Jean-Marie Gustave LE CLEZIO La Guerre La jeune fille marche tres tot le matin. Elle voit les corridors de ciment ou traine une sorte de brume grise. L'ombre est encore accrochee aux portes. Les fenetres fermees sont couvertes de buee. Les voitures roulent silencieusement sur l'asphalte du trottoir. La jeune fille aper9oit un grand camion gris qui roule lentement le long du trottoir. De temps en temps, des hommes vetus de bleus sautent du camion et se precipitent sur les poubelles. Us les vident dans l'arriere de la benne, en cognant. Puis ils les rejettent sur le trottoir. Le camion roule doucement, et la jeune fille le suit. Elle ecoute le bruit du moteur, et aussi l'espece de gemissement que fait la benne, quand elle ouvre et ferme ses machoires. Elle suit longtemps le camion gris a travers les rues, ensuite elle monte dans un autobus et elle voyage jusqu'a l'autre bout de la ville, jusqu'au grand terrain vague ou regne une drole d'absence, une drole de fumee noire. C'est l'endroit qu'on appelle le Depotoir. A travers le grillage de fer, elle regarde le territoire ou les camions viennent, l'un apres l'autre, deverser les ordures. Au centre du terrain vague, il y a une sorte d'usine de ciment, avec deux cheminees qui rejettent des colonnes de fumee. L'odeur acre retombe sur la terre, repand son nuage suffocant. Devant l'usine, il y a un grand tas d'ordures, pareil a une montagne, qui attend d'etre brule. La montagne conique semble s'elever jusqu'au milieu du ciel gris. Elle ne brille pas, elle n'est pas belle. Elle est figee dans l'air firoid, tandis que les camions arrivent et repartent, cimentant sa base avec davantage de matieres. La jeune fille reste debout derriere le grillage, et elle regarde la montagne obscure avec des yeux fixes. Elle regarde de toutes ses forces. Elle ne veut pas l'oublier. Elle regarde chaque detail, chaque repli mat, chaque boule de peaux et de papiers, chaque paquet d'entrailles. Elle sent l'odeur fade et terne qui entre en elle, elle ecoute aussi les bruits de la decomposition qui s'allume au centre de la montagne. A cote de la montagne, l'usine travaille, souffle ses nuages noiratres. Loin derriere elle, au bout de la route pelee, la ville bouge et vibre. Mais ici, c'est bien evident que c'est la montagne qui regne, la grande pyramide terne faite de milliers de poubelles. La jeune fille regarde le tas d'ordures avec des yeux fixes, et une pensee fixe. Et elle sait que c'est ici que les alpinistes doivent venir, pour faire leurs ascensions enivrantes. Avec leurs piolets, leurs cordes et leurs chaussures a clous, ils doivent venir pour faire l'escalade de la grande montagne d'excrements. Leurs pieds chercheront des prises dans la masse molle, leurs mains s'agripperont aux coulees infectes. lis monteront, metre par metre, entoures des fumerolles noires de l'usine, ils ramperont sur les pentes gluantes, ainsi, jusqu'a la victoire ! Les cites ouvrent et referment les vannes de leurs cimetieres. II y en a tant! Cimetieres des ordures, cimetieres des chiens et des rats, cimetieres des voitures. Ailleurs, un autre matin, la jeune fille voit un champ de bataille. Tout a coup, en contrebas de la route, elle l'apercoit qui s'etend sur plusieurs hectares. Ce sont des carcasses de voitures empilees les unes par-dessus les autres, montagnes de coques aux couleurs rouillees, qui attendent en silence. II n'y a personne. Personne ne bouge. Les voitures renversees montrent ce qu'on ne doit jamais voir, l'envers mysterieux, les essieux, les ponts, les axes. Les quatre roues sont tournees vers le ciel, des lambeaux de pneus accroches aux jantes. Les moteurs sont arraches. Tout est ouvert. Les capots, les coffres, les portieres, les toits, il y a partout de grands trous noirs beants. Tous les signes effrayants de la mutilation. Ici aussi, pense la jeune fille, ici aussi. II faut venir un jour, n'importe quand, demain, apres-demain, dans un an, pour se recueillir. Ceux qui disent qu'il n'y a pas de guerre, que le monde n'a jamais ete aussi paisible, qu'ils viennent! La jeune fille descend le talus, elle s'arrete devant le grillage et elle regarde les tas de carcasses qui montent jusqu'au ciel gris. Elle regarde chaque roue, chaque chassis, chaque calandre eventree; et ces phares creves, et ces sieges defences, ces enjoliveurs, ces vitres cassees, ces lambeaux de pneus, ces radiateurs, ces boites de vitesses, ces volants, ces carters. Elle voit tout 9a, et elle sait que la guerre gronde de tous les cotes, la guerre inconnue. Dans les cites merveilleuses, au bord de la mer, les immeubles et les monuments etincellent. II y a tellement de blancheur et de lumiere qu'il faut mettre des lunettes noires pour entrer dans les magasins et dans les bars. Mais de temps a autre, les murs s'ecartent, et la jeune fille apercoit les terrains sombres ou Ton vient de se battre, et les amoncellements de cadavres caches. Tout cela, on aurait bien voulu le faire oublier. On ne voulait pas qu'elle le voie. Les boutiques illuminees avaient de grandes affiches pour seduire, des affiches qui disaient doucement : « Achetez ! Achetez-moi ! Achetez-moi ! Soyez toujours jeune et belle ! C'est extra ! Achetez-moi ! » II y avait partout des eclairs de lumiere rouge orange, ou ultra-violette, qui vous frappaient droit au fond de l'ceil au moment ou vous alliez peut-etre voir. Pour cacher les bruits de la guerre, on avait invente des musiques tonitruantes, faites de tam-tams et de gongs, des musiques douces et fracassantes qui vous hypnotisaient au moment ou vous alliez peut-etre entendre la voix de Monsieur X. en train de crier : au secours ! Tout etait lisse et doux. II y avait des parfums si delectables, des tapis si moelleux, des liqueurs, des mets si bons pour les papilles, des eaux si pures jaillissant des robinets, que c'etait difficile de croire a la faim, a la soif, au firoid, aux sols de boue et d'ordures. Mais la jeune fille regarde, elle voit ceci : les rideaux s'ecartent, les facades immaculees des immeubles s'entrouvrent, les vitrines phosphorescentes relevent tout d'un coup leur pellicule d'or, les lunettes noires deviennent claires, et apparaissent lentement de grandes plaques grises, silencieuses, immobiles, des charniers, des arriere-salles d'abattoir, des bidonvilles pourris, des marecages, des cimetieres. Tout cela est bien cache. Tout cela vivait de l'autre cote de la vie, c'etait dans le genre d'un reve que quelqu'un efface le matin, rien qu'en se frottant les yeux. Avec acharnement, on enterrait ses excrements, mais ils resurgissaient aussitot, ils remontaient a la surface de la terre, et alors on ne pouvait plus ignorer la guerre. La jeune fille s'est avancee jusqu'a la grille. Elle a pose ses mains sur les fils de fer tresses. De l'autre cote de la grille, il y a un camp de concentration, et c'est cela qu'elle regarde de toutes ses forces. Les cabanes de tole et de planches sont alignees, rangee par rangee, sur le terrain en contrebas. La poussiere monte des allees, couvre le camp de son nuage. Ici non plus, on ne voit personne. On ne voit que des sortes de fantomes lointains, qui marchent le long des allees, qui entrent ou sortent des cabanes. Des enfants en guenilles courent entre les tas de debris, ils glapissent avec leurs voix stridentes. Des femmes obeses au visage enfantin marchent a travers le camp, disparaissent a l'interieur des huttes. II n'y a pas d'heure. C'est tres tot le jour, ou bien vers la tombee de la nuit. L'odeur de la sueur et de l'urine monte du camp, et la jeune fille la respire. Elle n'a pas de sentiment. Elle ne veut pas de sentiment dans sa bouche, comme un bonbon acidule. Elle veut seulement voir la guerre, celle qui tue lentement et sans heros. Quelquefois un avion decolle lourdement, survole le camp de concentration. Mais il ne lache pas de bombes ni de roquettes. II traine tres bas dans le ciel en brillant de tout son fuselage d'argent, avec ses deux ailes larges etalees qui font de l'ombre. A gauche, a droite, les voitures foncent sur l'autoroute, en faisant un bruit de mer. Alors la jeune fille s'en va plus loin, et elle cherche d'autres plages, comme cela, a decouvrir derriere les cubes blancs des immeubles neufs, derriere les collines, sous les ponts de ciment, au fond des vieilles vallees seches ! La Guerre. (Ed. Gallimard, 1970), p. 271.