16 Le degré zero de ľécrilure Ľécriíure du Roman 27 ricnce, et oriente vers uiic liaison logique avec ďautres actions, ďautres proces, un mouvcnient généra! du monde : il vise á maintenir line hierarchie dans ľcrnpire des faits. Par son passé simple, le verbe fait implicitemeni partie ďunc chaíne causale, il participe á un ensemble d'actions solidaires et dirígées, il fonctionne conime le signe algébri-que d'une intention; soulenani une equivoque entre temporar lité et causalilé, il appelle un déroulemcnt, c'est-ä-dire une intelligence du Récit. Cest pour cela qu'il est ľinstniment idéaí de toutcs les constructions d'univers; il est le temps ľäčlice des cosmogonies, deš iňyllieš, děs Histoires et des Romans. II suppose un monde conslruit, élaboré, détaché, réduit á des lignes signilicatives, et non un monde jeté, élalé, ofľert. Derriére le passé simple se cache toujours un demiurge, dieu ou recitant; le monde n'est pas inexpliqué loršqu'on'le recite, čliacun de ses accidents n'est que cir-consianciel, et le passé simple est précisément ce signe opératoire par lequel le narrateur ramene ľéclatetnent de la realite á un verbe mince et pur, sans dcnsité, sans volume, sans déploiement, dont la seule fonction est d'unir le pius rapidemenl possible une cause et une .fin. Lorsque ľhistorien aľlirme que le due de Guise mourut le 23 décem-bre 1588, ou lorsque le romancier raconte que la marquise sortit ä cinq heures, ces actions emergent d'un autrefois sans ěpaisseur; débarrassées du tremblement de ľexistence, elles out la stabilite et le dessin d'une algéhrc, clles sont un souvenir, mais un souvenir utile, dont ľintérét compte beau coup plus queilä durée.^ Le passé simple est done finalement I'expression d'un ordre, et par consequent d'une euphoric Grace á lui, la réalilé n'est ni mystérieuse, ni absurde; elle est claire, presque familiěre, á chaque moment rassemblée et contenue dans la main d'un créateur; elle subit la pression ingénieuse dc sa liberté. Pour tous les grands récitants du xixe siécle, le monde peut etre paťhélique, mais il n'est pas abandonné, puisqu'il est un ensemble de rapports cohérents, puisqu'il n'y a pas de chevauchement enlre les faits écrils, puisque celui qui le raconte a le pouvoir de récuser 1'opacité et la solitude des existences qui le composent, puisqu'il peut témoigner á chaque phrase d'une communication et d'une hierarchie des actes, puisque enfin, pour tout dire, ces actes eux-mémes^peuvent ětre réduits á des signes. Le passé narratif fait done partie d'un systéme de sécurité des Belles-Lettres. Image d'un ordre, il constitue l'un de ces hdrhbreux pactes formels établis entre 1'écrivain et la societě, pour la justification de 1'un et la sérénité de ['autre. Le passé simple sigttifie úne creation : e'est á-dire qu'il la signále et qu'il I'impose. Méme engage dans le plus sombre realisme, il rassure, parce que, grace á lui, le verbe exprime un acte clos, défíni, substantive, le Récit a un nom, il échappe á la terreur d'une parole sans limite : la réalité s'amaigrit et se familiarise, elle entre dans un style, elle ne déborde pas le langage; la Littérature reste la valeur d'usage d'une societě avertie, par la forme méme des mots, du sens de ce qu'elle consomme. rAu contraire, lorsque le Récit est rejelé au profit d'autres genres littéraires, ou bien, lorsque á 1'intérieur de la narration, le passé simple est remplacé par des formes moins orne-mentales, plus fraiches, plus denses et plus proches de la parole (le present ou le passé compose), la Littérature devient dépositaire de lepaisseur de l'existence, et non de sa signification. Séparés de 1'Histoire, les actes ne le sont plus des personnes. On s'explique alors ce que le passé simple du Roman a d'utile et ďintolérable : il est un mensonge manifeste; il trace le champ d'une vraisemblance qui dévoilerait le possible dans le temps méme ou elle le désignerait comme faux. La finalité commune du Roman et de 1'Histoire narrée, e'est ďaliéner les faits : le passé simple est 1'acte méme de possession de la societě sur son passé et son possible. II institue un continu credible mais dont l'illusion est affichée, il est le terme ultime d'une dialectique formelle qui habillerait le fait irréel des větements successifs de la vérité, puis du mensonee dénoncé. Cela doit éire mis 28 Le degré zero de Vécriture en rapport avec une certaine mythologie tle 1'universel, propre á la société bourgeoise, dönt lě Roman est un produit caractérisé : doniicr á I'imaginaire la caution formelle du reel, mais laisser & ce signe 1'ambiguTté d'un objel double, á la fois^ vraisemblable et faux, e'est une operation cpnstante daiis tout Tart occidental, pour qui le faux egale le vrai, non par agnosticisnie ou duplicitě poělique, mais parce que le vrai est cense contenir un ' gcrme d'universel ou, si Ton préfére, une essence capable de féconder, par simple reproduction, des ordres diíTérems par I'eloigncmtnt ou la fiction. C'est par un procédé de ce genre que la bourgeoisie triomphante du siécle a pu considérer ses propres valeurs comme universelles et reporter sur des parties absoUiment heterogenes de sa société tous les Noms de sa morale. Cela est proprcmcnl le méca-nisme du mythe, et le Roman - et dans le Roman, le passe simple, sont des objets mythologiques, qui superposent á leur intention immediate, le recours second a une dogma-tique, ou micux encore, á une pédagogie, puisqu'il s'agit de livrer une essence sous les espéces d'un artifice. Pour saisir la signification du passé simple, il suffit de comparer Tart romancsque occidental á telle tradition chinoise, par exemple, oil 1'art n'est rien d'autre que la perfection dans 1'imitation du reel; mais la, rien, absolumcnt aucun signe, ne doit distinguer I'objet naturel de l'objet artificiel : cette noix en bois ne doit pas me livrer, en měme temps que I'image d'une noix, rinteiilion de me signaler 1'art qui I'a fait naitre. Cest, au contraire, ce que fait l'ecriture romancsque. Elle a pour charge de placer le masque et - en měme temps de le designer. Cette function ambigue du passé simple, on la retrouve dans uii autre Táií ďécřituré: lä troisiéme personne du Roman. On se souvient peut-ětre d'un roman d'Agatha Christie oú toute I'invention consistait á dissimuler le meur-trier sous la premiere personne du récit. Le lecteur cherchait L 'écriíure du Roman 29 I'assassin derriére tous les « il » de l'intrigue : il étail sous le «je». Agatha Christie savait parfaitement que dans le roman, d'ordinaire, le «jejt_est_témoin. c'est le « il» qui est acleur. Pourquoi? "Le «ui est une convention type du roman; á 1'égal du temps narratif, il signále et accomplit le fait roinanesque; sans la troisiéme personne, il y a impuissance á atteindre au roman, ou volonté de le détniire Le « il » manifeste formellement le mythe; or, en Occident du moins, on vient de le voir, il n'y a pas d'art quii ne designe son masque du doigt. La troisiéme personne, comme le passé simple, rend done cet office á 1'art romancsque et fournit á ses consommateurs la sécurité d'une fabulation credible el pourtant sans cesse manifestée comme fausse. Moins ambigu, Ic « je__» est par lá měme moms_ romancsque : il est done á la fois la solution la plus immediate, lorsque le récit reste en de9á de la convention (I'ceuvre de Proust par exemple ne veut étre qu'une introduction á la Littérature), et la plus élaborée, lorsque le «je» se place au delá de la convention et tente de la détniire en renvoyant le récit au faux naturel d'une confidence (Jel est l'aspecl retors de certains récits gjdiens). De měme, I'emploi du « il » romanesque engage deux éthiques qppo-séesj puisqite la troisiéme personne ~du'7ómán repřéšente une convention indiseutée, elle séduit les plus académiques et les moins tourmentés aussi bien que les aulres, qui jugent finalement la convention nécessaire á la fraicheur de leur ceuvre. De toute maniére, elle est le signe ďun, pacte intelligible^ cnlre la société et Pauteur; mais eiie eši aušsi |TOuř ce Očňiicr le premier rrioyen de faire tenir Ic mqnde de la facon qu'il veut. Elle est done plus quTune experience littéraire: un acte humain qui lie la creation á rllistoireou aj'existence. Chez Balzac, par exemple, la multiplicité des « il », tout ce vaste réseau de personnes minces par le volume de leur corps, mais consequents par la durée de leurs actes, décéle I'existence d'un monde dont 1'Histoire est la premiere