Il est possible qu’un homme meure subitement, et cela souvent arrive ; mais celui-là serait moqué de tout le monde, qui pour dénouer une pièce de théâtre ferait mourir un rival d’apoplexie comme d’une maladie naturelle et commune, ou bien il y faudrait beaucoup de préparations ingénieuses. Il est possible qu’un homme meure d’un coup de tonnerre, mais ce serait une mauvaise invention au poète de se défaire par l d’un amant, qu’il aurait employé pour l’intrigue d’une comédie. Il n’y a donc que le vraisemblable qui puisse raisonnablement fonder, soutenir et terminer un poème dramatique. De l’unité d’action Il est certain que le théâtre n’est rien qu’une image, et partant comme il est impossible de faire une seule image accomplie de deux originaux différents, il est impossible que deux actions (j’entends principales) soient représentées raisonnablement par une seule pièce de théâtre. En effet, le peintre qui veut faire un tableau de quelque histoire n’a point d’autre dessein que de donner l’image de quelque action, et cette image est tellement limitée qu’elle ne peut représenter deux parties de l’histoire qu’il aura choisie, et moins encore l’histoire tout entière ; parce qu’il faudrait qu’un même personnage fût plusieurs fois dépeint, ce qui mettrait une confusion incompréhensible dans le tableau, et l’on ne pourrait pas discerner quel serait l’ordre de toutes ces diverses actions, ce qui rendrait l’histoire infiniment obscure et inconnue ; mais de toutes les actions qui composeraient cette histoire le peintre choisirait la plus importante, la plus convenable à l’excellence de son art, et qui contiendrait en quelque façon toutes les autres afin que d’un seul regard on pût avoir une suffisante connaissance de tout ce qu’il aurait voulu dépeindre. Et s’il voulait représenter deux parties de la même histoire, il ferait dans le même tableau un autre cadre avec un éloignement, où il peindrait une autre action que celle qui serait dans le tableau, afin de faire connaître qu’il ferait deux images de deux actions différentes, et que ce sont deux tableaux. Jean Chapelain (1595-1674) Lettre à Antoine Godeau sur la régie des vingt-quatre heures ( 1630) Je pose donc pour fondement que l’imitation en tous poèmes doit être si parfaite qu’il ne paraisse aucune différence entre la chose imitée et celle qui imite, car le principal effet de celle-ci consiste à proposer à l’esprit, pour le purger de ses passions déréglées, les objets comme vrais et comme présents ; chose qui, régnant par tous les genres de la poésie, semble particulièrement encore regarder la scénique, en laquelle on ne cache la personne du poète que pour mieux surprendre l’imagination du spectateur, et pour le mieux conduire sans obstacle à la créance que l’on veut qu’il prenne en ce qui lui est représenté. A ce dessein seul la judicieuse Antiquité, non contente de paroles qu’elle mettait dans la bouche de ses histrions, et des habits convenables au rôle que chacun d’eux jouait, fortifiait l’énergie de la représentation, la démarche pleine d’art et la prononciation harmonieuse, le tout pour rendre la feinte’ pareille à la vérité même et faire la même impression sur l’esprit des assistants par l’expression qu’aurait fait la chose exprimée sur ceux qui en auraient vu le véritable succès. Et pour ce qu’avec toutes ces précautions les mêmes anciens se défiaient encore de l’attention du spectateur et craignaient qu’il ne se portât pas assez de lui-même dans les sentiments de la scène comme véritables, ils trouvèrent à propos, en beaucoup de leurs représentations, de faire imiter des baladins, par des danses muettes et des gesticulations énergiques, les intentions du théâtre, et les accompagnèrent toutes de modes différents de musique entre les actes, se rapportant aux différentes passions qui y étaient introduites, afin d’obliger l’esprit, par toutes voies, à se croire présent à un véritable événement, et à vêtir par force dans le faux les mouvements que le vrai même lui eût pu donner. Pour cela même sont les préceptes qu’ils nous ont donnés concernant les habitudes des âges et des conditions, l’unité de la fable, sa juste longueur, bref cette vraisemblance si recommandée et si nécessaire en tout poème, dans la seule intention d’ôter aux regardants toutes les occasions de faire réflexion sur ce qu’ils voient et de douter de sa réalité. Cela supposé de la sorte, et considérant le spectateur dans l’assiette où l’on le demande pour profiter du spectacle, c’est-à-dire présent à l’action du théâtre comme à une véritable action, j’estime que les anciens qui se sont astreints à la règle des vingt-quatre heures ont cru que s’ils portaient le cours de leur représentation au-delà du jour naturel, ils rendraient leur ouvrage non vraisemblable au respect de ceux qui le regardaient, lesquels pour disposition que pût avoir leur imaginative à croire autant de temps écoulé durant leur séjour à la scène que le poète lui en demanderait, ayant leurs yeux et leurs discours témoins et observateurs exacts du contraire, ou même, quelque probable que fût la pièce d’ailleurs, s’apercevraient par là de sa fausseté et ne lui pourraient plus ajouter de foi ni de créance, sur quoi se fonde tout le fruit que la poésie pût produire en nous. Et la force de ce raisonnement consiste, si je ne me trompe, en ce que pour les poèmes narratifs l’imaginative suit, sans contredit, les mouvements que le poète lui veut donner, étant, particulièrement née à ramasser les temps en peu d’espace et suffisant d’entendre que l’on veut que les jours et les années soient passés en certain nombre pour s’accommoder à le croire et conformer à cette impression son indéfinie capacité ; mais que pour les représentatifs l’œil, qui est un organe fini, leur sert de juge, auquel on ne peut en faire voir que selon son étendue et qui détermine le jugement de l’homme à certaines espèces de choses selon qu’il les a remarquées dans son opération. (...) Comme je tombe d’accord avec vous que le but principal de toute représentation scénique est d’émouvoir l’âme du spectateur par la force et l’évidence avec laquelle les diverses passions sont exprimées sur le théâtre, et de la purger par ce moyen des mauvaises habitudes qui la pourraient faire tomber dans les mêmes inconvénients que ces passions tirent après soi, je ne saurais avouer aussi que cette énergie se puisse produire sur le théâtre si elle n’est accompagnée et soutenue de la vraisemblance, ni que le poète dramatique arrive jamais à sa fin qu’en ôtant l’esprit tout ce qui le peut choquer et lui donner le moindre soupçon d’incompatibilité. (...) Passant à votre seconde instance, je nie que le meilleur poème dramatique soit celui qui embrasse le plus d’actions, et dis au contraire, qu’il n’en doit contenir qu’une, et qu’il ne la faut encore que de bien médiocre longueur ; que d’autre sorte elle embarrasserait la scène et travaillerait extrêmement la mémoire. C’est ce qui a obligé tous les anciens à se servir de la narration sur le théâtre et qui leur a fait introduire aussi les messagers, pour faire entendre les choses qu’il fallait qui se passassent ailleurs et décharger le théâtre d’autant. Et comme la catastrophe est la seule pièce de tout le poème qui donne le coup à l’esprit et qui le met au point où on le désire, que toutes les actions précédentes sont inefficaces d’elles-mêmes, et que tout leur fruit se doit trouver dans l’ordination qu’elles ont à leur fin, les mêmes anciens, pour faire cette impression requise, ont réservé le théâtre à la catastrophe seulement, comme à celle qui contenait en vertu toute la force des choses qui la précédaient... Je trouve encore, pour répondre à votre troisième argument, que la disposition dans laquelle vous mettez le spectateur lorsqu’il se range au théâtre est sujette à contradiction. Car bien qu’il soit vrai en soi que ce qui se représente soit feint, néanmoins celui qui le regarde ne le doit point regarder comme une chose feinte mais véritable, et à faute de la croire telle pendant la représentation au moins et d’entrer dans tous les sentiments des acteurs comme réellement arrivant, il n’en saurait recevoir le bien que la poésie se propose de lui faire et pour lequel elle est principalement instituée : de manière que quiconque va à la comédie avec cette préparation que vous dites, de n’entendre rien que de faux et de n’être pas véritablement au lieu où le poète veut que l’on soit, abuse de l’intention de la poésie et perd volontairement le fruit qu’il en pourrait tirer. Auteurs et oeuvres Jean de Schélandre (1584-1635) Gentilhomme lorrain, d’origine protestante, il servit dans l’armée des Provinces-Unies avant de passer en Angleterre où il connut sans doute le théâtre élisabéthain. Tyr et Sidon (1608) Cette tragédie baroque, archicompliquée, s’articule en deux « journées » (non en cinq actes). L’intrigue combine l’amour pastoral et l’héroïsme. Belcar, fils du roi de Sidon, se retrouve captif à Tyr. Les filles du roi, Méliane et Cassandre, tombent amoureuses de lui. Belcar n’aime que Méliane et Cassandre meurt de désespoir. Pour la sauver, sa nourrice la substitue à Méliane au moment où Belcar et Méliane veulent prendre la fuite. Belcar découvre la substitution, accable Cassandre de reproches, celle-ci se jette à la mer en se poignardant. Son corps, rejeté sur le rivage, est retrouvé par Méliane, malheureuse à l’idée que Belcar ait pu s’enfuir seul. On la surprend tenant le poignard de Cassandre à la main et on l’accuse de meurtre. Elle est prête mourir, mais elle est sauvée in extremis par Belcar. Acte V, scène 2 BELCAR Arrêtez, arrêtez, peuple, faites-moi place, Qu’avant m’avoir ouï plus avant on ne passe. MÉLIANE Quel est ce nouveau bruit ? que vois-je là, bons Dieux ? Quel prestige incroyable est offert à mes yeux ! N’est-ce pas là Belcar ? c’est lui-même, ou je rêve. BELCAR Archers, ne craignez rien, prenez, je rends mon glaive, Je ne viens pas ici pour faire quelque effort, Mais pour entre vos mains reconnaître mon tort : Ma vie est pour ma Dame une rançon capable, Car du fait prétendu je suis le seul coupable, Je mérite la place où sans sujet elle est, De mourir avec elle ou pour elle étant prêt. MÉLIANE Messieurs, n’empêchez point ce Prince misérable Qu’il ne donne et reçoive un adieu déplorable. Quelle rage, ô Belcar, t’a pu donc inciter, Etant hors de péril, de t’y précipiter ? BELCAR Mais, ma Reine, plutôt, qui vous fait condescendre D’avouer comme vôtre un crime de Cassandre ? Un crime des plus noirs, et des plus inhumains, Qu’elle a par désespoir fait de ses propres mains ? Je l’ai su, je l’ai vu, lorsque l’ayant quittée, Elle s’est de plein saut dans les vagues jetée, M’ayant auparavant par signes menacé De s’enfoncer au sein mon poignard amassé. Cependant c’est le mal qu’à tort on vous impose, Que vous peut-on d’ailleurs imputer autre chose ? Si l’on ne vous punit que pour m’avoir sauvé, Qu’on me remette aux fers, me voilà retrouvé : Je suis, et non pas vous, s’il faut une victime, A Léonte et Cassandre offrande légitime. MÉLIANE Belcar que vous dirai-je ? avant que repartir, Faites-moi franchement de mes doutes sortir. Est-ce le mouvement d’un amour véritable, (Amour qui soit resté toujours solide et stable) Aujourd’hui résolu de me donner secours, Ou de joindre à ma fin le terme de vos jours, Qui vous fait innocent venir en confiance ? Ou bien est-ce un remords de votre conscience ? Est-ce, dis-je, un regret, un flambeau de fureur, Qui des Dieux irrités vous donnant la terreur, Vous force à satisfaire aux pieds de l’offensée ? A ma bonté trahie ? à votre foi faussée ? Car bien qu’à vous et moi l’un ni l’autre motif N’apporte qu’un remède inutile et tardif, (L’arrêt de mon supplice étant irrévocable, Et la haine du Roi contre vous implacable) Les malheurs néanmoins communs entre nous deux M’auront une autre face, un aspect moins hideux, Si dans la trahison dont ma sœur m’a trompée, Votre fidélité n’a point été trempée : Car nous serons contents dans les champs Elysés Et ne verrons jamais nos Mânes divisés, Au lieu que vous sachant mêlé dans cette trâme, Je veux être aux enfers le fléau de votre âme. BELCAR Ma Déesse, eh ! comment, cet injuste soupçon, Vous a-t-il pu séduire en aucune façon ? Que j’eusse à vous, Madame, une autre préférée, Une autre qui jamais ne vous fut comparée ? Qu’en mon amour si franc et si bien établi, Aurait pu se glisser le mépris et l’oubli ? Quel tort fait à ma flamme ! et quelle injure encore Faite à votre beauté qui son pouvoir ignore ! Sachez que vos liens sont aussi forts que doux, Et que pour débaucher un cœur aimé de vous, Je ne sais si Vénus serait même assez belle ; Aussi les immortels tous en aide l’appelle, Dieux d’en-haut et d’en-bas de Justice conjoints, Qu’ils soient de ma franchise et juges et témoins. O courriers de Neptune et filles de Nérée, Errantes déités de la plaine azurée, Avec quel zèle ardent vous ai-je protesté Que j’avais le cœur net de cette lâcheté, Lors que dans ma nacelle à route vagabonde J’allais comme un plongeon dansant au gré de l’onde ? PHULTER Grâce, grâce, ouvrez-vous, grâce de par le Roi. Madame, descendez. MÉLIANE Vous moquez-vous de moi ? PHULTER Non, non, Madame, non, le roi vous donne grâce, Il meurt s’il ne vous voit et s’il ne vous embrasse : Il est désabusé, dépouillé de courroux, A bonne heure je viens, pour lui, mais pour nous tous. MÉLIANE Sa grâce était tardive, et serait encor vaine, Sans Belcar que le Ciel à mon secours amène, Car s’il ne m’eût tiré les épines du cœur, Ma douleur eût tourné cette grâce en rigueur, Mais puisque ce beau Prince a levé tout l’ombrage Qui m’avait contre lui troublé jusqu’à la rage, Phulter, allez devant, dites-lui le premier Cependant n’ôtez point cet appareil funeste, Car pour ma délivrance encor un point me reste. Ça ! que de mes deux bras je t’aille environner. Que n’ai-je un myrte en main propre à te couronner ! O mon parfait ami, ma méfiance fausse De ta fidélité le mérite rehausse, Baise-moi mille fois, ma joie en sa grandeur Comme un petit objet méprise la pudeur. Alexandre Hardy (vers 1572- vers 1632) On connaît mal la vie de cet acteur et auteur. Il reconnaît avoir composé plus de six cents pièces dont une quarantaine nous est parvenue: pastorales dramatiques - Alphée ou la Justice d’Amour (1626), Pyrame et Thisbé; tragi-comédies - Théagène et Chariclée, Gesippe ou Les Deux Amis, Ravissement de Proserpine, Frédégonde; tragédies - Didon, La Mort de Daire, La Mort d’Alexandre, Scédase ou l’Hospitalité violée. La Force du sang (1625) Dans cette tragi-comédie tirée d’une nouvelle de Cervantès La Fuerza de la sangre (Novelas ejemplares), l’action s’étend sur une durée de sept années et tourne autour du viol d’une jeune fille de Tolède, Léocadie, qu’un jeune homme de bonne famille enlève de force à ses parents pour une nuit. Les précautions prises empêchent l’héroïne de reconnaître son ravisseur et la maison où on l’emmène. Libérée au petit matin, elle n’a d’autre ressource que d’aller cacher sa honte dans le foyer de ses parents. Alphonse, le criminel, part pour un long voyage, en Italie. Sept ans passent, le temps que grandisse l’enfant du déshonneur. Le dénouement sera cependant heureux – tragi-comédie oblige ! Léocadie finira par épouser celui qui ne l’a jamais oubliée depuis la nuit et dont elle tombera amoureuse lorsqu’elle fera enfin sa connaissance! L’extrait met en scène le dialogue entre la fille déshonorée et sa mère. Acte III, scène 1 ESTÉFANIE Eh bien, c’est un enfant que le hasard nous donne. LÉOCADIE Mais un cruel fléau qui d’horreur m’environne ! ESTÉFANIE Fais la désespérée autant que tu voudras, Je le désire nu tenir entre mes bras. LÉOCADIE Je désire aussi voir la race de vipère Sous mes pieds écrasée, en vengeance du père ! ESTÉFANIE Tu ne me saurais pas davantage fâcher Que semblable propos, indiscrète, lâcher… LÉOCADIE Vous voulez que j’approuve et que je fasse compte Du triste monument qui s’érige à ma honte ? ESTÉFANIE La nature t’oblige en sa première loi D’aimer un fruit vivant qui sortira de toi. LÉOCADIE Fruit dont l’arbre mérite flamme allumée… ESTÉFANIE Mais tel fruit, de ton sang créature formée, Aimable en l’innocence, ignorant qui l’a fait. Bref sa cause produit, mauvaise, un bon effet. LÉOCADIE Un bon qui de ma fleur virginale me prive ? ESTÉFANIE Oui, bon, puisque des Cieux le chef-d’œuvre en dérive. LÉOCADIE On aurait beau flatter ma poignante douleur, Beau donner à mon crime une sombre couleur, Le soleil qu’odieux ne me saurait plus luire, L’air pollu de ce rapt mon désastre soupire, La terre qu’à regret ne supporte mes pas, Ma vie est une suite horrible de trépas ; Un enfer de langueurs, une prison cruelle Qui ne me tiendra plus guère de temps chez elle. ESTÉFANIE Apaise, mon souci, tes regrets violents. Nous ne sommes pas moins du désastre dolents ; Toutefois, avenu sa nécessité dure Veut que sans ratraîchir tel ulcère, on l’endure ; Tu crains que ta grossesse apporte un mauvais bruit, Epouvantable éclair que ce tonnerre suit ; Mais, ma fille, on saura prévenir ce diffame. Je ne veux employer que moi de sage-femme, Que moi qui te délivre, outre l’affection, Instruite à ce métier jusqu’en perfection. Cela vaut fait, après la maternelle cure, Une nourrice aux champs discrète te procure, Qui sous nom supposé ta race élèvera Et le los précédent chaste conservera : Mais octroie, remise, une trêve à ces plaintes, A ces profonds sanglots, à ces larmes épreintes, Et ne me pense plus furieuse meurtrir, Plus les fleurs de ce teint en la sorte flétrir, A pein d’éprouver ma haine méritée, De ne voir désormais ta mère qu’irritée, Ains de précipiter, parricide, en ce deuil Qui n’est plus de saison, sa vieillesse au cercueil. LÉOCADIE Madame, pardonnez ce qu’une âme confuse Profère en désespoir de la raison percluse, Pardonnez aux regrets que ma pudicité Immole sur sa tombe en telle adversité Quiconque les pourra modérer dessus l’heure De l’outrage enduré consentante demeure, Insensible à l’honneur que vous m’avez toujours Enseigné préférable à la suite des jours Or plutôt que commettre une impieuse offense, Que ne les réprouver selon votre défense, Ma force entreprendra sur elle, et mes ennuis Au jour ne seront plus remarquables produits ; Je les dévorerai, leur aigreur adoucie Avec votre bonté qui de moi se soucie. ESTÉFANIE Courage, cher espoir, les maux plus déplorés Obtiennent maintes fois sous les cieux implorés Une agréable issue, une fin plus heureuse, Que n’en fut l’origine horrible et funéreuse Combien estimes-tu devoir encore aller ? LÉOCADIE Hélas je sens un faix douloureux dévaler Qui presse sa sortie et d’épreinte cruelles Me travaille le corps jusque dans les moelles, Et neuf lunes tantôt s’accomplissent depuis Qu’en ce piteux état langoureuse je suis. ESTÉFANIE Patience, mon heur, espère après la pluie Un serein gracieux qui tes larmes essuie. A ce mal violent succédera le bien. Sur ma parole, crois que ce ne sera rien. Théophile de Viau (1590-1526) Fils d’un avocat huguenot, il reçoit une solide formation protestante à Montauban puis à Leyde. Jouisseur, esprit indépendant et reconnu comme un grand poète de sa génération, il provoque les autorités. Malgré la faveur des puissants, il est frappé de banissement (1619), plus tard, malgré sa conversion au catholisisme, il est à nouveau poursuivi pour l’impiété et condamné, par contumace, à être brûlé vif (1623). Fuyant Paris, il est arrêté, tenu longtemps en prison avant qu’un nouveau procès ne commue la peine en simple banissement (1625). Il meurt un an après sa libération, peut-être suite aux privations endurées en prison. Les Amours tragiques de Pyrame et Thisbé ( 1623) Une des premières pièces à être conçue pour un public cultivé, élitiste, en vue de plaire au roi, la cour et aux dames de l’Hôtel de Rambouillet. L’intrigue reprend le thème des Métamorphoses d’Ovide : à Babylone, Pyrame et Thisbé s’aiment malgré la haine qui sépare leurs familles et la jalousie dangereuse d’un roi trop épris des charmes de Thisbé. Contraints de s’enfuir pour préserver leur amour, les jeunes gens se donnent rendez-vous dans un endroit solitaire, auprès d’un tombeau. La nuit venue, Thisbé arrive la première, mais elle doit fuir, effrayée par un lion. Pyrame, qui survient peu après, ne voit que son voile abandonné et les traces de la bête. Convaincu de la mort de sa maîtresse, il se tue, désespéré, d’un coup de poignard. Lorsque Thisbé revient, elle aperçoit le cadavre de Pyrame et se donne la mort à son tour. Acte V, scène 2 THISBE Pyrame ne vit plus, ha ! ce soupir l’emporte. Comment ! il ne vit plus et je ne suis pas morte ? Pyrame, s’il te reste encore un peu de jour, Si ton esprit me garde encore un peu d’amour, Et si le vieux Charon touché de ma misère Retarde tant soit peu sa barque à ma prière, Attends-moi, je te prie, et qu’un même trépas Achève nos destins ; je m’en vais de ce pas. Mais tu ne m’attends point, et si peu que je vive En ce dernier devoir mon sort veut que je suive. Coupable que je suis de cette injuste mort, Malheureux criminel de la fureur du sort, Quoi ? je respire encore et regardant Pyrame Trépassé devant moi, je n’ai point perdu l’âme ! Je vois que ce roche s’est éclaté de deuil Pour répandre des pleurs, pour m’ouvrir un cercueil, Ce ruisseau fuit d’horreur qu’il a de mon injure, Il en est sans repos, ses rives sans verdure ; Même, au lieu de donner de la rosée aux fleurs, L’Aurore à ce matin n’a versé que des pleurs, Et cet arbre, touché d’un désespoir visible, A bien trouvé du sang dans son tronc insensible, Son fruit en a changé, la lune en a blêmi, Et la terre a sué du sang qu’il a vomi. Bel arbre, puisque au monde après moi tu demeures, Pour mieux faire paraître au Ciel rouges meures Et lui montrer le tort qu’il a fait à mes vœux, Fais comme moi, de grâce, arrache tes cheveux, Ouvre-toi l’estomac et fais couler à force Cette sanglante humeur par toute ton écorce. Mais que me sert ton deuil ? rameaux, prés verdissants, Qu’à soulager mon mal êtes impuissants ! Quand bien vous en mourriez, on voit la destinée Ramener votre vie en ramenant l’année : Une fois tous les ans nous vous voyons mourir, Une fois tous les ans nous vous voyons fleurir, Mais mon Pyrame est mort sans espoir qu’il retourne De ces pâles manoirs où son esprit séjourne. Depuis que le soleil nous voit naître et finir, Le premier des défunts est encore à venir, Et quand les Dieux demain me le feraient revivre, Je me suis résolue aujourd’hui de le suivre. J’ai trop d’impatience, et puisque le destin De nos corps amoureux fait son cruel butin, Avant que le plaisir que méritaient nos flammes Dans leurs embrassements ait pu mêler nos âmes, Nous les joindrons là-bas et par nos saints accords Ne ferons qu’un esprit de l’ombre de deux corps ; Et puisque à mon sujet sa belle âme sommeille, Mon esprit innocent lui rendra la pareille. Toutefois je ne puis sans mourir doublement ; Pyrame s’est tué d’un soupçon seulement, Son amitié fidèle un peu trop violente, D’autant qu’à ce devoir il me voyait trop lente, Pour avoir soupçonné que je ne l’aimais pas, Il ne s’est pu guérir de moins que du trépas. Qua donc ton bras sur moi davantage demeure, O mort ! et, s’il se peut, que plus que lui je meure ! Que je sente à la fois poison, flammes et fers ! Sus ! qui me vient ouvrir la porte des Enfers ? Ha ! voici le poignard qui du sang de son maître S’est souillé lâchement ; il en rougit, le traître ! Exécrable bourreau, si tu te veux laver Du crime commencé, tu n’as qu’à l’achever ; Enfonce là-dedans, rends-toi plus rude, et pousse Des feux avec ta lame ! Hélas ! elle est trop douce. Je ne pouvais mourir d’un coup plus gracieux, Ni pour un autre objet haïr celui des Cieux. Elle meurt. Jean Mairet (1604-1686) Il fut un des auteurs marquants de son époque. Pensionné du duc de Montmorency, il put se lier d’amitié avec Théophile de Viau, puis il passa au nombre des protégés du cardinal de Richelieu. Son oeuvre, créée entre 1623 et 1640 comprend six tragi-comédies, trois tragédies et une comédie. Rival de Corneille, il participe à la querelle du Cid. Déçu par Richelieu qui préfère laisser arbitrer l’Académie au lieu d’intervenir contre Le Cid sur le conseil de Mairet, ce dernier accepte la lieutenance du Franche-Comté et se retire à Besançon. Jean Mairet est conséquent dans son effort de « régulariser » la tragédie, la comédie et la tragi-comédie. Sophonisbe (1636) Cette tragédie régulière a été composée sur un sujet historique tiré de Tite Live, à l’exemple de la tragédie homonyme (1514) de l’Italien Gian Giorgio Trissino, traduite en français par Melin de Saint-Gelais. Sophonisbe, princesse cartaginoise, a été donnée en mariage au vieux roi numide Syphax qu’elle pousse à prendre les armes contre Rome. Cependant elle garde en son cœur l’amour que lui avait inspiré un autre prince numide, à qui elle avait d’abord été fiancée, le jeune et beau Massinisse. Ce dernier, dont Syphax avait usurpé le trône, a choisi, quant à lui, le camp romain ; il arrive un jour avec ses alliés devant la ville de son ennemi. Syphax tué au combat, la reine se retrouve prisonnière aux mains de Massinisse : Rome va-t-elle la réduire en esclavage ? Mis en présence de Sophonisbe, Massinisse tombe si passionnément amoureux d’elle qu’il l’épouse le soir même ! Mais les Romains veillent à leurs intérêts : Scipion, réclame la captive, qui doit figurer, enchaînée, dans le cortège du vainqueur. Désespéré, Massinisse obéit à la prière de la reine qui préfère le poison au déshonneur ; il n’a plus qu’à se tuer sur le corps de la malheureuse. Acte III, scène 4 MASSINISSE Dieux ! faut-il qu’un vainqueur expire sous les coups De ceux qu’il a vaincus ? Madame, levez-vous. SOPHONISBE Non, Seigneur, que mes pleurs n’obtiennent ma demande. MASSINISSE Vous obtenez encore une chose plus grande : C’est un cœur que beauté n’a jamais asservi, Et que présentement la vôtre m’a ravi. SOPHONISBE En l’état où je suis, il faut bien que j’endure L’outrageuse rigueur de votre procédure : Mais sachez que jamais un généreux vainqueur N’affligea son vaincu d’un lagage moqueur. MASSINISSE Ah ! Madame, perdez cette injuste créance Qui dans sa fausseté me nuit et vous offense ; Jugez mieux des respects qu’un prince doit avoir, Et dans votre beauté voyez votre pouvoir. Trop de gloire pour moi se treuve en ma défaite Pour la désavouer et la tenir secrète. Vantez-vous d’avoir fait avec vos seuls regards Ce que n’ont jamais pu ni les feux, ni les dards ; Il est vrai, j’affranchis une reine captive, Mais de la liberté moi-même je me prive ; Mes transports violents, et mes soupirs non feints, Vous découvrent assez le mal dont je me plains. SOPHONISBE Certes ma vanité serait trop ridicule, Ou j’aurais un esprit extrêmement crédule, Si je m’imaginais qu’en l’état où je suis, Captive, abandonnée, au milieu des ennuis, Le cœur gros de soupirs, et les yeux pleins de larmes, Je conservasse encor des beautés et des charmes Capables d’exciter une ardente amitié. MASSINISSE Il est vrai que d’abord j’ai senti la pitié ; Mais comme le Soleil suit les pas de l’Aurore, L’Amour qui l’a suivie, et qui la suit encore, A fait en un instant dans mon cœur embrasé Le plus grand changement qu’il ait jamais causé. SOPHONISBE Il est trop violent pour être de durée. MASSINISSE Oui, car en peu de temps la mort m’est assurée Si vous ne consolez d’un traitement plus doux Celui qui désormais ne peut vivre sans vous. SOPHONISBE Comme de plus en plus cet esprit s’embarrasse ! MASSINISSE Donnez-moi l’un des deux, la mort, ou votre grâce. Nous vous en conjurons mes passions et moi, Non par la dignité de vainqueur et de roi, Puisque l’Amour me fait perdre et l’un et l’autre titre, Mais par mon triste sort, dont vous êtes l’arbitre, Par mon sang enflammé, par mes soupirs brûlants, Mes transports, mes désirs, si prompts, si violents, Dont j’ai senti les coups au plus profond de l’âme, Et par ces noirs tyrans dont j’adore les lois, Ces vainqueurs des vainqueurs, vos yeux, maîtres des rois, Enfin par la raison que vous m’avez otée. Rendez-moi la pitié que je vous ai prêtée, Ou s’il faut dans mon sang noyer votre courroux, Que ce fer par vos mains m’immole à vos genoux, Victime infortunée et d’amour et de haine. SOPHONISBE Votre mort au contraire augmenterait ma peine ; Mais plaignez, ô grand roi, votre sort et le mien, Qui par nécessité rend le mal pour le bien ; Je vous plains de souffrir, et moi je suis à plaindre D’allumer un brasier que je ne puis éteindre. MASSINISSE Quand on n’a point de cœur, ou qu’il est endurci… SOPHONISBE C’est pour en avoir trop que je vous parle ainsi. MASSINISSE Ce discours cache un sens que je ne puis entendre. SOPHONISBE Ce discours toutefois est facile à comprendre : Le déplorable état de ma condition M’empêche de répondre à votre affection ; La veuve de Syphax est trop infortunée Pour avoir Massinisse en second hyménée, En son cœur génreux formé d’un trop bon sang Pour faire une action indigne de son rang ; Car enfin la Fortune avec toute sa rage M’a bien ôté le sceptre, et non pas le courage. Je sais qu’usant des droits de maître et de vainqueur, Vous pouvez me traiter avec toute rigueur, Mais j’ai cru jusqu’ici que votre âme est trop haute Pour le simple penser d’une si lâche faute. MASSINISSE Croyez-le encore, Madame, et sachez qu’en ce point Votre créance et moi ne vous tromperons point. Donc pour vous faire voir que c’est la belle voie Par où je veux monter au comble de ma joie, Puisque Syphax n’est plus, il ne tiendra qu’à vous D’avoir en Massinisse un légitime émoux. SOPHONISBE Quelles reines au monde en beautés si parfaites Ont jamais mérité l’honneur que vous me faites ? O merveilleux excès de grâce et de bonheur Qui met une captive au lit de son seigneur ! Jean Rotrou (1609-1650) Normand comme Corneille dont il devient, comme Mairet, le rival le plus important, il arrive Paris vers 1628. Ayant obtenu la protection de Richelieu il devient un des auteurs importants de l’Hôtel de Bourgogne. En vingt ans, il produit 17 tragicomédies, 12 comédies, 6 tragédies. Le Véritable Saint Genest (1645) Séduit par le succès de Polyeucte (1642) de Corneille, Rotrou tente une tragédie religeiuse à sa manière, en dédoublant la théâtralité par la représentation du théâtre dans le théâtre et en déployant la thématique baroque de l’être et du paraître, du masque et de la réalité. Le modèle thématique est celui de Lope de Vega El Fingido Verdadero. Pour le mariage de sa fille Valérie avec Maximin, l’empereur romain Dioclétien (ici Dioclétian) invite la troupe de l’acteur Genest à jouer l’histoire de la mort d’Adrian, un martyr chrétien, exécuté justement par Maximin. En jouant son rôle, Genest devient chrétien et martyr à son tour. Les rôles des acteurs sont dédoublés : Genest joue Adrian, Marcelle joue Natalie, Lentule joue Anthyme. Complétons la liste des personnages : empereurs Dioclétian et Maximin, Valérie, fille de Dioclétian, Plancien, préfet. Acte IV, scène 5, Anthyme, Adrian, Natalie ADRIAN Mes vœux arriveront à leur comble suprême, Si, lavant mes péchés de l’eau du saint baptême, Tu m’enrôles au rang de tant d’heureux soldats Qui sous même étendard ont rendu des combats ; Confirme, cher Anthyme, avec cette eau sacrée Par qui presque en tous lieux la Croix est arborée, En ce fragile sein Se projet glorieux De combattre la Terre et conquérir les deux, ANTHYME Sans besoin, Adrian, de cette eau salutaire, Ton sang t’imprimera ce sacré caractère ; Conserve seulement une invincible foi ; Et combattant pour Dieu, Dieu combattra pour toi, ADRIAN, regardant le ciel et rêvant un peu longtemps, dit enfin. Ah ! Lentule ! en l’ardeur dont mon âme est pressée, Il faut lever le masque et l’ouvrir ma pensée ; Le Dieu que j’ai haï m’inspire son amour ; Adrian a parlé, Genest parle à son tour ! Ce n’est plus Adrian, c’est Genest qui respire La grâce du baptême et l’honneur du martyre ; Mais Christ n’a point commis à vos profanes mains Ce sceau mystérieux dont il marque ses Saints ; Regardant au ciel, dont l’on jette quelques flammes. Un ministre céleste, avec une eau sacrée. Pour laver mes forfaits fend la voûte azurée ; Sa clarté m’environne, et l’air de toutes parts Résonne de concerts, et brille à mes regards, Descends, céleste acteur ; tu m’attends ! tu m’appelles ! Attends, mon zèle ardent me fournira des ailes ; Du Dieu qui t’a commis dépars-moi les bontés. Il monte deux ou trois marches et passe derrière la tapisserie. Marcelle, qui représentait Natalie. Ma réplique a manqué ; ces vers sont ajoutés. lentule, qui faisait Anthyme. Il les fait sur-le-champ, et, sans suivre l’histoire, Croit couvrir en rentrant son défaut de mémoire. DIOCLÉTIAN Voyez avec quel art Genest sait aujourd’hui Passer de la figure aux sentiments d’autrui. VALÉRIE Pour tromper l’auditeur, abuser l’acteur même. De son métier, sans doute, est l’adresse suprême. (...) Acte IV, Scène 7, Geneste, Sergeste, Lentule, Marcelle, Gardes, Diclétian, Valérie, etc. genest, regardant le ciel, le chapeau à la main. Suprême Majesté, qui jettes dans les âmes Avec deux gouttes d’eau de si sensibles flammes, Achève tes bontés, représente avec moi Les saints progrès des cœurs convertis à ta Foi ! Faisons voir dans l’amour dont le feu nous consomme, Toi le pouvoir d’un Dieu, moi le devoir d’un homme ; Toi l’accueil d’un vainqueur sensible au repentir. Et moi, Seigneur, la force et l’ardeur d’un martyr. MAXIMIN Il feint comme animé des grâces du baptême. VALÉRIE Sa feinte passerait pour la vérité même. Certes, ou ce spectacle est une vérité, Ou jamais rien de faux ne fut mieux imité. GENEST Et vous, chers compagnons de la basse fortune Qui m’a rendu la vie avecque vous commune, Marcelle, et vous, Sergeste, avec qui tant de fois J’ai du Dieu des chrétiens scandalisé les lois, Si je puis vous prescrire un avis salutaire, Cruels, adorez-en jusqu’au moindre mystère, Et cessez d’attacher avec de nouveaux clous Du Dieu qui sur la croix daigne mourir pour vous : Mon cœur illuminé d’une grâce céleste... MARCELLE II ne dit pas un mot du couplet qui lui reste. SERGESTE Comment, se préparant avecque tant de soin... LENTULE, regardant derrière la tapisserie. Holà, qui tient la pièce ? GENEST II n’en est plus besoin. Dedans cette action, où le Ciel s’intéresse, Un Ange tient la pièce, un Ange me radresse ; Un Ange par son ordre a comblé mes souhaits Et de l’eau du baptême effacé mes forfaits. Ce monde périssable et sa gloire frivole Est une comédie où j’ignorais mon rôle. J’ignorais de quel feu mon cœur devait brûler, Le Démon me dictait quand Dieu voulait parler. Mais depuis que le soin d’un esprit angélique Me conduit, me radresse et m’apprend ma réplique, J’ai corrigé mon rôle, et le Démon confus, M’en voyant mieux instruit, ne me suggère plus ; J’ai pleuré mes péchés, le Ciel a vu mes larmes, Dedans cette action il a treuvé des charmes, M’a départi sa grâce, est mon approbateur, Me propose des prix, et m’a fait son acteur. LENTULE Quoiqu’il manque au sujet, jamais il ne hésite. GENEST Dieu m’apprend sur-le-champ ce que je vous récite Et vous m’entendez mal, si dans cette action Mon rôle passe encor pour une fiction. DIOCLÉTIAN Votre désordre enfin force ma patience. Songez-vous que ce jeu se passe en ma présence ? Et puis-je rien comprendre au trouble où je vous vois ? GENEST Excusez-les, Seigneur, la faute en est à moi, Mais mon salut dépend de cet illustre crime ; Ce n’est plus Adrian, c’est Genest qui s’exprime ; Ce jeu n’est plus un jeu, mais une vérité Où par mon action je suis représenté, Où moi-même l’objet et l’acteur de moi-même, Purgé de mes forfaits par l’eau du saint baptême, Qu’une céleste main m’a daigné conférer, Je professe une loi que je dois déclarer. Pierre de Corneille (1606–1684) Étalée sur une longue période, de 1629 à 1674, la carrière dramatique de Corneille chevauche la période baroque et le classicisme. Il reçut une éducation classique au collège des jésuites, il étudia le droit, devint avocat au Parlement de Rouen en 1624. Les contacts avec la troupe de l’acteur Monory qui venait jouer à Rouen et à qui Corneille confia le manuscrit de sa comédie Mélite ou les Fausses lettres (1628, jouée en 1629) décidèrent de sa carrière dramatique parisienne. Les comédies d’intrigue, sur le modèle du théâtre espagnol, sont jouées au Théâtre du Marais: La Veuve ou Le traître trahi (1631), La Galerie du Palais ou l’Amie rivale (1632), La Suivante (1632-33), La Place Royale ou l’Amoureux extravagant (1633-34). Corneille s’affirme comme le meilleur auteur de comédies avant Molière. La thématique baroque du masque et du mensonge frôle l’analyse d’un cas psychologique dans le Menteur (1643-44). Le mélange du comique et tragique caractérise L’Illusion comique (1635-36) qui combine l’intrigue romanesque de la recherche du fils perdu avec les thèmes de l’amour et de la magie en utilisant la composition en abysme du théâtre dans le théâtre. Les deux pièces mentionnées peuvent être considérées comme représentatives du goût baroque. L’élément tragique imprègne les scènes pathétiques de la tragi-comédie Clitandre ou l’Innocence délivrée (1630-31), il atteint la grandeur héroïque dans la tragi-comédie la plus célèbre de Corneille Le Cid (1636), inspiré des Mocedades del Cid de l’Espagnol Guillén de Castro (1618). Corneille qui épouse, en 1640, Marie de Lampérière, dont il aura six enfants, devient une personnalité importante, il entre à l’Académie Française en 1647, fréquente les salons parisiens sans pour autant cesser d’être un provincial. Il ne déménagera définitivement à Paris qu’en 1662, avec son frère Thomas Corneille (1625-1709), lui aussi auteur dramatique. L’ambition de la grande tragédie classique, régulière, se précise surtout avec la thématique romaine de Horace et Cinna (1640), Pompée (1643), Nicomède (1651), etc. L’héroïsme des protagonistes, imbus de la grandeur stoïque, n’est pas étranger à la sensibilité baroque: aussi se combine-t-il avec la thématique du martyre chrétien dans Polyeucte (1642) et avec les éléments du mélodrame dans Rodogune (1644), Héraclius (1647). Le registre stylistique de Corneille comprend non seulement l’ampleur de la grandiloquente phrase rhétorique, mais aussi le ton lyrique et la tendresse qui caractérisent la tragédie-ballet Psyché (1671; avec Molière, Quinault et Lulli) et la tragédie Suréna (1674). L’Illusion comique ( 1636) Pridamant qui avait répudié son fils Clindor vient consulter le mage Alcandre pour apprendre ce que son fils est devenu. Grâce à la magie, Pridamant voit se dérouler une histoire où son fils aspire obtenir la main d’Isabelle au détriment de Matamore et d’Adraste qu’il tue dans une querelle. Isabelle et Clindor s’enfuient. Ils trouvent refuge à la cour d’un prince dont l’épouse n’est pas insensible aux charmes de Clindor. La scène de séduction se transforme en scène d’horreur : les gardes du prince surviennent et tuent le coupable. Devant le cadavre de Clindor, Isabelle se désespère. Le père Pridamant est atterré. Mais, renversement spectaculaire : ce que le mage Alcandre a montré est en fait une pièce de théâtre. Clindor est bien vivant, il est acteur. Acte II, scène 2 Matamore, autrement dit tueur de Maures, est la figure comique traditionnelle du soldat vaniteux, en l’occurence inspiré par le théâtre espagnol. CLINDOR Quoi ? Monsieur, vous rêvez ! et cette âme hautaine Après tant de beaux faits semble être encore en peine N’êtes-vous point lassé d’abattre des guerriers : Soupirez-vous après quelques nouveaux lauriers ? MATAMORE II est vrai que je rêve et ne saurais résoudre Lequel je dois des deux le premier mettre en poudre Du grand sophi de Perse, ou bien du grand mogor. CLINDOR Et de grâce, monsieur, laissez-les vivre encor. Qu’ajouterait leur perte à votre renommée ? Et puis quand auriez-vous rassemblé votre armée ? MATAMORE Mon armée ! ah ! poltron ! ah ! traître ! pour leur mort Tu crois donc que ce bras ne soit pas assez fort ! Le seul bruit de mon nom renverse les murailles, Défait les escadrons, et gagne les batailles, Mon courage invaincu contre les empereurs N’arme que la moitié de ses moindres fureurs, D’un seul commandement que je fais au trois Parques Je dépeuple l’État des plus heureux monarques. Le foudre est mon carton, les destins mes soldats, Je couche d’un revers mille ennemis à bas, D’un souffle je réduis leurs projets en fumée, Et tu m’oses parler cependant d’une armée ! Tu n’auras plus l’honneur de voir un second Mars, Je vais t’assassiner d’un seul de mes regards, Veillaque. Toutefois je songe à ma maîtresse, Le penser m’adoucit. Va, ma colère cesse, Et ce petit archer qui dompte tous les Dieux, Vient de chasser la mort qui logeait dans mes yeux. Regarde, j’ai quitté cette effroyable mine Qui massacre, détruit, brise, brûle, extermine, Et pensant au bel œil qui tient ma liberté Je ne suis plus qu’amour, que grâce, que beauté. CLINDOR O Dieux ! en un moment que tout vous est possible Je vous vois aussi beau que vous êtes terrible, Et ne crois point d’objet si ferme en sa rigueur Qui puisse constamment vous refuser son cœur. MATAMORE Je te le dis encor, ne sois plus en alarme. Quand je veux j’épouvante, et quand je veux, je charme, Et selon qu’il me plaît je remplis tour à tour Les hommes de terreur et les femmes d’amour, Du temps que ma beauté m’était inséparable Leurs persécutions me rendaient misérable, Je ne pouvais sortir sans les faire pâmer. Mille mouraient par jour à force de m’aimer, J’avais des rendez-vous de toutes les princesses. Les reines à l’envi mendiaient mes caresses. Celle d’Ethiopie, et celle du Japon Dans leurs soupirs d’amour ne mêlaient que mon nom De passion pour moi deux sultanes troublèrent, Deux autres pour me voir du sérail s’échappèrent. J’en fus mal quelque temps avec le grand Seigneur. CLINDOR Son mécontentement n’allait qu’à votre honneur. MATAMORE Ces pratiques nuisaient à mes desseins de guerre Et pouvaient m’empêcher de conquérir la terre : D’ailleurs j’en devins las et pour les arrêter J’envoyai le destin dire à son Jupiter Qu’il trouvât un moyen qui fît cesser les flammes Et l’importunité dont m’accablaient les dames, Qu’autrement ma colère irait, dedans les deux Le dégrader soudain de l’empire des Dieux, Et donnerait à Mars à gouverner son foudre. La frayeur qu’il en eut le fit bientôt résoudre. Ce que je demandais fut prêt en un moment, Et depuis je suis beau quand je veux seulement. (...) ActeV, scène 6 ALCANDRE Ainsi de notre espoir la Fortune se joue, Tout s’élève, ou s’abaisse au branle de sa roue, Et son ordre inégal qui régit l’univers Au milieu du bonheur a ses plus grands revers. PRIDAMANT Cette réflexion mal propre pour un père Consolerait peut-être une douleur légère. Mais après avoir vu mon fils assassiné Mes plaisirs foudroyés, mon espoir ruiné, J’aurais d’un si grand coup l’âme bien peu blessée Si de pareils discours m’entraient dans la pensée. Hélas ! dans sa misère il ne pouvait périr. Et son bonheur fatal lui seul l’a fait mourir, N’attendez pas de moi des plaintes davantage. La douleur qui se plaint cherche qu’on la soulage, La mienne court après son déplorable sort, Adieu, je vais mourir, puisque mon fils est mort. ALCANDRE D’un juste désespoir l’effort est légitime, Et de le détourner je croirais faire un crime, Oui, suivez ce cher fils sans attendre à demain, Mais épargnez du moins ce coup à votre main. Laissez faire aux douleurs qui rongent vos entrailles, Et pour les redoubler voyez ses funérailles. On tire un rideau et on voit tous les comédiens qui partagent leur argent. PRIDAMANT Que vois-je ! chez les morts compte-t-on de l’argent ? ALCANDRE Voyez si pas un d’eux s’y montre négligent. PRIDAMANT Je vois Clindor, Rosine. Ah Dieu ! quelle surprise ! Je vois leur assassin, je vois sa femme et Lise, Quel charme en un moment étouffe leurs discords, Pour assembler ainsi les vivants et les morts ? ALCANDRE Ainsi tous les acteurs d’une troupe comique Leur poème récité partagent leur pratique , L’un tue et l’autre meurt, l’autre vous fait pitié. Mais la scène préside à leur inimitié, Leurs vers font leurs combats, leur mort suit leurs paroles, Et sans prendre intérêt en pas un de leurs rôles, Le traître, et le trahi, le mort et le vivant Se trouvent à la fin amis comme devant. Votre fils et son train ont bien su par leur fuite, D’un père et d’un prévôt éviter la poursuite, Mais tombant dans les mains de la nécessité Ils ont pris le théâtre en cette extrémité. PRIDAMANT Mon fils comédien ! ALCANDRE D’un art si difficile Tous les quatre au besoin en ont fait leur asile, Et depuis sa prison ce que vous avez vu, Son adultère amour, son trépas impourvu, N’est que la triste fin d’une pièce tragique Qu’il expose aujourd’hui sur la scène publique. Par où ses compagnons et lui dans leur métier Ravissent dans Paris un peuple tout entier. Le gain leur en demeure et ce grand équipage Dont je vous ai fait voir le superbe étalage Est bien à votre fils mais non pour s’en parer, Qu’alors que sur la scène il se fait admirer. PRIDAMANT J’ai pris sa mort pour vraie, et ce n’était que feinte Mais je trouve partout mêmes sujets de plainte. Est-ce là cette gloire et ce haut rang d’honneur Où le devait monter l’excès de son bonheur ? ALCANDRE Cessez de vous en plaindre, à présent le théâtre Est en un point si haut qu’un chacun l’idolâtre, Et ce que votre temps voyait avec mépris Est aujourd’hui l’amour de tous les bons esprits, L’entretien de Paris, le souhait des provinces. Le divertissement le plus doux de nos princes, Les délices du peuple, et le plaisir des grands ; Parmi leurs passe-temps il lient les premiers rangs, Et ceux dont nous voyons la sagesse profonde Par ses illustres soins de conserver tout le monde Trouvent dans les douceurs d’un spectacle si beau De quoi se délasser d’un si pesant fardeau. Même notre grand roi, ce foudre de la guerre Dont le nom se fait craindre aux deux bouts de la terre, Le front ceint de lauriers daigne bien quelquefois Prêter l’œil et l’oreille au Théâtre-François : C’est là que le Parnasse étale ses merveilles : Les plus rares esprits lui consacrent leurs veilles, Et tous ceux qu’Apollon voit d’un meilleur regard De leurs doctes travaux lui donnent quelque part. S’il faut par la richesse estimer les personnes, Le théâtre est un fief dont les rentes sont bonnes. Et votre fils rencontre en un métier si doux Plus de biens et d’honneur qu’il n’eût trouvé chez vous. Défaites-vous enfin de cette erreur commune Et ne vous plaignez plus de sa bonne fortune. PRIDAMANT Je n’ose plus m’en plaindre, on voit trop combien Le métier qu’il a pris est meilleur que le mien. Le Menteur (1644) Dorante, un jeune étudiant, revient à Paris où il se met à courtiser deux jeunes demoiselles, Clarice et Lucrèce. Pour se donner meilleure contenance, il s’invente des mérites et des exploits. Ainsi, de mensonges en mensonges, il est emporté par la tourmente de la réalité qu’il a fabriquée et qu’il ne peut plus quitter. La scène choisie montre l’étonnement de Cliton, serviteur de Dorante. Acte, scène 6 CLITON Monsieur, puis-je à présent parler sans vous déplaire ? DORANTE Je remets à ton choix de parler, ou te taire, Mais quand tu vois quelqu’un, ne fais plus l’insolent. CLITON Votre ordinaire est-il de rêver en parlant ? DORANTE Où me vois-tu rêver ? CLITON J’appelle rêveries Ce qu’en d’autres qu’un maître on nomme menteries, Je parle avec respect. DORANTE Pauvre esprit ! CLITON Je le perds Quand je vous ois parler de guerre et de concerts. Vous voyez sans péril nos batailles dernières, Et faites des festins qui ne vous coûtent guères. Pourquoi depuis un an vous feindre de retour ? DORANTE J’en montre plus de flamme, et j’en fais mieux ma cour, CLITON Qu’a de propre la guerre à montrer votre flamme ? DORANTE O le beau compliment à charmer une dame, De lui dire d’abord : J’apporte à vos beautés Un cœur nouveau venu des universités, Si vous avez besoin de lois et de rubriques, Je sais le code entier avec les Authentiques, Le Digeste nouveau, le vieux, l’Infortiat, Ce qu’en a dit Jason, Balde, Accurse, Alciat. Qu’un si riche discours nous rend considérables ! Qu’on amollit par là de coeurs inexorables ! Qu’un homme à paragraphe est un joli galant ! On s’introduit bien mieux à titre de vaillant, Tout le secret ne gît qu’en un peu de grimace, A mentir à propos, jurer de bonne grâce, Étaler force mots qu’elles n’entendent pas, Faire sonner Lamboy, Jean de Vert, et Galas, Nommer quelques châteaux de qui les noms barbares, Plus ils blessent l’oreille, et plus leur semblent rares, Avoir toujours en bouche, angles, lignes, fossés, Vedette, contrescarpe, et travaux avancés, Sans ordre, et sans raison, n’importe, on les étonne, On leur fait admirer les bayes qu’on leur donne, Et tel, à la faveur d’un semblable débit, Passe pour homme illustre, et se met en crédit. CLITON A qui vous veut ouïr, vous en faites bien croire : Mais celle-ci bientôt peut savoir votre histoire. DORANTE J’aurai déjà gagné chez elle quelque accès, Et loin d’en redouter un malheureux succès. Si jamais un fâcheux nous nuit par sa présence, Nous pourrons sous ces mots être d’intelligence. Voilà traiter l’amour, Cliton, et comme il faut. CLITON A vous dire le vrai, je tombe de bien haut : Mais parlons du festin. Urgande et Mélusine N’ont jamais sur-le-champ mieux fourni leur cuisine, Vous allez au-delà de leurs enchantements, Vous seriez un grand maître à faire des romans, Ayant si bien en main le festin et la guerre Vos gens en moins de rien courraient toute la terre, Et ce serait pour vous des travaux fort légers De faire voir partout la pompe et les dangers, Ces hautes fictions vous sont bien naturelles. DORANTE J’aime à braver ainsi les conteurs de nouvelles, Et sitôt que j’en vois quelqu’un s’imaginer Que ce qu’il veut m’apprendre a de quoi m’éloigner. Je le sers aussitôt d’un conte imaginaire Qui l’étonne lui-même, et le force à se taire : Si tu pouvais savoir quel plaisir on a lors De leur faire rentrer leurs nouvelles au corps... CLITON Je le juge assez grand, mais enfin ces pratiques Vous peuvent engager en de fâcheux intrigues. DORANTE Nous les démêlerons, mais tous ces vains discours M’empêchent de chercher l’objet de mes amours, Tâchons de le rejoindre, et sache qu’à me suivre Je t’apprendrai bientôt d’autres façons de vivre. Cinna (1642) C’est une tragédie historique - et politique – qui met en scène la problématique du pouvoir, de la faute et du pardon. Émilie qui veut venger son père, victime des proscriptions d’Auguste, convainc Cinna d’organiser un complot. Les conspirateurs sont trahis par le rival en amour de Cinna. À Auguste de décider s’il faut pencher pour le châtiment ou pour la clémence. Acte IV, scène 2 AUGUSTE Ciel, à qui voulez-vous désormais que je fie Les secrets de mon âme et le soin de ma vie ? Reprenez le pouvoir que vous m’avez commis. Si donnant des sujets il ôte les amis, Si tel est le destin des grandeurs souveraines Que leurs plus grands bienfaits n’attirent que des haines, Et si votre rigueur les condamne à chérir Ceux que vous animez à les faire périr. Pour elles rien n’est sûr ; qui peut tout doit tout craindre. Rentre en toi-même, Octave, et cesse de te plaindre. Quoi ! Tu veux qu’on t’épargne, et n’as rien épargné ! Songe aux fleuves de sang où ton bras s’est baigné, De combien ont rougi les champs de Macédoine, Combien en a versé la défaite d’Antoine, Combien celle de Sexte, et revois tout d’un temps Pérouse au sien noyée, et tous ses habitants. Remets dans ton esprit, après tant de carnages, De tes proscriptions les sanglantes images, Où toi-même, des tiens devenu le bourreau. Au sein de ton tuteur enfonças le couteau : Et puis ose accuser le destin d’injustice Quand tu vois que les tiens s’arment pour ton supplice, Et que, par ton exemple à la perte guidés, Ils violent des droits que tu n’a pas gardés Leur trahison est juste, et le ciel l’autorise ; Quitte ta dignité comme tu l’as acquise ; Rends un sang infidèle à l’infidélité. Et souffre des ingrats après l’avoir été. Mais que mon jugement au besoin m’abandonne ! Quelle fureur, Cinna, m’accuse et te pardonne, Toi, dont la trahison me force à retenir Ce pouvoir souverain dont tu me veux punir, Me traite en criminel, et fait seule mon crime, Relève pour l’abattre un trône illégitime, Et, d’un zèle effronté couvrant son attentat, S’oppose, pour me perdre, au bonheur de l’État ? Donc jusqu’à l’oublier je pourrais me contraindre ! Tu vivrais en repos après m’avoir fait craindre ! Non, non, je me trahis moi-même d’y penser : « Qui pardonne aisément invite à l’offenser ; Punissons l’assassin, proscrivons les complices. Mais quoi ! toujours du sang, et toujours des supplices ! Ma cruauté se lasse, et ne peut s’arrêter ; Je veux me faire craindre et ne fais qu’irriter. Rome a pour ma ruine une hydre trop fertile : Une tête coupée en fait renaître mille, Et le sang répandu de mille conjurés Rend mes jours plus maudits, et non plus assurés. Octave, n’attends plus le coup d’un nouveau Brute ; Meurs, et dérobe-lui la gloire de ta chute ; Meurs ; tu ferais pour vivre un lâche et vain effort, Si tant de gens de cœur font des voeux pour ta mort, Et si tout ce que Rome a d’illustre jeunesse Pour te faire périr tour à tour s’intéresse ; Meurs, puisque c’est un mal que tu ne peux guérir ; Meurs enfin, puisqu’il faut ou tout perdre, ou mourir. La vie est peu de chose, et le peu qui t’en reste Ne vaut pas l’acheter par un prix si funeste. Meurs, mais quitte du moins la vie avec éclat, Éteins-en le flambeau dans le sang de l’ingrat, A toi-même en mourant immole ce perfide ; Contentant ses désirs, punis son parricide ; Fais un tourment pour lui de ton propre trépas, En faisant qu’il le voie et n’en jouisse pas ; Mais jouissons plutôt nous-mêmes de sa peine ; Et si Rome nous hait triomphons de sa haine, O Romains ! ô vengeance ! ô pouvoir absolu ! O rigoureux combat d’un cœur irrésolu Qui fuit en même temps tout ce qu’il se propose ! D’un prince malheureux ordonnez quelque chose. Qui des deux dois-je suivre, et duquel m’éloigner? Ou laissez-moi périr, ou laissez-moi régner. ******* Acte V, scène 1 Auguste (...) Tu veux m’assassiner demain, au Capitole, Pendant le sacrifice, et ta main pour signal Me doit, au lieu d’encens, donner le coup Fatal ; La moitié de tes gens doit occuper la porte, L’autre moitié te suivre et de prêter main-forte. Ai-je de bons avis, ou de mauvais soupçons ? De tous ces meurtriers te dirai-je les noms ? Procule, Glabrion, Virginian, Rutile, Marcel, Plaute, Lénas, Pompone, Albin, Icile, Maxime, qu’après toi j’avais le plus aimé : Le reste ne vaut pas l’honneur d’être nommé ; Un tas d’hommes perdus de dettes et de crimes, Que pressent de mes lois les ordres légitimes, Et qui, désespérant de les plus éviter, Si tout n’est renversé, ne sauraient subsister. Tu te tais maintenant, et gardes le silence, Plus par confusion que par obéissance. Quel était ton dessein, et que prétendais-tu Après m’avoir au temple à tes pieds abattu ? Affranchir ton pays d’un pouvoir monarchique ? Si j’ai bien entendu tantôt ta politique, Son salut désormais dépend d’un souverain, Qui pour tout conserver tienne tout en sa main ; Et si sa liberté te faisait entreprendre, Tu ne m’eusses jamais empêché de la rendre ; Tu l’aurais acceptée au nom de tout l’État, Sans vouloir l’acquérir par un assassinat. Quel était donc ton but ? d’y régner en ma place ? D’un étrange malheur son destin le menace, Si pour monter au trône et lui donner la loi Tu ne trouves dans Rome autre obstacle que moi, Si jusques à ce point son sort est déplorable. Que tu sois après moi le plus considérable, Et que ce grand fardeau de l’empire romain Me puisse après ma mort tomber mieux qu’en ta main. Apprends à te connaître, et descends en toi-même : On t’honore dans Rome, on te courtise, on t’aime, Chacun tremble sous toi, chacun t’offre des voeux, Ta fortune est bien haut, tu peux ce que tu veux ; Mais tu ferais pitié même à ceux qu’elle irrite, Si je t’abandonnais à ton peu de mérite. Ose me démentir, dis-moi ce que tu vaux. Conte-moi tes vertus, tes glorieux travaux, Les rares qualités par où tu m’as dû plaire, Et tout ce qui t’élève au-dessus du vulgaire. Ma faveur fait ta gloire, et ton pouvoir en vient ; Elle seule t’élève, et seule te soutient : C’est elle qu’on adore, et non pas ta personne : Tu n’as crédit ni rang, qu’autant qu’elle t’en donne ; Et pour te faire choir je n’aurais aujourd’hui Qu’à retirer la main qui seule est ton appui. J’aime mieux toutefois céder à ton envie : Règne, si tu le peux, aux dépens de ma vie : Mais oses-tu penser que les Serviliens, Les Cosses, les Métels, tes Pauls, les Fabiens, Et tant d’autres enfin de qui les grands courages Des héros de leur sang sont les vives images, Quittent le noble orgueil d’un sang si généreux Jusqu’à pouvoir souffrir que tu règnes sur eux ? Parle, parle, il est temps. CINNA Je demeure stupide Non que votre colère ou la mort m’intimide : Je vois qu’on m’a trahi, vous m’y voyez rêver, Et j’en cherche l’auteur sans le pouvoir trouver. Mais c’est trop y tenir toute l’âme occupée : Seigneur, je suis Romain, et du sang de Pompée. Le père et les deux fils, lâchement égorgés, Par la mort de César étaient trop peu vengés ; C’est là d’un beau dessein l’illustre et seule cause Et puisqu’à vos rigueurs la trahison m’expose. N’attendez point de mot d’infâmes repentirs, D’inutiles regrets, ni de honteux soupirs. Le sort vous est propice autant qu’il m’est contraire Je sais ce que j’ai fait, et ce qu’il vous faut faire : Vous devez un exemple à la postérité. Et mon trépas importe à votre sûreté. Auguste Tu me braves, Cinna, tu fais le magnanime. Et, loin de t’excuser, tu couronnes ton crime. Voyons si ta constance ira jusques au bout, Tu sais ce qui t’est dû, tu vois que je sais tout, Fais ton arrêt toi-même, et choisis les supplices. ***** Acte V, scène 3 AUGUSTE En est-ce assez, ô ciel ! et le sort, pour me nuire, A-t-il quelqu’un des miens qu’il veuille encor séduire? Qu’il joigne à ses efforts le secours des enfers ; Je suis maître de moi comme de l’univers ; Je le suis, je veux l’être. O siècles, O mémoire ! Conservez à jamais ma dernière victoire ! Je triomphe aujourd’hui du plus juste courroux De qui le souvenir puisse aller jusqu’à vous. Soyons ami, Cinna, c’est moi qui t’en convie : Comme à mon ennemi je t’ai donné la vie, Et, malgré la fureur de ton lâche destin, Je te la donne encor comme à mon assassin. Commençons un combat qui montre par l’issue Qui l’aura mieux de nous ou donnée ou reçue. Tu trahis mes bienfaits, je les veux redoubler ; Je t’en avais comblé, je t’en veux accabler ; Avec cette beauté que je t’avais donnée, Reçois le consulat pour la prochaine année. A Émilie Aime Cinna, ma fille, en cet illustre rang, Préfères-en la pourpre à celle de mon sang ; Apprends sur mon exemple à vaincre ta colère : Te rendant un époux, je te rends plus qu’un père. EMILIE Et je me rends, seigneur, à ces hautes bontés ; Je recouvre ta vue auprès de leurs clartés : Je connais mon forfait qui me semblait justice : Et (ce que n’avait pu la terreur du supplice) Je sens naître en mon âme un repentir puissant, Et mon cœur en secret me dît qu’il y consent. Le ciel a résolu votre grandeur suprême ; Et pour preuve, seigneur, je n’en veux que moi-même J’ose avec vanité me donner cet éclat, Puisqu’il change mon cœur, qu’il veut changer l’État. Ma haine va mourir, que j’ai crue immortelle ; Elle est morte, et ce cœur devient sujet fidèle ; Et prenant désormais cette haine en horreur, L’ardeur de vous servir succède à sa fureur. CINNA Seigneur, que vous dirai-je après que nos offenses Au lieu de châtiments trouvent des récompenses ? O vertu sans exemple ! O clémence, qui rend Votre pouvoir plus juste, et mon crime plus grand ! AUGUSTE Cesse d’en retarder un oubli magnanime ; Et tous deux avec moi faites grâce à Maxime : II nous a trahis tous ; mais ce qu’il a commis Vous conserve innocents, et me rend mes amis. A Maxime Reprends auprès de moi ta place accoutumée ; Rentre dans ton crédit et dans ta renommée ; Qu’Euphorbe de tous trois ait sa grâce à son tour ; Et que demain l’hymen couronne leur amour. Si tu l’aimes encor, ce sera ton supplice. Maxime Je n’en murmure point, il a trop de justice ; Et je suis plus confus, seigneur, de vos bontés Que je ne suis jaloux du bien que vous m’ôtez. ClNNA Souffrez que ma vertu dans mon cœur rappelée Vous consacre une foi lâchement violée, Mais si ferme à présent, si loin de chanceler, Que la chute du ciel ne pourrait l’ébranler. Puisse le grand moteur des belles destinées, Pour prolonger vos jours, retrancher nos années ; Et moi, par un bonheur dont chacun soit jaloux, Perdre pour vous cent fois ce que je tiens de vous ! Nicomède (1651) Sous la pression de sa seconde femme Arsinoé et de l’ambassadeur roman Flaminius, Prusias, roi de Bithynie, voudrait contraindre son fils Nicomède, né d’un premier lit, à renoncer à la main de Laodice, reine d’Arménie, en faveur d’Attale, son demi-frère, fils du Prusias et d’Arsinoé. Indifférent aux calomnies d’Arsinoé, qui l’accuse de conspirer contre son père, insensible à la colère de celui-ci, Nicomède ne sacrifiera ni le trône, ni son amour. Nous le voyons d’abord tenter vainement de ranimer chez Prusias le sentiment de la grandeur royale. Après quoi, sans insolence, mais avec une ironie hautaine qui se complaît à égarer un moment le vieillard, il lui montre que ses menaces sont vaines : Prusias ne peut rien contre les droits, la valeur et la popularité de Nicomède. Acte II, scène 3 PRUSIAS Nicomède, en deux mots, ce désordre me fâche. quoi qu’on t’ose imputer, je ne te crois point lâche, Mais donnons quelque chose à Rome, qui se plaint, Et tâchons d’assurer la Reine, qui te craint. J’ai tendresse pour toi, j’ai passion pour elle ; Et je ne veux pas voir cette haine éternelle, Ni que des sentiments que j’aime à voir durer Ne règnent dans mon cœur que pour le déchirer. J’y veux mettre d’accord l’amour et la nautre, Etre père et mari dans cette conjoncture… NICOMÈDE Seigneur, voulez-vous bien vous en fier à moi ? Ne soyez l’un ni l’autre. PRUSIAS Et que dois-je être ? NICOMÈDE Roi. Reprenez hautement ce noble caractère. Un véritable roi n’est ni mari ni père ; Il regarde son trône, et rien de plus. Régnez, Rome vous craindra plus que vous ne la craignez. Malgré cette puissance et si vaste et si grande, Vous pouvez déjà voir comme elle m’appréhende, Combien en me perdant elle espère gagner, Parce qu’elle prévoit que je saurai régner. PRUSIAS Je règne donc, ingrat ! puisque tu me l’ordonnes : Chosis, ou Laodice, ou mes quatre couronnes. Ton roi fait ce partage entre ton frère et toi ; Je ne suis plus ton père, obéis à ton roi. NICOMÈDE Si vous étiez aussi le roi de Laodice Pour l’offrir à mon choix avec quelque justice, Je vous demanderais le loisir d’y penser ; Mais enfin, pour vous plaire, et ne pas l’offenser, J’obéirai, Seigneur, sans répliques frivoles, A vos intentions, et non à vos paroles. A ce frère si cher transportez tous mes droits, Et laissez Laodice en liberté du choix. Voilà quel est le mien. PRUSIAS Quelle bassesse d’âme, Quelle fureur t’aveugle en faveur d’une femme ? Tu la préfères, lâche ! à ces prix glorieux Que ta valeur unit au bien de tes aieux ! Après cette infamie es-tu digne de vivre ? NICOMÈDE Je crois que votre exemple est glorieux à suivre : Ne préferez-vous pas une femme à ce fils Par qui tous ces Etats aux vôtres sont unis ? PRUSIAS Me vois-tu renoncer pour elle au diadème ? NICOMÈDE Me voyez-vous pour l’autre y renoncer moi-même ? Que cédé-je à mon frère en cédant vos Etats ? Ai-je droit d’y prétendre avant votre trépas ? Pardonnez-moi ce mot, il est fâcheux à dire, Mais un monarque enfin comme un autre homme expire ; Et vos peuples alors, ayant besoin d’un roi, Voudront choisir peut-être entre ce prince et moi. Seigneur, nous n’avons pas si grande ressemblance Qu’il faille de bons yeux pour y voir différence ; Et ce vieux droit d’aînesse est souvent si puissant Que pour remplir un trône il rappelle un absent. Que si leurs sentiments se règlent sur les vôtres, Sous le joug de vos lois j’en ai bien rangé d’autres ; Et dussent vos Romains en être encor jaloux, Je ferai bien pour moi ce que j’ai fait pour vous.