Charles Baudelaire Le Peintre de la Vie Moderne Collections Litteratura.com Charles Baudelaire Le Peintre de la Vie Moderne Publie la lire fois en 1863 Collections Litteratura.com Le peintre de la vie moderně I. Le beau, la mode et le bonheur II y a dans le monde, et méme dans le monde des artistes, des gens qui vont au musée du Louvre, passent rapidement, et sans leur accorder un regard, devant une foule de tableaux trěs intéressants, quoique de second ordre, et se plantent réveurs devant un Titien ou un Raphael, un de ceux que la gravure a le plus popularises; puis sortent satisfaits, plus ďun se disant: «Je connais mon musée.» II existe aussi des gens qui, ayant lu jadis Bossuet et Racine, croient posséder l'histoire de la littérature. Par bonheur se présentent de temps en temps des redresseurs de torts, des critiques, des amateurs, des curieux qui affirment que tout n'est pas dans Raphael, que tout n'est pas dans Racine, que les poetae minores ont du bon, du solide et du délicieux; et, enfin, que pour tant aimer la beauté generále, qui est exprimée par les poětes et les artistes classiques, on n'en a pas moins tort de négliger la beauté particuliěre, la beauté de circonstance et le trait de mceurs. Je dois dire que le monde, depuis plusieurs années, s'est un peu corrigé. Le prix que les amateurs attachent aujourd'hui aux gentillesses gravées et coloriées du dernier siěcle prouve qu'une reaction a eu lieu dans le sens ou le public en avait besoin; Debucourt, les Saint-Aubin etbien d'autres, sont entrés dans le dictionnaire des artistes dignes d'etre étudiés. Mais ceux-lá représentent le passé; or c'est á la peinture des mceurs du present que je veux m'attacher aujourd'hui. Le passé est intéressant non seulement par la beauté qu'ont su en extraire les artistes pour qui il était le present, mais aussi comme passé, pour sa valeur historique. II en est de méme du present. Le plaisir que nous retirons de la representation du present tient non seulement á la beauté dont il peut étre revétu, mais aussi á sa qualité essentielle de present. J'ai sous les yeux une série de gravures de modes commencant avec la Revolution et finissant á peu pres au Consulat. Ces costumes, qui font rire bien des gens irréfléchis, de ces gens graves sans vraie gravité, présentent un charme d'une nature double, artistique et historique. lis sont trěs souvent beaux et spirituellement dessinés; mais ce qui m'importe au moins autant, et ce que je suis heureux de retrouver dans tous ou presque tous, c'est la morale et l'esthetique du temps. Lidée que l'homme se fait du beau s'imprime dans tout son ajustement, chiffonne ou raidit son habit, arrondit ou aligne son geste, et méme pénětre subtilement, á la longue, les traits de son visage. L'homme finit par ressembler á ce qu'il voudrait étre. Ces gravures peuvent étre traduites en beau et en laid; en laid, elles deviennent des caricatures; en beau, des statues antiques. Les femmes qui étaient revétues de ces costumes ressemblaient plus ou moins aux unes ou aux autres, selon le degré de poesie ou de vulgaritě dont elles étaient marquees. La matiěre vivante rendait ondoyant ce qui nous semble trop rigide. Limagination du spectateur peut encore aujourd'hui faire marcher et frémir cette tunique et ce schall. Un de ces jours, peut-étre, un drame paraitra sur un theatre quelconque, ou nous verrons la resurrection de ces costumes sous lesquels nos pěres se trouvaient tout aussi enchanteurs que nous-mémes dans nos pauvres vétements (lesquels ont aussi leur grace, il est vrai, mais d'une nature plutót morale et spirituelle), et s'ils sont portés et animés par des comediennes et des comédiens intelligents, nous nous étonnerons d'en avoir pu rire si ■Collections' 4 ■Litteratura.com- Le peintre de la vie moderne etourdiment. Le passe, tout en gardant le piquant du fantöme, reprendra la lumiere et le mouvement de la vie, et se fera present. Si un homme impartial feuilletait une ä une toutes les modes francaises depuis l'origine de la France jusqu'au jour present, il n'y trouverait rien de choquant ni meme de surprenant. Les transitions y seraient aussi abondamment menagees que dans l'echelle du monde animal. Point de lacune, done point de surprise. Et s'il ajoutait ä la vignette qui represente chaque epoque la pensee philosophique dont celle-ci etait le plus occupee ou agitee, pensee dont la vignette suggere inevitablement le souvenir, il verrait quelle profonde harmonie regit tous les membres de l'histoire, et que, meme dans les siecles qui nous paraissent les plus monstrueux et les plus fous, rimmortel appetit du beau a toujours trouve sa satisfaction. C'est ici une belle occasion, en verite, pour etablir une theorie rationnelle et historique du beau, en opposition avec la theorie du beau unique et absolu; pour montrer que le beau est toujours, inevitablement, d'une composition double, bien que l'impression qu'il produit soit une; car la difficulte de discerner les elements variables du beau dans l'unite de l'impression n'infirme en rien la necessite de la variete dans sa composition. Le beau est fait d'un element eternel, invariable, dont la quantite est excessivement difficile ä determiner, et d'un element relatif, circonstanciel, qui sera, si l'on veut, tour ä tour ou tout ensemble, l'epoque, la mode, la morale, la passion. Sans ce second element, qui est comme l'enveloppe amüsante, titillante, aperitive, du divin gäteau, le premier element serait indigestible, inappreciable, non adapte et non approprie ä la nature humaine. Je defie qu'on decouvre un echantillon quelconque de beaute qui ne contienne pas ces deux elements. Je choisis, si l'on veut, les deux echelons extremes de l'histoire. Dans l'art hieratique, la dualite se fait voir au premier coup d'ceil; la partie de beaute eternelle ne se manifeste qu'avec la permission et sous la regle de la religion ä laquelle appartient l'artiste. Dans l'ceuvre la plus frivole d'un artiste raffine appartenant ä une de ces epoques que nous qualifions trop vaniteusement de civilisees, la dualite se montre egalement; la portion eternelle de beaute sera en meme temps voilee et exprimee, sinon par la mode, au moins par le temperament particulier de l'auteur. La dualite de l'art est une consequence fatale de la dualite de l'homme. Considerez, si cela vous plait, la partie eternellement subsistante comme l'äme de l'art, et l'element variable comme son corps. C'est pourquoi Stendhal, esprit impertinent, taquin, repugnant meme, mais dont les impertinences provoquent utilement la meditation, s'est rapproche de la verite, plus que beaucoup d'autres, en disant que le Beau n'est que la promesse du bonheur. Sans doute cette definition depasse le but; eile soumet beaucoup trop le beau ä l'ideal infiniment variable du bonheur; eile depouille trop lestement le beau de son caractere aristocratique; mais eile a le grand merite de s'eloigner decidement de l'erreur des academiciens. J'ai plus d'une fois dejä explique ces choses; ces lignes en disent assez pour ceux qui aiment ces jeux de la pensee abstraite; mais je sais que les lecteurs francais, pour la plupart, ne s'y complaisent guere, et j'ai hate moi-meme d'entrer dans la partie positive et reelle de mon sujet. ■Collections' 5 ■Litteratura.com- Le peintre de la vie moderně II. Le croquis de mceurs Pour le croquis de mceurs, la representation de la vie bourgeoise et les spectacles de la mode, le moyen le plus expéditif et le moins couteux est évidemment le meilleur. Plus l'artiste y mettra de beauté, plus l'ceuvre sera précieuse; mais il y a dans la vie triviale, dans la metamorphose journaliěre des choses extérieures, un mouvement rapide qui commande á l'artiste une égale vélocité ďexécution. Les gravures á plusieurs teintes du dix-huitiěme siěcle ont obtenu de nouveau les faveurs de la mode, comme je le disais tout á 1'heure; le pastel, l'eau-forte, l'aqua-tinte ont fourni tour á tour leurs contingents á cet immense dictionnaire de la vie moderně disséminé dans les bibliothěques, dans les cartons des amateurs et derriěre les vitres des plus vulgaires boutiques. Děs que la lithographie parut, elle se montra tout de suite trěs apte á cette énorme táche, si frivole en apparence. Nous avons dans ce genre de véritables monuments. On a justement appelé les ceuvres de Gavarni et de Daumier des complements de La Comédie humaine. Balzac lui-méme, j'en suis trěs convaincu, n'eut pas été éloigné ďadopter cette idée, laquelle est d'autant plus juste que le génie de l'artiste peintre de mceurs est un génie ďune nature mixte, c'est-á-dire oú il entre une bonne partie ďesprit littéraire. Observateur, flaneur, philosophe, appelez-le comme vous voudrez; mais vous serez certainement amené, pour caractériser cet artiste, á le gratifier ďune épithěte que vous ne sauriez appliquer au peintre des choses éternelles, ou du moins plus durables, des choses héroiques ou religieuses. Quelquefois il est poete; plus souvent il se rapproche du romancier ou du moralisté; il est le peintre de la circonstance et de tout ce qu'elle suggěre ďéternel. Chaque pays, pour son plaisir et pour sa gloire, a possédé quelques-uns de ces hommes-lá. Dans notre époque actuelle, á Daumier et á Gavarni, les premiers noms qui se présentent á la mémoire, on peut ajouter Devéria, Maurin, Numa, historiens des graces interlopes de la Restauration, Wattier, Tassaert, Eugěne Lami, celui-lá presque Anglais á force d'amour pour les elements aristocratiques, et méme Trimolet et Traviěs, ces chroniqueurs de la pauvreté et de la petite vie. III. L'artiste, homme du monde, homme des foules et enfant Je veux entretenir aujourd'hui le public d'un homme singulier, originalite si puissante et si decidee, qu'elle se suffit a elle-meme et ne recherche meme pas 1'approbation. Aucun de ses dessins n'est signe, si Ton appelle signature ces quelques lettres, faciles a contrefaire, qui figurent un nom, et que tant d'autres apposent fastueusement au bas de leurs plus insouciants croquis. Mais tous ses ouvrages sont signes de son ame eclatante, et les amateurs qui les ont vus et apprecies les reconnaitront facilement a la description que j'en veux faire. Grand amoureux de la foule et de l'incognito, M. C. G. pousse l'originalite jusqu'a la modestie. M. Thackeray, qui, comme on sait, est tres curieux des choses d'art, et qui dessine lui-meme les illustrations de ses romans, parla un jour de M. G. dans un petit journal de Londres. Celui-ci s'en facha comme d'un outrage a sa pudeur. Recemment encore, quand il apprit que je me proposals de faire une appreciation de son esprit et de son talent, il me supplia, d'une maniere tres imperieuse, de supprimer son nom et de ne parler de ses ouvrages que ■Collections' 6 ■Litteratura.com- Le peintre de la vie moderně comme des ouvrages ďun anonyme. J'obeirai humblement á ce bizarre désir. Nous feindrons de croire, le lecteur et moi, que M. G. n'existe pas, et nous nous occuperons de ses dessins et de ses aquarelles, pour lesquels il professe un dédain de patricien, comme feraient des savants qui auraient á juger de précieux documents historiques, fournis par le hasard, et dont l'auteur doit rester éternellement inconnu. Et méme, pour rassurer complétement ma conscience, on supposera que tout ce que j'ai á dire de sa nature si curieusement et si mystérieusement éclatante, est plus ou moins justement suggéré par les ceuvres en question; pure hypothěse poétique, conjecture, travail ďimagination. M. G. est vieux. Jean-Jacques commenca, dit-on, á écrire á quarante-deux ans. Ce fut peut-étre vers cet age que M. G., obsédé par toutes les images qui remplissaient son cerveau, eut l'audace de jeter sur une feuille blanche de l'encre et des couleurs. Pour dire la vérité, il dessinait comme un barbare, comme un enfant, se fáchant contre la maladresse de ses doigts et la désobéissance de son outil. J'ai vu un grand nombre de ces barbouillages primitifs, et j'avoue que la plupart des gens qui s'y connaissent ou prétendent s'y connaitre auraient pu, sans déshonneur, ne pas deviner le génie latent qui habitait dans ces ténébreuses ébauches. Aujourd'hui, M. G., qui a trouvé, á lui tout seul, toutes les petites ruses du metier, et qui a fait, sans conseils, sa propre education, est devenu un puissant maitre, á sa maniěre, et n'a garde de sa premiere ingénuité que ce qu'il en faut pour ajouter á ses riches facultés un assaisonnement inattendu. Quand il rencontre un de ces essais de son jeune age, il le déchire ou le brule avec une honte des plus amusantes. Pendant dix ans, j'ai désiré faire la connaissance de M. G., qui est, par nature, trěs voyageur et trěs cosmopolite. Je savais qu'il avait été longtemps attache á un journal anglais illustré, et qu'on y avait publié des gravures ďaprěs ses croquis de voyage (Espagne, Turquie, Crimée). J'ai vu depuis lors une masse considerable de ces dessins improvises sur les lieux mémes, et j'ai pu lire ainsi un compte rendu minutieux et journalier de la campagne de Crimée, bien preferable á tout autre. Le méme journal avait aussi publié, toujours sans signature, de nombreuses compositions du méme auteur, ďaprěs les ballets et les operas nouveaux. Lorsque enfin je le trouvai, je vis tout d'abord que je n'avais pas affaire précisément á un artiste, mais plutót á un homme du monde. Entendez ici, je vous prie, le mot artiste dans un sens trěs restreint, et le mot homme du monde dans un sens trěs étendu. Homme du monde, c'est-a-dire homme du monde entier, homme qui comprend le monde et les raisons mystérieuses et legitimes de tous ses usages; artiste, c'est-a-dire specialisté, homme attache á sa palette comme le serf á la glěbe. M. G. n'aime pas étre appelé artiste. N'a-t-il pas un peu raison? II s'interesse au monde entier; il veut savoir, comprendre, apprécier tout ce qui se passe á la surface de notre sphéroide. L'artiste vit trěs peu, ou méme pas du tout, dans le monde moral et politique. Celui qui habite dans le quartier Breda ignore ce qui se passe dans le faubourg Saint-Germain. Sauf deux ou trois exceptions qu'il est inutile de nommer, la plupart des artistes sont, il faut bien le dire, des brutes trěs adroites, de purs manoeuvres, des intelligences de village, des cervelles de hameau. Leur conversation, forcément bornée á un cercle trěs étroit, devient trěs vite insupportable á Yhomme du monde, au citoyen spirituel de 1'univers. Ainsi, pour entrer dans la comprehension de M. G., prenez note tout de suite de ceci: c'est que la curiosité peut étre considérée comme le point de depart de son génie. ■Collections' 7 ■Litteratura.com- Le peintre de la vie moderně Vous souvenez-vous d'un tableau (en vérité, c'est un tableau!) écrit par la plus puissante plume de cette époque, et qui a pour titre L'Homme des foulesl Derriěre la vitre d'un café, un convalescent, contemplant la foule avec jouissance, se mele par la pensée, á toutes les pensées qui s'agitent autour de lui. Revenu récemment des ombres de la mort, il aspire avec délices tous les germes et tous les effluves de la vie; comme il a été sur le point de tout oublier, il se souvient et veut avec ardeur se souvenir de tout. Finalement, il se précipite á travers cette foule á la recherche d'un inconnu dont la physionomie entrevue l'a, en un clin d'ceil, fasciné. La curiosité est devenue une passion fatale, irresistible! Supposez un artiste qui serait toujours, spirituellement, á 1'état du convalescent, et vous aurez la clef du caractěre de M. G. Or la convalescence est comme un retour vers l'enfance. Le convalescent jouit au plus haut degré, comme l'enfant, de la faculté de s'interesser vivement aux choses, méme les plus triviales en apparence. Remontons, s'il se peut, par un effort rétrospectif de 1'imagination, vers nos plus jeunes, nos plus matinales impressions, et nous reconnaitrons qu'elles avaient une singuliěre parenté avec les impressions, si vivement colorées, que nous recumes plus tard á la suite d'une maladie physique, pourvu que cette maladie ait laissé pures et intactes nos facultés spirituelles. L'enfant voit tout en nouveauté; il est toujours ivre. Rien ne ressemble plus á ce qu'on appelle l'inspiration, que la joie avec laquelle l'enfant absorbe la forme et la couleur. J'oserai pousser plus loin; j'affirm e que l'inspiration a quel que rapport avec la congestion, et que toute pensée sublime est accompagnée d'une secousse nerveuse, plus ou moins forte, qui retentit jusque dans le cervelet. L'homme de génie a les nerfs solides; l'enfant les a faibles. Chez l'un, la raison a pris une place considerable; chez l'autre, la sensibilitě occupe presque tout l'etre. Mais le génie n'est que Yenfance retrouvée á volonté, l'enfance douée maintenant, pour s'exprimer, d'organes virils et de l'esprit analytique qui lui permet d'ordonner la somme de matériaux involontairement amassée. C'est á cette curiosité profonde et joyeuse qu'il faut attribuer l'ceil fixe et animalement extatique des enfants devant le nouveau, quel qu'il soit, visage ou paysage, lumiěre, dorure, couleurs, étoffes chatoyantes, enchantement de la beauté embellie par la toilette. Un de mes amis me disait un jour qu'etant fort petit, il assistait á la toilette de son pere, et qu'alors il contemplait, avec une stupeur mélée de délices, les muscles des bras, les degradations de couleurs de la peau nuancée de rose et de jaune, et le réseau bleuátre des veines. Le tableau de la vie extérieure le pénétrait déjá de respect et s'emparait de son cerveau. Déjá la forme l'obsedait et le possédait. La predestination montrait précocement le bout de son nez. La damnation était faite. Ai-je besoin de dire que cet enfant est aujourd'hui un peintre célěbre ? Je vous priais tout á l'heure de considérer M. G. comme un éternel convalescent; pour completer votre conception, prenez-le aussi pour un homme-enfant, pour un homme possédant á chaque minute le génie de l'enfance, c'est-a-dire un génie pour lequel aucun aspect de la vie n'est émoussé. Je vous ai dit que je répugnais á l'appeler un pur artiste, et qu'il se défendait lui-méme de ce titre avec une modestie nuancée de pudeur aristocratique. Je le nommerais volontiers un dandy, et j'aurais pour cela quelques bonnes raisons; car le mot dandy implique une quintessence de caractěre et une intelligence subtile de tout le mécanisme moral de ce monde; mais, d'un autre cóté, le dandy aspire á 1'insensibilité, et c'est par ■Collections' 8 ■Litteratura.com- Le peintre de la vie moderne la que M. G., qui est domine, lui, par une passion insatiable, celle de voir et de sentir, se detache violemment du dandysme. Amabam amove, disait saint Augustin. «J'aime passionnement la passion», dirait volontiers M. G. Le dandy est blase, ou il feint de l'etre, par politique et raison de caste. M. G. a horreur des gens biases. II possede l'art si difficile (les esprits raffines me comprendront) d'etre sincere sans ridicule. Je le decorerais bien du nom de philosophe, auquel il a droit a plus d'un titre, si son amour excessif des choses visibles, tangibles, condensees a l'etat plastique, ne lui inspirait une certaine repugnance de celles qui forment le royaume impalpable du metaphysicien. Reduisons-le done a la condition de pur moraliste pittoresque, comme La Bruyere. La foule est son domaine, comme fair est celui de l'oiseau, comme l'eau celui du poisson. Sa passion et sa profession, e'est dJepouser la foule. Pour le parfait flaneur, pour l'observateur passionne, e'est une immense jouissance que d'elire domicile dans le nombre, dans l'ondoyant dans le mouvement, dans le fugitif et rinfini. Etre hors de chez soi, et pourtant se sentir partout chez soi; voir le monde, etre au centre du monde et rester cache au monde, tels sont quelques-uns des moindres plaisirs de ces esprits independants, passionnes, impartiaux, que la langue ne peut que maladroitement definir. L'observateur est un prince qui jouit partout de son incognito. L'amateur de la vie fait du monde sa famille, comme l'amateur du beau sexe compose sa famille de toutes les beautes trouvees, trouvables et introuvables; comme l'amateur de tableaux vit dans une societe enchantee de reves peints sur toile. Ainsi l'amoureux de la vie universelle entre dans la foule comme dans un immense reservoir d'electricite. On peut aussi le comparer, lui, a un miroir aussi immense que cette foule; a un kaleidoscope doue de conscience, qui, a chacun de ses mouvements, represente la vie multiple et la grace mouvante de tous les elements de la vie. C'est un moi insatiable du non-moi, qui, a chaque instant, le rend et 1'exprime en images plus vivantes que la vie elle-meme, toujours instable et fugitive. «Tout homme», disait un jour M. G. dans une de ces conversations qu'il illumine d'un regard intense et d'un geste evocateur, «tout homme qui n'est pas accable par un de ces chagrins d'une nature trop positive pour ne pas absorber toutes les facultes, et qui s 'ennuie au sein de la multitude, est un sot! un sot! et je le meprise !» Quand M. G., a son reveil, ouvre les yeux et qu'il voit le soleil tapageur donnant l'assaut aux carreaux des fenetres, il se dit avec remords, avec regrets: «Quel ordre imperieux! quelle fanfare de lumiere! Depuis plusieurs heures deja, de la lumiere partout! de la lumiere perdue par mon sommeil! Que de choses eclairees j'aurais pu voir et que je n'ai pas vues!» Et il part! et il regarde couler le fleuve de la vitalite, si majestueux et si brillant. II admire l'eternelle beaute et l'etonnante harmonie de la vie dans les capitales, harmonie si providentiellement maintenue dans le tumulte de la liberte humaine. II contemple les paysages de la grande ville, paysages de pierre caresses par la brume ou frappes par les soufflets du soleil. II jouit des beaux equipages, des tiers chevaux, de la proprete eclatante des grooms, de la dexterite des valets, de la demarche des femmes onduleuses, des beaux enfants, heureux de vivre et d'etre bien habilles; en un mot, de la vie universelle. Si une mode, une coupe de vetement a ete legerement transformed, si les nceuds de rubans, les boucles ont ete detrones par les cocardes, si le bavolet s'est elargi et si le chignon est descendu d'un cran sur la nuque, si la ceinture a ete exhaussee et la jupe amplifiee, croyez qu'a une distance enorme son ceil d'aigle l'a deja devine. Un regiment passe, qui va peut-etre au bout du monde, jetant dans l'air des boulevards ses fanfares entrainantes et legeres comme l'esperance; et voila que ■Collections' 9 ■Litteratura.com- Le peintre de la vie moderne l'ceil de M. G. a déjá vu, inspecté, analyse les armes, Failure et la physionomie de cette troupe. Harnachements, scintillements, musique, regards decides, moustaches lourdes et sérieuses, tout cela entre péle-méle en lui; et dans quelques minutes, le poéme qui en résulte sera virtuellement compose. Et voilá que son äme vit avec Tarne de ce regiment qui marche comme un seul animal, fiěre image de la joie dans l'obeissance! Mais le soir est venu. Cest l'heure bizarre et douteuse oú les rideaux du ciel se ferment, oú les cites s'allument. Le gaz fait tache sur la pourpre du couchant. Honnétes ou déshonnétes, raisonnables ou fous, les hommes se disent: «Enfin la journée est finie!» Les sages et les mauvais sujets pensent au plaisir, et chacun court dans l'endroit de son choix boire la coupe de l'oubli. M. G. restera le dernier partout oú peut resplendir la lumiěre, retentir la poesie, fourmiller la vie, vibrer la musique; partout oú une passion peut poser pour son ceil, partout oú l'homme naturel et l'homme de convention se montrent dans une beauté bizarre, partout oú le soleil éclaire les joies rapides de Vanimal dépravé! «Voilá, certes, une journée bien employee,» se dit certain lecteur que nous avons tous connu, « chacun de nous a bien assez de génie pour la remplir de la méme facon.» Non! peu d'hommes sont doués de la faculté de voir; il y en a moins encore qui possědent la puissance d'exprimer. Maintenant, á l'heure oú les autres dorment, celui-ci est penché sur sa table, dardant sur une feuille de papier le méme regard qu'il attachait tout á l'heure sur les choses, s'escrimant avec son crayon, sa plume, son pinceau, faisant jaillir l'eau du verre au plafond, essuyant sa plume sur sa chemise, presse, violent, actif, comme s'il craignait que les images ne lui échappent, querelleur quoique seul, et se bousculant lui-méme. Et les choses renaissent sur le papier, naturelles et plus que naturelles, belles et plus que belles, singuliěres et douées d'une vie enthousiaste comme l'äme de l'auteur. La fantasmagorie a été extraite de la nature. Tous les matériaux dont la memoire s'est encombrée se classent, se rangent, s'harmonisent et subissent cette idealisation forcée qui est le résultat d'une perception enfantine, c'est-a-dire d'une perception aiguě, magique á force ďingénuité! IV. La modernitě Ainsi il va, il court, il cherche. Que cherche-t-il ? A coup súr, cet homme, tel que je l'ai dépeint, ce solitaire doué d'une imagination active, toujours voyageant á travers le grand desert d'hommes, a un but plus élevé que celui d'un pur flaneur, un but plus general, autre que le plaisir fugitif de la circonstance. II cherche ce quel que chose qu'on nous permettra d'appeler la modernitě; car il ne se présente pas de meilleur mot pour exprimer l'idee en question. II s'agit, pour lui, de dégager de la mode ce qu'elle peut contenir de poétique dans l'historique, de tirer l'eternel du transitoire. Si nous jetons un coup d'ceil sur nos expositions de tableaux modernes, nous sommes frappés de la tendance generale des artistes á habiller tous les sujets de costumes anciens. Presque tous se servent des modes et des meubles de la Renaissance, comme David se servait des modes et des meubles romains. II y a cependant cette difference, que David, ayant choisi des sujets particuliěrement grecs ou romains, ne pouvait pas faire autrement que de les habiller á l'antique, tandis que les peintres actuels, choisissant des sujets d'une nature generale applicable á toutes les époques, s'obstinent á les affubler des costumes du Moyen Age, de la Renaissance ou de l'Orient. Cest évidemment le signe d'une ■Collections' 10 ■Litteratura.com- Le peintre de la vie moderně grande paresse; car il est beaucoup plus commode de declarer que tout est absolument laid dans l'habit ďune époque, que de s'appliquer á en extraire la beauté mystérieuse qui y peut étre contenue, si minime ou si légěre qu'elle soit. La modernitě, c'est le transitoire, le fugitif, le contingent, la moitié de l'art, dont 1'autre moitié est l'eternel et l'immuable. II y a eu une modernitě pour chaque peintre ancien; la plupart des beaux portraits qui nous restent des temps antérieurs sont revétus des costumes de leur époque. lis sont parfaitement harmonieux, parce que le costume, la coiffure et méme le geste, le regard et le sourire (chaque époque a son port, son regard et son sourire) forment un tout d'une complete vitalitě. Cet element transitoire, fugitif, dont les metamorphoses sont si fréquentes, vous n'avez pas le droit de le mépriser ou de vous en passer. En le supprimant, vous tombez forcément dans le vide d'une beauté abstraite et indéfinissable, comme celle de l'unique femme avant le premier péché. Si au costume de 1'époque, qui s'impose nécessairement, vous en substituez un autre, vous faites un contre-sens qui ne peut avoir ďexcuse que dans le cas d'une mascarade voulue par la mode. Ainsi, les déesses, les nymphes et les sultanes du dix-huitiěme siěcle sont des portraits moralement ressemblants. II est sans doute excellent ďétudier les anciens maitres pour apprendre á peindre, mais cela ne peut étre qu'un exercice superflu si votre but est de comprendre le caractěre de la beauté présente. Les draperies de Rubens ou de Veronese ne vous enseigneront pas á faire de la moire antique, du satin á la reine, ou toute autre étoffe de nos fabriques, soulevée, balancée par la crinoline ou les jupons de mousseline empesée. Le tissu et le grain ne sont pas les mémes que dans les étoffes de l'ancienne Venise ou dans celles portées á la cour de Catherine. Ajoutons aussi que la coupe de la jupe et du corsage est absolument différente, que les plis sont disposes dans un systéme nouveau, et enfin que le geste et le port de la femme actuelle donnent á sa robe une vie et une physionomie qui ne sont pas celles de la femme ancienne. En un mot, pour que toute modernita soit digne de devenir antiquité, il faut que la beauté mystérieuse que la vie humaine y met involontairement en ait été extraite. C'est á cette táche que s'applique particuliěrement M. G. J'ai dit que chaque époque avait son port, son regard et son geste. C'est surtout dans une vaste galerie de portraits (celle de Versailles, par exemple) que cette proposition devient facile á verifier. Mais elle peut s'etendre plus loin encore. Dans l'unite qui s'appelle nation, les professions, les castes, les siěcles introduisent la varieté, non seulement dans les gestes et les maniěres, mais aussi dans la forme positive du visage. Tel nez, telle bouche, tel front remplissent l'intervalle d'une durée que je ne pretends pas determiner ici, mais qui certainement peut étre soumise á un calcul. De telles considerations ne sont pas assez familiěres aux portraitistes; et le grand défaut de M. Ingres, en particulier, est de vouloir imposer á chaque type qui pose sous son ceil un perfectionnement plus ou moins despotique, emprunté au repertoire des idées classiques. En pareille matiěre, il serait facile et méme legitime de raisonner a priori. La correlation perpétuelle de ce qu'on appelle I'dme avec ce qu'on appelle le corps explique trěs bien comment tout ce qui est materiel ou effluve du spirituel représente et représentera toujours le spirituel d'ou il derive. Si un peintre patient et minutieux, mais d'une imagination mediocre, ayant á peindre une courtisane du temps present, s'inspire (c'est le mot consacré) d'une courtisane de Titien ou de Raphael, il est infiniment ■Collections' 11 ■Litteratura.com- Le peintre de la vie moderne probable qu'il fera une ceuvre fausse, ambigue et obscure. L'etude d'un chef-d'ceuvre de ce temps et de ce genre ne lui enseignera ni 1'attitude, ni le regard, ni la grimace, ni 1'aspect vital d'une de ces creatures que le dictionnaire de la mode a successivement classees sous les titres grossiers ou badins d'impures, de filles entretenues, de lorettes et de biches. La meme critique s'applique rigoureusement a l'etude du militaire, du dandy, de l'animal meme, chien ou cheval, et de tout ce qui compose la vie exterieure d'un siecle. Malheur a celui qui etudie dans l'antique autre chose que l'art pur, la logique, la methode generate! Pour s'y trop plonger, il perd la memoire du present; il abdique la valeur et les privileges fournis par la circonstance; car presque toute notre originalite vient de l'estampille que le temps imprime a nos sensations. Le lecteur comprend d'avance que je pourrais verifier facilement mes assertions sur de nombreux objets autres que la femme. Que diriez-vous, par exemple, d'un peintre de marines (je pousse l'hypothese a 1'extreme) qui, ayant a reproduire la beaute sobre et elegante du navire moderne, fatiguerait ses yeux a etudier les formes surchargees, contournees, l'arriere monumental du navire ancien et les voilures compliquees du seizieme siecle? Et que penseriez-vous d'un artiste que vous auriez charge de faire le portrait d'un pur-sang, celebre dans les solennites du turf, s'il allait confiner ses contemplations dans les musees, s'il se contentait d'observer le cheval dans les galeries du passe, dans Van Dyck, Bourguignon ou Van der Meulen? M. G., dirige par la nature, tyrannise par la circonstance, a suivi une voie toute differente. II a commence par contempler la vie, et ne s'est ingenie que tard a apprendre les moyens d'exprimer la vie. II en est resulte une originalite saisissante, dans laquelle ce qui peut rester de barbare et d'ingenu apparait comme une preuve nouvelle d'obeissance a l'impression, comme une flatterie a la verite. Pour la plupart d'entre nous, surtout pour les gens d'affaires, aux yeux de qui la nature n'existe pas, si ce n'est dans ses rapports d'utilite avec leurs affaires, le fantastique reel de la vie est singulierement emousse. M. G. l'absorbe sans cesse; il en a la memoire et les yeux pleins. V. L'art mnemonique Ce mot barbarie, qui est venu peut-etre trop souvent sous ma plume, pourrait induire quelques personnes a croire qu'il s'agit ici de quelques dessins informes que 1'imagination seule du spectateur sait transformer en choses parfaites. Ce serait mal me comprendre. Je veux parler d'une barbarie inevitable, synthetique, enfantine, qui reste souvent visible dans un art parfait (mexicaine, egyptienne ou ninivite), et qui derive du besoin de voir les choses grandement, de les considerer surtout dans l'effet de leur ensemble. II n'est pas superflu d'observer ici que beaucoup de gens ont accuse de barbarie tous les peintres dont le regard est synthetique et abreviateur, par exemple M. Corot, qui s'applique tout d'abord a tracer les lignes principales d'un pay sage, son ossature et sa physionomie. Ainsi, M. G., traduisant fidelement ses propres impressions, marque avec une energie instinctive les points culminants ou lumineux d'un objet (ils peuvent etre culminants ou lumineux au point de vue dramatique), ou ses principales caracteristiques, quelquefois meme avec une exageration utile pour la memoire humaine; et l'imagination du spectateur, subissant a son tour cette mnemonique si despotique, voit ■Collections' 12 ■Litteratura.com- Le peintre de la vie moderne avec netteté 1'impression produite par les choses sur 1'esprit de M. G. Le spectateur est ici le traducteur d'une traduction toujours claire et enivrante. II est une condition qui ajoute beaucoup á la force vitale de cette traduction légendaire de la vie extérieure. Je veux parier de la méthode de dessiner de M. G. II dessine de memoire, et non ďaprěs le modele, sauf dans les cas (la guerre de Crimée, par exemple) oú il y a nécessité urgente de prendre des notes immédiates, précipitées, et ďarréter les lignes principales ďun sujet. En fait, tous les bons et vrais dessinateurs dessinent ďaprěs 1'image écrite dans leur cerveau, et non ďaprěs la nature. Si Ton nous objecte les admirables croquis de Raphael, de Watteau et de beaucoup d'autres, nous dirons que ce sont la des notes, trěs minutieuses, il est vrai, mais de pures notes. Quand un veritable artiste en est venu á 1'exécution definitive de son ceuvre, le modele lui serait plutöt un embarras qu'un secours. II arrive méme que des hommes tels que Daumier et M. G., accoutumés děs longtemps á exercer leur memoire et á la remplir ďimages, trouvent devant le modele et la multiplicité de details qu'il comporte, leur faculté principále troublée et comme paralysée. II s'etablit alors un duel entre la volonte de tout voir, de ne rien oublier, et la faculté de la memoire qui a pris l'habitude d'absorber vivement la couleur generale et la silhouette, l'arabesque du contour. Un artiste ayant le sentiment parfait de la forme, mais accoutumé á exercer surtout sa memoire et son imagination, se trouve alors comme assailli par une erneute de details, qui tous demandent justice avec la furie d'une foule amoureuse ďégalité absolue. Toute justice se trouve forcément violée; toute harmonie détruite, sacrifiée; mainte trivialitě devient énorme; mainte petitesse, usurpatrice. Plus 1'artiste se penche avec impartialité vers le detail, plus 1'anarchie augmente. Qu'il soit myope ou presbyte, toute hierarchie et toute subordination disparaissent. Cest un accident qui se présente souvent dans les ceuvres ďun de nos peintres les plus en vogue, dont les défauts d'ailleurs sont si bien appropriés aux défauts de la foule, qu'ils ont singuliěrement servi sa popularitě. La méme analogie se fait deviner dans la pratique de l'art du comédien, art si mystérieux, si profond, tombé aujourd'hui dans la confusion des decadences. M. Frédérick-Lemaitre compose un role avec l'ampleur et la largeur du génie. Si étoilé que soit son jeu de details lumineux, il reste toujours synthétique et sculptural. M. Bouffé compose les siens avec une minutie de myope et de bureaucrate. En lui tout éclate, mais rien ne se fait voir, rien ne veut étre garde par la memoire. Ainsi, dans 1'exécution de M. G. se montrent deux choses: l'une, une contention de memoire résurrectioniste, évocatrice, une memoire qui dit á chaque chose: «Lazare, lěve-toi!»; 1'autre, un feu, une ivresse de crayon, de pinceau, ressemblant presque á une fureur. Cest la peur de n'aller pas assez vite, de laisser échapper le fantome avant que la synthěse n'en soit extraite et saisie; c'est cette terrible peur qui possěde tous les grands artistes et qui leur fait désirer si ardemment de s'approprier tous les moyens d'expression, pour que jamais les ordres de l'esprit ne soient älteres par les hesitations de la main; pour que final em ent 1'exécution, 1'exécution ideale, devienne aussi inconsciente, aussi coulante que l'est la digestion pour le cerveau de l'homme bien portant qui a díné. M. G. commence par de légěres indications au crayon, qui ne marquent guěre que la place que les objets doivent tenir dans l'espace. Les plans principaux sont indiqués ensuite par des teintes au lavis, des masses vaguement, légěrement colorées d'abord, mais reprises plus tard et chargées successivement de couleurs plus intenses. Au dernier moment, le contour des objets est definitivem ent černé par de l'encre. A moins de les avoir vus, on ■Collections' 13 ■Litteratura.com- Le peintre de la vie moderne ne se douterait pas des effets surprenants qu'il peut obtenir par cette méthode si simple et presque élémentaire. Elle a cet incomparable avantage, qu'a n'importe quel point de son progres, chaque dessin a l'air suffisamment fini; vous nommerez cela une ébauche si vous voulez, mais ébauche parfaite. Toutes les valeurs y sont en pleine harmonie, et s'il les veut pousser plus loin, elles marcheront toujours de front vers le perfectionnement désiré. II prepare ainsi vingt dessins á la fois avec une petulance et une joie charmantes, amüsantes méme pour lui; les croquis s'empilent et se superposent par dizaines, par centaines, par milliers. De temps á autre il les parcourt, les feuillette, les examine, et puis il en choisit quelques-uns dont il augmente plus ou moins l'intensite, dont il charge les ombres et allume progressivement les lumiěres. II attache une immense importance aux fonds, qui, vigoureux ou légers, sont toujours ďune qualité et d'une nature appropriées aux figures. La gamme des tons et l'harmonie generale sont strictement observées, avec un génie qui derive plutöt de 1'instinct que de 1'étude. Car M. G. possěde naturellement ce talent mystérieux du coloriste, veritable don que l'etude peut accroitre, mais qu'elle est, par elle-méme, je crois, impuissante á créer. Pour tout dire en un mot, notre singulier artiste exprime á la fois le geste et l'attitude solennelle ou grotesque des étres et leur explosion lumineuse dans l'espace. VI. les annales de la guerre La Bulgarie, la Turquie, la Crimée, l'Espagne ont été de grandes fetes pour les yeux de M. G., ou plutöt de l'artiste imaginaire que nous sommes convenus d'appeler M. G.; car je me souviens de temps en temps que je me suis promis, pour mieux rassurer sa modestie, de supposer qu'il n'existait pas. J'ai compulse ces archives de la guerre d'Orient (champs de bataille jonchés de débris funěbres, charrois de matériaux, embarquements de bestiaux et de chevaux), tableaux vivants et surprenants, décalqués sur la vie elle-méme, elements ďun pittoresque précieux que beaucoup de peintres en renom, places dans les mémes circonstances, auraient étourdiment négligés; cependant, de ceux-lá j'excepterai volontiers M. Horace Vernet, veritable gazetier plutöt que peintre essentiel, avec lequel M. G., artiste plus délicat, a des rapports visibles, si on veut ne le considérer que comme archiviste de la vie. Je puis affirmer que nul journal, nul récit écrit, nul livre, n'exprime aussi bien, dans tous ses details douloureux et dans sa sinistre ampleur, cette grande épopée de la guerre de Crimée. L'ceil se proměně tour á tour aux bords du Danube, aux rives du Bosphore, au cap Kerson, dans la plaine de Balaklava, dans les champs d'Inkermann, dans les campements anglais, francais, turcs et piémontais, dans les rues de Constantinople, dans les höpitaux et dans toutes les solennités religieuses et militaires. Une des compositions qui se sont le mieux gravées dans mon esprit est la Consecration ďun terrain funěbre a Soutari par 1'évéque de Gibraltar. Le caractěre pittoresque de la scene, qui consiste dans le contraste de la nature Orientale environnante avec les attitudes et les uniformes occidentaux des assistants, est rendu d'une maniěre saisissante, suggestive et grosse de reveries. Les soldats et les officiers ont ces airs ineffacables de gentlemen, résolus et discrets, qu'ils portent au bout du monde, jusque dans les garnisons de la colonie du Cap et les établissements de 1'Inde: les prétres ■Collections' 14 ■Litteratura.com- Le peintre de la vie moderne anglais font vaguement songer á des huissiers ou á des agents de change qui seraient revétus de toques et de rabats. Ici nous sommes á Schumla, chez Omer-Pácha: hospitalité turque, pipes et café; tous les visiteurs sont ranges sur des divans, ajustant á leurs lévres des pipes, longues comme des sarbacanes, dont le foyer repose á leurs pieds. Voici les Kurdes ä Scutari, troupes étranges dont ľ aspect fait réver á une invasion de hordes barbares; voici les bachi-bouzoucks, non moins singuliers avec leurs officiers européens, hongrois ou polonais, dont la physionomie de dandies tranche bizarrement sur le caractére baroquement oriental de leurs soldats. Je rencontre un dessin magnifique oú se dresse un seul personnage, gros, robuste, ľair á la fois pensif, insouciant et audacieux; de grandes bottes lui montent au delá des genoux; son habit militaire est cache par un lourd et vaste paletot strictement boutonné; á travers la fumée de son cigare, il regarde ľhorizon sinistre et brumeux; l'un de ses bras blessé est appuyé sur une cravate en sautoir. Au bas, je lis ces mots griffonnés au crayon: Canrobert on the battle field of Inkermann. Taken on the spot. Quel est ce cavalier, aux moustaches blanches, d'une physionomie si vivement dessinée, qui, la tete relevée, a ľair de humer la terrible poésie d'un champ de bataille, pendant que son cheval, flairant la terre, cherche son chemin entre les cadavres amoncelés, pieds en ľair, faces crispées, dans des attitudes étranges? Au bas du dessin, dans un coin, se font lire ces mots: Myself at Inkermann. J'apercois M. Baraguay-d'Hilliers, avec le Séraskier, passant en revue ľartillerie á Béchichtash. J'ai rarement vu un portrait militaire plus ressemblant, burine d'une main plus hardie et plus spirituelle. Un nom, sinistrement illustre depuis les désastres de Sýrie, s'offre á ma vue: Achmet-Pacha, general en chef á Kalafat, débout devant sa hutte avec son état-major, se fait presenter deux officiers européens. Malgré ľampleur de sa bedaine turque, Achmet-Pacha a, dans ľattitude et le visage, le grand air aristocratique qui appartient généralement aux races dominatrices. La bataille de Balaklava se présente plusieurs fois dans ce curieux recueil, et sous différents aspects. Pármi les plus frappants, voici ľhistorique charge de cavalerie chantée par la trompette héroique d'Alfred Tennyson, poéte de la reine: une foule de cavaliers roulent avec une vitesse prodigieuse jusqu'á ľhorizon entre les lourds nuages de ľartillerie. Au fond, le paysage est barré par une ligne de collines verdoyantes. De temps en temps, des tableaux religieux reposent ľceil attristé par tous ces chaos de poudre et ces turbulences meurtriéres. Au milieu de soldats anglais de différentes armes, pármi lesquels éclate le pittoresque uniforme des Ecossais enjuponnés, un prétre anglican lit ľoffice du dimanche; trois tambours, dont le premier est supporté par les deux autres, lui servent de pupitre. En vérité, il est difficile á la simple plume de traduire ce poéme fait de mille croquis, si vaste et si compliqué, et d'exprimer ľivresse qui se dégage de tout ce pittoresque, douloureux souvent, mais jamais larmoyant, amassé sur quelques centaines de pages, dont les maculatures et les déchirures disent, á leur maniere, le trouble et le tumulte au milieu desquels ľartiste y déposait ses souvenirs de la journée. Vers le soir, le courrier emportait vers Londres les notes et les dessins de M. G., et souvent celui-ci confiait ainsi á la poste plus de dix croquis improvises sur papier pelure, que les graveurs et les abonnés du journal attendaient impatiemment. ■Collections' 15 ■Litteratura.com- Le peintre de la vie moderne Tantöt apparaissent des ambulances oü l'atmosphere elle-meme semble malade, triste et lourde; chaque lit y contient une douleur; tantöt c'est 1'hopital de Pera, oü je vois, causant avec deux sceurs de charite, longues, päles et droites comme des figures de Lesueur, un visiteur au costume neglige, designe par cette bizarre legende: My humble self. Maintenant, sur des sentiers apres et sinueux, jonches de quelques debris d'un combat dejä ancien, cheminent lentement des animaux, mulets, änes ou chevaux, qui portent sur leurs flancs, dans deux grossiers fauteuils, des blesses livides et inertes. Sur de vastes neiges, des chameaux au poitrail majestueux, la tete haute, conduits par des Tartares, trainent des provisions ou des munitions de toute sorte: c'est tout un monde guerrier, vivant, affaire et silencieux; c'est des campements, des bazars oü s'etalent des echantillons de toutes les fournitures, especes de villes barbares improvisees pour la circonstance. A travers ces baraques, sur ces routes pierreuses ou neigeuses, dans ces defiles, circulent des uniformes de plusieurs nations, plus ou moins endommages par la guerre ou älteres par l'adjonction de grosses pelisses et de lourdes chaussures. II est malheureux que cet album, dissemine maintenant en plusieurs lieux, et dont les pages precieuses ont ete retenues par les graveurs charges de les traduire ou par les redacteurs de 1'Illustrated London News, n'ait pas passe sous les yeux de l'Empereur. J'imagine qu'il aurait complaisamment, et non sans attendrissement, examine les faits et gestes de ses soldats, tous exprimes minutieusement, au jour le jour, depuis les actions les plus eclatantes jusqu'aux occupations les plus triviales de la vie, par cette main de soldat artiste, si ferme et si intelligente. VII. Pompes et Solennites La Turquie a fourni aussi ä notre eher G. d'admirables motifs de compositions: les fetes du Bairam, splendeurs profondes et ruisselantes, au fond desquelles apparait, comme un soleil pale, l'ennui permanent du sultan defunt; ranges ä la gauche du souverain, tous les officiers de l'ordre civil; ä sa droite, tous ceux de l'ordre militaire, dont le premier est Said-Pacha, sultan d'Egypte, alors present ä Constantinople; des corteges et des pompes solennelles defilant vers la petite mosquee voisine du palais, et, parmi ces foules, des fonctionnaires turcs, veritables caricatures de decadence, ecrasant leurs magnifiques chevaux sous le poids d'une obesite fantastique; les lourdes voitures massives, especes de carrosses ä la Louis XIV, dores et agrementes par le caprice oriental, d'oü jaillissent quelquefois des regards curieusement feminins, dans le strict intervalle que laissent aux yeux les bandes de mousseline collees sur le visage; les danses frenetiques des baladins du troisieme sexe (jamais l'expression bouffonne de Balzac ne fut plus applicable que dans le cas present, car, sous la palpitation de ces lueurs tremblantes, sous 1'agitation de ces amples vetements, sous cet ardent maquillage des joues, des yeux et des sourcils, dans ces gestes hysteriques et convulsifs, dans ces longues chevelures flottant sur les reins, il vous serait difficile, pour ne pas dire impossible, de deviner la virilite); enfin, les femmes galantes (si toutefois l'on peut prononcer le mot de galanterie ä propos de 1'Orient), general em ent composees de Hongroises, de Valaques, de Juives, de Polonaises, de Grecques et d'Armeniennes; car, sous un gouvernement despotique, ce sont les races opprimees, et, parmi elles, celles surtout qui ont le plus ä souffrir, qui fournissent le plus de sujets ä la prostitution. De ■Collections' 16 ■Litteratura.com- Le peintre de la vie moderne ces femmes, les unes ont conserve le costume national, les vestes brodees, a manches courtes, l'echarpe tombante, les vastes pantalons, les babouches retroussees, les mousselines rayees ou lamees et tout le clinquant du pays natal; les autres, et ce sont les plus nombreuses, ont adopte le signe principal de la civilisation, qui, pour une femme, est invariablement la crinoline, en gardant toutefois, dans un coin de leur ajustement, un leger souvenir caracteristique de l'Orient, si bien qu'elles ont l'air de Parisiennes qui auraient voulu se deguiser. M. G. excelle a peindre le faste des scenes officielles, les pompes et les solennites nationales, non pas froidement, didactiquement, comme les peintres qui ne voient dans ces ouvrages que des corvees lucratives, mais avec toute l'ardeur d'un homme epris d'espace, de perspective, de lumiere faisant nappe ou explosion, et s'accrochant en gouttes ou en etincelles aux asperites des uniformes et des toilettes de cour. La fete commemorative de I'independance dans la cathedrale d'Athenes fournit un curieux exemple de ce talent. Tous ces petits personnages, dont chacun est si bien a sa place, rendent plus profond l'espace qui les contient. La cathedrale est immense et decoree de tentures solennelles. Le roi Othon et la reine, debout sur une estrade, sont revetus du costume traditionnel, qu'ils portent avec une aisance merveilleuse, comme pour temoigner de la sincerite de leur adoption et du patriotisme hellenique le plus raffine. La taille du roi est sanglee comme celle du plus coquet palikare, et sa jupe s'evase avec toute l'exageration du dandysme national. En face d'eux s'avance le patriarche, vieillard aux epaules voutees, a la grande barbe blanche, dont les petits yeux sont proteges par des lunettes vertes, et portant dans tout son etre les signes d'un flegme oriental consomme. Tous les personnages qui peuplent cette composition sont des portraits, et l'un des plus curieux, par la bizarrerie de sa physionomie aussi peu hellenique que possible, est celui d'une dame allemande, placee a cote de la reine et attachee a son service. Dans les collections de M. G., on rencontre souvent l'Empereur des Francais, dont il a su reduire la figure, sans nuire a la ressemblance, a un croquis infaillible, et qu'il execute avec la certitude d'un paraphe. Tantot l'Empereur passe des revues, lance au galop de son cheval et accompagne d'officiers dont les traits sont facilement reconnaissables, ou de princes etrangers, europeens, asiatiques ou africains, a qui il fait, pour ainsi dire, les honneurs de Paris. Quelquefois il est immobile sur un cheval dont les pieds sont aussi assures que les quatre pieds d'une table, ayant a sa gauche l'lmperatrice en costume d'amazone, et, a sa droite, le petit Prince imperial, charge d'un bonnet a poils et se tenant militairement sur un petit cheval herisse comme les poneys que les artistes anglais lancent volontiers dans leurs paysages; quelquefois disparaissant au milieu d'un tourbillon de lumiere et de poussiere dans les allees du bois de Boulogne; d'autres fois se promenant lentement a travers les acclamations du faubourg Saint-Antoine. Une surtout de ces aquarelles m'a ebloui par son caractere magi que. Sur le bord d'une loge d'une richesse lourde et princiere, l'lmperatrice apparait dans une attitude tranquille et reposee; l'Empereur se penche legerement comme pour mieux voir le theatre; au-dessous, deux cent-gardes, debout dans une immobilite militaire et presque hieratique, recoivent sur leur brillant uniforme les eclaboussures de la rampe. Derriere la bande de feu, dans 1'atmosphere ideal e de la scene, les comediens chantent, declament, gesticulent harmonieusement; de l'autre cote s'etend un abime de lumiere vague, un espace circulaire encombre de figures humaines a tous les etages: c'est le lustre et le public. ■Collections' 17 ■Litteratura.com- Le peintre de la vie moderně Les mouvements populaires, les clubs et les solennités de 1848 avaient également fourni á M. G. une série de compositions pittoresques dont la plupart ont été gravées pour VIllustrated London News. II y a quelques années, aprěs un séjour en Espagne, trěs fructueux pour son génie, il composa aussi un album de méme nature, dont je n'ai vu que des lambeaux. L'insouciance avec laquelle il donne ou préte ses dessins 1'expose souvent á des pertes irréparables. VIII. Le militaire Pour définir une fois de plus le genre de sujets préférés par l'artiste, nous dirons que c'est lapompe de la vie, telle qu'elle s'offre dans les capitales du monde civilise, la pompe de la vie militaire, de la vie elegante, de la vie galante. Notre observateur est toujours exact á son poste, partout oú coulent les désirs profonds et impétueux, les Orénoques du cceur humain, la guerre, 1'amour, le jeu; partout ou s'agitent les fetes et les fictions qui représentent ces grands elements de bonheur et d'infortune. Mais il montre une predilection trěs marquee pour le militaire, pour le soldat, et je crois que cette affection derive non seulement des vertus et des qualités qui passent forcément de 1'ame du guerrier dans son attitude et sur son visage, mais aussi de la parure voyante dont sa profession le revét. M. Paul de Molěnes a écrit quelques pages aussi charmantes que sensées, sur la coquetterie militaire et sur le sens moral de ces costumes étincelants dont tous les gouvernements se plaisent á habiller leurs troupes. M. G. signerait volontiers ces lignes-la. Nous avons parlé déjá de l'idiotisme de beauté particulier á chaque époque, et nous avons observe que chaque siěcle avait, pour ainsi dire, sa grace personnelle. La méme remarque peut s'appliquer aux professions; chacune tire sa beauté extérieure des lois morales auxquelles elle est soumise. Dans les unes, cette beauté sera marquee ďénergie, et, dans les autres, elle portera les signes visibles de 1'oisiveté. Cest comme Temblěme du caractěre, c'est 1'estampille de la fatalité. Le militaire, pris en general, a sa beauté, comme le dandy et la femme galante ont la leur, ďun goůt essentiellement different. On trouvera naturel que je néglige les professions oú un exercice exclusif et violent déforme les muscles et marque le visage de servitude. Accoutumé aux surprises, le militaire est difficilement étonné. Le signe particulier de la beauté sera done, ici, une insouciance martiale, un melange singulier de placidité et ďaudace; c'est une beauté qui derive de la nécessité d'etre prét á mourir á chaque minute. Mais le visage du militaire ideal devra étre marqué ďune grande simplicita; car, vivant en commun comme les moines et les écoliers, accoutumés á se décharger des soucis journaliers de la vie sur une paternité abstraite, les soldats sont, en beaucoup de choses, aussi simples que les enfants; et, comme les enfants, le devoir étant accompli, ils sont faciles á amuser et portés aux divertissements violents. Je ne crois pas exagérer en affirmant que toutes ces considerations morales jaillissent naturellement des croquis et des aquarelles de M. G. Aucun type militaire n'y manque, et tous sont saisis avec une espěce de joie enthousiaste: le vieil officier ďinfanterie, sérieux et triste, affligeant son cheval de son obésité; le joli officier ďétat-major, pince dans sa taille, se dandinant des épaules, se penchant sans timidité sur le fauteuil des dames, et qui, vu de dos, fait penser aux insectes les plus sveltes et les plus elegants; le zouave et le tirailleur, qui portent dans ■Collections' 18 ■Litteratura.com- Le peintre de la vie moderně leur allure un caractěre excessif d'audace et d'independance, et comme un sentiment plus vif de responsabilité personnelle; la désinvolture agile et gaie de la cavalerie légěre; la physionomie vaguement professorale et académique des corps spéciaux, comme rartillerie et le génie, souvent confirmee par l'appareil peu guerrier des lunettes: aucun de ces moděles, aucune de ces nuances ne sont négligés, et tous sont resumes, définis avec le méme amour et le méme esprit. J'ai actuellement sous les yeux une de ces compositions d'une physionomie generále vraiment héroique, qui représente une téte de colonne d'infanterie; peut-étre ces hommes reviennent-ils dTtalie et font-ils une halte sur les boulevards devant l'enthousiasme de la multitude; peut-étre viennent-ils d'accomplir une longue étape sur les routes de la Lombardie; je ne sais. Ce qui est visible, pleinement intelligible, c'est le caractěre ferme, audacieux, méme dans sa tranquillité, de tous ces visages hálés par le soleil, la pluie et le vent. Voilá bien l'uniformité d'expression créée par 1'obéissance et les douleurs supportées en commun, l'air résigné du courage éprouvé par les longues fatigues. Les pantalons retroussés et emprisonnés dans les guétres, les capotes flétries par la poussiěre, vaguement décolorées, tout 1'équipement enfin a pris lui-méme 1'indestructible physionomie des étres qui reviennent de loin et qui ont couru d'etranges aventures. On dirait que tous ces hommes sont plus solidement appuyés sur leurs reins, plus carrément installés sur leurs pieds, plus d'aplomb que ne peuvent 1'étre les autres hommes. Si Charlet, qui fut toujours á la recherche de ce genre de beauté et qui l'a si souvent trouvé, avait vu ce dessin, il en eůt singuliěrement firappé. IX. Le dandy Lhomme riche, oisif, et qui, méme blasé, n'a pas d'autre occupation que de courir á la piste du bonheur; l'homme élevé dans le luxe et accoutumé děs sa jeunesse á 1'obéissance des autres hommes, celui enfin qui n'a pas d'autre profession que 1'élégance, jouira toujours, dans tous les temps, d'une physionomie distincte, tout á fait á part. Le dandysme est une institution vague, aussi bizarre que le duel; trěs ancienne, puisque César, Catilina, Alcibiade nous en fournissent des types éclatants; trěs generále, puisque Chateaubriand l'a trouvée dans le foréts et au bord des lacs du Nouveau-Monde. Le dandysme, qui est une institution en dehors des lois, a des lois rigoureuses auxquelles sont strictement soumis tous ses sujets, quelles que soient d'ailleurs la fougue et 1'indépendance de leur caractěre. Les romanciers anglais ont, plus que les autres, cultivé le roman de high life, et les Francais qui, comme M. de Custine, ont voulu spécialement écrire des romans d'amour, ont d'abord pris soin, et trěs judicieusement, de doter leurs personnages de fortunes assez vastes pour payer sans hesitation toutes leurs fantaisies; ensuite ils les ont dispenses de toute profession. Ces étres n'ont pas d'autre état que de cultiver l'idee du beau dans leur personne, de satisfaire leurs passions, de sentir et de penser. Ils possědent ainsi, á leur gré et dans une vaste mesure, le temps et l'argent, sans lesquels la fantaisie, réduite á 1'état de reverie passagěre, ne peut guěre se traduire en action. II est malheureusement bien vrai que, sans le loisir et l'argent, 1'amour ne peut étre qu'une orgie de roturier ou l'accomplissement d'un devoir conjugal. Au lieu du caprice brulant ou réveur, il devient une répugnante utilitě. ■Collections' 19 ■Litteratura.com- Le peintre de la vie moderne Si je parle de 1'amour ä propos du dandysme, c'est que 1'amour est 1'occupation naturelle des oisifs. Mais le dandy ne vise pas ä l'amour comme but special. Si j'ai parle d'argent, c'est parce que l'argent est indispensable aux gens qui se font un culte de leurs passions; mais le dandy n'aspire pas ä l'argent comme ä une chose essentielle; un credit indefini pourrait lui suffire; il abandonne cette grassiere passion aux mortels vulgaires. Le dandysme n'est meme pas, comme beaucoup de personnes peu reflechies paraissent le croire, un goüt immodere de la toilette et de 1'elegance materielle. Ces choses ne sont pour le parfait dandy qu'un Symbole de la superiorite aristocratique de son esprit. Aussi, ä ses yeux, epris avant tout de distinction, la perfection de la toilette consiste-t-elle dans la simplicite absolue, qui est en effet la meilleure maniere de se distinguer. Qu'est-ce done que cette passion qui, devenue doctrine, a fait des adeptes dominateurs, cette institution non ecrite qui a forme une caste si hautaine? C'est avant tout le besoin ardent de se faire une originalite, contenu dans les limites exterieures des convenances. C'est une espece de culte de soi-meme, qui peut survivre ä la recherche du bonheur ä trouver dans autrui, dans la femme, par exemple; qui peut survivre meme ä tout ce qu'on appelle les illusions. C'est le plaisir d'etonner et la satisfaction orgueilleuse de ne jamais etre etonne. Un dandy peut etre un homme blase, peut etre un homme souffrant; mais, dans ce dernier cas, il sourira comme le Lacedemonien sous la morsure du renard. On voit que, par de certains cotes, le dandysme confine au spiritualisme et au stoicisme. Mais un dandy ne peut jamais etre un homme vulgaire. S'il commettait un crime, il ne serait pas dechu peut-etre; mais si ce crime naissait d'une source triviale, le deshonneur serait irreparable. Que le lecteur ne se scandalise pas de cette gravite dans le frivole, et qu'il se souvienne qu'il y a une grandeur dans toutes les folies, une force dans tous les exces. Etrange spiritualisme! Pour ceux qui en sont ä la fois les pretres et les victimes, toutes les conditions materielles compliquees auxquelles ils se soumettent, depuis la toilette irreprochable ä toute heure du jour et de la nuit jusqu'aux tours les plus perilleux du sport, ne sont qu'une gymnastique propre ä fortifier la volonte et ä discipliner l'äme. En verite, je n'avais pas tout ä fait tort de considerer le dandysme comme une espece de religion. La regle monastique la plus rigoureuse, l'ordre irresistible du Vieux de la Montagne, qui commandait le suicide ä ses disciples enivres, n'etaient pas plus despotiques ni plus obeis que cette doctrine de l'elegance et de 1'originalite, qui impose, eile aussi, ä ses ambitieux et humbles sectaires, hommes souvent pleins de fougue, de passion, de courage, d'energie contenue, la terrible formule: Perinde ac cadaver! Que ces hommes se fassent nommer raffines, incroyables, beaux, lions ou dandies, tous sont issus d'une meme origine; tous partieipent du meme caractere d'opposition et de revolte; tous sont des representants de ce qu'il y a de meilleur dans l'orgueil humain, de ce besoin, trop rare chez ceux d'aujourd'hui, de combattre et de detruire la trivialite. De lä nait, chez les dandies, cette attitude hautaine de caste provoquante, meme dans sa froideur: Le dandysme apparait surtout aux epoques transitoires oü la democratic n'est pas encore toute-puissante, oü l'aristocratie n'est que partiellement chancelante et avilie. Dans le trouble de ces epoques quelques hommes declasses, degoütes, desceuvres, mais tous riches de force native, peuvent concevoir le projet de fonder une espece nouvelle d'aristocratie, d'autant plus difficile ä rompre qu'elle sera basee sur les facultes les plus precieuses, les plus indestructibles, et sur les dons celestes que le travail et l'argent ne peuvent conferer. Le dandysme est le dernier eclat d'heroisme dans les decadences; et le type du dandy retrouve par le voyageur dans 1' Amerique du Nord n'infirme en aucune ■Collections' 20 ■Litteratura.com- Le peintre de la vie moderne facon cette idee: car rien n'empeche de supposer que les tribus que nous nommons sauvages soient les debris de grandes civilisations disparues. Le dandysme est un soleil couchant; comme l'astre qui decline, il est superbe, sans chaleur et plein de melancolie. Mais, helas! la maree montante de la democratic, qui envahit tout et qui nivelle tout, noie jour a jour ces derniers representants de l'orgueil humain et verse des flots d'oubli sur les traces de ces prodigieux mirmidons. Les dandies se font chez nous de plus en plus rares, tandis que chez nos voisins, en Angleterre, l'etat social et la constitution (la vraie constitution, celle qui s'exprime par les mceurs) laisseront longtemps encore une place aux heritiers de Sheridan, de Brummel et de Byron, si toutefois il s'en presente qui en soient dignes. Ce qui a pu paraitre au lecteur une digression n'en est pas une, en verite. Les considerations et les reveries morales qui surgissent des dessins d'un artiste sont, dans beaucoup de cas, la meilleure traduction que le critique en puisse faire; les suggestions font partie d'une idee mere, et, en les montrant successivement, on peut la faire deviner. Ai-je besoin de dire que M. G., quand il crayonne un de ses dandies sur le papier, lui donne toujours son caractere historique, legendaire meme, oserais-je dire, s'il n'etait pas question du temps present et de choses considerees generalement comme folatres? C'est bien la cette legerete d'allures, cette certitude de manieres, cette simplicite dans l'air de domination, cette facon de porter un habit et de diriger un cheval, ces attitudes toujours calmes mais revelant la force, qui nous font penser, quand notre regard decouvre un de ces etres privilegies en qui le joli et le redoutable se confondent si mysterieusement: « Voila peut-etre un homme riche, mais plus certainement un Hercule sans emploi.» Le caractere de beaute du dandy consiste surtout dans fair froid qui vient de l'inebranlable resolution de ne pas etre emu; on dirait un feu latent qui se fait deviner, qui pourrait mais qui ne veut pas rayonner. C'est ce qui est, dans ces images, parfaitement exprime. X. La femme L'etre qui est, pour la plupart des hommes, la source des plus vives, et meme, disons-le a la honte des voluptes philosophiques, des plus durables jouissances; l'etre vers qui ou au profit de qui tendent tous leurs efforts; cet etre terrible et incommunicable comme Dieu (avec cette difference que l'infini ne se communique pas parce qu'il aveuglerait et ecraserait le fini, tandis que l'etre dont nous parlons n'est peut-etre incomprehensible que parce qu'il n'a rien a communiquer), cet etre en qui Joseph de Maistre voyait un bel animal dont les graces egayaient et rendaient plus facile le jeu serieux de la politique; pour qui et par qui se font et defont les fortunes; pour qui, mais surtout par qui les artistes et les poetes composent leurs plus delicats bijoux; de qui derivent les plaisirs les plus enervants et les douleurs les plus fecondantes, la femme, en un mot, n'est pas seulement pour l'artiste en general, et pour M. G. en particulier, la femelle de l'homme. C'est plutot une divinite, un astre, qui preside a toutes les conceptions du cerveau male; c'est un miroitement de toutes les graces de la nature condensees dans un seul etre; c'est l'objet de l'admiration et de la curiosite la plus vive que le tableau de la vie puisse offrir au contemplateur. C'est une espece d'idole, stupide peut-etre, mais eblouissante, enchanteresse, qui tient les destinees et les volontes suspendues a ses regards. Ce n'est ■Collections' 21 ■Litteratura.com- Le peintre de la vie moderne pas, dis-je, un animal dont les membres, correctement assembles, fournissent un parfait exemple d'harmonie; ce n'est merne pas le type de beauté pure, tel que peut le réver le sculpteur dans ses plus sévéres meditations; non, ce ne serait pas encore süffisant pour en expliquer le mystérieux et complexe enchantement. Nous n'avons que faire ici de Winckelman et de Raphael; et je suis bien sür que M. G., malgré toute ľétendue de son intelligence (cela soit dit sans lui faire injure), négligerait un morceau de la statuaire antique, s'il lui fallait ainsi perdre ľoccasion de savourer un portrait de Reynolds ou de Lawrence. Tout ce qui orne la femme, tout ce qui sert á illustrer sa beauté, fait partie ďelle-méme; et les artistes qui se sont particuliérement appliqués á ľétude de cet étre énigmatique raffolent autant de tout le mundus muliebris que de la femme elle-méme. La femme est sans doute une lumiére, un regard, une invitation au bonheur, une parole quelquefois; mais eile est surtout une harmónie generale, non seulement dans son allure et le mouvement des ses membres, mais aussi dans les mousselines, les gazes, les vastes et chatoyantes nuées ďétoffes dont eile s'enveloppe, et qui sont comme les attributs et le piedestál de sa divinité; dans le metal et le mineral qui serpentent autour de ses bras et de son cou, qui ajoutent leurs étincelles au feu de ses regards, ou qui jasent doucement á ses oreilles. Quel poéte oserait, dans la peinture du plaisir cause par ľapparition ďune beauté, séparer la femme de son costume? Quel est ľhomme qui, dans la rue, au theatre, au bois, n'a pas joui, de la maniere la plus désintéressée, d'une toilette savamment composée, et n'en a pas empörte une image inseparable de la beauté de celie á qui eile appartenait, faisant ainsi des deux, de la femme et de la robe, une totalite indivisible? C'est ici le lieu, ce me semble, de revenir sur certaines questions relatives á la mode et á la parure, que je n'ai fait qu'effleurer au commencement de cette etude, et de venger ľ art de la toilette des ineptes calomnies dont ľaccablent certains amants trés equivoques de la nature. XI. Eloge du maquillage II est une chanson, tellement triviale et inepte qu'on ne peut guere la citer dans un travail qui a quelques pretentions au serieux, mais qui traduit fort bien, en style de vaudevilliste, l'esthetique des gens qui ne pensent pas. La nature embellit la beaute! II est presumable que le poete, s'il avait pu parler en francais, aurait dit: La simplicity embellit la beaute! ce qui equivaut a cette verite, d'un genre tout a fait inattendu: Le rien embellit ce qui est. La plupart des erreurs relatives au beau naissent de la fausse conception du dix-huitieme siecle relative a la morale. La nature fut prise dans ce temps-la comme base, source et type de tout bien et de tout beau possibles. La negation du peche originel ne fut pas pour peu de chose dans l'aveuglement general de cette epoque. Si toutefois nous consentons a en referer simplement au fait visible; a l'experience de tous les ages et a la Gazette des Tribunaux, nous verrons que la nature n'enseigne rien, ou presque rien, c'est-a-dire qu'elle contraint l'homme a dormir, a boire, a manger, et a se garantir, tant bien que mal, contre les hostilites de 1'atmosphere. C'est elle aussi qui pousse l'homme a tuer son semblable, a le manger, a le sequestrer, a le torturer; car, sitot que nous sortons de l'ordre des necessites et des besoins pour entrer dans celui du luxe et des plaisirs, nous voyons que la nature ne peut conseiller que le crime. C'est cette infaillible ■Collections' 22 ■Litteratura.com- Le peintre de la vie moderne nature qui a cree le parricide et l'anthropophagie, et mille autres abominations que la pudeur et la delicatesse nous empechent de nommer. C'est la philosophic (je parle de la bonne), c'est la religion qui nous ordonne de nourrir des parents pauvres et infirmes. La nature (qui n'est pas autre chose que la voix de notre interet) nous commande de les assommer. Passez en revue, analysez tout ce qui est naturel, toutes les actions et les desirs du pur homme naturel, vous ne trouverez rien que d'affreux. Tout ce qui est beau et noble est le resultat de la raison et du calcul. Le crime, dont l'animal humain a puise le gout dans le ventre de sa mere, est originellement naturel. La vertu, au contraire, est artificielle, surnaturelle, puisqu'il a fallu, dans tous les temps et chez toutes les nations, des dieux et des prophetes pour l'enseigner a l'humanite animalisee, et que l'homme, seul, eut ete impuissant a la decouvrir. Le mal se fait sans effort, naturellement, par fatalite; le bien est toujours le produit d'un art. Tout ce que je dis de la nature comme mauvaise conseillere en matiere de morale, et de la raison comme veritable redemptrice et reformatrice, peut etre transporte dans l'ordre du beau. Je suis ainsi conduit a regarder la parure comme un des signes de la noblesse primitive de l'ame humaine. Les races que notre civilisation, confuse et pervertie, traite volontiers de sauvages, avec un orgueil et une fatuite tout a fait risibles, comprennent, aussi bien que l'enfant, la haute spiritualite de la toilette. Le sauvage et le baby temoignent, par leur aspiration naive vers le brillant, vers les plumages barioles, les etoffes chatoyantes, vers la majeste superlative des formes artificielles, de leur degout pour le reel, et prouvent ainsi, a leur insu, l'immaterialite de leur ame. Malheur a celui qui, comme Louis XV (qui fut non le produit d'une vraie civilisation, mais d'une recurrence de barbarie) pousse la depravation jusqu'a ne plus gouter que la simple nature ! La mode doit done etre considered comme un symptom e du gout de 1'ideal surnageant dans le cerveau humain au-dessus de tout ce que la vie naturelle y accumule de grossier, de terrestre et d'immonde, comme une deformation sublime de la nature, ou plutot comme un essai permanent et successif de reformation de la nature. Aussi a-t-on sensement fait observer (sans en decouvrir la raison) que toutes les modes sont charmantes, e'est-a-dire relativement charmantes, chacune etant un effort nouveau, plus ou moins heureux, vers le beau, une approximation quelconque d'un ideal dont le desir titille sans cesse l'esprit humain non satisfait. Mais les modes ne doivent pas etre, si Ton veut bien les gouter, considerees comme choses mortes; autant vaudrait admirer les defroques suspendues, laches et inertes comme la peau de saint Barthelemy, dans l'armoire d'un fripier. II faut se les figurer vitalisees, vivifiees par les belles femmes qui les porterent. Seulement ainsi on en comprendra le sens et l'esprit. Si done l'aphorisme: Toutes les modes sont charmantes, vous choque comme trop absolu, dites, et vous serez sur de ne pas vous tromper: Toutes furent legitimement charmantes. La femme est bien dans son droit, et meme elle accomplit une espece de devoir en s'appliquant a paraitre magique et surnaturelle; il faut qu'elle etonne, qu'elle charme; idole, elle doit se dorer pour etre adoree. Elle doit done emprunter a tous les arts les moyens de s' el ever au-dessus de la nature pour mieux subjuguer les cceurs et frapper les esprits. II importe fort peu que la ruse et rartifice soient connus de tous, si le succes en est certain et l'effet toujours irresistible. C'est dans ces considerations que l'artiste philosophe trouvera facilement la legitimation de toutes les pratiques employees dans tous les temps par les femmes pour consolider et diviniser, pour ainsi dire, leur fragile beaute. L'enumeration en serait innombrable; mais, pour nous restreindre a ce que notre ■Collections' 23 ■Litteratura.com- Le peintre de la vie moderne temps appelle vulgairement maquillage, qui ne voit que l'usage de la poudre de riz, si niaisement anathematise par les philosophes candides, a pour but et pour resultat de faire disparaitre du teint toutes les taches que la nature y a outrageusement semees, et de creer une unite abstraite dans le grain et la couleur de la peau, laquelle unite, comme celle produite par le maillot, rapproche immediatement l'etre humain de la statue, c'est-a-dire d'un etre divin et superieur? Quant au noir artificiel qui cerne l'ceil et au rouge qui marque la partie superieure de la joue, bien que l'usage en soit tire du meme principe, du besoin de surpasser la nature, le resultat est fait pour satisfaire a un besoin tout oppose. Le rouge et le noir represented la vie, une vie surnaturelle et excessive; ce cadre noir rend le regard plus profond et plus singulier, donne a l'ceil une apparence plus decidee de fenetre ouverte sur rinfini; le rouge, qui enflamme la pommette, augmente encore la clarte de la prunelle et ajoute a un beau visage feminin la passion mysterieuse de la pretresse. Ainsi, si je suis bien compris, la peinture du visage ne doit pas etre employees dans le but vulgaire, inavouable, d'imiter la belle nature, et de rivaliser avec la jeunesse. On a d'ailleurs observe que rartifice n'embellissait pas la laideur et ne pouvait servir que la beaute. Qui oserait assigner a l'art la fonction sterile d'imiter la nature? Le maquillage n'a pas a se cacher, a eviter de se laisser deviner; il peut, au contraire, s'etaler, sinon avec affectation, au moins avec une espece de candeur. Je permets volontiers a ceux-la que leur lourde gravite empeche de chercher le beau jusque dans ses plus minutieuses manifestations, de rire de mes reflexions et d'en accuser la puerile solennite; leur jugement austere n'a rien qui me touche; je me contenterai d'en appeler aupres des veritables artistes, ainsi que des femmes qui ont recu en naissant une etincelle de ce feu sacre dont elles voudraient s'illuminer tout entieres. XII. Les femmes et les filles Ainsi M. G..., s'etant impose la tache de chercher et d'expliquer la beaute dans la modernite, represente volontiers des femmes tres parees et embellies par toutes les pompes artificielles, a quelque ordre de la societe qu'elles appartiennent. D'ailleurs, dans la collection de ses ceuvres comme dans le fourmillement de la vie humaine, les differences de caste et de race, sous quelque appareil de luxe que les sujets se presented, sautent immediatement a l'ceil du spectateur. Tantot, frappees par la clarte diffuse d'une salle de spectacle, recevant et renvoyant la lumiere avec leurs yeux, avec leurs bijoux, avec leurs epaules, apparaissent, resplendissantes comme des portraits, dans la loge qui leur sert de cadre, des jeunes filles du meilleur monde. Les unes, graves et serieuses, les autres, blondes et evaporees. Les unes etalent avec une insouciance aristocratique une gorge precoce, les autres montrent avec candeur une poitrine garconniere. Elles ont l'eventail aux dents, l'ceil vague ou fixe; elles sont theatrales et solennelles comme le drame ou l'opera qu'elles font semblant d'ecouter. Tantot, nous voyons se promener nonchalamment dans les allees des jardins publics, d'elegantes families, les femmes se trainant avec un air tranquille au bras de leurs maris, dont l'air solide et satisfait revele une fortune faite et le contentement de soi-meme. Ici l'apparence cossue remplace la distinction sublime. De petites filles maigrelettes, avec ■Collections' 24 ■Litteratura.com- Le peintre de la vie moderne d'amples jupons, et ressemblant par leurs gestes et leur tournure á de petites femmes, sautent á la corde, jouent au cerceau ou se rendent des visites en plein air, répétant ainsi la comédie donnée par leurs parents. Emergeant ďun monde inférieur, fiéres d'apparaTtre enfin au sol eil de la rampe, des filles de petits theatres, minces, fragiles, adolescentes encore, secouent sur leurs formes virginales et maladives des travestissements absurdes, qui ne sont d'aucun temps et qui font leur joie. A la porte ďun café, s'appuyant aux vitres illuminées par devant et par derriére, s'étale un de ces imbeciles, dont ľélégance est faite par son tailleur et la tete par son coiffeur. A côté de lui, les pieds soutenus par ľindispensable tabouret, est assise sa maitresse, grande drôlesse á qui il ne manque presque rien (ce presque rien, c'est presque tout, c'est la distinction) pour ressembler á une grande dame. Comme son joli compagnon, eile a tout ľorifice de sa petite bouche occupé par un cigare disproportionné. Ces deux étres ne pensent pas. Est-il bien súr merne qu'ils regardent? á moins que, Narcisses de ľimbécillité; ils ne contemplent la foule comme un fleuve qui leur rend leur image. En realite ils existent bien plutôt pour le plaisir de l'observateur que pour leur plaisir propre. Voici, maintenant, ouvrant leurs gaieties pleines de lumiére et de mouvement, ces Valentinos, ces Casinos, ces Prados (autrefois des Tivolis, des Idalies, des Folies, des Paphos), ces capharnaüms ou ľexubérance de la jeunesse fainéante se donne carriére. Des femmes qui ont exagéré la mode jusqu'á en älterer la grace et en détruire ľintention, balayent fastueusement les parquets avec la queue de leurs robes et la pointe de leurs chäles; elles vont, elles viennent, passent et repassent; ouvrant un ceil étonné comme celui des animaux, ayant ľair de ne rien voir, mais examinant tout. Sur un fond ďune lumiére infernale ou sur un fond ďaurore boréale, rouge, orange, sulfureux, rose (le rose révélant une idée d'extase dans la frivolité), quelquefois violet (couleur affectionnée des chanoinesses, braise qui s'éteint derriére un rideau d'azur), sur ces fonds magiques, imitant diversement les feux de Bengale, s'enléve ľimage variée de la beauté interlope. Ici majestueuse, lá légére, tantôt svelte, gréle merne, tantôt cyclopéenne; tantôt petite et pétillante, tantôt lourde et monumentale. Elle a inventé une elegance provoquante et barbare, ou bien eile vise, avec plus ou moins de bonheur, á la simplicité usitée dans un meilleur monde. Elle s'avance, glisse, danse, roule avec son poids de jupons brodés qui lui sert á la fois de piedestál et de balancier; eile darde son regard sous son chapeau, comme un portrait dans son cadre. Elle représente bien la sauvagerie dans la civilisation. Elle a sa beauté qui lui vient du Mal, toujours dénuée de spiritualite, mais quelquefois teintée d'une fatigue qui joue la mélancolie. Elle porte le regard á ľhorizon, comme la bete de proie; merne égarement, merne distraction indolente, et aussi, parfois, merne fixité d'attention. Type de bohéme errant sur les confins d'une société reguliere, la trivialité de sa vie, qui est une vie de ruse et de combat, se fait fatal em ent jour á travers son enveloppe d'apparat. On peut lui appliquer justement ces paroles du maitre inimitable, de La Bruyére: «II y a dans quelques femmes une grandeur artificielle attachée au mouvement des yeux, á un air de tete, aux facons de marcher, et qui ne va pas plus loin.» Les considerations relatives á la courtisane peuvent jusqu'á un certain point, s'appliquer á la comedienne; car, eile aussi, eile est une creature d'apparat, un objet de plaisir public. Mais ici la conquéte, la proie, est d'une nature plus noble, plus spirituelle. ■Collections' 25 ■Litteratura.com- Le peintre de la vie moderně II s'agit d'obtenir la faveur generále, non pas seulement par la pure beauté physique, mais aussi par des talents de l'ordre le plus rare. Si par un cóté la comedienne touche á la courtisane, par l'autre elle confine au poete. N'oublions pas qu'en dehors de la beauté naturelle, et méme de rartificielle, il y a dans tous les étres un idiotisme de metier, une caractéristique qui peut se traduire physiquement en laideur, mais aussi en une sorte de beauté professionnelle. Dans cette galerie immense de la vie de Londres et de la vie de Paris, nous rencontrons les différents types de la femme errante, de la femme révoltée á tous les étages: d'abord la femme galante, dans sa premiere fleur, visant aux airs patriciens, fiěre á la fois de sa jeunesse et de son luxe, ou elle met tout son génie et toute son arne, retroussant délicatement avec deux doigts un large pan du satin, de la soie ou du velours qui flotte autour d'elle, et posant en avant son pied pointu dont la chaussure trop ornée suffirait á la dénoncer, á défaut de l'emphase un peu vive de toute sa toilette; en suivant 1'échelle, nous descendons jusqu'a ces esclaves qui sont confinées dans ces bouges, souvent décorés comme des cafés; malheureuses placées sous la plus avare tutelle, et qui ne possědent rien en propre, pas méme Texcentrique-parure qui sert de condiment á leur beauté. Parmi celles-lá, les unes, exemples ďune fatuité innocente et monstrueuse, portent dans leurs tétes et dans leurs regards, audacieusement levés, le bonheur evident ďexister (en vérité pourquoi?). Parfois elles trouvent, sans les chercher, des poses d'une audace et d'une noblesse qui enchanteraient le statuaire le plus délicat, si le statuaire moderně avait le courage et l'esprit de ramasser la noblesse partout, méme dans la fange; ďautres fois elles se montrent prostrées dans des attitudes désespérées ďennui, dans des indolences ďestaminet, ďun cynisme masculin, fumant des cigarettes pour tuer le temps, avec la resignation du fatalisme oriental; étalées, vautrées sur des canapes, la jupe arrondie par derriěre et par devant en un double éventail, ou accrochées en équilibre sur des tabourets et des chaises; lourdes, mornes, stupides, extravagantes, avec des yeux vernis par l'eau-de-vie et des fronts bombés par 1'entétement. Nous sommes descendus jusqu'au dernier degré de la spirále, jusqu'a la fcemina simplex du satirique latin. Tantót nous voyons se dessiner, sur le fond ďune atmosphere oú 1'alcool et le tabac ont mélé leurs vapeurs, le maigreur enflammée de la phthisie ou les rondeurs de 1'adiposité, cette hideuse santé de la fainéantise. Dans un chaos brumeux et doré, non soupconné par les chastetés indigentes, s'agitent et se convulsent des nymphes macabres et des poupées vivantes dont 1'ceil enfantin laisse échapper une clarté sinistre; cependant que derriěre un comptoir charge de bouteilles de liqueurs se prélasse une grosse mégěre dont la téte, serrée dans un sale foulard qui dessine sur le mur 1'ombre de ses pointes sataniques, fait penser que tout ce qui est voué au Mai est condamné á porter des cornes. En vérité, ce n'est pas plus pour complaire au lecteur que pour le scandaliser que j'ai étalé devant ses yeux de pareilles images; dans l'un ou l'autre cas, c'eut été lui manquer de respect. Ce qui les rend précieuses et les consacre, c'est les innombrables pensées qu'elles font naitre, generalement sévěres et noires. Mais si, par hasard, quelqu'un malavisé cherchait, dans ces compositions de M. G..., disséminées un peu partout, 1'occasion de satisfaire une malsaine curiosité, je le préviens charitablement qu'il n'y trouvera rien de ce qui peut exciter une imagination malade. II ne rencontrera rien que le vice inevitable, c'est-á-dire le regard du démon embusqué dans les téněbres, ou 1'épaule de Messaline miroitant sous le gaz; rien que l'art pur, c'est-á-dire la beauté ■Collections' 26 ■Litteratura.com- Le peintre de la vie moderně particuliěre du mal, le beau dans 1'horrible. Et méme, pour le redire en passant, la sensation generále qui emane de tout ce capharnaum contient plus de tristesse que de drólerie. Ce qui fait la beauté parti culiěre de ces images, c'est leur recondite morale. Elles sont grosses de suggestions, mais de suggestions cruelles, ápres, que ma plume, bien qu'accoutumee á lutter contre les representations plastiques, n'a peut-étre traduites qu'insuffisamment. XIII. Les voitures Ainsi se continuent, coupées par d'innombrables embranchements, ces longues galeries du high life et du low life. Emigrons pour quelques instants vers un monde, sinon pur, au moins plus raffiné; respirons des parfums, non pas plus salutaires peut-étre, mais plus délicats. J'ai déjá dit que le pinceau de M. G., comme celui d'Eugene Lami, était merveilleusement propre á représenter les pompes du dandysme et 1'elegance de la lionnerie. Les attitudes du riche lui sont familiěres; il sait, d'un trait de plume léger, avec une certitude qui n'est jamais en défaut, représenter la certitude de regard, de geste et de pose qui, chez les étres privilégiés, est le résultat de la monotonie dans le bonheur. Dans cette série particuliěre de dessins se reproduisent sous mille aspects les incidents du sport, des courses, des chasses, des promenades dans les bois, les ladies orgueilleuses, les fréles misses, conduisant d'une main sure des coursiers d'une pureté de galbe admirable, coquets, brillants, capricieux eux-mémes comme des femmes. Car M. G. connait non seulement le cheval general, mais s' applique aussi heureusement á exprimer la beauté personnelle des chevaux. Tantót ce sont des haltes et, pour ainsi dire, des campements de voitures nombreuses, d'ou, hissés sur les coussins, sur les sieges, sur les impériales, des jeunes gens sveltes et des femmes accoutrées des costumes excentriques autorisés par la saison, assistent á quelque solennité du turf qui file dans le lointain; tantót un cavalier galope gracieusement á cóté d'une calěche découverte, et son cheval a l'air, par ses courbettes, de saluer á sa maniěre. La voiture emporte au grand trot, dans une allée zébrée d'ombre et de lumiěre, les beautés couchées comme dans une nacelle, indolentes, écoutant vaguement les galanteries qui tombent dans leur oreille et se livrant avec paresse au vent de la promenade. La fourrure ou la mousseline leur monte jusqu'au menton et déborde comme une vague par-dessus la portiěre. Les domestiques sont roides et perpendiculaires, inertes et se ressemblant tous; c'est toujours l'effigie monotone et sans relief de la servilité, ponctuelle, disciplinée; leur caractéristique est de n'en point avoir. Au fond, le bois verdoie ou roussit, poudroie ou s'assombrit, suivant 1'heure et la saison. Ses retraites se remplissent de brumes automnales, d'ombres bleues, de rayons jaunes, d'effulgences rosées, ou de minces eclairs qui hachent 1'obscurité comme des coups de sabre. Si les innombrables aquarelles relatives á la guerre d'Orient ne nous avaient pas montré la puissance de M. G. comme paysagiste, celles-ci suffiraient á coup sůr Mais ici, il ne s'agit plus des terrains déchirés de Crimée, ni des rives théátrales du Bosphore; nous retrouvons ces paysages familiers et intimes qui font la parure circulaire d'une grande ville, et oú la lumiěre jette des effets qu'un artiste vraiment romantique ne peut pas dédaigner. ■Collections' 27 ■Litteratura.com- Le peintre de la vie moderne Un autre merite qu'il n'est pas inutile d'observer en ce lieu, c'est la connaissance remarquable du harnais et de la carrosserie. M. G. dessine et peint une voiture, et toutes les especes de voitures, avec le meme soin et la meme aisance qu'un peintre de marines consomme tous les genres de navires. Toute sa carrosserie est parfaitement orthodoxe; chaque partie est a sa place et rien n'est a reprendre. Dans quel que attitude qu'elle soit jetee, avec quelque allure qu'elle soit lancee, une voiture, comme un vaisseau, emprunte au mouvement une grace mysterieuse et complexe tres difficile a stenographier. Le plaisir que l'ceil de l'artiste en recoit est tire, ce semble, de la serie de figures geometriques que cet objet, deja si complique, navire ou carrosse, engendre successivement et rapidement dans l'espace. Nous pouvons parier a coup sur que, dans peu d'annees, les dessins de M. G. deviendront des archives precieuses de la vie civilisee. Ses ceuvres seront recherchees par les curieux autant que celles des Debucourt, des Moreau, des Saint-Aubin, des Carle Vernet, des Lami, des Deveria, des Gavarni, et de tous ces artistes exquis qui, pour n'avoir peint que le familier et le joli, n'en sont pas moins, a leur maniere, de serieux historiens Plusieurs d'entre eux ont meme sacrifie au joli, et introduit quelquefois dans leurs compositions un style classique etranger au sujet; plusieurs ont arrondi volontairement des angles, aplani les rudesses de la vie, amorti ces fulgurants eclats. Moins adroit qu'eux, M. G. garde un merite profond qui est bien a lui: il a rempli volontairement une fonction que d'autres artistes dedaignent et qu'il appartenait surtout a un homme du monde de remplir; il a cherche partout la beaute passagere, fugace, de la vie presente, le caractere de ce que le lecteur nous a permis d'appeler la modernite. Souvent bizarre, violent, excessif, mais toujours poetique, il a su concentrer dans ses dessins la saveur amere ou capiteuse du vin de la Vie. ■Collections' 28 ■Litteratura.com- Ce livre numerique vous est offert par les Collections Litteratura.com Pour toute remarque concernant cette edition, contactez baudelaire.edition@litteratura.com L'ceuvre complete, la correspondance et la biographie de Charles Baudelaire, completes d'articles, d'etudes et d'autres ressources sont disponibles sur le site : http://baudelaire.litteratura.com Ce livre numerique, qui vous est ici propose á titre gratuit, est protege par les lois sur les copyrights et reste la proprietě de Litteratura.com. Vous ětes autorisé á utiliser le livre numérique á des fins personnelles, diffuser le livre numérique sur un réseau, sur une ligne téléphonique ou par tout autre moyen électronique. 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