Pierre Corneille L’Illusion comique ( 1636), Acte II, scène 2 CLINDOR Quoi ? Monsieur, vous rêvez ! et cette âme hautaine Après tant de beaux faits semble être encore en peine N’êtes-vous point lassé d’abattre des guerriers : Soupirez-vous après quelques nouveaux lauriers ? MATAMORE II est vrai que je rêve et ne saurais résoudre Lequel je dois des deux le premier mettre en poudre Du grand sophi de Perse, ou bien du grand mogor. CLINDOR Et de grâce, monsieur, laissez-les vivre encor. Qu’ajouterait leur perte à votre renommée ? Et puis quand auriez-vous rassemblé votre armée ? MATAMORE Mon armée ! ah ! poltron ! ah ! traître ! pour leur mort Tu crois donc que ce bras ne soit pas assez fort ! Le seul bruit de mon nom renverse les murailles, Défait les escadrons, et gagne les batailles, Mon courage invaincu contre les empereurs N’arme que la moitié de ses moindres fureurs, D’un seul commandement que je fais au trois Parques Je dépeuple l’État des plus heureux monarques. Le foudre est mon carton, les destins mes soldats, Je couche d’un revers mille ennemis à bas, D’un souffle je réduis leurs projets en fumée, Et tu m’oses parler cependant d’une armée ! Tu n’auras plus l’honneur de voir un second Mars, Je vais t’assassiner d’un seul de mes regards, Veillaque. Toutefois je songe à ma maîtresse, Le penser m’adoucit. Va, ma colère cesse, Et ce petit archer qui dompte tous les Dieux, Vient de chasser la mort qui logeait dans mes yeux. Regarde, j’ai quitté cette effroyable mine Qui massacre, détruit, brise, brûle, extermine, Et pensant au bel œil qui tient ma liberté Je ne suis plus qu’amour, que grâce, que beauté. CLINDOR O Dieux ! en un moment que tout vous est possible Je vous vois aussi beau que vous êtes terrible, Et ne crois point d’objet si ferme en sa rigueur Qui puisse constamment vous refuser son cœur. MATAMORE Je te le dis encor, ne sois plus en alarme. Quand je veux j’épouvante, et quand je veux [je charme, Et selon qu’il me plaît je remplis tour à tour Les hommes de terreur et les femmes d’amour, Du temps que ma beauté m’était inséparable Leurs persécutions me rendaient misérable, Je ne pouvais sortir sans les faire pâmer. Mille mouraient par jour à force de m’aimer, J’avais des rendez-vous de toutes les princesses. Les reines à l’envi mendiaient mes caresses. Celle d’Ethiopie, et celle du Japon Dans leurs soupirs d’amour ne mêlaient que mon nom De passion pour moi deux sultanes troublèrent, Deux autres pour me voir du sérail s’échappèrent. J’en fus mal quelque temps avec le grand Seigneur. CLINDOR Son mécontentement n’allait qu’à votre honneur. MATAMORE Ces pratiques nuisaient à mes desseins de guerre Et pouvaient m’empêcher de conquérir la terre : D’ailleurs j’en devins las et pour les arrêter J’envoyai le destin dire à son Jupiter Qu’il trouvât un moyen qui fît cesser les flammes Et l’importunité dont m’accablaient les dames, Qu’autrement ma colère irait, dedans les deux Le dégrader soudain de l’empire des Dieux, Et donnerait à Mars à gouverner son foudre. La frayeur qu’il en eut le fit bientôt résoudre. Ce que je demandais fut prêt en un moment, Et depuis je suis beau quand je veux seulement. Pierre Corneille L’Illusion comique, ActeV, scène 6 ALCANDRE Ainsi de notre espoir la Fortune se joue, Tout s’élève, ou s’abaisse au branle de sa roue, Et son ordre inégal qui régit l’univers Au milieu du bonheur a ses plus grands revers. PRIDAMANT Cette réflexion mal propre pour un père Consolerait peut-être une douleur légère. Mais après avoir vu mon fils assassiné Mes plaisirs foudroyés, mon espoir ruiné, J’aurais d’un si grand coup l’âme bien peu blessée Si de pareils discours m’entraient dans la pensée. Hélas ! dans sa misère il ne pouvait périr. Et son bonheur fatal lui seul l’a fait mourir, N’attendez pas de moi des plaintes davantage. La douleur qui se plaint cherche qu’on la soulage, La mienne court après son déplorable sort, Adieu, je vais mourir, puisque mon fils est mort. ALCANDRE D’un juste désespoir l’effort est légitime, Et de le détourner je croirais faire un crime, Oui. suivez ce cher fils sans attendre à demain, Mais épargnez du moins ce coup à votre main. Laissez faire aux douleurs qui rongent vos entrailles, Et pour les redoubler voyez ses funérailles. On tire un rideau et on voit tous les comédiens qui partagent leur argent. PRIDAMANT Que vois-je ! chez les morts compte-t-on de l’argent ? ALCANDRE Voyez si pas un d’eux s’y montre négligent. PRIDAMANT Je vois Clindor, Rosine. Ah Dieu ! quelle surprise ! Je vois leur assassin, je vois sa femme et Lise, Quel charme en un moment étouffe leurs discords, Pour assembler ainsi les vivants et les morts ? ALCANDRE Ainsi tous les acteurs d’une troupe comique Leur poème récité partagent leur pratique , L’un tue et l’autre meurt, l’autre vous fait pitié. Mais la scène préside à leur inimitié, Leurs vers font leurs combats, leur mort suit leurs paroles, Et sans prendre intérêt en pas un de leurs rôles, Le traître, et le trahi, le mort et le vivant Se trouvent à la fin amis comme devant. Votre fils et son train ont bien su par leur fuite, D’un père et d’un prévôt éviter la poursuite, Mais tombant dans les mains de la nécessité Ils ont pris le théâtre en cette extrémité. PRIDAMANT Mon fils comédien ! ALCANDRE D’un art si difficile Tous les quatre au besoin en ont fait leur asile, Et depuis sa prison ce que vous avez vu, Son adultère amour, son trépas impourvu, N’est que la triste fin d’une pièce tragique Qu’il expose aujourd’hui sur la scène publique. Par où ses compagnons et lui dans leur métier Ravissent dans Paris un peuple tout entier. Le gain leur en demeure et ce grand équipage Dont je vous ai fait voir le superbe étalage Est bien à votre fils mais non pour s’en parer, Qu’alors que sur la scène il se fait admirer. PRIDAMANT J’ai pris sa mort pour vraie, et ce n’était que feinte Mais je trouve partout mêmes sujets de plainte. Est-ce là cette gloire et ce haut rang d’honneur Où le devait monter l’excès de son bonheur ? ALCANDRE Cessez de vous en plaindre, à présent le théâtre Est en un point si haut qu’un chacun l’idolâtre, Et ce que votre temps voyait avec mépris Est aujourd’hui l’amour de tous les bons esprits, L’entretien de Paris, le souhait des provinces. Le divertissement le plus doux de nos princes, Les délices du peuple, et le plaisir des grands ; Parmi leurs passe-temps il lient les premiers rangs, Et ceux dont nous voyons la sagesse profonde Par ses illustres soins de conserver tout le monde Trouvent dans les douceurs d’un spectacle si beau De quoi se délasser d’un si pesant fardeau. Même notre grand roi, ce foudre de la guerre Dont le nom se fait craindre aux deux bouts de la terre, Le front ceint de lauriers daigne bien quelquefois Prêter l’œil et l’oreille au Théâtre-François : C’est là que le Parnasse étale ses merveilles : Les plus rares esprits lui consacrent leurs veilles, Et tous ceux qu’Apollon voit d’un meilleur regard De leurs doctes travaux lui donnent quelque part. S’il faut par la richesse estimer les personnes, Le théâtre est un fief dont les rentes sont bonnes. Et votre fils rencontre en un métier si doux Plus de biens et d’honneur qu’il n’eût trouvé chez vous. Défaites-vous enfin de cette erreur commune Et ne vous plaignez plus de sa bonne fortune. PRIDAMANT Je n’ose plus m’en plaindre, on voit trop combien Le métier qu’il a pris est meilleur que le mien.