Edouard Duj ardin LES LAURIERS SONT COUPÉS Un soir de soleil couchant, ďair lointain, de cieux profonds; et des foules qui confuses vont; des bruits, des ombres, des multitudes; des espaces infiniment en 1'oubli ďheures étendus; un vague soir... Car sous le chaos des apparences, parmi les durées et les sites, dans l'illusoire des choses qui s'engendrent et qui s'enfantent, et en la source éternelle des causes, un avec les autres, un comme avec les autres, distinct des autres, semblable aux autres, apparaissant un le méme et un de plus, un de tous done surgissant, et entrant á ce qui est, et de l'infini des possibles existences, je surgis; et voici que pointe le temps et que pointe le lieu; e'est l'aujourd'hui; e'est l'ici; l'heure qui sonne; et au long de moi, la vie; je me lěve le triste amoureux du mystěre genital; en moi s'oppose á moi l'advenant de fréle corps et de fuyante pensée; et me nait le toujours vécu réve de 1'épars en visions multiples et désespéré désir... Voici l'heure, le lieu, un soir ďavril, Paris, un soir clair de soleil couchant, les monotones bruits, les maisons blanches, les feuillages ďombres; le soir plus doux, et une joie d'etre quelqu'un, ďaller; les rues et les multitudes, et dans 1'air trěs lointainement étendu, le ciel; Paris á l'entour chante, et, dans la brume des formes apereues, mollement il encadre 1'idée; soir d'aujourd'hui, oh soir ďici; láje suis. ... Et e'est l'heure; l'heure? six heures; á cette horloge six heures, l'heure attendue. La maison ou je dois entrer: ou je trouverai quelqu'un; la maison; le vestibule; entrons. Le soir tombe; l'air est bon; il y a une gaité en l'air. L'escalier; les premieres marches. Ce garcon sera encore chez soi; si, par un hasard, il était sorti avant l'heure? ce lui arrive quelques fois; je veux pourtant lui conter ma journée d'aujourd'hui. Le palier du premier étage; l'escalier large et clair; les fenétres. Je lui ai confié, á ce brave ami, mon histoire amoureuse. Quelle bonne soiree encore j'aurai! Enfin il ne se moquera plus de moi. Quelle délicieuse soiree ce va étre! Pourquoi le tapis de l'escalier est-il tourné en ce coin? ce fait sur le rouge montant une tache grise, sur le rouge qui de marche en marche monte. Le second étage; la porte á gauche; «Etude». Pourvu qu'il ne soit pas sorti; ou courir le trouver? tant pis, j'irais au boulevard. Vivement entrons. La salle de l'Etude. Ou est Lucien Chavainne? La vaste salle et la rangée circulaire des chaises. Le voilá, pres la table, penché; il a son par-dessus et son chapeau; il dispose des papiers, hátivement, avec un autre clerc. La bibliothěque de cahiers bleus, au fond, traverse les ficelles nouées. Je m'arrete sur le seuil. Quel plaisir que conter cette histoire. Lucien Chavainne lěve la téte; il me voit; bonjour. —«C'est vous? Vous arrivez justement; vous savez qu'a six heures nous partons. Voulez-vous m'attendre; nous descendrons ensemble.» —«Tres bien.» La fenétre est ouverte; derriěre, une cour grise, pleine de lumiěres; les hauts murs gris, clairs de beau temps; l'heureuse journée. Si gentille a été Léa, quand elle m'a dit—á ce soir; elle avait son joli malin sourire, comme il y a deux mois. En face, á une fenétre, une servantě; elle regarde; voilá qu'elle rougit; pourquoi? elle se retire. —«Me voici.» C'est Lucien Chavainne. II a pris sa canne; il ouvre la porte; nous sortons. Les deux, nous descendons l'escalier. Lui: —«Vous avez votre chapeau rond...» —«Oui.» II me parle d'un ton blámeur. Pourquoi ne mettrais-je pas un chapeau rond? Ce garcon croit que 1'élégance est á ces futilités. La loge du concierge; vide constamment; bizarre maison. Chavainne va-t-il au moins un peu m'accompagner? Á ne vouloir jamais allonger son chemin, il est si ennuyeux. Nous arrivons dans la rue; une voiture á la porte; le soleil éclaire encore, comme en flammes, les facades; la tour Saint-Jacques, devant nous; vers la place du Chátelet nous allons. —«Eh bien, et votre passion?» Me demande-t-il. Je vais lui dire. —«Toujours á peu pres de méme.» Nous marchons, cóte á cóte. —«Vous venez de chez elle?» —«Oui, je l'ai été voir. Nous avons, deux heures durant, cause, chanté, joué du piano. Elle m'a donné un rendez-vous á ce soir, aprěs son theatre.» —«Ah.» Et avec quelle grace. —«Et vous, que faites-vous de bon?» —«Moi? Rien.» Un silence. La charmante fille; elle s'est fáchée de ne pouvoir achever ses couplets; moi, je n'allais pas en mesure, et je n'ai pas avoué la faute; j'aurai plus d'attention ce soir, quand nous recommencerons. —«Vous savez qu'elle ne parait plus maintenant qu'au lever-de-rideau? J'irai l'attendre, vers neuf heures, aux Nouveautés; nous nous proměnerons ensemble en voiture; au Bois, sans doute; le temps y est si agréable. Puis je la raměnerai chez elle.» —«Et vous tácherez á rester?» —«Non.» Dieu m'en garde! Chavainne ne comprendra jamais mon sentiment? —«Vous étes étonnant» me dit-il «avec ce platonisme.» Etonnant! du platonisme! —«Oui, mon cher, c'est ainsi que j'entends les choses; j'ai plus de plaisir á agir autrement que d'autres agiraient.» —«Mais, mon cher ami, vous ne réfléchissez pas á ce qu'est la femme avec qui vous avez affaire.» —«Une demoiselle de petit theatre; certes; et pour cela méme j'ai mon plaisir á agir comme j'agis.» —«Vous espérez la toucher?» II ricane; il est insupportable. Eh bien, non, elle n'est pas la fille qu'on soupconnerait. Et quand méme!... La rue de Rivoli; traversons; gare aux voitures; quelle foule ce soir; six heures, c'est l'heure de la cohue, en ce quartier surtout; la trompe du tramway; garons-nous. —«11 y a un peu moins de monde sur ce cóté droit» dis-je. Nous suivons le trottoir, l'un pres l'autre. Chavainne: —«Eh bien, un tel plaisir ne vaut pas ce qu'il coute. Depuis trois mois que vous connaissez cette jeune femme...» —«Depuis trois mois, je vais chez elle; mais vous savez bien qu'il y a plus de quatre mois que je la connais.» —«Soit. Depuis quatre mois, vous vous ruinez vainement.» —«Vous vous moquez de moi, mon cher Lucien.» —«Avant de lui avoir jamais dit une parole, vous lui donnez, par l'entremise de sa femme-de-chambre, cinq cents francs.» Cinq cents francs? non, trois cents. Mais, en effet, j'ai dit á lui cinq cents. —«Si vous croyez» il continue «que ces sortes de munificences incitent une femme de theatre á de réciproques générosités... Changez votre systéme, mon ami, ou vous n'obtiendrez rien.» L'agacant raisonnement! Croit-il, lui, que si je n'obtiens rien, ce n'est pas parce que je ne veux, moi, rien obtenir? J'ai grand tort a lui parler de ces choses. Brisons. —«Et j'aime mieux, mon cher, ces folies, que betement faire la noce avec d'absurdes filles d'une nuit.» Cela soit dit pour toi. Le voila muet. Certes, un excellent ami, Lucien Chavainne, mais si retif aux affaires de sentiment. Aimer; et honorer son amour, respecter son amour, aimer son amour. A marcher le temps est chaud; je deboutonne mon par-dessus; je ne garderai pas ma jaquette, ce soir, pour sortir avec Lea; ma redingote sera mieux; je pourrai prendre mon chapeau de soie; Chavainne a un peu raison; d'ailleurs suis-je simple; avec une redingote je ne puis avoir un chapeau rond. Lea ne me parle presque pas de ma toilette; elle doit cependant y regarder. Chavainne: —«Je vais au Francais ce soir.» —«Que joue-t-on?» —«Ruy-Blas.» —«Vous allez voir cela?» —«Pourquoi non?» Je ne repondrai pas. Est-ce qu'on va voir Ruy-Blas en mil huit cent quatre-vingt-sept? Lui: —«Je n'ai jamais vu cette piece, et, ma foi, j'en ai la curiosite.» —«Quel vieux romantique vous etes.» —«C'est vous qui m'appelez romantique?» —«Eh bien?» —«Vous etes un romantique pire qu'aucun. Et l'histoire de votre passion?... Pour etre alle, une fois, aux Nouveautes, entendre je ne sais quoi... Une belle idee que nous eumes... Nous avons remarque un page...» Etait-elle jolie! —«Mon ami, vous avez use tout l'hiver a vous chauffer la cervelle; et maintenant vous admettez mille folies. Serieusement... Et rappelez-vous que c'est moi, qui, en sortant du theatre, ai cherche sur l'affiche et vous ai dit le nom de Lea d'Arsay... Aussitot a commence votre enthousiasme; aujourd'hui c'est un amour platonique.» Passe un monsieur elegant, avec a sa boutonniere une rose; il faudra, ainsi, que j'aie une fleur ce soir; je pourrais bien encore porter quel que chose a Lea. Chavainne se tait; ce garcon est sot. Eh oui, originale est l'histoire de mon amour; or, tant mieux. Une rue; la rue de Marengo; les magasins du Louvre; la file serree des voitures. Chavainne: —«Vous savez que je vous quitte au Palais-royal.» Bon! Est-il desagreable. Toujours quitter les gens en route. Sous les arcades nous voici; pres les magasins; dans la foule. Si nous marchions sur la chaussee? trop de voitures. Ici on se pousse; tant pis. Une femme devant nous; grande, svelte; oh, cette taille cambree, ce parfum violent et ces cheveux roux luisants; je voudrais voir son visage; jolie elle doit etre. —«Venez avec moi ce soir au theatre.» C'est Chavainne qui me parle. «Nous irons ensuite flaner une heure n'importe ou.» —«Je vous ai dit que j'avais un rendez-vous.» La femme rousse s'arrete devant la vitrine; un fort profil de rousse, oui; une mine tres eveillee; des yeux peints de noir; a son cou, un gros nceud blanc; elle regarde vers nous; elle m'a regarde; quels yeux provoquants. Nous sommes a cote d'elle; la superbe fille. —«N'allons pas si vite.» —«Votre rendez-vous n'empeche rien; puisque vous etes decide a ne pas rester chez mademoiselle d'Arsay, vous viendrez pour le dernier acte ou a la sortie, ou dans un lieu quelconque, et nous ferons une promenade nocturne.» Est-ce qu'il se moque de moi? —«Vous me raconterez ce que vous aurez dit a mademoiselle d'Arsay.» Au fait, pourquoi pas; ce soir; en sortant de chez elle? —«Ca ne vous va pas? Qu'est-ce que vous faites done quand vous quittez votre amie?» —«Vous etes stupide, vraiment, mon cher.» Nous nous taisons; je crois qu'il sourit; quelle niaiserie. La place du Palais-royal. Et la jeune femme rousse, ou est-elle? disparue; quel ennui; je ne la vois pas. Chavainne: —«Qu'est-ce que vous cherchez?» —«Rien.» Disparue. Tout cela par la faute de ce monsieur. Lui: —«Je vais jusqu'au Theatre-francais; je veux voir l'heure du spectacle.» Toujours son spectacle. Allons. Je voudrais pourtant, avant qu'il me quittat, lui conter ma journee d'aujourd'hui. Si gentiment Lea m'a recu, en le petit salon un peu obscur des rideaux jaunes; elle avait son peignoir de satin clair; sous les larges plis soyeux, sa fine taille serree; et le grand col blanc, d'ou un rose de gorge; s'approchant a moi, elle souriait; et sur ses epaules, de sa tete palotte et blonde, les cheveux denoues, en meches dorees, tombaient; elle n'est point vieille, la chere, et si mignonne; dix-neuf ans, vingt peut-etre; elle declare dix-huit; exquise fille. Au long negligemment immobile du Palais-royal, au long du Palais nous allons. Elle m'a tendu sa main; moi, j'ai baise son front; tres chastement; sur mon epaule elle s'est penchee, et un instant nous avons demeure; au travers des mous satins, dans mes mains, j'avais la douillette chaleur. Comme je l'aime, la tres pauvre! Et tous ces gens qui passent, ici, la, qui passent, ah, ignorants de ces joies, tous ces gens indifferents, ah, quelconques, tous, qui marchent au pres de moi. —«Voici une affiche...» C'est Chavainne. «On commence a huit heures. Decidement, vous ne viendrez pas?» —«Mais non.» —«Au revoir alors; il faut que je rentre a la maison.» —«Au revoir. Amusez-vous.» L'excellent ami... Bon appetit, messieurs... De plaire a cette femme et d'etre son amant... Dieu, j'etais avec l'ange... Lui: —«Vous aussi, amusez-vous, et, surtout, pas de sottises.» —«Soyez tranquille.» —«Vous me direz ce que vous aurez fait.» —«Oui. Au revoir.» Poignees de mains. II se retourne. Au revoir. Je vais monter l'avenue de l'Opera; je dinerai au cafe du coin de l'avenue et de la rue des Petits-champs; j'aurai le temps d'arriver chez moi avant neuf heures. Le bureau de poste. Je devrais bien ecrire a mes parents; je suis en retard; j'ecrirai demain; demain, j'ai le cours de l'Ecole-de-droit; pour les trois cours ou je frequente, je dois n'y pas manquer. Lucien Chavainne va ce soir au Francais. Oui, un brave garcon; non assez simple; mais on peut commercer avec lui; lui parler; il comprend; il est de bon gout et elegant; et veritable ami; on a du plaisir a se rencontrer avec lui; la prochaine fois, je lui dirai les raisons toutes de ma tenue; c'est dommage que je ne lui aie pas davantage explique mon apres-midi; peut-etre eut-il devine tout le charme inclus en mon amour; mais il est si ferme a ces choses; avoir, par fois, quelques heures de bonne intimite, causer, dire et faire des riens, embrasser ses minces mains, et, aux jours de licence, ses yeux; helas, helas, ses mains et ses yeux; ses mains, ses yeux, ses levres. Helas, quand done, oh, quand aimerait-elle? quand se donnerait-elle? et quand ses levres? Deux mois, il y a deux mois; non, e'etait a la fin, eh non, a la moitie de fevrier; et voila deux mois depuis notre premier, notre unique embrassement; helas, et si anciennement. Point heureuse elle n'est. On allume les candelabres de gaz dans l'avenue; c'est que le soir croit. Comment sera-telle, au retour? en le long cachemire bleu, sans doute, avec pendante la longue tresse de ses cheveux; elle etait, cette fois, ingenue, une fillette; ou la caressante fille aux velours chauds, elle etait blanche alors, blanche pallidement, d'une pale blancheur de seductrice; et ce fut vous encore, mon amie, rieuse follement, egayeuse des soirs; elle etait de noir vetue, et si drolement majestueuse; c'est les variees formes dont elle est manifeste; le jour ou fraiche, et les cheveux plats, rosee, elle sortait du bain; elle, la meme; la meme, la pitoyable idealement apparue, une nuit, dans les pities qui transfigurent. Je devrais davantage l'aider; ma mere me donnera bien a Paques quelque argent; tout s'arrangera. Le coin de la rue des Petits-champs; le cafe, eclaire deja; mais les boutiques toutes sont eclairees dans l'avenue; comme vite le soir arrive! «Cafe Oriental... restaurant)). De l'autre cote, le bouillon Duval; pour economiser, si j'allais la? economiser me serait utile; le cafe est vraiment mieux, et la difference des prix n'est guere; on est aussi bien au bouillon, moins a l'aise, mais aussi bien; tant pis, je m'offre le luxe du cafe. A l'interieur, les lumieres, le reflet des rouges et des dores; la rue plus sombre; sur les glaces une buee. «DTners a trois francs... bock, trente centimes)). Jamais Lea ne voudrait diner la. Entrons. Un peu il faut relever les pointes de mes moustaches, ainsi.