Louis-Ferdinand CELINE VOYAGE AU BOUT DE LA NUIT C'est pas le tout d'etre rentre de l'Autre Monde ! On retrouve le fil des jours comme on l'a laisse ä trainer par ici, poisseux, precaire. II vous attend. J'ai tourne encore pendant des semaines et des mois tout autour de la Place Clichy, d'oü j'etais parti, et aux environs aussi, ä faire des petits metiers pour vivre, du cöte des Batignolles. Pas racontables ! Sous la pluie ou dans la chaleur des autos, juin venu, celle qui vous brüle la gorge et le fond du nez, presque comme chez Ford. Je les regardais passer, et passer encore, pour me distraire, les gens filant vers leur theatre ou le Bois, le soir. Toujours plus ou moins seul pendant les heures libres je mijotais avec des bouquins et des journaux et puis aussi avec toutes les choses que j'avais vues. Mes etudes, une fois reprises, les exam ens je les ai franchis, ä hue ä dia, tout en gagnant ma croüte. Elle est bien defendue la Science, je vous le dis, la Faculte, c'est une armoire bien fermee. Des pots en masse, peu de confiture. Quand j'ai eu tout de meme termine mes cinq et six annees de tribulations acade-miques, je l'avais mon titre, bien ronflant. Alors, j'ai ete m'accrocher en banlieue, mon genre, ä la Garenne-Rancy, lä, des qu'on sort de Paris, tout de suite apres la Porte Brancion. Je n'avais pas de pretention moi, ni d'ambition non plus, rien que seulement l'envie de souffler un peu et de mieux bouffer un peu. Ayant pose ma plaque ä ma porte, j'attendis. Les gens du quartier sont venus la regarder ma plaque, soupconneux. Us ont meme ete demander au Commissariat de Police si j'etais bien un vrai medecin. Oui, qu'on leur a repondu. II a depose son Diplome, e'en est un. Alors, il fut repete dans tout Rancy qu'il venait de s'installer un vrai medecin en plus des autres. « Y gagnera pas son bifteck ! a predit tout de suite ma concierge. II y en a dejä bien trop des medecins par ici ! » Et e'etait exactement observe. En banlieue, c'est surtout par les tramways que la vie vous arrive le matin. II en passait des pleins paquets avec des pleines bordees d'ahuris brinquebalant, des le petit jour, par le boulevard Minotaure, qui descendaient vers le boulot. Les jeunes semblaient meme comme contents de s'y rendre au boulot. Us acceleraient le trafic, se cramponnaient aux marchepieds, ces mignons, en rigolant. Faut voir 9a. Mais quand on connaTt depuis vingt ans la cabine telepho-nique du bistrot, par exemple, si sale qu'on la prend toujours pour les chiottes, l'envie vous passe de plaisanter avec les choses serieuses et avec Rancy en particulier. On se rend alors compte ou qu'on vous a mis. Les maisons vous possedent, toutes pisseuses qu'elles sont, plates facades, leur cceur est au proprietaire. Lui on le voit jamais. II n'oserait pas se montrer. II envoie son gerant, la vache. On dit pourtant dans le quartier qu'il est bien aimable le proprio quand on le rencontre. Ca n'engage ä rien. La lumiere du ciel ä Rancy, c'est la meme qu'ä Detroit, du jus de fumee qui trempe la plaine depuis Levallois. Un rebut de bätisses tenues par des gadoues noires au sol. Les cheminees, des petites et des hautes, 9a fait pareil de loin qu'au bord de la mer les gros piquets dans la vase. La dedans, c'est nous. Faut avoir le courage des crabes aussi, ä Rancy, surtout quand on prend de l'äge et qu'on est bien certain d'en sortir jamais plus. Au bout du tramway voici le pont poisseux qui se lance au-dessus de la Seine, ce gros egout qui montre tout. Au long des berges, le dimanche et la nuit les gens grimpent sur les tas pour faire pipi. Les hommes 9a les rend meditatifs de se sentir devant l'eau qui passe, us urinent avec un sentiment d'eternite, comme des marins. Les femmes, 9a ne medite jamais. Seine ou pas. Au matin done le tramway empörte sa foule se faire comprimer dans le metro. On dirait ä les voir tous s'enfuir de ce cöte-lä, qu'il leur est arrive une catastrophe du cöte d'Argenteuil, que c'est leur pays qui brüle. Apres chaque aurore, 9a les prend, ils s'accrochent par grappes aux portieres, aux rambardes. Grande deroute. C'est pourtant qu'un patron qu'ils vont chercher dans Paris, celui qui vous sauve de crever de faim, ils ont enormement peur de le perdre, les laches. II vous la fait transpirer pourtant sa pitance. On en pue pendant dix ans, vingt ans et davantage. C'est pas donne. Et on s'engueule dans le tramway deja, un bon coup pour se faire la bouche. Les femmes sont plus raleuses encore que des moutards. Pour un billet en resquille, elles feraient stopper toute la ligne, c'est vrai qu'il y en a deja qui sont saoules parmi les passageres, surtout celles qui descendent au marche vers Saint-Ouen, les demi-bourgeoises. « Combien les carottes ? » qu'elles demandent bien avant d'y arriver pour faire voir qu'elles ont de quoi. Comprimes comme des ordures qu'on est dans la caisse en fer1, on traverse tout Rancy, et on odore ferme en raeme temps, surtout quand c'est l'ete. Aux fortifications on se menace, on gueule un dernier coup et puis on se perd de vue, le metro avale tous et tout, les complets detrempes, les robes decouragees, bas de soie, les metrites et les pieds sales comme des chaussettes, cols inusables et raides comme des termes, avortements en cours, glorieux de la guerre, tout 9a degouline par l'escalier au coaltar et phenique et jusqu'au bout noir, avec le billet de retour qui coute autant a lui tout seul que deux petits pains. La lente angoisse du renvoi sans musique, toujours si pres des retardataires (avec un certificat sec) quand le patron voudra reduire ses firais generaux. Souvenirs de « Crise » a fleur de peau, de la derniere fois sans place, de tous les Intransigeants qu'il a fallu lire, cinq sous, cinq sous... des attentes a chercher du boulot... Ces memoires vous etranglent un homme, tout enroule qu'il puisse etre dans son pardessus «toutes saisons ». La ville cache tant qu'elle peut ses foules de pieds sales dans ses longs egouts electriques. lis ne reviendront a la surface que le dimanche. Alors, quand ils seront dehors faudra pas se montrer. Un seul dimanche a les voir se distraire, 9a suffirait pour vous enlever a toujours le gout de la rigolade. Autour du metro, pres des bastions croustille, endemique, l'odeur des guerres qui trainent, des relents de villages mi-brules, mal cuits, des revolutions qui avortent, des commerces en faillite. Les chiffonniers de la zone brulent depuis des saisons les memes petits tas humides dans les fosses a contre-vent. C'est des barbares a la manque ces biffins pleins de litrons et de fatigue. Us vont tousser au dispensaire d'a cote, au lieu de balancer les tramways dans les glacis et d'aller pisser dans l'octroi un bon coup. Plus de sang. Pas d'histoires. Quand la guerre elle reviendra, la prochaine, ils feront encore une fois fortune a vendre des peaux de rats, de la cocaine et des masques en tole ondulee. Voyage au bout de la nuit. (Ed. Gallimard), p. 295. 1 Le tramway