COLLECTION DES CHEFS-D'CEU VRE M ECO NN US 11 TRAITE DK LA VIE ELEGANTE SUIVI DE LA THEORIE ill INTRODUCTION ET NOTES DE CLAUDE VAREZE AVEC UN PORTRAIT GRAVE SUR BOIS PAR OUVRE T R A I T É LA VIE É L É G A N T E LA COLLECTION DES CHEFS-D'OEUYKE MECONNUS est pi.b1.1ec sois l\ direction de M. GON/.AGUE THUC La collection dcs « Chefs-d'OEuvhe Meco.wls » est impri-mee sur papier Bibliophile Inalterable (par chiffon) de Renage el d'Annonay, au Jormal in-16 Grand-Aigle Lc lirage est limite a deux mille cinn cents cxemplaires numeroles de 1 a 2.~)00. Le present exemplaire parte le ,X° Le textc reproduit dans ce volume est celui dc 1'cdi-tion definitive. 518 C 0 L L E C T I 0 JN l.'KS 11111111 C HE ¥ S-D' (E U V R E M E CONN US H. de BALZAC TRAITE de LA VIE ELE(tANTE suiv1 de la THEOKIE DE LA DEMARCHE introduction kt notes de Claude YAREZE Awe an portrait graei sur bois par Achille UL\ HE INTRODUCTION Claude VAREZE *z*z<>z*z*z<>z<+z*z) II existe mčme de lui une caricature de bronze qu'on peut voir au Musée Carnavalet. INTRODUCTION G'est desormais surtout le luxe de l'habita-tion qui l'attire. Des i83o il avait commence a reunir des tableaux, des porcelaines, des bronzes, de vieilles soies et des tapisseries ; il pos-sedait deja la commode en bois d'ebene veine d'or, armoriee aux armes de France et de Florence, qu'on dit avoir appartenu a Marie de Medicis, et le secretaire d'Henri IV. Les descriptions abondent de ses logis, toujours changeants, parfois doubles pour mieux depister les creanciers, ou Ton n'avait acces qu'en produisant le mot de passe. Werdet railleen evoquant les splendeurs voluptueuses de la maison de la rue Cassini, le stuc et le marbre blanc de la salle de bains, les fenetres rouges, dont les glaces depolies ne laissaient entrer que des rayons roses ; et la chambre blanche et rose, parfumee des fleurs les plus rares, toute ruisselante d'or : « chambre nuptiale pour une duchesse de quinze ans. » Theophile Gautier, lui, s'extasie sans cesse. II nous a laisse la description du boudoir que Balzac devait transporter dans une Nouvelle : (i La Fille aux yeux d'Or » : immense divan circulaire, tenture rouge, recouverte d'une mousseline des hides, rideaux roses des fenetres doubles de taffetas, bras en vermeil por-tant les bougies, tapis dc Perse, meubles recou- iS INTRODUCTION veils de cachcmirc blanc rehaussés de noir et dc ponceau... des flcurs, des fieurs... á cóté. la chambre á coucher garnie, sous scs draperies, dc rnatelas qui empéchaient qu'aucun bruit put étre entendu au dehors par quelquc oreille indiscrete.... » On nous a parlé, peut-étre en 1'exagérant, des fortunes englouties dans la maison des Jardies. En 1S/18, nous trouvons Balzac charge (1'iinc dette de 100.000 francs par l'achat ct l'amcnageinent dc 1'hotcl oil il devait amener Mme Hanska el mourir. Qui faul-il croire ? ceux qui ont vu chez lui des merveilles arlistiqucs, ou ceux qui y ont trouvé seulement du toe et des entasse-mcnts de brie a brae !J Cequi importe, pour nous, e'est le revequ'il faisait et l'acharncment qu'il inettait a le rcaliser. On a répété que Balzac resta charge pendant toule sa vie ďécrivain sous la delle qu'il avail contractée comme imprimeur. La vérile e'est que la passion du luxe, aggravée par son imagination qui lui présenlait toujours avec une icdoutable precision un moyen chimérique et saugrenu de s'enrichir, fut le fardcau sous lequcl Ic [tauvre grand homme s'epuisa ct dut enfin s'ccroulcr el mourir. INTRODUCTION *9 Ce gout de 1'ecLat exterieur qu'eut toujours Balzac, ce souci de la representation nous le retrouvons dans son roman. De tous ses person-nages nous connaissons l'installation, l'ameu-blement ; nul n'y parait que nous ne voyions comment il est vetu. C'est un trait caracte-ristique de Balzac qu'il attache autant d'impor-tance a la toilette de ses jeunes ambitieux que de ses amoureuses. Certes, on pourrait tirer des effets comiques des portraits qu'il fait de ses heros comme de ceux qu'on a laisses delui. (a) « 11 (Charles) avait fait la toilette de voyage la plus coquette, la plus simplement recherchee, la plus adorable, pour employer le mot qui dans ce temps resumait les perfections speciales d'une chose ou d'un homme. A Tours, un coiffeur venait de lui refriser ses beaux cheveux chatains ; il y avait change de linge et mis une cravate de satin noir combinee avec un col rond, de maniere a encadrer agreablement sa blanche et rieuse figure. Uneredin-gote de voyage a demi boutonnee lui pincait la taille, et laissait voir un gilet de cachemire a chale sous lequel etait un second gilet blanc. Sa montre, negligemment abandonnee au hasard dans sa poche, se rattachait par une courle chaine d'or a Tune des (») Eugénie Grandct. balzac 2 20 INTRODUCTION boiitonnieres. Son pantalon j?ris se boulonnait sur les cötes, oü des dessins brodes en soic noire cnjo-livaienl les coutures. II inaniait agreablement une canue dont la pomnie d'or sculptee n'alterait point la fraicheur de ses gauts gris. Enfiii, sa casqiietlc etait d'un goiit excellent. » (a) «... les beaux cheveux blonds et bicn friscs de Maxime lui apprirent combicn les siens ctaient horribles ; puis Maxime avait des bottes fines et propres, tandis que les sienne.s, malgre le soin qu'il avait pris en marchant, s'etaient empreintes d'une legere teinte de boue ; enfin Maxime portait une redingote qui lui serrait elegamment la taille ct lo faisait ressernbler ä une jolie fem me tandis qu"Eu-geue avait a deux hcures un habit noir. Le spirituel enfant de la Charente sentit la superiorite que la mise donnait ä ce dandy. » (b) « Si ce portrait fait prejuger un caractere, la mise de l'homme contribuait peut-etre ä le mettre en relief. Rabourdin portait habituellement une grande redingote bleue, une cravate blanche, un gilet croise ä la Robespierre, un pantalon noir sails sous-pieds. des basdesoie gris et des souliers decou-verts. » (°) « .. Votre cousin est dccorc, je suis bien veto, e'est moi qu'on rcgarde. » (( II prit un chapeau bas de forme et ä bords larges. — Voici l'ancien chapeau de Claude Vignon, grand critique, homme libre et viveur... II se rallic (a) Le pere Goriot. Q>) Les Employes. (c) Les Comediens sans le sauoir. INTRODUCTION 21 au Ministere, on le nomine professeur, bibliothe-caire, il ne travaille plus qu'aux Debats, il est fait Maitre des Requetes, il a 16.000 fr. d'appointc-ments, il gagne 4-ooo fr. ä son journal, il est decore... eh bien ! voilä son nouveau chapeau. Et Vital montrait un chapeau d'une coupe et d'un dessin veritablement juste-milieu. » Je ressens quelque honte ä presenter ainsi ces extraits. Citer, c'est faire une operation chirurgicale qui transforme une phrase, mem-bre plein de grace et de sens dans sa page, en un debris mort. Et j'ai plaisir pourtant k sourire en lisant ces passages et tant d'autrcs de meme sorte — mon Dieu ! tout simplement peut-etre parce qu'ils ont provoque tant d'iro-nies faciles et que c'est cettc ironie qui me semble mesquine etdigne de moquerie. Dans l'ceuvre de Balzac rien de tout cela n'est ridicule, pas plus que ne l'etait ä la vue penetrante de Lamartine son exterieur peu avantageux. Rien n'est pueril ressenti par une äme passionnee : aucun detail n'est mesquin quand il est signe. On pourrait s'etonner que la conception d'unc Mra° de Morsauf, d'un menage Claes, dc 22 INTRODUCTION d'Arthez, du juge Popinot, du doctcur Benas-sis — pour ne ciler que les plus conuus panni ses heros — ait surtout laisse ä Balzac lc renom d'invenleur de monstres. En verite, nul mieux que lui n'a cree des ämcs, nul plus que lui n'a eu le secret des vies solitaires a li men lees par la sculc Idee, ou martyres d'un amour. Mais il est aussi celui qui a le mieux apprecie les puissances sociales. C'est sans railler qu'il prcsenle la complication des intrigues et des passions ambitieuses ; Tage et la pensee de la mortne Eont pas detache ; le pessimisme noir qu'il a retire de l'obscrvation du monde ne lui en a pas donne le degoüt. Un ambitieux ne serail-il pas absurde de vouloir conquerir les hommes sans chercher ä leur plaire, sans se donner les apparences qu'ils estiment ? 11 y a plus. L'amour, helas! nc distingue jamais bicn entre un homme et ses depen-dances mondaines ; il est dupedes prcstigesdu luxe, habits ct train de maison, commc de leclat d'un norn et d'un titre. II n'ignorait pas cela, celui qui fut 1'amou-rcux de la duchesse de Castries ct qui pendant quinzc ans scrvit « I'Etrangerc »>, la grande Dame loinlainc. INTRODUCTION 23 Je disais tout ä l'heure : un detail n'est jamais pueril quand il est signe. Le detail luxueux n'etait pas pour Balzac seulcmcTit un signe ; son essai de dandysme fut un moyen de conquete — calcul, reflexion et volonte, — mais qu'il serait froid de le prendre seulemrnl ainsi ! Si I'elegance n'etait pas dans son corps un peu grossier, sa jovialite Truste, son äme fan-taisiste, demesuree, l'instinct du luxe etait dans son temperament sensuel, dans son imagination passionnee des grandeurs materielles : l'instinct du luxe, le sens de la beaute industrielle, des recherches accueillantes du confort, de ses complications ingenieuses qui amusent les besoins humains autant qu'ils I es servent. Comme tout artiste, c'est dans son ceuvre que Balzac devait realiser son aspiration per-sonnellc. Quel plaisir il a pris ä vi vre ä travers ces flls de son imagination : Kastignac, de Mar-say ä qui il octroyait tout ce qui lui manquait ä lui meme de beaute et de distinction, qu'il dirigeait dans le monde, comme son Vautrin Lucien de Rubempre! Chose digne de remarque, lc mondain n'est pas apparu a Balzac un sot pueril, mais celui qui sc seit des puerililes d'aulrui. 24 INTRODUCTION Parmi ses dandys il y en a dune moralitě douteuse, comme de Marsay, La Palférine, d'autres dénués de lout scrupule comnie Maxime de Trailles. Je ne vois guěre le type de l'idiot des salons. Et c'est bien sans doute le signe de la partialité de Balzac. Gelui qui, fort sculement de son elegance, des agréments de son esprit, de sa puissance d'intrigue, monte l'cchcllc sociále etparvient au sommet, c'est le plus connu des héros Balzaciens ; son prestige, hélas ! a decide la vocation de bien des malheureux qui n'etaicnt point doués comme de Marsay, et qui devaienl finir comme Rubempré. C'est l'esthetiquc dc cette vie mondaine que Balzac a tracée dans son Traité de la Vie Elegante. II cut été grand dommage de laisser cette oeuvre dans l'oubli. EUc porte tous les carac-teres dc son auteur : 1'extréme délicatesse qui n'exclut pas par instants la vulgaritě du ton, le con traste d'expressions fortes et precises avec d'autres insulTisantcs, pénibles et impropres ; rabondance, la faculté tie cons-Iruire un monde avec un detail, 1'acuilc dc INTRODUCTION 25 I'analyse : dons qui semblcnt clivers et qui, peut-étre se touchent — une intelligence aigue découvrant seule les similitudes et les rapports qui permettent le coup d'oeil d'en-semble. Je ne tenterai pas d'examincr cet essai touffu ; la seule 'presentation des idécs tien-drait dcs pages. Balzac joint des remarques sur l'aristocratie et la royauté á la critique des modes et du dandysme ; il y cnferme toute une vue de la société moderně, qui, par l'ins-tabilité de sa hierarchie, dit-il, nccessite un certain apparat et une science de la tenue mondaine, seules marques aujourd'hui de rtiomme des hautes classes. Mais le désir d'alTicher un privilege ne eréerait que le faste et le Code de la Civililé. Cest d'un sentiment csthétique que nait la gníce dcs riKi'urs. « Le principe de 1'élégance, dil Balzac, est 1'unité. y llllli Unite, qui est I'harmonie. qui est le tact realise. Unite, véracité... harmonie, délica-tesse. « La vie exlérieure est un systéme organise qui repiésente un honíme, aussi cxaclement que les couleurs clu colimaQon se reprochiisent sur sa coquille. » 20 INTRODUCTION u Admettre une personne chez vous c'est la sup-poser digue d'habiter votre sphere. » (c Dans la vie elegante il n'existe plus de superiorito, on y traile de puissance á puissance. » a La \ie elegante ne doit pasapprendrc seulement a jouir du temps, mais a bien I'employer dans un ordre ďidées extremcmcnt élevé. » En s'inspirant dcs definitions de Balzac on penserait qu'clle cxige moins l'opulence que le goút, que la vigilance, un sens délicat de la dignitě. EUc serait la manifestation d'une certaine qualite morale, et des revcnus modcstes pourraient y suflire. Mais il faut reconnaitrc que Balzac ne l'entcndait point ainsi. L'ayant definic : « l'art d'animcr le repos », il en exclut non sculcmcnt le peuplc et les petits bourgeois mais les riches laborieux el ccux qui out gagné leur fortune. II n'y adincl que les gens de loisir, oisifs, ou artistes et hommes politiqucs, pour qui le travail est une pensce. « En faisant ceuvre de ses dix doigts, l'homme abdique toule une destinée ; ildevientun moyen. et malgré toute notre philanthropic, les résuítals seuls obtiennent notre admiration. » « ... Les ouvriers nc sont plus que des especes dc treuils et restent confondus avee les brouettes. les pedes et les pioches. » INTRODUCTION 27 « Est-ce une injustice ? Non. Semblables aux machines a vapeur, les hommes enregimentes par le travail se produisent tous sous la meme forme et n'ont rien d'individuel. » « Depuis que des societes existent, un gouverne-ment a done toujours ete un contrat d'assurances conclu entre les riches contre les pauvres. » Ces lignes passionnees me donnent I'occa-sion de souligner les beautes souvent mecon-nues du style de Balzac. a Une nation se compose necessairement de gens qui produisent et de gens qui consomment. Comment celui qui seme, plante, arrose et recolte est-il precisement celui qui mange le moins ? » « Apres avoir acheve cette triste autopsie du corps social un philosophe eprouve tant de degoiit pour les prejuges qui amenent les hommes a passer les uns pres des autres en s'evitant comme des cou-leuvres, qu'il a besoin de se dire : « Je ne construis pas h plaisir une nation, je l'accepte toute faite. » « Au risque d'etre accuse d'aristocralie, nous dirons franchement qu'un homme place au dernier rang de la societe ne doit pas plus demander compte a Dieu de sa destinee qu'une huitrc de la sienne.» Nous avons la quclques pages qu'on n'attend point du theoricicn de la Monarchic, du defenseur des Privileges, des Majorats ct du droit d'ainessc. Qu'importe que Balzac declare : 28 INTRODUCTION « il faut accepter ». Les mots le disent, l'accent le nie. On allirme que l'iniluence de M"" de Berny a assagi les velleites de revoke des vingt ans de Balzac. Sa grande ainie ne semble pas avoir triomphc aisement de ses jeunes aspirations ä la Justice. Celle conversion par l'amour scrait-ellc ä relegucr parmi les legendes ? plus que l'iniluence dc sa protectrice, sans doute, l'obscrvation des homines et le pessimisme devaient un jour persuader Balzac. ^% Le Traue de l'Elegance paraitetre une oeuvre inachevee. IS'on seulement il s'arrete brusque-ment au milieu dune page, mais il ne remplit pas le programme que l'auleur se tracait un instant auparavant. La Theorie dc la Demarche en est evidemmcnt un appendice (a). Le sentiment de l'elegance (a) Balzac a rcril bion d'autrcs de ces appendices : I'etude des mieum jxir le yanl ; nvuvrlle tkeurie du dejeuner ; physiuUujie de In toilette : physiuluijie du eiijure. etc., etc. INTRODUCTION 29 discipline les gestes commc il regie les manures et l'emploi des revenus. Theophile Gautier nous dit, parlant des projets que la mort n'a pas laisse ä son ami le temps de realiser : « II comptait eciire une theorie de la Demarche. » Cette Etude devait-elle done etre remaniee ? Dans sa forme actuelle, il faut passer ä travel's les brous-sailles de la faconde de Balzac pour arriver ä ces aphorismes delicats qui, dans la parodie legere d'une forme doctorale, eveillent le sou-rire comme une rencontre heureuse. Mais lisez cette page 011 Balzac examine serieusement si une femmea le droit, marchant dans la rue, de relever sa robe. « Non, repond il, une femme ne doit jamais retrousser ses jupes, car une femmc comme il faut ne sort jamais ä pied quand le temps est humide, d'ail-leurs elle a l'art meine de passer un ruisseau sans compromettre la perfection de son ajuste-ment » (8). Ces quelques lignes ne suffisent-elles pas ä dresser tout un monde desuet P Voici la femme chargec dc ses amplcs et lourdes jupes, une pelerine brodee ä multiples elages tombant sur ses manches a gigots, la tete cmpanachee de (») Rappeions d'nilleurs. ä la decharge do Kalznc, qu'en i83o, los jupes 110 depassaienl pas la cheville. 30 INTRODUCTION trois plumes blanches. Celle-la ne suivra pas les Cours de la Faculty de Droit ou do Medccine, elle ne jouc pas au tennis ou au golf; quand elle fait du cheval, le seul sport qui lui soil permis, elle est assise sur sa selle, prcsque Wee encore— carelle n'estjugee vraiment femme qu'entravee, digne de seduirc que si elle en fait son unique souci. Je voudrais faire voir a cole d'elle son par-lenaire, son amant. II porte l'habit marron, pince a la taille sur la pointe du gilet, la haute cravalc de soie noire, le pantalon a sous pieds, echancre sur un has blanc. En ces temps surannes, encore charges de contraintes aristocraliques, tout proches encore dc ceux ou Hruinmcl (a) fnt roi rien que (aj Georges Brmninel. oisif, dil Jacques Boulcnger, qui devinl eclebre tant il s'habilla bien et sut se montrcr insolent. II avail seize ans el il etait encore a Kton (en '79'') que vous aviez naguěrc pour mener votre sujet en poste, a passé aux mains de ces fantasques creatures ; alors, ce sont vos idées qui vous brisent, vous lassent, vous sanglent des coups sifflants aux oreilles, et contre lesquels vous regimbez. Voilá le poete, le peintre, le musi-cien qui se proměně, fláne sur les boulevards, marchande des Cannes, achěte de vieux bahuts, s'eprend de mille passions fugaces, laissant lá son idée, comme on abandonne une maitresse plus aimante ou plus jalouse qu'il ne lui est permis de 1'étre. Vient le dernier áge de la pensée. Elle s'est implantée, eile a pris racinc dans votre äme, eile y a muri ; puis, un soir ou un matin, quand le poete óte son foulard, quand le peintre bailie encore, lorsque le musicien va souffler sa lampe, DE LA DEMARCHE 127 en se souvenant d'une delicieuse roulade, en revoyant un petit pied de femme ou l'un de ces je ne sais quoi dont on s'occupe en dormant ou en s'eveillant, ils apercoivent leur idee dans toute la grace de ses frondaisons, de ses florai-sons, l'idee malicieuse, luxuriante, luxueuse, belle comme femme magnifiquement belle, belle comme un cheval sans defaut ! Et alors le peintre donne un coup de pied a son edredon, s'il y a un edredon, et s'ecrie : — C'est fini ! je ferai mon tableau ! Le poete n'avait qu'une idee, et il se voit a la tete d'un ouvrage. — Malheur au siecle !... dit-il en lancant une de ses bottes a travers la chambre. Ceci est la theorie de la demarche de nos idees. Sans m'engager a justifier l'ambition de ce programme pathologique, dont je renvoie le systeme aux Dubois, aux Maygrier du cerveau, je declare que la The'orie de la demarche m'a prodigue toutes les delices de cette conception premiere, amour de la pensee ; puis tous les chagrins d'un enfant gate dont l'education coute cher et n'en perfectionne que les vices. Quand un homme rencontre un tresor, sa seconde pensee est de se demander par quel hasard il Pa trouve. Voici done oil j'ai rencontre 128 la Theorie de la demarche, et voici pourquoi per-sonne jusqu'a moi ne l'avait apergue... Un homme dcvint fou pour avoir reflcchi trop profondement a 1'action d'ouvrir ou dc fermer une porte. II se mit a comparer la conclusion des discussions humaines a ce mouvement qui, dans les deux cas, est absolument le meme, quoique si divers en rcsultats. A cote de sa loge etait un autre fou qui cherchait a deviner si l'ceuf avait precede la poule, ou si la poule avait precede l'ueuf. Tous deux parlaient, l'un de sa porte, 1'autre de sa poule, pour interroger Dieu sans succes. Un fou est un homme qui voit un abime et y tombe. Le savant l'entend tomber, prend sa toise, mesure la distance, fait un escalier, descend, remonte, et se frotte les mains, apres avoir dit a l'univers : « Cet abime a dix-huit cent deux pieds de profondeur, la temperature du fond est de deux degres plus chaude que celle de notre atmosphere. » Puis il vit en famille. Le fou reste dans sa loge. lis meurent tous deux. Dieu seul sait qui du fou, qui du savant, a ete le plus pres du vrai. Empedocle est le premier savant qui ait cumule. II n'y a pas un seul de nos mouvements, ni une seule de nos actions qui ne soit un abime, ou l'homme le plus sage ne puisse laisser sa DE LA DEMARCHE 129 raison, et qui ne puisse fournir au savant 1'occa-sion de prendre sa toise et ďessayer á mesurer l'infini. II y a de l'infini dans le moindre gramen. lei, je serai toujours entre la toise du savant et le vertige du fou. Je dois en prévenir loyale-ment celui qui veut me lire ; il faut de 1'intrépi-dité pour rester entre ces deux asymptotes. Cette Théorie ne pouvait étre faite que par un homme assez osé pour cótoyer la folie sans crainte et la science sans peur. Puis je dois encore accuser, par avance, la vulgaritě du premier fait qui m'a conduit, deductions en inductions, á cette plaisanterie lycophronique. Ceux qui savent que la terre est pavée d'abimes, foulée par des fous et mesurée par des savants, me pardonneront seuls l'appa-rente niaiserie de mes observations. Je parle pour les gens habitués á trouver de la sagesse dans la feuille qui tombe, des problěmes gigan-tesques dans la fumée qui s'eleve, des theories dans les vibrations de la lumiěre, de la pensée dans les marbres, et le plus horrible des mouve-ments dans l'immobilite. Je me place au point precis oil la science touche á la folie, et je ne puis mettre de garde-fous. Continuez. En 1830, je revenais de cette délicieuse Tou-raine, oú les femmes ne vieillissent pas aussi vite que dans les autres pays. J'etais au milieu de la 130 theorie grande cour des Messageries, rue Notre-Dame-des-Victoires, attendant une voiture, et sans me doutcr que j'allais etre dans ralternative d'ecrire des niaiseries ou de faire d'immortelles decouvcrtes. De toutes les courtisanes, la pensee est la plus imperieusement capricieuse : elle fait son lit, avec une audace sans exemple, au bord d'un sentier ; couche au coin d'une rue ; suspend son nid, comme l'hirondelle, a la corniche d'une fenetrc ; et, avant que l'amour ait pense a sa fleche, elle a concu, pondu, couve, nourri un geant. Papin allait voir si son bouillon avait des yeux quand il changca lc monde industriel en voyant voltiger un papier que ballottait la vapeur au-dessus de sa marmite. Faust trouva l'impri-mcrie en regardant sur le sol Pempreinte des fers de son cheval, avant de le monter. Les niais appellent ces foudroiements de la pensee un hasard, sans songer que le hasard ne visite jamais les sots. J'etais done au milieu de cette cour, ou trone le mouvement, et j'y regardais avec insouciance les differentes scenes qui s'y passaient, lorsqu'un voyageur tombe de la rotonde a terre, comme une grenouille effrayee qui s'elance a l'eau. Mais, en sautant, cet homme fut force, pour ne pas choir, de tendre les mains au mur du bureau pres duquel etait la voiture, et de s'y appuyer de la demarche legerement. Voyant cela, je me demandai pour-quoi. Certes, un savant aurait repondu : « Parce qu'il allait perdre son centre de gravite. » Mais pourquoi l'homme partage-t-il avec les diligences le privilege de perdre son centre de gravite ? Un etre doue d'intelligence n'est-il pas souverainement ridicule quand il est a terre, par quelque cause que ce soit? Aussi le peuple, que la chute d'un cheval interesse, rit-il toujours d'un homme qui tomhe. Cet homme etait un simple ouvrier, un de ces joyeux faubouriens, espece de Figaro sans mandoline et sans resille, un homme gai, meme en sortant de diligence, moment 011 tout le monde grogne. II crut reconnaitre un de ses amis dans le groupe des flaneurs qui regardent toujours l'arrivee des diligences, et il s'avanca pour lui appliquer une tape sur l'epaule, a la facon de ces gentilshommes campagnards ayant peu de ma-nieres, qui, pendant que vous revez a vos cheres amours, vous frappent sur la cuisse en vous disant : — Chassez-voiB ?... En cette conjoncture, par une de ces determinations qui restent un secret entre l'homme et Dieu, cet ami du voyageur fit un ou deux pas. Mon faubourien tomba, la main en avant, jus-qu'au mur, sur lequel il s'appuya ; mais, apres ItAI.ZAC 132 THEORIE avoir parcouru toute la distance qui se trouvait entre le mur et la hauteur ä laqucllc arrivait sa téte quand il ctait debout, espace que je représen-terais scientifiquement par un angle de quatre-vingt-dix dcgrés, l'ouvrier, empörte par le poids de sa main, s'etait plié, pour ainsi dire, en deux. II se rcleva la face turgide et rougie, moins par la colěre que par un effort inattendu. — Voici, me dis-je, un phénoměne auquel personne ne pense, et qui ferait bouquer deux savants. Je me souvins en ce moment d'un autre fait, si vulgaire dans son eventualitě, que nous n'en avons jamais esgoussé la cause, quoiqu'elle accuse de sublimes merveilles. Ce fait corrobora l'idee qui me frappait alors si vivement, idée ä laquelle la science des riens est redevable au-jourd'hui de la Theorie de la demarche. Ce souvenir appartient aux jours heureux de mon adolescence, temps de délicieuse niai-serie, pendant lequel toutes les femmes sont des Virginies, que nous aimons vertueusement, comme aimait Paul. Nous apercevons plus tard une infinite de naufrages, oil, comme dans Poeuvre de Bernardin de Saint-Pierre, nos illusions se noient; et nous n'amenons qu'un cadavre sur la grčve. Alors, le chaste et pur sentiment que j'avais DE LA DEMARCHE *33 pour ma sceur n'etait trouble par aucun autre, et nous portions ä deux la vie en riant. J'avais mis trois ou quatre cents francs en pieces de cent sous dans le necessaire oü eile serrait son fil, ses aiguilles, et tous les petits ustensiles ne-cessaires ä son metier de jeune fille essentielle-ment brodeuse, parfileuse, couseuse et feston-neuse. N'en sachant rien, elle voulut prendre sa table ä ouvrage, toujours si legere ; mais il lui fut impossible de la soulever du premier coup, et il lui fallut emettre une seconde dose de force et de vouloir pour enlever sa boite. Ce n'est pas la compromettre que de dire combien eile mit de precipitation ä l'ouvrir, tant elle etait curieuse de voir ce qui l'alourdissait. Alors, je la priai de me garder cet argent. Ma conduite cachait un secret, je n'ai pas besoin d'ajouter que je fus oblige de le lui confier. Bien involontairement, je repris l'argent sans Ten prevenir ; et, deux heures apres, en reprenant sa boite, elle I'enleva presque au-dessus de ses cheveux, par un mouvement de naivete" qui nous fit tant rire, que ce bon rire servit precisement ä graver cette observation physiologique dans ma memoire. En rapprochant ces deux faits si dissemblables, mais qui procedaient de la meme cause, je fus plonge dans une perplexite pareille ä celle du J34 theorie philosophc a camisole qui medita si profonde-ment sur sa porte. Je comparais le voyageur a la cruche pleine d'eau qu'une fille curieuse rapporte de la fon-taine. Kile s'occupe a regarder une fenetre, recoit une secousse d'un passant, et laisse perdre une lame d'eau. Cette comparaison vague expri-mait grossierement la depense vitale de fluide que cet homme me parut avoir faite en pure perte. Puis, de la, jaillirent mille questions qui me furent adressees, dans les tenebres de l'intelli-gence, par un etre tout fantastique, par ma Theorie de la demarche deja nee. En effet, tout a coup mille petits phenomenes journaliers de notre nature vinrent se grouper autour de ma reflexion premiere, et s'eleverent en foule dans ma memoire comme un de ces essaims de mouches qui s'envolent, au bruit de nos pas, de dessus le fruit dont elles pompent les sues au bord du sentier. Ainsi je me souvins en un moment, rapide-ment, et avec une singuliere puissance de vision intellectuellc : Et des craquements de doigts, et des redresse-ments de muscles, et des sauts de carpe que, pauvres ecoliers, moi et mes camarades, nous nous permettions comme tous ceux qui restent trop longtcmps en etude, soit le peintre dans de la demarche 135 son atelier, soit le poete dans ses contemplations, soit la femme plongee dans son fauteuil ; Et de ces courses rapides subitement arretees comme le tournoiement d'un soleil fini, aux-quelles sont sujets les gens qui sortent de chez eux ou de chez elles, en proie ä un grand bonheur ; Et de ces exaltations produites par des mouve-ments excessifs, et si actives, que Henri III a ete pendant toute sa vie amoureux de Marie de Cleves, pour etre entre dans le cabinet oü eile avait change de chemise, au milieu d'un bal donne par Catherine de Medicis ; Et de ces cris feroces que jettent certaines per-sonnes, poussees par une inexplicable necessity de mouvement, et pour exercer peut-etre une puissance inoccupee ; Et des envies soudaines de briser, de frapper quoi que ce soit, surtout dans des moments de joie, et qui rendent Odry si naivement beau dans son role du marechal ferrant de VEginhard de Campagne, quand il tape, au milieu d'un paro-xysme de rire, son ami Vernet, en lui disant : « Sauve-toi, ou je te tue. » Enfin plusieurs observations, que j'avais pre-cedemment faites, m'illuminerent, et me te-naillerent l'intelligence si vigoureusement, que, ne songeant plus ni ä mes paquets ni ä ma voi-jure, je devins aussi distrait que Test AI. Ampere, 136 theorie et revins chcz moi, feru par le principe lucide et vivifiant de ma Theorie de la demarche. J'allais admirant une science, incapable de dire quelle etait cette science, nageant dans cette science, comme un homme en mer, qui vc-it la mer et n'en peut saisir qu'unc goutte dans lc crcux de sa main. Ma petulante pensce jouissait de son premier age. Sans autre secours que celui de Pintuition, qui nous a valu plus de conquetes que tous les sinus et les cosinus de la science, et sans m'in-quieter ni des preuves, ni du qu'en dira-t-on, je decidai que l'homme pouvait projeter en dehors de lui-meme, par tous les actes dus a son mou-vement, une quantite de force qui devait pro-duire un effet quelconque dans sa sphere d'activity. Que de jets lumineux dans cette simple for-mule ! L'homme aurait-il le pouvoir de diriger Paction de ce constant phcnomene auquel il ne pense pas ? Pourrait-il economiser, amasser l'indivisible fluide dont il dispose a son insu, comme la seiche aspire et distille, par un appareil inconnu, lc nuagc d'cncre au sein duquel elle disparait ? Mesmer, que la France a traite d'empirique, a-t-il raison, a-t-il tort? de la demarche J37 Pour moi, des lors, le mouvement comprit la Pensee, action la plus pure de l'etre humain ; le Verbe, traduction de ses pensees ; puis la Demarche et le Geste, accomplissement plus ou moins passionne du Verbe. De cette effusion de vie plus ou moins abondante, et de la maniere dont Phomme la dirige, precedent les merveilles du toucher, auxquelles nous devons Paganini, Raphael, Michel-Ange, Huerta le guitariste, Taglioni, Liszt, artistes qui tous transfusent leurs ames par des mouvements dont ils ont seuls le secret. Des transformations de la pensee dans la voix, qui est le toucher par lequel l'ame agit le plus spontanement, decoulent les miracles de l'eloquence et les celestes enchantements de la musique vocale. La parole n'est-elle pas en quelque sorte la demarche du cceur et du cer-veau ? Alors, la Demarche etant prise comme Pexpres-sion des mouvements corporels, et la Voix comme celle des mouvements intellectuels, il me parut impossible de faire mentir le mouvement. Sous ce rapport, la connaissance approfondie de la demarche devenait une science complete. N'y avait-il pas des formules algebriques a trouver pour determiner ce qu'une cantatrice depense d'ame dans ses roulades, et ce que nous dissipons d'energie dans nos mouvements ? Quelle THEORIE gloire de pouvoir jeter á 1'Europe savante une arithmétique morale avec les solutions de pro-blěmes psychologiqucs aussi importants á ré-soudre que le sont ceux qui suivent : La cavatine Di tanti palpiti EST á la vie de la Pasta COMME i EST a X. Les pieds de Vestris SONT-ils á sa téte comme ioo est a 2 ? Le mouvement digestif de Louis XVIII a-t-il été á la durée de son rěgne comme 1814 est á 93 ! Si mon systéme eút existé plus tot, et qu'on eút cherché des proportions plus égales entre 1814 et 93, Louis XVIII régnerait peut-étre encore. Quels pleurs je versai sur le tohu-bohu de mes connaissances, ďoú je n'avais extrait que de misérables contes, tandis qu'il pouvait en sortir une physiologie humaine ! Étais-je en état de rechercher les lois par lesquelles nous envoyons plus ou moins de force du centre aux extrémités ; de deviner oú Dieu a mis en nous le centre de ce pouvoir ; de determiner les phéno-měnes que cette faculté devait produire dans Pat-mosphěre de chaque creature ? En effet, si, comme Pa dit le plus beau génie análytique, le geometre qui a le plus écouté Dieu aux portes du sanctuaire, une balle de de la demarche r39 pistolet lancee au bord de la Mediterranee cause un mouvement qui se fait sentir jusque sur les cötes de Chine, n'est-il pas probable que, si nous projetons en dehors de nous un luxe de force, nous devons, ou changer autour de nous les conditions de l'atmosphere, ou necessaire-ment influer, par les effets de cette force vive qui veut sa place, sur les etres et les choses dont nous sommes entoures ? Que jette done en l'air l'artiste qui se secoue les bras, apres l'enfantement d'une noble pensee qui l'a tenu longtemps immobile ? Oil va cette force dissipee par la femme nerveuse qui fait craquer les dedicates et puissantes articulations de son cou, qui se tord les mains, en les agitant, apres avoir vainement attendu ce qu'elle n'aime pas ä trop attendre ? Enfin, de quoi mourut le fort de la Halle qui, sur le port, dans un defi d'ivresse, leva une piece de vin ; puis qui, gracieusement ouvert, sonde, dechiquete brin ä brin par messieurs de l'Hotel-Dieu, a completement frustre leur science, filoute leur scapel, trompe leur curiosite, en ne laissant apercevoir la moindre lesion, ni dans ses muscles, ni dans ses organes, ni dans ses fibres, ni dans son cerveau ? Pour la premiere fois peut-etre, M. Dupuytren, qui sait toujours pourquoi la mort est venue, s'est demande 140 THEORIE pourquoi la vie etait absente de ce corps. La cruche s'etait videe. Alors, il me fut prouve que l'homme occupe a scier du marbre n'etait pas bete de naissance, mais bete parce qu'il sciait du marbre. II fait passer sa vie dans le mouvement des bras, comme le poete fait passer la sienne dans le mouvement du cerveau. Tout mouvement a ses lois. Kepler, Newton, Laplace et Legendre sont tout entiers dans cet axiome. Pourquoi done la science a-t-elle dedaigne de rechercher les lois d'un mouvement qui transporte a son gre la vie dans telle ou telle portion du mecanisme humain, et qui peut egalement la projeter en dehors de l'homme? Alors, il me fut prouve que les chercheurs d'autographes, et ceux qui pretendent juger le caractere des hommes sur leur ecriture, etaient des gens superieurs. Ici, ma Thiorie de la demarche acquerait des proportions si discordantes avec le peu de place que j'occupe dans le grand ratelier d'ou mes illustres camarades du xixe siecle tirent leur provende, que je laissai la cette grande idee, comme un homme effraye d'apercevoir un gouffre. J'entrais dans le second age de la pensee. N6anmoins, je fus si curieusement affriande par la vue de cet abime, que, de temps en temps, DE LA DEMARCHE 141 je venais goůter toutes Ies joies de la peur, en le contemplant au bord, et m'y tenant ferme ä quelques idées bien plantées. bien feuillues. Alors, je commencai des travaux immenses et qui eussent, selon l'expression de mon elegant ami Eugene Sue, décorné un bceuf moins habitue que je ne le suis ä marcher dans mes sillons, nuit et jour, par tous les temps, nonchalant de la bise qui souffle, des coups, et du fourrage inju-rieux que le journalisme nous distribue. Comme tous ces pauvres predestines de savants, j'ai compté des joies pures. Parmi ces fleurs ďétude, la premiére, la plus belle, parce qu'elle était la premiére, et la plus trompeuse, parce qu'elle était la plus belle, a été ďap-prendre, par M. Savary de l'Observatoire, que déja l'Italien Borelli avait fait un grand ouvrage De acta animalium (du mouvement des ani-maiLx). Combien je fus heureux de trouver un Borelli sur le quai ! combien peu me pesa l'in-quarto ä rapporter sous le bras ! en quelle ferveur je l'ouvris ; en quelle häte je le traduisis ! Je ne saurais vous dire ces choses. II y avait de l'amour dans cette étude. Borelli était pour moi ce que Baruch fut pour La Fontaine. Comme un jeune homme dupe de son premier amour, je ne sentais de Borelli ni la poussiere accumulée dans ses 142 THEORIE pages par les orages parisicns, ni la senteur equivoque de sa couverture, ni les gnuns de tabac qu'y avait k'isses le vieux médecin auquel il apparünt jadis, et dont je fus jaloux en lisant ces mots écrits d'une main tremblante : Ex libris Angara. Brst ! quand j'eus lu Borelli, je jetai Borelli, je maudis Borelli, je méprisai le vieux Borelli, qui ne me disait rien de actu, comme plus tard le jeune homme baisse la téte en reconnaissant sa premiere amie, l'ingrat ! Le savant Italien, doué de la patience de Malpighi, avait passé des années á éprouver, ä determiner la force des divers appareils établis par la nature dans notre systéme musculaire. II a évidemment prouvé que le mécanisme intérieur de forces reelles constitué par nos muscles avait été dispose pour des efforts doubles de ceux que nous vou-lions faire. Certes, cet Italien est le machiniste le plus habile de cet opera changeant nommé l'homme. A suivre, dans son ouvrage, le mouvement de nos leviers et de nos contre-poids, a voir avec quelle prudence le Créateur nous a donné des balanciers naturels pour nous soutenir en toute espěce de pose, il est impossible de ne pas nous considérer comme ďinfatigables danseurs de corde. Or, je me souciais peu des moyens, je DE LA DEMARCHE *43 voulais connaitre les causes. De quelle importance ne sont-elles pas ! Jugez. Borelli dit bien pourquoi l'homme, empörte hors du centre de gravite, tombe ; mais il ne dit pas pourquoi souvent 1'homme ne tombe pas, lorsqu'il sait user d'une force occulte, en envoyant ä ses pieds une incroyable puissance de retraction. Ma premiere colere passee, je rendis justice ä Borelli. Nous lui devons la connaissance de Voire humaine : en d'autres termes, de l'espace ambiant dans lequel nous pouvons nous mouvoir sans perdre le centre de gravite. Certes, la dignite de la demarche humaine doit singulierement dependre de la maniere dont un homme se balance dans cette sphere au delä de laquelle il tombe. Nous devons egalement ä l'illustre Italien des recherches curieuses sur la dynamique interieure de 1'homme. II a compte les tuyaux par lesquels passe le fluide moteur, cette insai-sissable volonte, desespoir des penseurs et des physiologistes ; il en a mesure la force ; il en a constate le jeu ;.il a donne genereusement a ceux qui monteront sur ses epaules pour voir plus loin que lui, dans ces tenebres lumineuses, la valeur materielle et ordinaire des effets produits par notre vouloir ; il a pese la pensee, en montrant que la machine musculaire est en disproportion avec les resultats obtenus par 1'homme, et qu'il 144 THEORIE se trouve en lui des forces qui portent cette machine á une puissance incomparablement plus grande que ne Test sa puissance intrinsěque. Děs lors, je quittai Borelli, certain de ne pas avoir fait une connaissance inutile en conversant avec ce beau génie ; et je fus attiré vers les savants qui se sont occupés récemment des forces vitales. Mais, hélas ! tous ressemblaient au geometre qui prend sa toise et chiffre l'abime ; moi, je voulais voir l'abime et en pénétrer tous les secrets. Que de reflexions n'ai-je pas jetées dans ce gouffre, comme un enfant qui lance des pierres dans un puits pour en écouter les retentisse-ments ! Que de soirs passes sur un mol oreiller á contempler les nuages fantastiquement éclairés par le soleil couchant ! Que de nuits vainement employees á demander des inspirations au silence ! La vie la plus belle, la mieux remplie, la moins sujette aux deceptions, est certes celle du fou sublime qui cherche á determiner l'in-connu d'une equation á racines imaginaires. Quand j'eus tout appris, je ne savais rien, et je marchais !... Un homme qui n'aurait pas eu mon thorax, mon cou, ma boite cérébrale, eút perdu la raison en désespoir de cause. Heureuse-ment, ce second áge de mon idée vint á finir. En entendant le duo de Tamburini et de Rubini, de la demarche H5 dans le premier acte du Mose, ma theorie m'ap-parut pimpante, joyeuse, fretillante, jolie, et vint se coucher complaisamment a mes pieds, comme une courtisane fachee d'avoir abuse de la coquetterie et qui craint d'avoir tue l'amour. Je resolus de constater simplement les effets produits en dehors de 1'homme par ses mouve-ments, de quel que nature qu'ils fussent, de les noter, de les classer; puis, l'analyse achevee, de rechercher les lois du beau ideal en fait de mouvement, et d'en rediger un code pour les personnes curieuses de dormer une bonne idee d'elles-memes, de leurs moeurs, de leurs habitudes : la demarche etant, selon moi, le prodrome exact de la pensee et de la vie. J'allai done le lendemain m'asseoir sur une chaise du boulevard de Gand, afin d'y etudier la demarche de tous les Parisiens qui, pour leur malheur, passeraient devant moi pendant la journec. Et, ce jour-la, je recoltai les observations les plus profondement curieuses que j'aie faites dans ma vie. Je revins charge comme un bota-niste qui, en herborisant, a pris tant de plantes, qu'il est oblige de les donner a la premiere vache venue. Seulement, la Theorie de la dimarche me parut impossible a publier sans dix-sept cents planches gravees, sans dix ou douze volumes de 146 theorie texte, et des notes a effrayer feu l'abbe Barthe-lemy ou mon savant ami Parisot. Trouver en quoi pechaient les demarches vi-cieuses ; Trouver les lois a l'exacte observation des-quelles etaient dues les belles demarches ; Trouver les moyens de faire mentir la demarche, comme les courtisans, les ambitieux, les gens vin-dicatifs, les comediens, les courtisanes, les epouses legitimes, les espions, font mentir leurs traits, leurs yeux, leur voix ; Rechercher si les anciens marchaient bien, quel peuple marche le mieux entre tous les peuples ; si le sol, lc climat est pour quelque chose dans la demarche. Brrr ! les questions jaillissaient comme des sauterelles ! Sujet merveilleux ! Le gastronome, soit qu'il saisisse sa truelle pour soulever la peau d'un lavaret du lac d'Aix, celle d'un sur-mulet de Cherbourg, ou d'une perchc de l'lndre ; soit qu'il plonge son couteau dans un filet de chevreuil, comme il s'en elabore quelquefois dans les forets et s'en perfectionne dans les cuisines ; ce susdit gastronome n'eprouverait pas une jouissance comparable a celle que j'eus en posse-dant mon sujet. La friandise intellectuelle est la passion la plus voluptueuse, la plus dedai-gneuse, la plus hargncusc : ellc comporte la de la demarche H7 critique, expression de l'amour-propre jaloux des jouissances qu'il a ressenties. Je dois a l'art d'expliquer ici les veritables causes de la delicieuse virginite litteraire et philo-sophique qui recommande a tous les bons esprits la Theorie de la demarche ; puis la franchise de mon caractere m'oblige a dire que je ne voudrais pas etre comptable de mes bavardages, sans les faire excuser par d'utiles observations. Un moine de Prague, nomme Reuchlin, dont l'histoire a ete recueillie par Marcomarci, avait un odorat si fin, si exerce, qu'il distinguait une jeune fille d'une femme, et une mere d'une femme infeconde. Je rapporte ces resultats entre ceux que sa faculte sensitive lui faisait obtenir, parce qu'ils sont assez curieux pour donner une idee de tous les autres. L'aveugle qui nous a valu la belle lettre de Diderot, faite, par parenthese, en douze heures de nuit, possedait une connaissance si approfon-die de la voix humaine, qu'il avait remplace le sens de la vue, relativement a 1'appreciation des caracteres, par des diagnostics pris dans les intonations de la voix. La finesse des perceptions correspondait chez ces deux hommes a une egale finesse d'esprit, a un talent particulier. La science d'observation tout exceptionnelle dont ils avaient ete doues UAL/, AC 10 148 THEORIE me servira d'exemple pour expliquer pourquoi certaines parties de la psychologie ne sont pas suffisamment étudiées, et pourquoi les hommes sont contraints de les deserter. L'observateur est incontestablement homme de génie au premier chef. Toutes les inventions humaines découlent d'unc observation analy-tique dans laquelle l'esprit procěde avec une incroyablc rapidité d'apercus. Gall, Lavater, Mesmer, Cuvier, Lagrange, le docteur Méreaux, que nous avons récemment perdu, Bernard Palissy, le précurseur de Buffon, le marquis de Worcester, Newton enfin, le grand peintre et le grand musicien, sont tous des observateurs. To us vont de l'effet á la cause, alors que les autres hommes ne voient ni cause ni effet. Mais ces sublimes oiseaux de proie qui, tout en s'elevant á de hautes regions, possedent le don de voir clair dans les choses d'ici-bas, qui peuvent tout á la fois abstraire et spécialiser, faire d'exactes analyses et de justes syntheses, ont, pour ainsi dire, une mission purement méta-physique. La nature et la force de leur génie les contraint á reproduire dans leurs ceuvres leurs propres qualités. lis sont emportés par le vol audacieux de leur génie, et par leur ardente recherche du vrai, vers les formules les plus simples. lis observent, jugent et laissent des DE LA DEMARCHE I49 principes que les hommes minutieux prouvent, expliquent et commentent. L'observation des phénoměnes relatifs á l'homme, l'art qui doit en saisir les mouve-ments les plus caches, 1'étude du peu que cet étre privilegia laisse involontairement deviner de sa conscience, exigent et une somme de génie et un rapetissement qui s'excluent. II faut étre á la fois patient comme 1'étaient jadis Muschen-brock et Spallanzani, comme le sont aujourďhui MM. Nobili, Magendie, Flourens, Dutrochet et tant d'autres ; puis il faut encore posséder ce coup d'ceil qui fait converger les phénoměnes vers un centre, cette logique qui les dispose en rayons, cette perspicacité qui voit et déduit, cette lenteur qui sert á ne jamais découvrir un des points du cercle sans observer les autres, et cette promptitude qui měne d'un seul bond du pied á la téte. Ce génie multiple, possédé par quelques tétes héroiques justement célěbres dans les annales des sciences naturelles, est beaucoup plus rare chez l'observateur de la nature morale. L'ecrivain, charge de répandre les lumiěres qui brillent sur les hauts lieux, doit donner á son ceuvre un corps littéraire, et faire lire avec intérét les doctrines les plus ardues, et parer la science. II se trouve done sans cesse dominé theorie par la forme, par la poesie et par les accessoires de l'art. Étre un grand écrivain et un grand obser-vateur, Jean-Jacques et le bureau des Longitudes, tel est le probléme, probléme insoluble. Puis le génie qui preside aux découvcrtes exactes et physiques n'exige que la vue morale ; mais l'esprit de 1'observation psychologique veut impé-rieusement et 1'odorat du moinc et l'ouie de l'aveugle. 11 n'y a pas d'observation possible sans une eminente perfection de sens et sans une memoire presque divine. Done, en mettant ä part la rareté particuliěre des observatcurs qui examinent la nature hu-maine sans scalpel et veulent la prendre sur le fait, souvent l'homme doué de ce microscope moral, indispensable pour ce genre ďétude, manque de la puissance qui exprime, comme celüi qui saurait s'exprimer manque de la puissance de bien voir. Ceux qui ont su formuler la nature, comme le fit Moliére, devinaient vrai, sur simple échantillon ; puis ils volaient leurs contempo-rains et assassinaient ceux d'entre eux qui criaient trop fort. II y a dans tous les temps un homme de génie qui se fait le secretaire de son époque : Homére, Aristote, Tacite, Shakespeare, l'Aretin, Machiavel, Rabelais, Paeon, Moliére, Voltaire, ont tenu la plume sous la dictéc de leurs siécles. de la demarche 151 Les plus habiles observateurs sont dans le monde ; mais, ou paresseux, ou insouciants de gloire, ils meurent ayant eu de cette science ce qu'il leur en fallait pour leur usage, et pour rire le soir, a minuit, quand il n'y a plus que trois personnes dans un salon. En ce genre, Gerard aurait ete le litterateur le plus spirituel s'il n'eut pas ete grand peintre ; sa touche est aussi fine quand il fait un portrait que lorsqu'il le peint. Enfin, souvent ce sont des hommes grossiers, des ouvriers en contact avec le monde et forces de l'observer, comme une femme faible est contrainte d'etudier son mari pour le jouer, qui, possesseurs de remarques prodigieuses, s'en vont faisant banqueroute de leurs decouvertes au monde intellectuel. Souvent aussi la femme la plus artiste, qui, dans une causerie familiere, etonne par la profondeur de ses apercus, dedaigne d'ecrire, rit des hommes, les meprise, et s'en sert. Ainsi le sujet le plus delicat de tous les sujets psychologiques est reste vierge sans etre intact. II voulait et trop de science et trop de frivolite peut-etrc. Moi, pousse par cette croyance en nos talents, la seule qui nous reste dans le grand naufrage de la Foi, pousse sans doute encore par un premier amour pour un sujet neuf, j'ai done obei a cette passion : je suis venu me placer sur une theorie chaise ; j'ai regarde les passants ; mais, apres avoir admire les tresors, je me suis sauve d'abord, pour m'en amuser en emportant le secret du Sesame, ouvre-toi. Car il ne s'agissait pas de voir et de rire ; ne fallait-il pas analyser, abstraire et classer? Classer, pour pouvoir codificr ! Codifier, faire le code de la demarche ; en d'autres termes, rediger une suite d'axiomes pour le repos des intelligences faibles ou pares-seuses, afin de leur epargner la peine de reflechir et les amener, par l'observation de quelques principes clairs, a regler leurs mouvements. En etudiant cc code, les hommes progressifs, et ceux qui tiennent au systeme de la perfecti-bilite, pourraient paraitre aimables, gracieux, distingues, bien cleves, fashionables, aimes, ins-truits, dues, marquis ou comtes, au lieu de sem-bler vulgaires, stupides, ennuyeux, pedants, ignobles, macons du roi Louis-Philippe ou barons de I'Empire. Et n'est-ce pas ce qu'il y a de plus important chcz une nation dont la devise est Tout pour Venseigne ? S'il m'etait permis de descendre au fond de la conscience de l'incorruptible journaliste, du philosophe eclectique, du vertueux epicier, du delicieux professeur, du vieux marchand de mousseline, de l'illustrc papetier, qui, par la D E LA DEMARCHE 153 grace moqueuse de Louis-Philippe, sont les der-niers pairs de France venus, je suis persuade d'y trouver ce souhait ecrit en lettres d'or : Je voudrais Men avoir I'air noble ! lis s'en defendront, ils le nieront, ils vous diront : — Je n'y tiens pas ! cela m'est egal ! Je suis joumaliste, philosophe, epicier, professeur, mar-chand de toile, ou de papier ! Ne les croyez pas. Forces d'etre pairs de France, ils veulent etre pairs de France ; mais, s'ils sont pairs de France au lit, a table, a la chambre, dans le Bulletin des lois, aux Tuileries, dans leurs protraits de famille, il Ieur est impossible d'etre pris pour des pairs de France lors-qu'ils passent sur le boulevard. La, ces messieurs redeviennent Gros-Jean comme devant. L'observateur ne cherche meme pas ce qu'ils peuvent etre, tandis que, si M. le due de Laval, si M. de Lamartine, si M. le due de Rohan viennent a s'y promener, leur qualite n'est un doute pour personne ; et je ne conseillerais pas a ceux-la de suivre ceux-ci. Je voudrais bien n'offenser aucun amour-propre. Si j'avais involontairement blesse l'un des derniers pairs venus, dont j'improuve l'in-tronisation patricienne, mais dont j'estime la science, le talent, les vertus privees, la probite 154 theorie commerciale, sachant bien que le premier et le dernier ont eu le droit de vendre l'un son journal, l'autre son papier, plus cher qu'ils ne leur coutaient, je crois pouvoir jeter quelque baume sur cette egiatignure en leur faisant observer que je suis oblige de prendre mes exemples en haut lieu pour convaincre les bons esprits de l'impor-tance de cette theorie. Et, en effet, je suis reste pendant quelque temps stupefie par les observations que j'avais faites sur le boulevard de Gand, et surpris de trouvei au mouvement des couleurs aussi tran-chees. De la ce premier aphorisme : i La demarche est la physionomie du corps. N'est-il pas effrayant de penser qu'un obser-vateur profond peut decouvrir un vice, un re-mords, une maladie en voyant un homme en mouvement? Quel riche langage dans ces eiTets immediats d'une volonte traduite avcc innocence ! L'inclination plus ou moins vive d'un de nos membres ; la forme telegraphique dont il a contracts, malgre nous, l'habitude ; Tangle ou le contour que nous lui faisons decrire, sont em-preints de notre vouloir, et sont d'une effrayante de la demarche J55 signification. C'est plus que la parole, c'est la pensee en action. Un simple geste, un involon-taire fremissement de levres peut devenir le terrible denoument d'un drame cache longtemps entre deux cceurs. Aussi, de la cet autre aphorisme : II Le regard, la voix, la respiration, la demarche sont identiques ; mais, comme il n'a pas ete donne a l'homme de pouvoir veiller a la fois sur ces quatre expressions diverses et simultanees de sa pensee, cherchez celle qui dit vrai : vous connaitrez l'homme tout entier. E x E M p l E : M. S... n'est pas seulement chimiste et capita -liste, il est profond observateur et grand philo-sophe. M. 0... n'est pas seulement un speculateur, il est homme d'fitat. II tient et de l'oiseau de proie et du serpent; il emporte des tresors et sait charmer les gardiens. Ces deux hommes aux prises ne doivent-ils pas offrir un admirable combat, en luttant ruse contre ruse, dires contre dires, mensonge a outrance, speculation au poing, chiffre en tete ? THEORIE Or, ils se sont rencontres un soir, au coin d'une cheminée, sous le feu des bougies, le mensonge sur les lěvres, dans les dents, au front, dans l'oeil, sur la main ; ils en étaient armés de pied en cap. II s'agissait d'argent. Ce duel eut lieu sous l'Em-pire. M. O..., qui avait besoin de cinq cent mille francs pour le lendemain, se trouvait, á minuit, debout á cóté de S... Voycz-vous bien S..., homme dc bronze, vrai Shylock qui, plus rusé que son devancicr, prendrait la livre de chair avant le prét; le voyez-vous accosté par O..., l'Alcibiade de la banque, l'homme capable d'emprunter successivement trois royaumes sans les restituer, et capable de persuader á tout le monde qu'il les a enrichis ? Suivez-les : M. O... demande légěrement á M. S... cinq cent mille francs pour vingt-quatre heures, en lui promettant de les lui rendre cn telles et telles valeurs. — Monsieur, dit>M. S... á la personne dc qui je tiens cette précieuse anecdote, quand O... me détailla les valeurs, le bout de son nez vint á blanchir, du cóté gauche seulement, dans le léger cercle décrit par un méplat qui s'y trouve. J'avais déjá eu l'occasion de remarquer que mes cinq cent mille francs scraicnt compromis pendant un certain temps... DE LA DEMARCHE 157 — Eh bien ? lui demanda-t-on. — Eh bien..., reprit-il. Et il laissa échapper un soupir. —■ Eh bien, ce serpent me tint pendant une demi-heure, je lui promis les cinq cent mille francs, et il hs eut. — Les a-t-il rendus ?... S... pouvait calomnier O... Sa haine bien con-nue lui en donnait le droit, ä une époque oü Ton tue ses ennemis k coups de langue. Je dois dir3, ä la louange de cet homme bizarre, qu'il répondit : « Oui. » Mais ce fut piteusement. II aurait voulu pouvoir accuser son ennemi d'une tromperie de plus. Quelques personnes disent M. O... encore plus fort en fait de dissimulation que ne l'est M. le prince de Bénévent. Je le crois volontiers. Le diplomate ment pour le compte d'autrui, le banquier ment pour lui-méme. Eh bien, ce moderně Bourvalais, qui a pris l'habitude d'une admirable immobilité de traits, d'une complete insignifiance dans le regard, d'une imperturbable égalité dans la voix, d'une habile demarche, n'a pas su dompter le bout de son nez. Chacun de nous a quelque méplat oü triomphe 1'áme, un cartilage d'oreille qui rougit, un nerf qui tressaille, une maniěre trop significative de déplier les paupiěres, une ride qui se creuse T HE O RIE intempestivement, une parlantc pression dc levrcs, un eloquent tremblement dans la voix, une respiration qui sc gene. Que voulez-vous ! le vice n'est pas parfait. Done, mon axiome subsiste. II domine toute cette theorie ; il en prouve l'irnportancc. La pen-see est comrae la vapeur. Quoi que vous fassiez, et quelque subtile qu'cllc puisse etre, il lui faut sa place, elle la veut, elle la prend, elle reste meme sur le visage d'un homme mort. Le premier squelette que j'ai vu etait celui d'une jeune fille morte a vingt-deux ans. — Elle avait la taille fine et devait etre gra-cieusc, dis-je au medecin. II parut surpris. La disposition des cotes et je ne sais quelle bonne grace de squelette trahis-saicnt encore les habitudes de la demarche. II existe une anatomie comparee morale, comme une anatomie comparee physique. Pour l'ame, comme pour le corps, un detail mene logiquement a Pcnsemble. II n'y a certes pas deux squelettes semblables ; et, de meme que les poisons vege-taux se retrouvent en nature, dans un temps voulu, chez Phomme empoisonne, de meme les habitudes dc la vie reparaisscnt aux yeux du chimiste moral, soit dans les sinus du crane, soit dans les attachements des os dc ceux qui ne sont plus. de la demarche 159 Mais les hommes sont beaucoup plus naifs qu'ils ne le croient, et ceux qui se flattent de dissimuler leur vie intime sont des faquins. Si vous voulez derober la connaissance de vos pen-sees, imitez l'enfant ou le sauvage, ce sont vos maitres. En effet, pour pouvoir cacher sa pensee, il faut n'en avoir qu'une seule. Tout homme complexe se laisse facilement deviner. Aussi tous les grands hommes sont-ils joues par un etre qui leur est inferieur. L'ame perd en force centripete ce qu'elle gagne en force centrifuge. Or, le sauvage et l'enfant font converger tous les rayons de la sphere dans laquelle ils vivent a une idee, a un desir ; leur vie est monophile, et leur puissance git dans la prodigieuse unite de leurs actions. L'homme social est oblige d'aller continuelle-ment du centre a tous les points de la circonfe-rence ; il a mille passions, mille idees, et il existe si peu de proportion entre sa base et l'etendue de ses operations, qu'a chaque instant il est pris en flagrant delit de faiblesse. De la le grand mot de William Pitt : « Si j'ai fait tant de choses, c'est que je n'en ai jamais voulu qu'une seule a la fois. » • De l'inobservation de ce precepte ministeriel i6o theorie procede le naif langage dc la demarche. Qui de nous pense a marcher en marchant? personnel Bien plus, chacun se fait gloire de marcher eh pensant. Mais lisez les relations ecrites par les voyageurs qui ont le mieux observe les peuplades impro-prement nominees sauvages ; lisez le baron de la Hontan, qui a fait les Mohicans avant que Cooper y songeat, et vous verrez, a la honte des gens civilises, quelle importance les sauvages at-tachent a la demarche. Le sauvage, en presence de ses semblables, n'a que des mouvements lents et graves ; il sait par experience que plus les manifestations exterieures se rapprochent du repos, plus impenetrable est la pensee. De la cet axiome : in Le repos est le silence du corps. iv Le mouvement lent est esscntiellement majes-tueux. Croyez-vous que l'homme dont parle Virgile, et dont l'apparition calmait le peuple en fureur, arrivait devant la sedition en sautillant? Ainsi nous pouvons etablir en principe que DE LA DEMARCHE l6l 1'economie du mouvement est un moyen de rendre la demarche et noble et gracieuse. Un homme qui marche vite ne dit-il pas deja la moitie de son secret? II est presse. Le docteur Gall a observe que la pesanteur de la cervelle, le nombre de ses circonvolutions, etaient, chez tous les etres organises, en rapport avec la lenteur de leur mouvement vital. Les oiseaux ont peu d'idees. Les hommes qui vont habituellement vite doivent avoir generalement la tete pointue et le front deprime. D'ailleurs, logiquement l'homme qui marche beaucoup arrive necessai-rement a l'etat intellectuel du danseur de l'Opera. Suivons. Si la lenteur bien entendue de la demarche annonce un homme qui a du temps a lui, du loisir, consequemment un riche, un noble, un penseur, un sage, les details doivent necessaire-ment s'accorder avec le principe ; alors, les gestes seront peu frequents et lents. De la cet autre aphorisme : v Tout mouvement saccade trahit un vice, ou une mauvaise education. N'avez-vous pas souvent ri des gens qui virvouchent ? iö2 THEORIE Virvoucher est un admirable mot du vieux francais, remis en lumiere par Lautour-Mezeray. Virvoucher exprime Taction d'aller et de venir, de tourner autour de quelqu'un, de toucher a tout, de se lever, de se rasseoir, de bourdonner, de tatillonner ; virvoucher, c'est faire une cer-taine quantite de mouvements qui n'ont pas de but; c'est imiter les mouches. II faut toujours donner la clef des champs aux virvoucheurs; ils vous cassent la tete ou quelque meuble pre-cieux. N'avez-vous pas ri d'une femme dont tous les mouvements de bras, de tete, de pied ou de corps, produisent des angles aigus ? Des femmes qui vous tendent la main comme si quelque ressort faisait partir leur coude ? Qui s'asseyent tout d'une piece, ou qui se levent comme le soldat d'un joujou a surprise ? Ces sortes de femmes sont tres souvent ver-tueuses. La vertu des femmes est intimement liee a Tangle droit. Toutes les femmes qui ont fait ce que Ton nomme des fautes sont remarquables par la rondeur exquisc de leurs mouvements. Si j'etais mere de famille, ces mots sacramentels du maitre a danser : Arrondissez les coudes, me feraient trembler pour mes filles. De la cet axiome : DE LA DEMARCHE 163 VI La grace veut des formes rondes. Voyez la joie d'une femme qui peut dire de sa rivale : « Elle est bien anguleuse ! » Mais, en observant les differentes demarches, il s'eleva dans mon äme un doute cruel, et qui me prouva qu'en toute espece de science, meme dans la plus frivole, l'homme est arrete par d'inextricables difficultes ; il lui est aussi impossible de connaitre la cause et la fin de ses mou-vements que de savoir Celles des pois chiches. Ainsi, tout d'abord, je me demandai d'oü devait proceder le mouvement. Eh bien, il est aussi difficile de determiner oü il commence et oü il finit en nous, que de dire oü commence et oü finit le grand sympathique, cet Organe interieur qui, jusqu'ä present, a lasse la patience de tant d'observateurs. Borelli lui-meme, le grand Borelli, n'a pas aborde cette immense question. N'est-il pas effrayant de trouver tant de problemes insolubles dans un acte vulgaire, dans un mouvement que huit cent mille Parisiens font tons les jours ? II est resulte de mes profondes reflexions sur cette difficulte l'aphorisme suivant, que je vous prie de mediter : BALZAC II 164 theorie vii Tout en nous participe du mouvcment, mais il ne doit predominer nulle part. En effet, la nature a construit l'appareil de notre mobilite d'une facon si ingenieuse et si simple, qu'il en resulte, comme en toute ses creations, une admirable harmonie ; et, si vous la derangez par une habitude quelconque, il y a laideur et ridicule, parce que nous ne nous mo-quons jamais que des laideurs dont l'homme est coupable : nous sommes impitoyables pour des gestcs faux, comme nous le sommes pour l'ignorance ou pour la sottise. Ainsi, de ceux qui passerent dcvant moi et m'apprirent les premiers principes de cet art jusqu'a present dedaigne, le premier de tous fut un gros monsieur. Ici, je ferai observer qu'un ecrivain eminem-ment spirituel a favorise plusieurs erreurs, en les soutenant par son suffrage. Brillat-Savarin a dit qu'il etait possible a un homme gros de contenir son ventre au majestueux. Non. Si la majeste ne va pas sans une certaine amplitude de chair, il est impossible de pretendre a une demarche des que le ventre a rompu l'equilibre entre les parties du corps. La demarche cesse a l'obesite. Un obese est necessairement force de s'abandon- de la demarche 165 ner au faux mouvement introduit dans son economie par son ventre qui la domine. e x e m p L e : Henry Monnier aurait certainement fait la caricature de ce gros monsieur, en mettant une tete au-dessus d'un tambour et dessous les baguettes en X. Cet inconnu semblait, en marchant, avoir peur d'ecraser des ceufs. Assurement, chez cet homme, le caractere special de la demarche etait completement aboli. II ne marchait pas plus que les vieux canonniers n'entendent. Autrefois, il avait eu le sens de la locomotion, il avait sautille peut-etre ; mais aujourd'hui le pauvre homme ne se comprenait plus marcher. II me fit l'aumöne de toute sa vie et d'un monde de reflexions. Qui avait amolli ses jambes ? D'oü provenaient sa goutte, son embonpoint ? fitaient-ce les vices ou le travail qui l'avaient deforme? Triste reflexion ! le travail qui edifie et le vice qui detruit produisent en 1'homme les memes resultats. Obeissant ä son ventre, ce pauvre riche semblait tordu. II ramenait penible-ment ses jambes, l'une apres Pautre, par un mouvement trainant et maladif, comme un mourant qui resiste ä la mort, et se laisse trainer de force par eile sur le bord de la fosse. theorie Par un singulier contraste, apres lui venait un homnie qui allait, les mains croisees dcrriere le dos, les epaules effacees, tendues, les omoplates rapprochees ; il etait semblable a un perdreau servi sur une rotie. II paraissait n'avancer que par le cou, et l'impulsion etait donnee a tout son corps par le thorax. Puis une jeune demoiselle, suivie d'un laquais, vint, sautant sur elle-meme a l'instar des An-glaises. Elle ressemblait a une poule dont on a coupe les ailes, et qui essaye toujours dc voler. Le principe dc son mouvement semblait etre a la chute de ses reins. En voyant son laquais arme d'un parapluie, vous eussiez dit qu'elle craignait d'en recevoir un coup dans la partie d'ou partait son quasi-vol. C'etait une fille de bonne maison, mais tres gauche, indecente le plus innocemment du monde. Ensuite je vis un homme qui avait Pair d'etre compose de deux compartiments. II ne risquait sa jambe gauche, et tout ce qui en dependait, qu'apres avoir assure la droite et tout son sys-teme. II appartenait a la faction des binaires. Evidemment son corps devait avoir ete primitive-ment fendu en deux par une revolution quel-conque,£t il s'etait miraculeusement mais impar-faitement ressoude. II avait deux axes, sans avoir plus d'un cerveau. DE LA DEMARCHE Bientót ce fut un diplomate, personnage squ lettique, marchant tout d'une piece comme ces pantins dont Joly oublie de tirer les ficelles ; vous 1'eussiez cru serré comme une momie dans ses bandelettes. II était pris dans sa cravate comme une pomme dans un ruisseau par un temps de gelée. S'il se retourne, il est clair qu'il est fixe sur un pivot et qu'un passant 1'a heurté. Cet inconnu m'a prouvé la nécessité de for-muler cet axiome : vin Le mouvement humain se decompose er temps bien distincts ; si vous les confondez vous arrivez á la roideur de la mécanique. Une jolie femme, se defiant de la preeminence de son busc, ou genee je ne sais par quoi, s'etait transformed en Venus Callipyge et allait comme une pintade, tendant le cou, rentrant son busc et bombant la partie opposee a celle sur laquelle appuyait le busc. En effet, l'intelligence doit briller dans les actes imperceptibles et successifs de notre mouvement, comme la lumiere et les couleurs se jouent dans les losanges des changeants anneaux du serpent. Tout le secret des belles demarches est dans la decomposition du mouvement. THEORIE Puis venait unc dame qui se creusait egale-mcnt comme la precedente. Vraiment, s'il y en avait eu une troisieme, et que vous les eussiez observees, vous n'auriez pas pu vous empecher de rire des demi-lunes toutes faites par ces protuberances exorbitantes. La saillie prodigieuse de ces choses, que je ne saurais nommer, et qui dominent singulierement la question de la demarche feminine, surtout ä Paris, m'a longtemps preoccupe. Je consultai des femmes d'esprit, des femmes de bon goüt, des devotes. Apres plusieures conferences ou nous discutämes le fort et le faible, en conciliant les egards dus ä la beaute, au malheur de certaines conformations diaboliquement rondes, nous redi-geämes cet admirable aphorisme : IX En marchant, les femmes peuvent tout mon-trer, mais ne rien laisser voir. — Mais certainement ! s'ecria Pune des dames consul tees, les robes n'ont ete faites que pour cela. Cette femme a dit une grande verite. Toutc notre societe est dans la jupe. Otez la jupe ä la femme, adieu la coquetterie ; plus de passions. Dans la robe est toute sa puissance : la ou il y a de la demarche * 169 des pagnes, il n'y a pas ďamour. Aussi bon nombre de commentateurs, les Massorets sur-tout, prétendent que la feuille de figuier de notre měře Ěve était une robe de cachemire. Je le pense. Je ne quitterai pas cette question secondaire sans dire deux mots sur une dissertation vraiment neuve qui eut lieu pendant ces conferences : Une femme doit-elle retrousser sa robe en marchant ? Immense probléme, si vous vous rappelez combien de femmes empoignent sans grace, au bas du dos, un paquet ďétoffe, et vont en faisant décrire, par en bas, un immense hiatus á leurs robes ; combien de pauvres filles marchent innocemment en tenant leurs robes transver-salement relevées, de maniěre á tracer un angle dont le sommet est au pied droit, dont 1'ouverture arrive au-dessus du mollet gauche, et qui laissent voir ainsi leurs bas bien blancs, bien tendus, le systéme de leurs cothurnes et quelques autres choses. A voir les jupes de femmes ainsi retrous-sées, il semble que l'ont ait relevé par un coin le rideau ďun theatre, et qu'on apercoive les pieds des danseuses. Et ďabord il passa en force de chose jugée que les femmes de bon goút ne sortaient jamais á pied par un temps de pluie ou quand les rues 170 THEORIE etaient crottees ; puis il fut decide souveraine-ment qu'une femme ne devait jamais toucher ä sa jupe en public et ne devait jamais la retrousser sous aucun pretexte. — Cependant, dis-je, s'il y avait un ruisseau ä passer ? — Eh bien, monsieur, une femme comme il faut pince legerement sa robe du cöte gauche, la souleve, se hausse par un petit mouvement, et lache aussitöt la robe. Ecco. Alors je me souvins de la magnificence des plis dc certaines robes ; alors je me rappelai les admirables ondulations de certaines personnes, la grace des sinuosites, des fiexuosites mouvantes de leurs cottes, et je n'ai pu resister a consigner ici ma pensee : x II y a des mouvements de jupe qui valent un prix Montyon. II demeure prouve que les femmes ne doivent lever leurs robes que tres sccretemcnt. Ce principe passera pour incontestable en France. Et, pour en finir sur l'importance de la demarche en cc qui conccrne les diagnostics, je vous prie de me pardonner une citation diplomatique. DE LA DEMARCHE 17i La princesse de Hesse-Darmstadt amena ses trois filles ä ľimpératrice, afin qu'elle choisit entre elles une femme pour le grand-duc, dit un ambassadeur du dernier siécle, M. Mercy d'Argenteau. Sans leur avoir parlé, ľimpératrice se décida pour la seconde. La princesse, étonnée, lui demanda la raison de ce bref jugement. — Je les ai regardées toutes trois de ma fenétre pendant qu'elles descendaient de carrosse, répon-dit ľimpératrice. Ľainée a fait un faux pas ; la seconde est descendue naturellement; la troisiéme a franchi le marchepied. Ľainée doit étre gauche ; la plus jeune étourdie. C'était vrai. Si le mouvement trahit le caractére, les habitudes de la vie, les mceurs les plus secretes, que direz-vous de la marche de ces femmes bien corsées, qui, ayant des hanches un peu fortes, les font montér, descendre alternativement, en temps bien égaux, comme les leviers ďune machine ä vapeur, et qui mettent une sorte de pretention ä ce mouvement systématique ? Ne doivent-elles pas scander ľamour avec une admirable precision ? Pour mon bonheur, un agent de change ne manqua pas ä passer sur ce boulevard, oú tróne la Speculation. C'était un gros homme enchanté de lui-méme, et tächant de se donner de ľai- 172 theorie sance et de la grace. II imprimait ä son corps un mouvement de rotation qui faisait periodiqiic-ment rouler et derouler sur ses cuisses les pans de sa redingotc, comme la voluptueuse jaquette de la Taglioni quand, apres avoir acheve sa pirouette, eile sc retournc pour recevoir les bravos du parterre. C'etait un mouvement de circulation en rapport avec ses habitudes. II roulait comme son argent. II etait suivi par une grande demoiselle qui, les pieds Serres, la bouche pincee, tout pince, decrivait une legere courbe, et allait par petites secousses, comme si, mecanique imparfaite, ses ressorts etaient genes, ses apophyses dejä sou-dees. Ses mouvements avaient de la roideur, eile faillait ä mon huitieme axiome. Quelques hommes passerent, marchant d'un air agreable. Veritables modeles d'une reconnaissance de theatre, ils semblaient tous retrouver un camarade de college dans le citoyen paisible et insouciant qui venait ä eux. Je ne dirai rien de ces paillasses involontaires qui jouent des drames dans la rue ; mais je les prie de reflechir ä ce memorable axiome : XI Quand le corps est en mouvement, le visage doit etre immobile. de la demarche 173 Aussi vous peindrais-je difficilement mon mepris pour 1'homme affaire, allant vite, filant comme une anguille dans sa vase, a travers les rangs serres des flaneurs. II se livre a la marche comme un soldat qui fait son etape. Generale-ment, il est causeur, il parle haut, s'absorbe dans ses discours, s'indigne, apostrophe un adver-saire absent, lui pousse des arguments sans re-plique, gesticule, s'attriste, s'egaye. Adieu, deli-cieux mime, orateur distingue ! Qu'auriez-vous dit d'un inconnu qui corarau-niquait transversalement a son epaule gauche le mouvement de la jambe droite, et reciproque-ment celui de la jambe gauche a l'epaule droite, par un mouvement de flux et de reflux si regulier, qu'a le voir marcher vous l'eussiez compare a deux grands batons croises qui auraient sup-porte un habit ? C'etait necessairement un ouvrier enrichi. Les hommes condamnes a repeter le meme mouvement par le travail auquel ils sont assujettis ont tous dans la demarche le principe locomotif fortement determine ; et il se trouve soit dans le thorax, soit dans les hanches, soit dans les epaules. Souvent le corps se porte tout entier d'un seul cote. Habituellement, les hommes d'etude inclinent la tete. Quiconque a lu la Physiologie du gout doit se souvenir de cette THEORIE expression : le nez á l'ouest, comme M. Vilie-main. En eilet, ce célěbre professeur porte sa téte avec une trěs spirituelle originalitě, de droite ä gauche. Relativement au port de la téte, il y a des observations curicuses. Le mcnton en l'air ä la Mirabeau est une attitude de fierté qui, selon moi, messied généralement. Cette pose n'est permise qu'aux hommes qui ont un duel avec leur siěcle. Peu de personnes savent que Mirabeau prit cette audace théátrale ä son grand et immortel adversaire, Beaumarchais. Cétaient deux hommes également attaqués ; et, au moral comme au physique, la persecution grandit un homme de génie. N'esperez rien du malhcureux qui baisse la téte, ni du riche qui la léve ; l'un sera toujours esclave, 1'autre l'a été ; celui-ci est un fripon, celui-la le sera. II est certain que les hommes les plus impo-sants ont tous légěrement penché leur těte á gauche. Alexandre, César, Louis XIV, Newton, Charles XII, Voltaire, Frederic II et Byron affectaient cette attitude. Napoleon tenait sa téte droite et envisageait tout rectangulairement. II y avait habitude en lui de voir les hommes, les champs de bataille et le monde moral en face. Robespierre, homme qui n'est pas encore jugé, regardait aussi son assemblée en face. Danton DE LA DEMARCHE n 5 continua ľattitude de Mirabeau. M. de Chateaubriand incline la téte ä gauche. Aprěs un můr examen, je me declare pour cette attitude. Je ľai trouvée ä ľétat normal chez toutes les femmes gracieuses. La grace (et le génie comporte la grace) a horreur de la ligne droite. Cette observation corrobore notre sixiěme axiome. II existe deux natures d'hommes dont la demarche est incommutablement viciée : ce sont les marins et les militaires. Les marins ont les jambes séparées, toujours pres de ŕléchir, de se contracter. Obliges de se dandiner sur les tillacs pour suivre ľimpulsion de la mer, ä terre, il leur est impossible de marcher droit. lis louvoient toujours : aussi com-mence-t-on ä en faire des diplomates. Les militaires ont une demarche parfaitement reconnaissable. Presque tous sont campés sur leurs reins comme un buste sur son piedestál ; leurs jambes s'agitent sous l'abdomen, comme si elles étaient mues par une äme subalterne chargée de veiller au parfait gouvernement des choses d'en bas. Le haut du corps ne parait point avoir conscience des mou vemen ts infé-rieurs. A les voir marcher, vous diriez le torse de PHercule Farněse posé sur des roulettes, et qu'on aměne au milieu d'un atelier. Void 176 THEORIE pourquoi : le militaire est constammerit force de porter la somme totale de sa force dans le thorax ; il le presente sans ccsse et se tient tou-jours droit. Or, pour emprunter ä Amyot l'une de ses plus belles expressions, tout horame qui se dresse en pied pese vigoureusement sur la terre, ahn de s'en faire un point d'appui, et il y a necessairement dans le haut du corps un contre-coup de la force qu'il puise ainsi dans le sein de la mere commune. Alors l'appareil locomotif se scinde necessairement chez lui. Le foyer du courage est dans sa poitrine. Les jambes ne sont plus qu'un appendice de son organisation. Les marins et les militaires appliqucnt done les lois du mouvement dans le but de toujours obtenir un meme resultat, unc emission de force par le plexus solaire et par les mains, deux or-ganes que je nommerais volontiers les seconds cerveaux de l'homme, tant ils sont intellectuelle-ment sensibles et fluidement agissants. Or la direction constante de leur volonte dans ces deux agents doit determiner une speciale atrophic de mouvement, d'oü procede la physionomie de leur corps. Les militaires de terre et de mer sont les Vivantes preuves des problemes physiologiques qui ont inspire cette theorie. La projection fluide de la volonte, son appareil interieur, la pariete de la demarche 177 de sa substance avec celle de nos idées, sa mobilitě flagrante, ressortent évidemment de ces der-niěres observations. Mais 1'apparente futilité de notre ouvrage ne nous permet pas ďy bátir le plus léger systéme. Ici, notre but est de pour-suivre le cours des demonstrations physiques de la pensée, de prouver que Ton peut juger un homme sur son habit pendu á une tringle, aussi bien que sur 1'aspect de son mobilier, de sa voiture, de ses chevaux, de ses gens, et de donner de sages préceptes aux gens assez riches pour se dépenser eux-mémes dans la vie exté-rieure. L'amour, le bavardage, les diners en ville, le bal, 1'élégance de la mise, 1'existence mondaine, la frivolitě, comportent plus de grandeur que les hommes ne le pensent. De la cet axiome : XII Tout mouvement exorbitant est une prodiga-lité sublime. Fontenelle a touché barre ďun siěcle á 1'autre par la stricte économie qu'il apportait dans la distribution de son mouvement vital. II aimait mieux écouter que de parler ; aussi passait-il pour infiniment aimable. Chacun croyait avoir 1'usufruit du spirituel académicien. II disait i78 THEORIE des mots qui resumaient la conversation, et ne conversait jamais. 11 connaissait bien la prodi-gieuse deperdition de fluide que necessite le mouvement vocal. II n'avait jamais hausse la voix dans aucune occasion de sa vie ; il ne par-lait pas en carrosse, pour ne pas ctre oblige d'elever le ton. II ne se passionnait point. II n'aimait personne ; on lui plaisait. Quand Voltaire se plaignit de ses critiques chez Fontenelle, le bonhomme ouvrit unc grande malic pleine de ., pamphlets non coupes : — Voici, dit-il au jeune Arouet, tout ce qui a ete ecrit contrc moi. La premiere epigramme est de M. Racine le pere. II referma la boite. Fontenelle a peu marche, il s'est fait porter pendant toute sa vie. Le president Rose lisait pour lui les eloges a l'Academie ; il avait ainsi trouve moyen d'emprunter quelque chose a cc celebre avare. Quand son neveu, M. dAube, dont Rulhiere a illustre la colere et la manie de disputer, se mettait a parler, Fontenelle fer-mait les yeux, s'enfoncait dans son fauteuil, et restait calme. Devant tout obstacle, il s'arre-tait. Lorsqu'il avait la goutte, il posait son pied sur un tabouret et restait coi. II n'avait ni vertus ni vices ; il avait de l'esprit. II fit la secte des philosophes et n'en fut pas. II n'avait jamais DE LA DEMARCHE 179 pleure, jamais couru, jamais ri. Madame du Deffand lui dit un jour : — Pourquoi ne vous ai-je jamais vu rire ? — Je n'ai jamais fait ah ! ah ! ah ! comme vous autres, repondit-il, mais j'ai ri tout doucement, en dedans. Cette petite machine delicate, tout d'abord condamnee a mourir, vecut ainsi plus de cent ans. Voltaire dut sa longue vie aux conseils de Fontenelle. — Monsieur, lui dit-il, faites peu d'enfantil-lages, c'est des sottises. Voltaire n'oublia ni le mot, ni l'homme, ni le principe, ni le resultat. A quatre-vingts ans, il pretendait n'avoir pas fait plus de quatre-vingts sottises. Aussi madame du Chatelet remplaga-t-elle le portrait du sire de Ferney par celui de Saint-Lambert. Avis aux hommes qui virvouchent, qui parlent, qui courent, et qui, en amour, pindarisent» sans savoir de quoi il s'en va. Ce qui nous use le plus, ce sont nos convictions. Ayez des opinions, ne les defendez pas, gardez-Ies ; mais des convictions, grand Dieu ! quelle effroyable debauche ! Une conviction politique ou litteraire est une maitresse qui finit par vous tuer avec l'epee ou avcc la langue. Voyez le visage d'un homme inspire par une RILZAC i8o THEORIE conviction forte : il doit rayonner. Si jusqu'ici les effluvcs d'une tete embrasee n'ont pas ete visibles ä l'ceil nu, n'est-ce pas un fait admis en poesie, en peinture ? Et s'il n'est pas encore prouve physiologiquement, certcs, il est probable. Je vais plus loin et crois que les mouvements de l'homme font degager un fluide animique. Sa transpiration est la fumee d'une flamme in-connue. De lä vient la prodigieuse eloquence de ia demarche, prise commc ensemble des mouvements humains. Voyez. II y a des hommes qui vont tete baissee, comme celle des chevaux de fiacre. Jamais un riche ne marche ainsi, ä moins qu'il ne soit miserable ; alors il a de l'or, mais il a perdu ses fortunes de cceur. Quelques hommes marchent en donnant ä leur tete une pose academique. lis se mettent toujours de trois quarts, comme M. le comte Mole, l'ancien ministre des affaires etrangeres ; ils tiennent leur buste immobile et leur cou tendu. On croirait voir des plätres de Ciceron, de Demosthenes, de Cujas, allant par les rues. Or, si le fameux Marcel pretendait justement que la mauvaise grace consiste ä mettre de Peffort dans les mouvements, que pensez-vous de ceux qui prennent l'cffort comme type dc leur attitude ? de la demarche l8l D'autres paraissent n'avancer qu'a force de bras ; leurs mains sont des rames dont ils s'aident pour naviguer : ce sont les galeriens de la demarche. II y a des niais qui ecartent trop leurs jambes, et sont tout surpris de voir passer sous eux les chiens courant apres leurs maitres. Selon Pluvi-nel, les gens ainsi conformes font d'excellents cavaliers. Quelques personnes marchent en faisant rouler, a la maniere d'Arlequin, leur tete, comme si elle ne tenait pas. Puis il y a des hommes qui fondent comme des tourbillons ; ils font du vent, ils paraphrasent la Bible ; il semble que l'esprit du Seigneur vous ait passe devant la face si vous rencontrez ces sortes de gens. Ils vont comme tombe le couteau de l'executeur. Certains mar-cheurs levent une jambe precipitamment et 1'autre avec calme : rien n'est plus original. D'elegants promeneurs font une parenthese en appuyant le poing sur la hanche, et accrochent tout avec leur coude. Enfin, les uns sont courbes, les autres sont dejetes ; ceux-ci donnent de la tete de cote et d'autre, comme des cerfs-volants indecis ; ceux-la portent le corps en arriere ou en avant. Presque tous se retournent gauchement. Aire tons-nous. Autant d'hommes, autant de demarches ! BALZAC 18. theorie Tenter de les decrire completement, ce serait vouloir rechercher toutes les desinences du vice, tous les ridicules de la societe, parcourir le monde dans ses spheres basses, moyennes, elevees. J'y renonce. Sur deux cent cinquante-quatre personnes et demie (car je compte un monsieur sans jambes pour une fraction) dont j'analysai la demarche, je ne trouvai pas une personne qui eüt des mou-vements gracieux et naturels. Je revins chez moi desespere. — La civilisation corrompt tout ! eile adultere tout, raeme le mouvement ! Irai-je faire un voyage autour du monde pour examiner la demarche des sauvages ? Au moment oil je me disais ces tristes et ameres paroles, j'etais ä ma fenetre, regardant l'arc de triomphe de l'Etoile, que les grands ministres ä petites idees qui se sont succede, depuis M.Mon-talivet le pere jusqu'ä M. Montalivet le fils, n'ont encore su comment couronner, tandis qu'il serait si simple d'y placer l'aigle de Napoleon, magnifique symbole de l'Empire, un aigle colossal aux ailes etendues, le bee tourne vers son maitre. Certain de ne jamais voir faire cette sublime economie, j'abaissai les yeux sur mon modeste jardin, comme un homme qui perd une esperance. Sterne a, le premier, observe ce DE LA DEMARCHE 183 mouvement funebre chez les hommes obliges d'ensevelir leurs illusions. Je pensais ä la magnificence avec laquelle les aigles deploient leurs ailes, demarche pleine d'audace, lorsque je vis une chevre jouant en compagnie d'un jeune chat sur le gazon. En dehors du jardin se trouvait un chien qui, desespere de ne pas faire sa partie, allait, venait, jappait, sautait. De temps ä autre, la chevre et le chat s'arretaient pour le regarder par un mouvement plein de commiseration. Je pense vraiment que plusieurs betes sont chre-tiennes pour compenser le nombre des Chretiens qui sont betes. Vous me croyez sorti de la Theorie de la Demarche. Laissez-moi faire. Ces trois animaux etaient si gracieux, qu'il faudrait pour les peindre tout le talent dont Charles Nodier a fait preuve dans la mise en scene de son lezard, son joli Kardououn, allant, venant au soleil, trainant ä son trou les pieces d'or qu'il prend pour des tranches de carottes sechees. Aussi, certes, y renoncerai-je ! Je fus stupefait en admirant le feu des mouvements de cette chevre, la finesse alerte du chat, la deli-catesse des contours que le chien imprimait ä sa tete et ä son corps. II n'y a pas d'animal qui n'interesse plus qu'un homme quand on l'examine un peu philosophiquement. Chez lui, 184 t h e o r i e rien n'est faux ! Alors je fis un retour sur moi-raeme; et les observations relatives a la demarche que j'entassais depuis plusieurs jours furent illuminees par une lueur bien triste. Un demon moqueur me jeta cette horrible phrase de Rousseau : l'homme qui pense est un animal deprave ! Alors, en songeant derechef au port constam-ment audacieux de l'aigle, a la physionomie de la demarche en chaque animal, je resolus de puiser les vrais preceptes de ma theorie dans un exam«n approfondi de actu animalium. J'etais descendu jusqu'aux grimaces de l'homme, je remontai vers la franchise de la nature. Et voici le resultat de mes recherches anato-miques sur le mouvement : Tout mouvement a une expression qui lui est propre et qui vient de l'ame. Les mouvements faux tiennent essentiellement a la nature du caractere; les mouvements gauches viennent des habitudes. La grace a ete definie par Montesquieu, qui, ne croyant parler que de l'adresse, a dit en riant : « C'est la bonne disposition des forces que Ton a. » Les animaux sont graciejx dans leurs mouvements, en ne depensant jamais que la somme de force necessaire pour atteindre a leur but. lis ne sont jamais ni faux ni gauches, en exprimant de la demarche 18=; avec naivete leur idee. Vous ne vous tromperez jamais en interpretant les gestes d'un chat : vous voyez s'il veut jouer, fuir ou sauter. Done, pour bien marcher, l'homme doit etre droit sans roideur, s'etudier ä diriger ses deux jambes sur une meme ligne, ne se porter sensible-ment ni ä droite ni ä gauche de son axe, faire partieiper imperceptiblement tout son corps au mouvement general, introduire dans sa demarche un leger balancement qui detruise par son oscillation reguliere la secrete pensee de la vie, incliner la tete, ne jamais donner la meme attitude ä ses bras quand il s'arrete. Ainsi marchait Louis XIV. Ces principes decoulent des remarques faires sur ce grand type de la royaute par les ecrivains qui, heureusement pour moi, n'ont vu en lui que son exterieur. Dans la jeunesse, l'expression des gestes, de la voix, les efforts de la physionomie, 1'accent sont inutiles. Alors vous n'etes jamais aimables, spirituels, amusants incognito. Mais, dans la vieil-lesse, il faut deployer plus attentivement les ressources du mouvement; vous n'appartenez au monde que par rutilite dont vous etes au monde. Jeunes, on nous voit; vieux, il faut nous faire voir : cela est dur, mais cela est vrai. Le mouvement doux est ä la demarche ce que le simple est au vetement. L'animal se meut THiORIE toujours avec douceur ä l'etat normal. Aussi rien n'est-il plus ridicule que les grands gestes, les secousses, les voix hautes et flu tees, les reverences pressees. Vous regardez pendant un moment les cascades; mais vous restez des heures entieres au bord d'une profonde riviere ou devant un lac. Aussi un homme qui fait beaucoup de mouvements est-il comme un grand parleur : on le fuit. La mobilite exterieure ne sied ä personne ; il n'y a que les meres qui puissent supporter l'agitation de leurs enfants. Le mouvement humain est comme le style du corps : il faut le corriger beaucoup pour l'ame-ner ä etrc simple. Dans ses actions comme dans ses idees, l'homme va toujours du compose au simple. La bonne education consiste ä laisser aux enfants leur naturel, et ä les empecher d'imiter l'exageration des grandes personnes. II y a dans les mouvements une harmonic dont les lois sont precises et invariables. En racontant une histoire, si vous elevez la voix subitement, n'est-ce pas un coup d'archet qui affecte d6sa-greablement les auditeurs ? Si vous faites un geste brusque, vous les inquietez. En fait de maintien, comme en Htterature, le secret du beau est dans les transitions. Meditez ces principes, appliquez-les, vous plairez. Pourquoi ? Personne nc le sait. En DE LA DEMARCHE 187 route chose, le beau se sent et ne se définit pas. Une belle demarche, des maniěres douces, un parler gracieux, séduisent toujours et donnent á un homme mediocre d'immenses avantages sur un homme supérieur. Le bonheur est un grand sot, peut-étre ! Le talent comporte en toute chose d'excessifs mouvements qui dé-plaisent, et un prodigieux abus d'intelligence qui determine une vie d'exception. L'abus soit du corps, soit de la téte, éternelles plaies des sociétés, cause ces originalités physiques, ces deviations, dont nous allons nous moquant sans cesse. La paresse du Turc, assis sur le Bosphore et fumant sa pipe, est sans doute une grande sagesse. Fontenelle, ce beau génie de la vitalitě, qui devina les petits dosages du mouvement, l'homceopathie de la demarche, était essentielle-ment Asiatiquc. — Pour étre heureux, a-t-il dit, il faut tenir peu d'espace, et peu changer de place. Done, la pensée est la puissance qui corrompt notre mouvement, qui nous tord le corps, qui le fait éclater sous ses despotiques efforts. Elle est le grand dissolvant de l'espece humaine. Rousseau I'a dit, Gcethe l'a dramatise dans Faust, Byron l'a poetise dans Manfred. Avant eux, l'Esprit-Saint s'est prophétiquement écrié i88 THEORIE sur ceux qui vont sans cesse:«Qu'ils soient comme dcs roues ! » Je vous ai promis un veritable non-sens au fond de cette théorie, j'y arrive. Depuis un temps immemorial, trois faits ont été parfaitement constates, et les consequences qui résultent de leur rapprochement ont été prin-cipalement pressenties par Van Helmont, et avant lui par Paracelse, qu'on a traité de charlatan. Encore cent ans, et Paracelse devicndra peut-étre un grand homme ! La grandeur, Pagilité, la concretion, la portée de la pensée humaine, le génie, en un mot, est incompatible : Avec le mouvement digestif, Avec le mouvement corporel, Avec le mouvement vocal ; Ce que prouvent en résultat les grands man-geurs, les danseurs et les bavards ; ce que prouvent en principe le silence ordonné par Pythagore, 1'immobilité presque constante des plus illustres géomětres, des extatiques, des penseurs, et la sobriété nécessaire aux hommes d'energie intel-lectuelle. Le génie d'Alexandre s'est historiquement noyé dans la débauche. Le citoyen qui vint annoncer la victoire de Marathon a laissé sa vie sur la place publique. Le laconisme constant DE LA DEMARCHE 189 de ceux qui méditent ne saurait étre contesté- Cela dit, écoutez une autre these. J'ouvre les livres oú sont consignés les grands travaux anatomiques, les preuves de la patience médicale, les titres de gloire de Pécole de Paris. Je commence par les rois. II est prouvé, par les différentes autopsies des personnes royales, que Phabitude de la representation vicie le corps des princes ; leur bassin se féminise. De la le dandinement connu des Bourbons ; de lá, disent les observateurs, Pabá-tardissement des races. Le défaut de mouvement, ou la viciation du mouvement, entraine des lesions qui procědent par irradiation. Or, de méme que toute paralysie vient du cerveau, toute atrophie de mouvement y aboutit peut-étre. Les grands rois ont tous essentiellement été hommes de mouvement. Jules César, Charlemagne, saint Louis, Henri IV, Napoleon, en sont des preuves éclatantes. Les magistrats, obliges de passer leur vie á siéger, se reconnaissent á je ne sais quoi de géné, á un mouvement ďépaules, á des diagnostics dont je vous fais grace, parce qu'ils n'ont rien de pittoresque, et, partant, seraient ennuyeux ; si vous voulez savoir pourquoi, observez-les ! Le genre magistrát est, socialement parlant, celui oú 1'esprit devient le plus promptement 190 THEORIE obrus. N'est-ce pas la zone humaine oú l'educa-tion devrait porter ses meilleurs fruits ? Or, de-puis cinq cents ans, elle n'a pas donné deux grands hommes. Montesquieu, le president de Brosses, n'appartiennent á l'ordre judiciaire que nominativement : l'un siégeait peu, l'autre est un homme purement spirituel. L'Hopital et d'Aguesseau étaient des hommes supérieurs, ct non des hommes de génie. Parmi les intelligences, celles du magistrát et du bureaucrate, deux natures d'hommes privées d'action, de-viennent machines avant tou tes les autres. En descendant plus dans l'ordre social, vous trouvez es portiers, les gens de sacristie, et les ouvriers assis comme le sont les tailleurs, croupissant tous dans un état voisin de 1'imbécillité, par privation du mouvement. Le genre de vie que měnent les magistrats, et les habitudes que prend leur pensée, démontrent l'excellence de nos prin-cipes. Les rcchcrches des médecins qui se sont occu-pés de la folie, de 1'imbécillité, prouvent que la pensée humaine, expression la plus haute des forces de l'homme, s'abolit complětement par l'abus du sommeil, qui est un repos. Des observations sagaces établissent égalc-ment que 1'inactivité aměne des lesions dans 1'organisme moral. Ce sont des faits générattíč DE LA DEMARCHE 10,1 d'un ordre vulgaire. L'inertie des faculties physiques entraine, relativement au cerveau, les consequences du sommeil trop prolonge. Vous allez meme m'accuser de dire des lieux communs. Tout organe pent soit par Tabus, soit par defaut d'emploi. Chacun sait cela. Si l'intelligence, expression si vive de Tame que bien des gens la confondent avec 1'ame, si le vis humana ne peut pas etre a la fois dans la tete, dans les poumons, dans le cceur, dans le ventre, dans les jambes ; Si la predominance du mouvement dans une portion quelconque de notre machine exclut le mouvement des autres ; Si la pensee, ce je ne sais quoi humain, si fluide, si expansible, si contractile, dont Gall a numerate les reservoirs, dont Lavater a savam-ment accuse les affluents, continuant ainsi Van Helmont, Boerhaave, Bordeu et Paracelse, qui, avant eux, avaient dit : II y a trois circulations en l'homme (tres in homine fluxus) : les humeurs, le sang et la substance nerveuse, que Cardan nommait notre seve ; si done la pensee affectionne un tuyau de notre machine au detriment des autres, et y affiue si visiblement, qu'en suivant le cours de la vie vulgaire vous la trouvez dans les jambes chez l'enfant; puis, pendant l'ado-lescence, vous la voyez s'elever et gagner le 192 theorie coeur; de vingt-cinq á quarante ans, montér dans la téte de l'homme, et, plus tard, tomber dans le ventre ; Eh bien, si le défaut de mouvement affaiblit la force intellectuelle, si tout repos la tue, pour-quoi l'homme qui veut de 1'énergie va-t-il la demander au repos, au silence et á la solitude ? Si Jésus lui-méme, l'Homme-Dieu, s'est retire pendant quarante jours dans le desert pour y puiser du courage, afin de supporter sa passion, pourquoi la race royale, le magistrát, le chef de bureau, le portier, deviennent-ils stupides ? Comment la bétise du danseur, du gastronome et du bavard a-t-elle pour cause le mouvement. qui donnerait de 1'esprit au tailleur, et qui aurait sauvé les Carlovingiens de leur abátar-dissement ? Comment concilier deux theses incon-ciliables ? N'y a-t-il pas lieu de réfiéchir aux conditions encore inconnucs de notre nature intérieure ? Ne pourrait-on pas rechercher avec ardeur les lois précises qui régissent, et notre appareil intellectuel, et notre appareil moteur, afin de connaitre le point precis auquel le mouvement est bienfaisant, et celui oú il est fatal ? Discours de bourgeois, de niais, qui croit avoir tout dit quand il a cite Est modus in rebtts. Pourriez-vous me trouver un grand résultat de la demarche *93 humain obtenu sans un mouvcment excessif, materiel ou moral ? Parmi les grands homines, Charlemagne et Voltaire sont deux immenses exceptions. Eux seuls ont vecu longtemps en conduisant leur siecle. En creusant toutes les choses humaines, vous y trouverez l'effroyable antagonisme de deux forces qui produit la vie, mais qui ne laisse ä la science qu'une negation pour toute formule. Rien sera la perpetuelle epigraphe de nos tentatives seientifiques. Voici bien du chemin fait; nous en sommes encore comme le fou dans sa löge, examinant l'ouverture ou la fermeture de la porte : la vie ou la mort, ä mon sens. Salomon et Rabelais sont deux admirables genies. L'un a dit : Omnia vanitas (tout est creux) ! II a pris trois cents femmes, et n'en a pas eu d'enfant. L'autre a fait le tour de toutes les institutiops sociales, et il nous a mis pour conclusion, en presence d'une bouteille, en nous disant : « Bois et ris ! » il n'a pas dit : « Marche ! » Celui qui a dit : « Le premier pas que fait Phomme dans la vie est aussi le premier vers la tombe, » obtient de moi Padmiration profonde que j'accorde ä cette delicieuse ganache que Henry Monnier a peinte, disant cette grande verite :«Otez Phomme de la societe, vous Pisolez.» Octobre 1833. TABLE DES MATIERES introduction............. 11 la collection des chefs-d'oeuvre meconnus est imprimee par frederic paillart imrpimeur A abbeville ( s o m m e), sur v e l i n pur chiffon des PAPETERIE5 d'annonay et de renage I'i-lx i ti* fi-uuca