Guez de Balzac Lettre à Monsieur de Scudéry (1637) Le secret des grandes œuvres La lettre que Guez de Balzac, l’un des théoriciens du classicisme, écrivit à Georges de Scudéry, en réponse à se Observations sur Le Cid, est, quant à elle, dépourvue de ces équivoques et de ces réticences qui remplirent les Sentiments de l’Académie. Considérez, Monsieur, que toute la France entre en cause avec lui, et qu’il n’y a pas un des juges dont le bruit est que vous êtes convenus ensemble, qui n’ait loué ce que vous désirez qu’il condamne ; de sorte que, quand vos arguments seraient invincible, et que votre adversaire même y acquiescerait, il aurait de quoi se consoler glorieusement de la perte de son procès, et vous pourrait dire que d’avoir satisfait tout un royaume est quelque chose de plus grand et de meilleur que d’avoir fait une pièce régulière. Il n’y a point d’architecte d’Italie qui ne trouve des défauts en la structure de Fontainebleau, qui ne l’appelle un monstre de pierre : ce monstre néanmoins est la belle demeure des rois, et la cour y loge commodément. Il y a des beautés parfaites qui sont effacées par d’autres beautés qui ont plus d’agrément et moins de perfection ; et parce que l’acquis n’est pas si nomble que la naturel, ni le travail des hommes si estimable que les dons du Ciel, on vous pourrait encore dire que savoir l’art de plaire ne vaut pas tant que savoir plaire sans art. Aristote blâme la Fleur d’Agathon, quoiqu’il die quelle fût agréable, et l’Œdipe, peut-être, n’agréait pas quoique Aristote l’approuve. Or, s’il est vrai que la satisfaction des specatateurs soit la fin que se se proposent les spectacles, et que les maîtres mêmes du métier aient quelquefois appelé de César au peuple, le Cid du poète français ayant plu aussi bien que la Fleur du poète grec, ne serait-il point vrai qu’il a obtenu la fin de la représentation, et qu’il est arrivé à son but, encore que ce ne soit pas par le chemin d’Aristote ni par les adresses de sa poétique ? Mais vous dites qu’il a ébloui les yeux du monde, et vous l’accusez de charme et d’enchantement. Je connais beaucoup de gens qui feraient vanité d’une telle accusation, et vous me confesserez vous-même que la magie serait une chose excellente, si c’était une chose permise. Ce serait, à dire vrai, une belle chose de pouvoir faire des prodiges innocemment, de faire voir le soleil quand il est nuit, d’apprêter des festins sans viandes ni officiers, de changer en pistoles les feuilles de chêne et le verer en diamants. C’est ce que vous reprochez à l’auteur du Cid, qui, vous avouant qu’il a violé les règles de l’art, vous oblige de lui avouer qu’il a un secret qui a mieux réussi que l’art même ; et ne vous niant pas qu’il a trompé toute la cour et tout le peuple, ne vous laisse conclure de là, sinon qu’il est plus fin que toute la cour et tout le peuple, et que la tromperie qui s’étend à un si grand nombre de personnes est moins une fraude qu’une conquête.