Pierre Corneille Cinna Acte IV, scène 2 (1642) AUGUSTE Ciel, à qui voulez-vous désormais que je fie Les secrets de mon âme et le soin de ma vie ? Reprenez le pouvoir que vous m’avez commis. Si donnant des sujets il ôte les amis, Si tel est le destin des grandeurs souveraines Que leurs plus grands bienfaits n’attirent que des haines, Et si votre rigueur les condamne à chérir Ceux que vous animez à les faire périr. Pour elles rien n’est sûr ; qui peut tout doit tout craindre. Rentre en toi-même, Octave, et cesse de te plaindre. Quoi ! Tu veux qu’on t’épargne, et n’as rien épargné ! Songe aux fleuves de sang où ton bras s’est baigné, De combien ont rougi les champs de Macédoine, Combien en a versé la défaite d’Antoine, Combien celle de Sexte, et revois tout d’un temps Pérouse au sien noyée, et tous ses habitants. Remets dans ton esprit, après tant de carnages, De tes proscriptions les sanglantes images, Où toi-même, des tiens devenu le bourreau. Au sein de ton tuteur enfonças le couteau : Et puis ose accuser le destin d’injustice Quand tu vois que les tiens s’arment pour ton supplice, Et que, par ton exemple à la perte guidés, Ils violent des droits que tu n’a pas gardés Leur trahison est juste, et le ciel l’autorise ; Quitte ta dignité comme tu l’as acquise ; Rends un sang infidèle à l’infidélité. Et souffre des ingrats après l’avoir été. Mais que mon jugement au besoin m’abandonne ! Quelle fureur, Cinna, m’accuse et te pardonne, Toi, dont la trahison me force à retenir Ce pouvoir souverain dont tu me veux punir, Me traite en criminel, et fais seule mon crime, Relève pour l’abattre un trône illégitime, Et, d’un zèle effronté couvrant son attentat, S’oppose, pour me perdre, au bonheur de l’État ? Donc jusqu’à l’oublier je pourrais me contraindre ! Tu vivrais en repos après m’avoir fait craindre ! Non, non, je me trahis moi-même d’y penser : « Qui pardonne aisément invite à l’offenser ; Punissons l’assassin, proscrivons les complices. Mais quoi ! toujours du sang, et toujours des supplices ! Ma cruauté se lasse, et ne peut s’arrêter ; Je veux me faire craindre et ne fais qu’irriter. Rome a pour ma ruine une hydre trop fertile : Une tête coupée en fait renaître mille, Et le sang répandu de mille conjurés Rend mes jours plus maudits, et non plus assurés. Octave, n’attends plus le coup d’un nouveau Brute ; Meurs, et dérobe-lui la gloire de ta chute ; Meurs ; tu ferais pour vivre un lâche et vain effort, Si tant de gens de cœur font des voeux pour ta mort, Et si tout ce que Rome a d’illustre jeunesse Pour te faire périr tour à tour s’intéresse ; Meurs, puisque c’est un mal que tu ne peux guérir ; Meurs enfin, puisqu’il faut ou tout perdre, ou mourir. La vie est peu de chose, et le peu qui t’en reste Ne vaut pas l’acheter par un prix si funeste. Meurs, mais quitte du moins la vie avec éclat, Éteins-en le flambeau dans le sang de l’ingrat, A toi-même en mourant immole ce perfide ; Contentant ses désirs, punis son parricide ; Fais un tourment pour lui de ton propre trépas, En faisant qu’il le voie et n’en jouisse pas ; Mais jouissons plutôt nous-mêmes de sa peine ; Et si Rome nous hait triomphons de sa haine, O Romains ! ô vengeance ! ô pouvoir absolu ! O rigoureux combat d’un cœur irrésolu Qui fuit en même temps tout ce qu’il se propose ! D’un prince malheureux ordonnez quelque chose. Qui des deux dois-je suivre, et duquel m’éloigner? Ou laissez-moi périr, ou laissez-moi régner. ******* Corneille. Cinna, Acte V, scène 1 Auguste ... Tu veux m’assassiner demain, au Capitole, Pendant le sacrifice, et ta main pour signal Me doit, au lieu d’encens, donner le coup Fatal ; La moitié de tes gens doit occuper la porte, L’autre moitié te suivre et de prêter main-forte. Ai-je de bons avis, ou de mauvais soupçons ? De tous ces meurtriers te dirai-je les noms ? Procule, Glabrion, Virginian, Rutile, Marcel, Plaute, Lénas, Pompone, Albin, Icile, Maxime, qu’après toi j’avais le plus aimé : Le reste ne vaut pas l’honneur d’être nommé ; On tas d’hommes perdus de dettes et de crimes, Que pressent de mes lois les ordres légitimes, Et qui, désespérant de les plus éviter, Si tout n’est renversé, ne sauraient subsister. Tu te tais maintenant, et gardes le silence, Plus par confusion que par obéissance. Quel était ton dessein, et que prétendais-tu Après m’avoir au temple à tes pieds abattu ? Affranchir ton pays d’un pouvoir monarchique ? Si j’ai bien entendu tantôt ta politique, Son salut désormais dépend d’un souverain, Qui pour tout conserver tienne tout en sa main ; Et si sa liberté te faisait entreprendre, Tu ne m’eusses jamais empêché de la rendre ; Tu l’aurais acceptée au nom de tout l’État, Sans vouloir l’acquérir par un assassinat. Quel était donc ton but ? d’y régner en ma place ? D’un étrange malheur son destin le menace, Si pour monter au trône et lui donner la loi Tu ne trouves dans Rome autre obstacle que moi, Si jusques à ce point son sort est déplorable. Que tu sois après moi le plus considérable, Et que ce grand fardeau de l’empire romain Me puisse après ma mort tomber mieux qu’en ta main. Apprends à te connaître, et descends en toi-même : On t’honore dans Rome, on te courtise, on t’aime, Chacun tremble sous toi, chacun t’offre des voeux, Ta fortune est bien haut, tu peux ce que tu veux ; Mais tu ferais pitié même à ceux qu’elle irrite, Si je t’abandonnais à ton peu de mérite. Ose me démentir, dis-moi ce que tu vaux. Conte-moi tes vertus, tes glorieux travaux, Les rares qualités par où tu m’as dû plaire, Et tout ce qui t’élève au-dessus du vulgaire. Ma faveur fait ta gloire, et ton pouvoir en vient ; Elle seule t’élève, et seule te soutient : C’est elle qu’on adore, et non pas ta personne : u n’as crédit ni rang, qu’autant qu’elle t’en donne ; Et pour te faire choir je n’aurais aujourd’hui Qu’à retirer la main qui seule est ton appui. J’aime mieux toutefois céder à ton envie : Règne, si tu le peux, aux dépens de ma vie : Mais oses-tu penser que les Serviliens, Les Cosses, les Métels, tes Pauls, les Fabiens, Et tant d’autres enfin de qui les grands courages Des héros de leur sang sont les vives images, Quittent le noble orgueil d’un sang si généreux Jusqu’à pouvoir souffrir que tu règnes sur eux ? Parle, parle, il est temps. CINNA Je demeure stupide Non que votre colère ou la mort m’intimide : Je vois qu’on m’a trahi, vous m’y voyez rêver, Et j’en cherche l’auteur sans le pouvoir trouver. Mais c’est trop y tenir toute l’âme occupée : Seigneur, je suis Romain, et du sang de Pompée. Le père et les deux fils, lâchement égorgés, Par la mort de César étaient trop peu vengés ; C’est là d’un beau dessein l’illustre et seule cause Et puisqu’à vos rigueurs la trahison m’expose. N’attendez point de mot d’infâmes repentirs, D’inutiles regrets, ni de honteux soupirs. Le sort vous est propice autant qu’il m’est contraire Je sais ce que j’ai fait, et ce qu’il vous faut faire : Vous devez un exemple à la postérité. Et mon trépas importe à votre sûreté. Auguste Tu me braves, Cinna, tu fais le magnanime. Et, loin de t’excuser, tu couronnes ton crime. Voyons si ta constance ira jusques au bout, Tu sais ce qui t’est dû, tu vois que je sais tout, Fais ton arrêt toi-même, et choisis les supplices. ***** Corneille, Cinna, Acte V, scène 3 AUGUSTE En est-ce assez, ô ciel ! et le sort, pour me nuire, A-t-il quelqu’un des miens qu’il veuille encor séduire? Qu’il joigne à ses efforts le secours des enfers ; Je suis maître de moi comme de l’univers ; Je le suis, je veux l’être. O siècles, O mémoire ! Conservez à jamais ma dernière victoire ! Je triomphe aujourd’hui du plus juste courroux De qui le souvenir puisse aller jusqu’à vous. Soyons ami, Cinna, c’est moi qui t’en convie : Comme à mon ennemi je t’ai donné la vie, Et, malgré la fureur de ton lâche destin. Je te la donne encor comme à mon assassin. Commençons un combat qui montre par l’issue Qui l’aura mieux de nous ou donnée ou reçue. Tu trahis mes bienfaits, je les veux redoubler ; Je t’en avais comblé, je t’en veux accabler ; Avec cette beauté que je t’avais donnée, Reçois le consulat pour la prochaine année. Aime Cinna, ma fille, en cet illustre rang, Préfères-en la pourpre à celle de mon sang ; Apprends sur mon exemple à vaincre ta colère : Te rendant un époux, je te rends plus qu’un père. EMILIE Et je me rends, seigneur, à ces hautes bontés ; Je recouvre ta vue auprès de leurs clartés : Je connais mon forfait qui me semblait justice : Et (ce que n’avait pu la terreur du supplice) Je sens naître en mon âme un repentir puissant, Et mon cœur en secret me dît qu’il y consent. Le ciel a résolu votre grandeur suprême ; Et pour preuve, seigneur, je n’en veux que moi-même J’ose avec vanité me donner cet éclat, Puisqu’il change mon cœur, qu’il veut changer l’État. Ma haine va mourir, que j’ai crue immortelle ; Elle est morte, et ce cœur devient sujet fidèle ; Et prenant désormais cette haine en horreur, L’ardeur de vous servir succède à sa fureur. CINNA Seigneur, que vous dirai-je après que nos offenses Au lieu de châtiments trouvent des récompenses ? O vertu sans exemple ! O clémence, qui rend Votre pouvoir plus juste, et mon crime plus grand ! AUGUSTE Cesse d’en retarder un oubli magnanime ; Et tous deux avec moi faites grâce à Maxime : II nous a trahis tous ; mais ce qu’il a commis Vous conserve innocents, et me rend mes amis. A Maxime, Reprends auprès de moi ta place accoutumée ; Rentre dans ton crédit et dans ta renommée ; Qu’Euphorbe de tous trois ait sa grâce à son tour ; Et que demain l’hymen couronne leur amour. Si tu l’aimes encor, ce sera ton supplice. Maxime Je n’en murmure point, il a trop de justice ; Et je suis plus confus, seigneur, de vos bontés Que je ne suis jaloux du bien que vous m’ôtez. ClNNA Souffrez que ma vertu dans mon cœur rappelée Vous consacre une foi lâchement violée, Mais si ferme à présent, si loin de chanceler, Que la chute du ciel ne pourrait l’ébranler. Puisse le grand moteur des belles destinées, Pour prolonger vos jours, retrancher nos années ; Et moi, par un bonheur dont chacun soit jaloux, Perdre pour vous cent fois ce que je tiens de vous !