Jean Mairet Sophonisbe Cette princesse cartaginoise a été donnée en mariage au vieux roi numide Syphax, et elle l’a poussé à prendre les armes contre Rome ; cependant elle a gardé en son cœur l’amour que lui avait inspiré un autre prince numide, à qui elle avait d’abord été fiancée, le jeune et beau Massinisse. Ce dernier, dont Syphax avait usurpé le trône, a choisi, quant à lui, le camp romain ; il arrive un jour avec ses alliés devant la ville de son ennemi. Syphax tué au combat, la reine se retrouve prisonnière aux mains de Massinisse : Rome va-t-elle la réduire en esclavage ? Mis en présence de Sophonisbe, Massinisse en tombe si passionnément amoureux qu’il l’épouse le soir même ! Mais les Romains veillent à leurs intérêts : le général en chef, Scipion, réclame la captive, qui doit figurer, enchaînée, dans le cortège du vainqueur. Egalement désespéré mais dans l’impossibilité de s’opposer aux dures volontés de Rome, Massinisse obéit à la prière de la reine, qui préfère le poison au déshonneur ; il n’a plus ensuite qu’à se tuer sur le corps de la malheureuse. Une reine devant son vainqueur MASSINISSE Dieux ! faut-il qu’un vainqueur expire sous les coups De ceux qu’il a vaincus ? Madame, levez-vous. SOPHONISBE Non, Seigneur, que mes pleurs n’obtiennent ma demande. MASSINISSE Vous obtenez encore une chose plus grande : C’est un cœur que beauté n’a jamais asservi, Et que présentement la vôtre m’a ravi. SOPHONISBE En l’état où je suis, il faut bien que j’endure L’outrageuse rigueur de votre procédure : Mais sachez que jamais un généreux vainqueur N’affligea son faincu d’un lagage moqueur. MASSINISSE Ah ! Madame, perdez cette injuste créance Qui dans sa fausseté me nuit et vous offense ; Jugez mieux des respects qu’un prince doit avoir, Et dans votre beauté voyez votre pouvoir. Trop de gloire pour moi se treuve en ma défaite Pour la désavouer et la tenir secrète. Vantez-vous d’avoir fait avec vos seuls regards Ce que n’ont jamais pu ni les feux, ni les dards ; Il est vrai, j’affranchis une reine captive, Mais de la liberté moi-même je me prive ; Mes transports violents, et mes soupirs non feints, Vous découvrent assez le mal dont je me plains. SOPHONISBE Certes ma vanité serait trop ridicule, Ou j’aurais un esprit extrêmement crédule, Si je m’imaginais qu’en l’état où je suis, Captive, abandonnée, au milieu des ennuis, Le cœur gros de soupirs, et les yeux pleins de larmes, Je conservasse encor des beautés et des charmes Capables d’exciter une ardente amitié. MASSINISSE Il est vrai que d’abord j’ai senti la pitié ; Mais comme le Soleil suit les pas de l’Aurore, L’Amour qui l’a suivie, et qui la suit encore, A fait en un instant dans mon cœur embrasé Le plus grand changement qu’il ait jamais causé. SOPHONISBE Il est trop violent pour être de durée. MASSINISSE Oui, car en peu de temps la mort m’est assurée Si vous ne consolez d’un traitement plus doux Celui qui désormais ne peut vivre sans vous. SOPHONISBE Comme de plus en plus cet esprit s’embarrasse ! MASSINISSE Donnez-moi l’un des deux, la mort, ou votre grâce. Nous vous en conjurons mes passions et moi, Non par la dignité de vainqueur et de roi, Puisque l’Amour me fait perdre et l’un et l’autre titre, Mais par mon triste sort, dont vous êtes l’arbitre, Par mon sang enflammé, par mes soupirs brûlants, Mes transports, mes désirs, si prompts, si volents, Dont j’ai senti les coups au plus profond de l’âme, Et par ces noirs tyrans dont j’adore les lois, Ces vainqueurs des vainqueurs, vos yeux, maîtres des rois, Enfin par la raison que vous m’avez otée. Rendez-moi la pitié que je vous ai prêtée, Ou s’il faut dans mon sang noyer votre courroux, Que ce fer par vos mains m’immole à vos genoux, Victime infortunée et d’amour et de haine. SOPHONISBE Votre mort au contraire augmenterait ma peine ; Mais plaignez, ô grand roi, votre sort et le mien, Qui par nécessité rend le mal pour le bien ; Je vous plains de souffrir, et moi je suis à plaindre D’allumer un brasier que je ne puis éteindre. MASSINISSE Quand on n’a point de cœur, ou qu’il est endurci… SOPHONISBE C’est pour en avoir trop que je vous parle ainsi. MASSINISSE Ce discours cache un sens que je ne puis entendre. SOPHONISBE Ce discours toutefois est facile à comprendre : Le déplorable état de ma condition M’empêche de répondre à votre affection ; La veuve de Syphax est trop infortunée Pour avoir Massinisse en second hyménée, En son cœur génreux formé d’un trop bon sang Pour faire une action indigne de son rang ; Car enfin la Fortune avec toute sa rage M’a bien ôté le sceptre, et non pas le courage. Je sais qu’usant des droits de maître et de vainqueur, Vous pouvez me traiter avec toute rigueur, Mais j’ai cru jusqu’ici que votre âme est trop haute Pour le simple penser d’une si lâche faute. MASSINISSE Croyez-le encore, Madame, et sachez qu’en ce point Votre créance et moi ne vous tromperons point. Donc pour vous faire voir que c’est la belle voie Par où je veux monter au comble de ma joie, Puisque Syphax n’est plus, il ne tiendra qu’à vous D’avoir en Massinisse un légitime émoux. SOPHONISBE Quelles reines au monde en beautés si parfaites Ont jamais mérité l’honneur que vous me faites ? O merveilleux excès de grâce et de bonheur Qui met une captive au lit de son seigneur !