t TRAITE DE LA VIE ELEGANTE SIJIVI DE LA THEORIE DE LA DEMARCHE LA. COLLECTION DES CHEFS-D'OEUVRE MECONNUS EST PUfiLIEE SOLS L A DIRECTION de m. gonzague truc La collection dcs « Chefs-d'OEuvhe Mecosnus » est impri-mee sar papier Bibliophile Inalterable Cpnr chiffonj de Iienage el d'Annonay, an Jormat in-lG Grand-Aigle Lc tiraye est limile a deux mille cinq cents exemplaires numeroles de 1 a 2500. Le present exemplaire porte le A'° Le texte reproduit dans ce volume est celui de l'cdi-tion definitive. Honoré de BALZAC (i799-i85o) Grave par Achille Ouvré D'apr'es U daguerreotype conntt. COLLECTION des CHEFS-D'(EUVRE ME CONN US H. dc BALZAC TRAITK LA VIE ELEGANTE SUIVl DE la THEORIE DE LA DEMARCHE introduction et kotes de Claude VARKZE Avec un portrait gravi sur bois («ir Achille OUVHE EDITIONS BOSSARD 43, hue madame, /|3 P a HI s IQ2J SABLE COLLECTION SABLE 5 I r INTRODUCTION de Claude VAHEZE > INTRODUCTION « EN 18,'to, Balzac venait de decouvrir le Monde. Son premier succes « Les Chouans », suivi de pros par : « La Physiologie du Mariagc » et c< La Pcau de Chagrin », avait impose sa vocation ä une famille dont le reve elait de faire de lui un notaire. Pour la premiere fois, il avait de Tor dans les mains, ces mains pro-digues, ces belles mains sensuelles qui furent loujours empiessees dc l'echanger contre cc qui chatoie, qui eblouit, qui est voluplueux au toucher. Les salons s'ouvraient pour lui. II frequentait chez Sophie Gay. la princesse Bagration, la duchessc d'Abrantes : il appro-chait les femmes les plus brillantes de Paris — lui qui les aimait tant, qui aimait tout d'clles, leurs intrigues comine leurs vertus, et commc elles-memes, leurs parurcs changeantes qu'il (a) Jo dois bcaucoup a la grandc obligcancc de M. Marcel Houteron, bibliotheraire h l'Inslitut de France, qui, par son edition dc Halzac, fait leuvrc d'«5rudit et d'historien. 12 INTRODUCTION montre tant de plaisir ä decrire, mousselines de rinde, cachemires, pelerines ruchees, sou-liers de prunelle. Et, tout naturellement, comme le fruit de ces annees-lä, parait le traite de la Yie Elegante (a). Quelle etape il y avait a parcourir pour faire un dandy de ce jeune Balzac, qui descendait alors de sa mansarde sans feu ! Lamartine qui l'a vu ä ses debuts, chez Sophie Gay, laisse de lui un amüsant portrait : « II portait un costume qui jurait avec toute elegance, habit etrique sur un corps colossal, gilet debraille, linge de gros chanvre, bas bleus, sou-liers qui creusaient le tapis, apparence d'un ecolier en vacances qui a grandi pendant l'annee et dont la taille fait eclater le vetement, voilä l'homme qui valait ä lui seul une bibliotheque de son siecle.» Quelques annees seulement.... et voici Balzac celebre par le faste de son equipage, de ses habits et de ses bijoux. Un detail en est reste (a) Tratte de la Vie elegante, publie par « La Mode » d'octobreet de novembre i833. Quant ä la Theorie de la Demarche, eile parut dans 1' « Europe Litteraire » d'aoiit et de septembre i833. Ces deux cuuvres no furent editees qu'apres Ja mort de Balzac : le Traite de la Vie. elegante en i85'i el la Theorie de la Demarche en 1855. INTRODUCTION 13 celebre : cette canne, longue comme celle d'un tambour major, dont la pomme enrichie de pierreries etait creuse et contenait des cheveux de femmes (a). II a des chevaux, des laquais, une livree splendide rehaussee de galons et de boutons d'or sur lesquels brillaient les armes des Balzac d'Entragues. « II faut travailler pour ces gredins de chevaux, que je ne puis parvenir a nourrir de poesie, ecrit-il en i832. Ah I une douzaine de vers alexandrins en guise d'avoine I » Werdet, qui fut un de ses editeurs, nous a laisse le recit de la petite fete que lui offrit Balzac le soir de la mise en vente de la premiere edition du « Livre Mystique » qui contenait « Seraphita » et qui fut enlevee tout entiere lejourmeme. (( II portait, dit Werdet, un habit bleu barbeau a boutons d'or cisele, pantalon noir a sous-pieds, gilet blanc en pique anglais, sur lequel chatoyaient les anneaux d'une chaine d'or microscopique ; bas de soie noire a jours, souliers vernis, linge tres fin, d'une blancheur irreprochable cette fois — note le narrateurironiquement, — gants beurre frais, cha-peau a larges bords en veritable castor et, comme de juste, sa fameuse canne. » (a) Cette canne, devcnue legendaire, fournita M-'dc Girardin le litre d'un de ses livrcs : « La Canne de M. de Balzac ». INTRODUCTION c< A la porte, nous trouvames l'elegant coupe aux armes d'Entragucs ; sur le siege se prelassait le cocher dans sa livree eblouissante, un veritable colosse galonne d'or ; grain de mil, le groom imperceptible grimpe derriere l'equipage. Les regies de la fashion la plus meticuleuse avaient ete observees. Notre couvert chez Very avait ete dresse d'avance. » Les amis vont au theatre de la Porte Saint-Martin. Sous le peristyle nous trouvames Auguste(a), qui remit a son maitre le coupon de la loge d'avant-scene dont, pendant un entr'acte, nous primes possession a grand bruit, suivant les us et cou-tumes des « Lions ». II y eut, parait-il, grand succes, ce soir-Ia, pour l'anteur de la Comedie Humaine. « Des loges. des balcons, des galeries ces mots se repetaient : « G'est Balzac... Balzac, avec sa canne... » On n'ecoutait plus la piece, on ne regardait que Balzac, sa canne, et une gra-cieuse inconnuc qu'il produisait a ses cotes. » Au Cafe Tortoni l'empressement fut plus grand encore. Helas ! Balzac pouvait se procurer les habits, les bijoux de prix et les equipages, il pouvait connaitre le faste — mais non 1'ele- ia; Lc valet de linlzac. INTRODUCTION !5 gance que, dans son traite, il en distingue si finement. Ce n'est pas sa forme physique seulement qui s'y opposait. Un mot est symboliquc dans la description de Lamartine : « habit etrique sur un corps colossal » : ses habits etaient trop etroits pour ses muscles d'Her-cule ; et il etait trop etroit, le code minutieux de I'elcgance, pour son impetuosite et la fan-taisie de son humour. Evidcmmcnt, Balzac en homme a la mode nous apparait deguise, et assez mal deguise. On pourrait tirer des effets de comique facile du rapprochement de ses pretentions au dan-dysme et de leur realisation. « — Mais, bourgeois, repondait k Werdet un cocher qui l'avait conduit en meme temps que Balzac, avec qui pouviez-vous done etre, sinon avec un marchand de boeufs de Poissy ? » ... «Comment cela se faisail-il ? mais ses vete-mentsetaient toujours ou trop petits, ou trop etroits, ou trop longs, ou trop larges. » (ill n'est pas beau, mais qu'il est gros, qu'il est petit !... G'est Falstaff, court et rouge com me un oeuf de Paques. » (a) « Du derriere de la t&te au talon chez Balzac, il v avait une ligne droiteavec un seul ressaut au mollet; (a) Van Engelgom. Lettres sur Paris. i6 INTRODUCTION quant au devant du romancier c'etait le profll d'un veritable as de pique, n (a) On pourrait multiplier de pareilles citations et les rapprocher de nombreuses caricatures, (b) mais j'aime mieux me fier aux magnificences de la Sympathie Lamartinienne et reproduire la parole du poete, de celui qui sans exactitude litterale peut-e*tre, savait voir pourtant la verite essentielle : «II etait gros, epais, carre par la base et les epaules ; lecou, la poitrine, le corps, les cuisses, les membres puissants ; beaucoup de l'ampleur de Mirabeau, mais nulle lourdeur ; il avait tant d'äme qu'elle portait tout cela legerement et gaiement: comme une enveloppe souple et nullement comme un fardeau ; ses bras courts gesticulaient avec aisance ; il causait comme un orateur parle... » Les aspirations au dandysme ne furent pas ephemeres dans la vie de Balzac. Elles se mani-festent avec une impetuosite enfantine dans ses premieres annees de celebrite et malgre les soucis, de plus en plus absorbants, de Tart et des affaires, Balzac n'y renonce jamais. (a) Gavarni. (b) II existe mfiirie de lui une caricature de bronze qu'on peut voir au Musee Carnavalet. INTRODUCTION G'est desormais surtout le luxe de l'habita-tion qui l'attire. Des i83o il avait commence a reunir des tableaux, des porcelaines, des bronzes, de vieilles soies et des tapisseries ; il pos-sedait deja la commode en bois d'ebene veine d'or, armoriee aux armes de France et de Florence, qu'on dit avoir appartenu a Marie de Medicis, et le secretaire d'Henri IV. Les descriptions abondent de ses logis, toujours changeants, parfois doubles pour mieux depister les creanciers, ou Ton n'avait acces qu'en produisant le mot de passe. Werdet railleen evoquant les splendeurs voluptueuses de la maison de la rue Cassini, le stuc et le marbre blanc de la salle de bains, les fenetres rouges, dont les glaces depolies ne laissaient entrer que des rayons roses ; et la chambre blanche et rose, parfumee des fleurs les plus rares, toute ruisselante d'or : « chambre nuptiale pour une duchesse de quinze ans. » Theophile Gautier, lui, s'extasie sans cesse. II nous a laisse la description du boudoir que Balzac devait transporter dans une Nouvelle : (i La Fille aux yeux d'Or » : immense divan circulaire, tenture rouge, recouverte d'une mousseline des hides, rideaux roses des fenetres doubles de taffetas, bras en vermeil por-tant les bougies, tapis de Perse, meubles recou- i8 INTRODUCTION verts de cachemire blanc rehausses de noir et de ponceau... des fleurs, des fleurs... a cote, la chambre a coucher garnie, sous ses draperies, de matelas qui empechaient qu'aucun bruit put etre entendu au dehors par quelque oreille indiscrete.... » On nous a parle, peut-etre en l'exagerant, des fortunes englouties dans la maison des Jardies. En iS^8, nous trouvons Balzac charge d'une dette de 100.000 francs par l'achat et l'amenagement de l'hdtel ou il devait amener Mme Hanska et mourir. Qui faut-il croire ? ceux qui ont vu chez lui des merveilles artistiques, ou ceux qui y ont trouve seulement du toe et des entasse-ments de brie a brae !J Cequi importe, pour nous, e'est le reve qu'il faisait et l'acharncment qu'il mettait a le rcaliser. On a repete que Balzac resta charge pendant toute sa vie d'ecrivain sous la dette qu'il avait contracted comme imprimeur. La verite e'est que la passion du luxe, aggravee par son imagination qui lui presenlait loujours avec une redoutable precision un moyen chimerique et saugrenu de s'enrichir, fut le fardeau sous lequel le pauvre grand hommc s epuisa et dut enfin s'ecroulcr et mourir. INTRODUCTION *9 Ce goüt de l'eclat exterieur qu'eut toujours Balzac, ce souci de la representation nous lc retrouvons dans son roman. De tous ses person-nages nous connaissons l'installation, l'ameu-blement ; nul n'y parait que nous nc voyions comment il est vetu. C'est un trait caracte-ristique de Balzac qu'il attache autant d'impor-tance ä la toilette de ses jeunes ambitieux que de ses amoureuses. Certes, on pourrait tirer des effets comiques des portraits qu'il fait de ses heros comme de ceux qu'on a laisses delui. (a) « 11 (Charles) avait fait la toilette de voyage la plus coquette, la plus simplement recherchee, la plus adorable, pour employer le mot qui dans ce temps resumait les perfections speciales d'une chose ou d'un homme. A Tours, un coiffeur venait de lui refriser ses beaux cheveux chätains ; il y avait change de linge et mis une cravate de satin noir combinee avec un col rond. de maniere ä encadrer agreablement sa blanche et rieuse figure. Uneredin-gote de voyage a demi boutonnee lui pincait la taille, et laissait voir un gilet de cachemire ä chäle sous lequel etait un second gilet blanc. Sa montre, negligemment abandonnee au hasarddans sa poche, se rattachait par une courte chaine d'or ä Tune des (a) Eugénie Grandet. BALZAC 2 20 INTRODUCTION boutonniěres. Son pantalon gris se boutonnait sur les cótés, oň des dessins brodés en soie noire enjo-livaient les coutures. II maniait agréablement une canne dont la pomme ďor sculptée n'alterait point la fraícheur de ses gants gris. Enfiu, sa casquette était d'un gout excellent. » (a) «... les beaux cheveux blonds et bien frisés de Maxime lui apparent combien les siens étaient horribles ; puis Maxime avait des bottes fines et propres, tandis que les siennes, malgré lesoin qu'il avait pris en marchant, s'etaient empreintes d'une légěre teinte de boue ; enfin Maxime portait une redingote qui lui serrait élégamment la taille et le faisait ressembler á une jolie femme tandis qu'Eu-gěne avait á deux heures un habit noir. Le spirituel enfant de la Charente sentit la superioritě que la mise donnait á ce dandy. » (b) « Si ce portrait fait préjuger un caractěre, la mise de l'homme contribuait peut-étre á le mettre en relief. Rabourdin portait habituellement une grande redingote bleue, une cravate blanche, un gilet croisé á la Robespierre, un pantalon noir sans sous-pieds, des bas de soie gris etdes souliers décou-verts. » (°) « .. Votre cousin est décoré, je suis bien vetu, c'est moi qu'on regarde. » (i II prit un chapeau bas de forme et á bords larges. — Voici l'ancien chapeau de Claude Vignon, grand critique, homine libre et viveur... II se rallie (a) Le pere Goriot. (*>) Les Employes. (c) Les Comédiens sans le sauoir. INTRODUCTION 21 au Ministere, on lc nomme professeur, bibliothe-caire, il ne travaille plus qu'aux Debats, il est fait Maitre des Requetes, il a 16.000 fr. d'appointc-ments, il gagne 4.000 fr. a son journal, il est decore... eh bien ! voila sonnouveau chapeau. Et Vital montrait un chapeau d'une coupe et d'un dessin veritablement juste-milieu. » Je ressens quclque honte a presenter ainsi ces extraits. Citer, e'est faire une operation chirurgicale qui transforme une phrase, mem-bre plein de grace et de sens dans sa page, en un debris mort. Et j'ai plaisir pourtant a sourire en lisant ces passages et tant d'autrcs de meme sorte — mon Dieu ! tout simplement peut-etre parce qu'ils ont provoque tant d'iro-nies faciles et que e'est cettc ironie qui me semble mesquine etdigne de moquerie. Dans I'oeuvre de Balzac rien de tout cela n'est ridicule, pas plus que ne letait a la vue penetrante de Lamartine son exterieur peu avantageux. Rien n'est pueril ressenti par une ame passionnee : aucun detail n'est niesquin quand il est signc. On pourrait s'etonncr que la conception d'une M"10 de Morsauf, d'un menage Claes, de 22 INTRODUCTION d'Arthez, du juge Popinot, du docteur Benas-sis — pour ne citer que les plus connus parmi ses heros — ait surtout laisse a Balzac le renom d'inventeur de monstres. En verite, nul mieux que lui n'a cree des ames, nul plus que lui n'a eu le secret des vies solitaires alimentees par la seule Idee, ou martyres d'un amour. Mais il est aussi celui qui a le mieux apprecie les puissances sociales. C'est sans railler qu'il prcsente la complication des intrigues et des passions ambitieuses ; l'age et la pensee de la mortne l'ont pas detache ; le pessimisme noir qu'il a retire de l'observation du monde ne lui en a pas donne le degout. Un ambitieux ne serait-il pas absurde de vouloir conquerir les hommes sans chercher a leur plaire, sans se donner les apparences qu'ils estiment ? II y a plus. L'amour, helas! ne distingue jamais bien entre un homme et ses depen-dances mondaines ; il est dupe des prestiges du luxe, habits et train de maison, comme de Teclat d'un nom et d'un titre. II n'ignorait pas cela, celui qui fut l'amou-reux de la duchesse de Castries et qui pendant quinze ans servit « l'Etrangere », la grande Dame lointainc. INTRODUCTION 23 Je disais tout a l'heure : un detail 11'est jamais pueril quand il est signe. Le detail luxueux n'etait pas pour Balzac seulement un signe ; son essai de dandysme fut un moyen de conquétc — calcul, reflexion et volonte, — mais qu'il serait froid de le prendre seulement ainsi ! Si 1'élégance n'etait pas dans son corps un peu grossier, sa jovialité fruste, son áme fan-taisiste, démesurée, l'instinct du luxe était dans son temperament sensuel, dans son imagination passionnée des grandeurs materielles : l'instinct du luxe, le sens de la beauté industrielle, des recherches accueillantes du confort, de ses complications ingénieuses qui amusent les besoins humains autant qu'ils les servent. Comme tout artiste, e'est dans son oeuvre que Balzac devait réaliser son aspiration personnels. Quel plaisir il a pris a vivre ä travers ces fils de son imagination : Rastignac, dc Mar-say ä qui il octroyait tout cc qui lui manquait ä lui méme de beauté et dc distinction, qu'il dirigeait dans le monde, comme son Vautrin Lucien de Rubempré! Chose digne de remarquc, lc mondain n'est pas apparu a Balzac un sot pueril, mais celui qui se sert des puérilités d'autrui. 24 INTRODUCTION Parmí ses dandys il y en a ďune moralité douteuse, comme de Marsay, La Palférine, ďautres dénués de tout scrupule comme Maxime de Trailles. Je ne vois guěre le type de* l'idiot des salons. Et c'est bien sans doute le signe de la partialité de Balzac. Celui qui, fort seulement de son elegance, des agréments de son esprit, de sa puissance ďintrigue, monte 1'échelle sociále etparvient au sommet, c'est le plus connu des héros Balzaciens ; son prestige, hélas ! a decide la vocation de bien des malheureux qui n'etaient point doués comme de Marsay, et qui devaient finir comme Bubempré. Cest 1'esthétique de cette vie mondaine que Balzac a tracée dans son Traité de la Vie Elegante. II eůt été grand dommage de laisser cette oeuvre dans 1'oubli. Elle porte tous les carac-teres de son auteur : 1'extréme délicatesse qui n'exclut pas par instants la vulgaritě du ton, le contraste ďexpressions fortes et precises avec ďautres insuffisantes, pénibles et impropres ; 1'abondance, la facultó de cons-truire un monde avec un detail, 1'acuilé de INTRODUCTION 25 l'analyse : dons qui semblcnt divers et qui, pcut-étre se louchent — une intelligence aigue découvrant seule les similitudes et les rapports qui permcttent lc coup d'ceil d'cn-semble. Je ne tenterai pas d'examiner cet essai touffu ; la seule •presentation des idécs tien-drait dcs pages. Balzac joint des remarques sur l'aristocratie et la royauté a la critique des modes et du dandysme ; il y enferme toute une vue de la société moderně, qui, par l'ins-tabilité de sa hierarchie, dit-il, nécessite 1111 certain apparat et une science de la tenue mondaine, seules marques aujourd'hui de 1'homme des hautes classes. Mais le désir d'afficher un privilege ne créerait que le faste et lc Code de la Civililé. Cest d'un sentiment esthétique que nait la grace des moeurs. « Lc principe de lelégance, dil Balzac, est l'unite. >» Unite, qui est I'harmonie. qui est lc tact realise. Unite, véracité... harmonie, délica-tesse. « La vie cxlcricurc est un systéme organise qui représenle un homme aussi cxactcincnt que les coulcurs du colimacon sc rcproduiseul sur sa eoquille. » 20 INTRODUCTION « Admettre une personne chez vous c'est la sup-poser digne d'habiter votre sphere. » h Dans la vie elegante il n'existe plus de superioritě, on v traile de puissance á puissance, n (i La -we elegante ne doit pas apprendre seulement á jouir du temps, mais á bien l'employer dans un ordre ďidées extrémement élevé. » En s'inspirant des definitions de Balzac on penserait qu'elle exige moins l'opulence que le goiit, que la vigilance, un sens délicat de la dignitě. Elle serait la manifestation d'une certaine qualité morale, et des revenus modestes pourraient y sufiire. Mais il faut reconnaitre que Balzac ne l'entendait point ainsi. L'ayant définie : « l'art d'animer le repos », il en exclut non seulement le peuple et les petits bourgeois mais les riches laborieux et ceux qui out gagné leur fortune. II n'y adtnet que lcs gens de loisir, oisifs, ou artistes et hommes politiques, pour qui le travail est une pensée. K En faisant oeuvre de ses dix doigts, l'homme abdique toule une destinée ; il devient un moyen, et malgré toute notre philanthropic, les résultats seuls obtiennent notre admiration. » i< ... Les ouvriers ne sont plus que des espěces de treuils et restent confondus avec les brouettes. Ies pelles et les pioches. » INTRODUCTION 27 « Est-ce une injustice ? Non. Semblables aux machines ä vapeur, les homrnes enregimentes par le travail se produisent tous sous la meme forme et n'ont rien d'individuel. » « Depuis que des societes existent, un gouverne-ment a done toujours ete un contrat d'assurances conclu entre les riches contre les pauvres. » Ces lignes passionnees me donnent l'occa-sion de souligner les beautes souvent mecon-nues du style de Balzac. « Une nation se compose necessairement de gens qui produisent et de gens qui consomment. Comment celui qui seme, plante, arrose et recolte est-il precisement celui qui mange le inoins ? » « Apres avoir acheve cette triste autopsie du corps social un philosophe eprouve tantdedegout pour les prejuges qui amenent leshommes ä passer les uns pres des autres en s'evitant comme des cou-leuvres, qu'il a besoin de se dire : (c Je ne construis pas ä plaisir une nation, je l'accepte toute faite. » « Au risque d'etre accuse d'aristocratie, nous dirons franchement qu'un homme place au dernier rang de la societe ne doit pas plus demauder compte ä Dieu de sa destinee qu'une huitre de la sienne.» Nous avons lä quelques pages qu'on n'attend point du theoricien dc la Monarchic, du defenseur des Privileges, des Majorats et du droit d'ainessc. Qu'importe que Balzac declare : 28 INTRODUCTION h il faut accepter ». Les mots le disent, l'accent le nie. On affirme que l'influence de Mmc de Berny a assagi les velléités de revoltě des vingt ans de Balzac. Sa grande amie ne semble pas avoir triomphé aisément de ses jeunes aspirations a la Justice. Cette conversion par 1'amour serait-elle á reléguer parmi les légendes ? plus que l'influence de sa protectrice, sans doute, 1'observation des hommes et le pessimisme devaient un jour persuader Balzac. Le Traité de 1'Élégance paraitétre une oeuvre inachevée. ISon seulement il s'arrete brasque-ment au milieu ďune page, mais il ne remplit pas le programme que 1'auleur se tracait un instant auparavant. La Théoriede la Demarche en est évidemment un appendice (a). Le sentiment de 1'élégance (a) Balzac a ócrit bion ďautres de ces appendices : iétude des mteurs par le gant ; nouvelle tliěorie du dejeuner : pltynioloyie de In luilťílc : physioloyie du cigáře, etc., etc. INTRODUCTION 29 discipline les gestes comme il regie lcs ma-nieres et l'emploi des revenus. Theophile Gautier nous dit, parlant des projets que la mort n'a pas laisse a son ami le temps de realiser : « II comptait eciire une theorie de la Demarche. » Cette Etude devait-elle done etre remaniee ? Dans sa forme actuelle, il faut passer a travers les brous-sailles de la faconde de Balzac pour arriver ä ces aphorismes delicats qui, dans la parodie legere d'une forme doctorale, eveillent le sou-rirc comme une rencontre heureuse. Mais lisez cette page 011 Balzac examine serieusement si une femmea le droit, marchant dans la rue, de relever sa robe. « Non, repond il, une femme ne doit jamais retrousser ses jupes, car une femme comme il faut ne sort jamais ä pied quand le temps est humide, d'ail-leurs elle a l'art meine de passer un ruisseau sans compromettre la perfection de son ajuste-ment » (8). Ces quelques lignes ne suffisent elles pas a dresser tout un nionde desuet ? Voici la femme chargee de ses amplcs et lourdes jupes, une pelerine brodee ä multiples etages tombant sur ses manches a gigots, la tete cmpanachce do (») Rappelons d'ailleurs. ä la dechargc do Halznc. ([u'en i83o, los jupes 110 depassaienl ]>as la clieville. 30 INTRODUCTION trois plumes blanches. Celle-lá ne suivra pas les Cours de la Faculté de Droit ou de Médecine, elle ne joue pas au tennis ou au golf; quand elle fait du cheval, le seul sport qui lui soit permis, elle est assise sur sa selle, presque liée encore — car elle n'estjugee vraiment femme qu'entravee, digne de séduire que si elle en fait son unique souci. Je voudrais faire voir a cóté d'elle son par-tenaire, son amant. II porte l'habit marron, pince a la taille sur la pointe du gilet, la haute cravate de soie noire, le pantalon á sous pieds, échancré sur un bas blanc. En ces temps surannés, encore charges de contraintes aristocratiques, tout proches encore dc ceux ou Brummel (a) fut roi rien que (a) Georges Brummel, oisif, dit Jacques lioulenger, qui devint célěbre tant il s'habilla bien et sut se montrer insolent. II avait seize ans et il était encore á Eton (en i-o/i) quand il fut remarqué par le Prince de Galles, le futur George IV, dont il devint bientot le favori. Ses insolences, son affectation, son art de la toilette en firent le roi de la Mode. A force de grossiěreté, ilfinit par se brouiller avec son royal ami. Sa situation mon-daine n'en fut d'ailleurs pas entamée. Oblige de fuir rAngletcrre et ses créanciers et de se réfugier á Calais, il y vécut des subsides de ses amis, gardant pour lui seul sa tenue de dandy et son impeccable train de inai-son. II fut plus tard nommé consul d'Angleterre á Caen, oil la societě lui fit grand accueil. Mais un jour, le consulat ful supprimé ; et des lois les ventes qu'on INTRODUCTION 31 pour son art de la toilette, le vetcment mas-culin demeurait une parure ; l'habit, l'habit dc couleur surtout, etaitd'un usage constant : la redingote scmblait negligee. Quelle tenue d'apparat elle nous paraitrait cependant : de nuance vive, ornee de boutons d'or, accom-pagnee du pantalon gris, du gilet chamois et de la cravate amarante ! Ce fut ainsi vetu que Balzac s'egara aux pieds de la duchesse dc Castries et, pelerin fervent et naif, s'en alia sur les routes, a la rencontre de M"' Hanska. fit des mcubles et de ses bibelots, les generosites dc ses derniers amis n'empScherent pas sa dechcance. II con-nut la prison pour dettes. Une souscription Ten fit sortir. Apres quelques annees encore de misere et dc degradation il mourut dans un asile en i84o. T R A IT E LA VIE ELEGANTE TRA1TE de LA VIE ELEGANTE PREMIERE PARTIE GENERALITIES Mens agital molem. Vinnn.E L'esprU d'un homme se Jevine a la maniere dont il porte sa canne. TRADUCTION I-'ASIIIUN Attl E. CHAPITRE PREMIER PROLEGOMENES LA civilisation a echelonne les hommes sur trois grandes lignes... II nous aurait etc facile de colorier nos categories a la maniere de M. Charles Dupin ; mais, comme le charlata-nisme serait un contre-sens dans un ouvrage de philosophic chretienne, nous nous dispense -rons de meler la peinture aux x de l'algebre, HALZAC 3 36 T R A I T É et nous tácherons, en professant les doctrines les plus secretes de la vie elegante, d'etre com-pris méme de nos antagonistes, les gens en bottes á revers. Or, les trois classes ďětres créés par les moeurs modernes sont : L'homme qui travaille ; L'homme qui pense ; L'homme qui ne fait rien. De la trois formules d'existence assez completes pour exprimer tous les genres de vie, depuis le roman poétique et vagabond du bohéme jusqu'a l'histoire monotone et somnifěre des rois constitutionnels : La vie occupée ; La vie d'artiste ; La vie elegante. §1 —-DE LA VIE OCCUPÉE Le theme de la vie occupée n'a pas de variantes. En faisant oeuvre de ses dix doigts, l'homme abdique toute une destinée ; il devient un moyen, et, malgré toute notre philanthropic, les résul-tats obtiennent seuls notre admiration. Par-tout l'homme va se pámant devant quelques tas de pierres, et, s'il se souvient de ceux qui les ont amoncelés, c'est pour les accabler de sa - DE LA VIE ELEGANTE 37 pitie ; si Parchitecte lui apparait encore comme une grande pensee, ses ouvriers ne sont plus que des especes de treuils et res tent confondus avec les brouettes, les pelles et les pioches. Est-ce une injustice ? non. Semblables aux machines k vapeur, les hommes enregimentes par le travail se produisent tous sous la meme forme et n'ont rien d'individuel. L'homme-instrument est une sorte de zero social, dont le plus grand nombre possible ne composera jamais une somme, s'il n'est precede par quelques chiffres. Un laboureur, un macon, un soldat, sont les fragments uniformes d'une meme masse, les segments d'un meme cercle, le meme outil dont le manche est different. Iis se couchent et se 1 event avec le soleil ; aux uns, le chant du coq ; ä l'autre, la diane ; ä celui-ci, une culotte de peau, deux aunes de drap bleu et des bottes ; ä ceux-lä, les premiers haillons trouves ; ä tous, les plus grossiers aliments : battre du plätre ou battre des hommes, recolter des haricots ou des coups de sabre, tel est, en chaque saison, le texte de leurs efforts. Le travail semble etre pour eux une enigme dont ils cherchent le mot jusqu'ä leur dernier jour. Assez souvent le triste peiisum de leur existence est recompense par l'acquisition d'un petit banc de bois oü ils s'as- 3§ t r a i t é seyent á la porte ďune chaumiěre, sous un sureau poudreux, sans craindre de s'entendre dire par un laquais : — Allez-vous-en, bonhomme ! nous ne don-nons aux pauvres que le lundi. Pour tous ces malheureux, la vie est résolue par du pain dans la huche, et 1'élégance, par un bahut ou il y a des hardes. Le petit détaillant, le sous-lieutenant, le commis rédacteur, sont des types moins degrades de la vie occupée ; mais leur existence est encore marquee au coin de la vulgaritě. Cest toujours du travail et toujours le treuil : seulement, le mécanisme en est un peu plus compliqué, et 1'intelligence s'y engrěne avec parcimonie. Loin d'etre un artiste, le tailleur se dessine toujours, dans la pensée de ces gens-la, sous la forme d'une impitoyable facture : ils abusent de l'institution des faux cols, se reprochent une fantaisie comme un vol fait á leurs créanciers, et, pour eux, une voiture est un fiacre dans les circonstances ordinaires, une remise les jours d'cnterrement ou de manage. S'ils ne thésaurisent pas -comme les manou-vriers, afin ďassurer á leur vieillesse le vivre et le convert, l'esperance de leur vie d'abeille ne va guěre au delá : car c'est la possession d'une chambrc bien froide, au quatriěme, rue Bouche- DE LA VIE ELEGANTE 2 7 rat; puis une capote et des gants de percale écrue pour la femme ; un chapeau gris et une demi-tasse de café pour le mari ; l'education de Saint-Denis ou une demi-bourse pour les enfants, du boitilli persillé deux fois la semaine pour tous. Ni tout k fait zeros ni tout ä fait chiffres, ces créatures-la sont peut-étre des décimales. Dans cette cité dolente, la vie est résolue par une pension ou quelques rentes sur le grand-livre, et 1'élégance par des draperies ä franges, un lit ä bateau et des flambeaux sous verre. Si nous montons encore quelques batons de 1'échelle sociale, sur laquelle les gens oceupés grimpent et se balancent conime des mousses dans les cordages d'un grand bätiment, nous trouvons le médecin, le cure, l'avocat, le notaire, le petit magistrát, le gros négociant, le hobe-reau, le bureaucrate, l'officier supérieur, etc. Ces personnages sont des appareils merveil-leusement perfectionnés, dont les pompes, les chaines, les balanciers, dont tous les rouages, enfin, soigneusement poliš, ajustés, huilés, ac-complissent leurs revolutions sous d'honorables caparacons brodés. Mais cette vie est toujours une vie de mouvement oil les pensées ne sont encore ni libres ni largement fécondes. Ces messieurs ont ä faire journellement un certain nombre de tours inscrits sur des agendas. Ces 4o T R A I T É petits livres remplacent les chiens de cour qui les harcelaient naguěre au college, et leur remettent a toute heure en mémoire qu'ils sont les esclaves ďun étre de raison mille fois plus capricieux, plus ingrat qu'un souverain. Quand ils arrivent á 1'áge du repos, le sentiment de la fashion s'est oblitéré, le temps de 1'élégance a fui sans retour. Aussi la voiture qui les proměně est-elle á marchepieds saillants a plusieurs fins, ou décrépite comme celle du célěbre Portal. Chez eux, le préjugé du cachemire vit encore ; leurs femmes portent des rivieres et des girandoles ; leur luxe est toujours une épargne ; dans leur maison, tout est cossu, et vous lisez au-dessus de la loge : «Parlez au Suisse.» Si dans la somme sociále ils comptent comme chiffres, ce sont des unites. Pour les parvenus de cette classe, la vie est résolue par le titre de baron, et 1'élégance par un grand chasseur bien emplumé ou par une loge a Feydeau. Lá cesse la vie occupée. Le haut fonctionnaire, le prélat, le general, le grand propriétaire, le ministře, le valet (a) et les princes sont dans la catégorie des oisifs et appartiennent á la vie elegante. (») Le valet est une espěce de bagagc essentiel á la vie elegante. (Note de VAuteur.) DE LA VIE ELEGANTE 41 Apres avoir achieve cette triste autopsie du corps social, un philosophe eprouve tant de degout pour les prejuges qui amenent les hommes a passer les uns pres des autres en s'evitant comrae des couleuvres, qu'il a besoin de se dire : « Je ne construis pas a plaisir une nation, je 1'accepte toute faite. » Cet apercu de la socicte, prise en masse, doit aider a concevoir nos premiers aphorismes, que nous formulons ainsi : 1 Le but de la vie civilisee ou sauvage est le repos. II Le repos absolu produit le spleen. III La vie elegante est, dans une large acception du terme, l'art d'animer le repos. 1 v L'homme habitue au travail ne peut com-prendre la vie elegante. Corollaire. Pour etre fashionable, il faut jouir du repos sans avoir passe par le travail : autre- 42 T R A I T É ment, gagner un quaterne, étre fils de million-naire, prince, sinécuriste ou cumulard. §11 — DE LA VIE D'ARTISTE L'artiste est une exception : son oisiveté est un travail, et son travail un repos ; il est elegant et neglige tour á tour ; il revét, á son gré, la blouse du laboureur, et decide du frac porte par l'homme á la mode ; il ne subit pas de lois : il les impose. Qu'il s'occupe á ne rien faire, ou médite un chef-d'ceuvre, sans paraitre occupé ; qu'il con-duise un cheval avec un mors de bois, ou měne á grandes guides les quatre chevaux d'un brit-schka ; qu'il n'ait pas vingt-cinq centimes á lui, ou jette de l'or á pleines mains, il est toujours l'expression ďune grande pensée et domine la société. Quand M. Peel entra chez M. le vicomte de Chateaubriand, il se trouva dans un cabinet dont tous les meubles étaient en bois de chéne : le ministře trente fois millionnaire vit tout á coup les ameublements d'or ou d'argent massif qui encombrent l'Angleterre écrasés par cette simplicitě. L'artiste est toujours grand. II a une elegance et une vie á lui, parce que, chez lui, tout reflete son intelligence et sa gloire. Autant d'artistes, DE LA VIE ELEGANTE 43 autant de vies caracterisees par des idees neuves. Chez eux, la fashion doit etre sans force : ccs etres indomptes faconnent tout ä leur guise. S'ils s'emparent d'un magot, c'est pour lc trans-figurer. De cette doctrine se deduit un aphorisme eu-ropeen : v I Un artiste vit comme il veut, ou... comme il peut. §111 — DU LA VIE ELEGANTE Si nous omcttions de definir ici la vie elegante, ce traite serait infirme. Un traite sans definition est comme un colonel ampute des deux jambes : il ne peut plus guere aller que cahin-caha. Definir, c'est abreger : abregeons done. Definitions. La vie elegante est la perfection de la vie exterieure et materielle ; Ou bien : L'art de depenser ses revenus en hominc d'es-prit; Ou encore : La science qui nous apprend a ne rien faire 44 TRATTE comme les autres, en paraissant faire tout comme eux ; Mais mieux peut-etre : Le developpement de la gräce et du goüt dans tout ce qui nous est propre et nous entoure ; Ou plus logiquement : Savoir se faire honneur de sa fortune. Selon notre honorable ami, E. de G..., ce serait : La noblesse transported dans les choses. D'apres T.-P. Smith : La vie elegante est le principe fecondant de l'industrie. Suivant M. Jacotot, un traite sur la vie elegante est inutile, attendu qu'il se trouve tout entier dans Telemaque. (Voir la Constitution de Sahnte.) A entendre M. Cousin, ce serait, dans un ordre de pensees plus eleve : «L'exercice de la raison, necessairement accom-pagne de celui des sens, de l'imagination et du cceur, qui, se melant aux institutions primitives, aux illuminations immediates de l'animalisme, va teignant la vie de ses couleurs. » (Voyez page 44 du Cours de Uhistoire de la Philosophie, si le mot vie iUgante n'est pas veritablement celui de ce rebus.) Dans la doctrine de Saint-Simon : DE LA- VIE ELEGANTE 45 La vie elegante serait la plus grande maladic dont une société puisse étre afRigée, en partant de ce principe : « Une grande fortune est un vol.» Suivant Chodruc : Elle est un tissu de frivolités et de billevesées. La vie elegante comporte bien toutes ces definitions subalternes, periphrases de notre aphorisme ni ; mais elle renferme, selon nous, des questions plus importantes encore, et, pour rester fiděle á notre systéme ďabréviation, nous allons essayer de les développer. Un peuple de riches est un réve politique impossible á réaliser. Une nation se compose nécessairement de gens qui produisent et de gens qui consommerrt. Comment celui qui sěme, plaňte, arrose et récolte, est-il précisément celui qui mange le moins ? Ce résultat est un mystěre assez facile á dévoiler, mais que bien des gens se plaisent á considérer comme une grande pensée providentielle. Nous en donnerons peut-étre 1'explication plus tard, en arrivant au terme de la voie suivie par 1'humanité. Pour le moment, au risque d'etre accuse ďaristocratie, nous dirons franchement qu'un homme place au dernier rang de la société ne doit pas plus demander compte á Dieu de sa destinée qu'une huitre de la sienne. Cette remarque, tout á la fois philosophique 46 TRAITE et chretienne, tranchera sans doute la question aux yeux des gens qui meditent quelque peu les chartes constitutionnelles, et, comme nous ne parlons pas a d'autres, nous poursuivrons. Depuis que les societes existent, un gouverne-ment a done toujours ete necessairement un contrat d'assurance . conclu entre les riches contre les pauvres. La lutte intestine produite par ce pretendu partage a la Montgomery allume chez les hommes civilises une passion generale pour la fortune, expression qui prototype toutes les ambitions particulieres ; car du desir de ne pas appartenir a la classe souffrante et vexee derivent la noblesse, l'aristocratie, les distinctions, les courtisans, les courtisanes, etc. Mais cette espece de fievre qui porte l'homme a voir partout des mats de cocagne et a s'affliger de ne s'y etre juche qu'au quart, au tiers ou a "moitie, a forcement developpe l'amour-propre outre mesure et engendre la vanite. Or, comme la vanite n'est que l'art de s'endimancher tous les jours, chaque homme a senti la necessity d'avoir, comme un echantillon de sa puissance, un signe charge d'instruire les passants de la place ou il perche sur le grand mat de cocagne au sommet duquel les rois font leurs exercices. Et e'est ainsi que les armoiries, les livrees, les chaperons, les cheveux longs, les girouettes, les DE LA VIE ELEGANTE 47 talons rouges, les mitres, les colombiers, le car-reau ä l'eglise et l'encens par le nez, les particules, les rubans, les diademes, les mouches, le rouge, les couronnes, les souliers ä la poulaine, les mor-tiers, les simarres, le menu vair, l'ecarlate, les eperons, etc., etc., etaient successivement devenus des signes materiels du plus ou moins de repos qu'un homme pouvait prendre, du plus ou moins de fantaisies qu'il avait le droit de satis-faire, du plus ou moins d'hommes, d'argent, de pensees, de labeurs, qu'il lui etait possible de gaspiller. Alors, un passant distinguait, rien qu'ä le voir, un oisif d'un travailleur, un chiffre d'un zero. Tout ä coup la Revolution, ayant pris d'une main puissante toute cette garde-robe inventee par quatorze siecles, et l'ayant reduite en papier-monnaie, amena follement un des plus grands malheurs qui puissent amiger une nation. Les gens occupes se lasserent de travailler tout seuls ; ils se mirent en tete de partager la peine et le profit, par portions egales, avec de malheureux riches qui ne savaient rien faire, sinon se gaudir en leur oisivete !... Le monde entier, spectateur de cette lutte, a vu ceux-lä memes qui s'etaient le plus affoles de ce Systeme le proscrire, le declarer subversif, dangereux, incommode et absurde, sitöt que, 48 t r a i t é de travailleurs, ils se furent metamorphoses en oisifs. Aussi, de ce moment, la société se reconstitua, se rebaroniŕia, se recomtifia, s'enrubanisa, et les plumes de coq furent chargées d'apprendre au pauvre peuple ce que les perles héraldiques lui disaient jadis : Vade retro, Satanáš !... Arriěre de nous, pékins !... La France, pays éminemment philosophique, ayant experimente, par cette derniére tentative, ľutilité, la sécurité du vieux systéme d'aprés lequel se construisaient les nations, revint ďelle-méme, gräce ä quelques soldats, au principe en vertu duquel la Trinité a mis en ce bas monde des vallées et des monta-gnes, des chénes et des graminées. Et en ľan de gräce 1804, comme en ľan MCXX, il a été reconnu qu'il est infiniment agréable, pour un homme ou une femme, de se dire en regardant ses concitoyens : « Je suis au-dessus ďeux ; je les éclabousse, je les protege, je les gouverne, et chacun voit clairement que je les gouverne, les protege et les éclabousse; car un homme qui éclabousse, protege ou gouverne les autres, parle, mange, marche, boit, dort, tousse, s'habille, s'amuse autrement que les gens éclaboussés, proteges et gouvernés. » Et la vie elegante a surgi !... Et elle s'est élancée, toute briliante, toute DE LA VIE ELEGANTE 49 neuve, toute vieille, toute jeune, toute here, toute pimpante, toute approuvee, corrigee, augmented et ressuscitee par ce monologue merveil-leusement moral, religieux, monarchique, litte-raire, constitutionnel, egoiste : « J'eclabousse, je protege, je... », etc. Car les principes d'apres lesquels se con-duisent et vivent les gens qui ont du talent, du pouvoir ou de l'argent, ne ressembleront jamais a ceux de la vie vulgaire. Et personne ne veut etre vulgaire !... La vie elegante est done essentiellement la science des manieres. Maintenant, la question nous semble suffi-samment abregee et aussi subtilement posee que si S. S. le comte Ravez s'etait charge de la proposer a la premiere Chambre sep-tennale. Mais a quelle gent commence la vie elegante, et tous les oisifs sont-ils aptes a en suivre les principes ? Voici deux aphorismes qui doivent resoudre tous les doutes et servir de point de depart a nos observations fashionables : v I I Pour la vie elegante, il n'y a d'etre complct que le centaure, l'homme en tilbury. 5° T R A I T É VIII II ne suffit pas d'etre devenu ou de naitre riche pour mener une vie elegante : il faut en avoir le sentiment. « Ne fais pas le prince, a dit avant nous Solon, si tu n'as pas appris a l'etre. » CHAPITRE II DU SENTIMENT DE LA VIE ELEGANTE La complete entente du progres social peut seule produire le sentiment de la vie elegante. Cette maniěre de vivre n'est-elle pas l'expression des rapports et des besoins nouveaux créés par une jeune organisation déjá virile ? Pour s'en expliquer le sentiment et le voir adopté par tout le monde, il est done nécessaire d'examiner ici l'enchainement des causes qui ont fait éclore la vie elegante du mouvement méme de notre revolution ; car autrefois elle n'existait pas. En effet, jadis le noble vivait á sa guise et restait toujours un étre á part. Seulement, les facons du courtisan remplacaient, au sein de ce peuple á talons rouges, les recherches de notre DE LA VIE ELEGANTE 51 vie fashionable. Encore le ton de la cour n'a-t-il date que de Catherine de Medicis. Ce furent nos deux reines italiennes qui importerent en France les raffinements du luxe, la grace des manieres et les feeries de la toilette. L'ceuvre que commenca Catherine, en introduisant l'eti-quette (voir ses lettres ä Charles IX), en entourant le trone de superiorites intellectuelles, fut conti-nuee par les reines espagnoles, influence puis-sante qui rendit la cour de France arbitre et depo-sitaire des delicatesses inventees, tour ä tour, et par les Maures et par l'ltalie. Mais, jusqu'au regne de Louis XV, la difference qui distinguait le courtisan du noble ne se trahissait guere que par des pourpoints plus ou moins chers, par des bottines plus ou moins evasees, une fraise, une chevelure plus ou moins musquee, et par des mots plus ou moins neufs. Ce luxe, tout personnel, n'etait jamais complete par un ensemble dans l'existence. Cent mille ecus, profusement jetes dans un habillement, dans un equipage, suffisaient pour toute une vie. Puis un noble de province pouvait se mal vetir et savoir elever un de ces edifices merveilleux, notre admiration d'aujourd'hui et le desespoir de nos fortunes modernes, tandis qu'un courtisan richement mis cut ete fort em-barrasse de recevoir deux femmcs chez lui. Une K.VT.ZAC 4 52 T R A I T E saliere de Benvenuto Cellini, ach'etee au prix de la rancon d'un roi, s'elevait souvent sur une table entouree de bancs. Enfin, si nous passons de la vie materielle a la vie morale, un noble pouvait faire des dettes, vi vre dans les cabarets, ne pas savoir ecrire ou parier, etre ignorant, stupide, prostituer son caractere, dire des niaiseries, il demeurait noble. Le bourreau et la loi le distinguaient encore de tous les exemplaires de Jacques Bonhomme (l'admirable type des gens occupes), en lui tran-chant la tete, au lieu de le pendre. On eüt dit le civis romanus en France : car, veritables es-claves, les Gaulois (a) etaient devant lui comme s'ils n'existaient pas. Cette doctrine fut si bien comprise, qu'une femme de qualite s'habillait devant ses gens, comme s'ils eussent ete des bceufs, et ne se deshonorait pas en chippant l'argent des bourgeois (voir la conversation de la duchesse de Tallard dans le dernier ouvrage de M. Barriere) ; que la comtesse d'Egmont ne croyait pas commettre d'infidelite en aimant un vilain ; que madame de Chaulnes affirmait qu'une duchesse n'avait pas d'äge pour un roturier, et que M. Joly de Fleury considerait logiquement (a) Gemilhommc voulait diro liommc du la nation : mentis homo. (Note tie VAutew.) DE LA VIE ELEGANTE 53 les vingt millions de corvcables commc un accident dans l'État. Aujourd'hui, les nobles de 1804 ou de ľan MCXX ne représentent plus rien. La Revolution n'était qu'une croisade contre les privileges, et sa mission n'a pas été tout ä fait vaine : car, si la Chambre des pairs, dernier lambeau des prerogatives héréditaires, devient une oligarchie territoriale, eile ne sera jamais une aristocratie hérissée de droits hostiles. Mais, malgré ľamé-lioration apparente imprimée ä l'ordre social par le mouvement de 1789, ľabus nécessairc que constitue ľinégalité des fortunes s'est régé-néré sous de nouvelles formes. N'avons-nous pas, en échangc ďune féodalité risible et déchue, la triple aristocratie de l'argent, du pouvoir ct du talent, qui, toutc legitime qu'elle est, n'en jette pas moins sur la masse un poids immense, en lui imposant le patriciat de la banque, le ministérialisme et la balistique des journaux et de la tribune, marchepieds des gens de talent? Ainsi, tout en consacrant, par son retour ä la monarchie constitutionnelle, une mensongére égalité politique, la France n'a jamais que generalise le mal : car nous sommes une democratic de riches. Avouons-le, la grande lutte du xvme siécle était un combat singulier entre le tiers Etat et les ordres. Le pciiple n'y fut 54 TEAITE que l'auxiliaire des plus habiles. Aussi, en octo-bre 1830, il existe encore deux especes d'hommes : les riches et les pauvres, les gens en voiture et les gens a pied, ceux qui ont paye le droit d'etre oisifs et ceux qui tentent de l'acquerir. La societe s'exprime en deux termes, mais la proposition reste la meme. Les hommes doivent toujours les delices de la vie et le pouvoir au hasard qui, jadis, creait les nobles ; car le talent est un bonheur d'organisation, comme la fortune patrimoniale en est un de naissance. L'oisif gouvernera done toujours ses sem-blables : apres avoir interroge, fatigue les choses, il eprouve l'envie de jouer aux hommes. D'ail-leurs, celui-la dont l'existence est assuree pou-vant seul etudier, observer, comparer, le riche deploie l'esprit d'envahissement inherent a l'ame humaine au profit de son intelligence : et alors le triple pouvoir du temps, de l'argent et du talent lui garantit le monopole de l'empire ; car l'homme arme de la pensee a remplace le banneret barde de fer. Le mal a perdu de sa force en s'etendant; l'intelligence est devenue le pivot de notre civilisation : tel est tout le progres achete par le sang de nos peres. L'aristocratie et la bourgeoisie vont mettre en commun, I'une ses traditions d'elegance, de bon gout et de haute politique, l'autre ses DE LA VIE ELEGANTE 55 conquétes prodigieuses dans les arts et les sciences; puis toutes deux, á la téte du peuple, elles 1'en-traineront dans une voie de civilisation et de lumiěre. Mais les princes de la pensée, du pou-voir ou de l'industrie, qui forment cette caste agrandie, n'en éprouveront pas moins une invincible démangeaison de publier, comme les nobles ďautrefois, leur degré de puissance, et, aujourďhui encore, Phomme social fatiguera son génie á trouver des distinctions. Ce sentiment est sans doute un besoin de l'áme, une espěce de soif; car le sauvage méme a ses plumes, ses tatouages, ses arcs travaillés, ses cauris, et se bat pour des verroteries. Alors, comme le xixe siěcle s'avance sous la conduite ďune pensée dont le but est de substituer 1'exploita-tion de 1'homme par 1'intelligence á 1'exploita-tion de 1'homme par 1'homme (a), la promulgate Cette expression métaphysique du dernier progres fait par 1'homme peut servir á expliquer la structure de la société, et á trouver les raisons des phénoměnes offerts par les existences individuelles. Ainsi, la vie occupée n'etant jamais qu'une exploitation de la matiěre par 1'homme ou une exploitation de 1'homme par 1'homme, tandis que la vie d'artiste et la vie elegante supposcnt toujours une exploitation de 1'homme par la pensée, il est facile, en appliquant ces formules au plus ou moins d'intelligence développé dans lcs travaux humains, de s'expliquer la difference des fortunes. En efl'et, en politique, en finances comme en méeaniquc, le résullat est toujours en raison de la puissance des moyens, c. q. e. a. d. (Voyez page 45). Ce systéme doit-il nous 56 T R A I T É tion constante de notre superioritě devra subir l'influence de cette haute philosophic et parti-cipera bien moins de la matiěre que de ráme. Hier encore, les Francs sans armures, peuple debile et dégénéré, continuaient les rites ďune religion morte et levaient les étendards d'une puissance évanouie. Maintenant, chaque homme qui va se dresser s'appuiera sur sa propre force. Les oisifs ne seront plus des fetiches, mais de véritables dieux. Alors, 1'expression de notre fortune résultera de son emploi, et la preuve de notre elevation individuelle se trouvera dans 1'ensemble de notre vie ; car princes et peuples comprennent que le signe le plus énergique ne suppléera plus le pouvoir. Ainsi, pour cher-cher k rendre un systéme par une image, il ne rendre un jour tous millionnaircs ?... Nous ne le pensons pas. Malgre le succes de M. Jacotot, c'est une erreur de croire les intelligences egales : elles ne peuvent l'etre que par une similitude de force, d'exercice ou de perfection impossible a rencontrer dans les organes : car, chez les hommes civilises surtout, il serait difficile de rassem-bler deux organisations homogenes. Ce fait immense prouve que Stcrno avait peut-etre raison de mettre I'art d'accoucher en avant de toutes les sciences et des philosophies. Alors, les hommes resteront done toujours les uns pauvres, les autres riches : seulement, les intelligences superieures etant dans une voie de progrcs, le bien-Stre de la masse augmentera, comme le demontre l'histoire de la civilisation depuis le xvie siecle, moment oil la pensec a triomphe, en Europe, par l'influence de Uacon, de Descartes et de Bayle. (Note de I'Auteur.) DE LA VIE ELEGANTE 57 reste pas trois figures de Napoleon en habits impériaux, et nous le voyons partout vetu de son petit uniformě vert, coiffé de son chapeau á trois cornes et les bras croisés. II n'est poétique et vrai que sans le charlatanisme imperial. En le precipitant du haut de sa colonne, ses ennemis Pont grandi. Dépouillé des oripeaux de la royauté, Napoleon devient immense ; il est le symbole de son siěcle, une pensée de l'avenir. L'homme puissant est toujours simple et calme. Du moment que deux livres de parchemin ne tiennent plus lieu de tout, oil le fils naturel d'un baigneur millionnaire et un homme de talent ont les mémes droits que le fils d'un comte, nous ne pouvons plus étre distinctibles que par notre valeur intrinsěque. Alors, dans notre société, les differences ont disparu : il n'y a plus que des nuances. Aussi le savoir-vivre, Pélégance des maniěres, le je ne sais quoi, fruit d'une education complete, forment la seule barriěre qui séparé Poisif de l'homme occupé. S'il existe un privilege, il derive de la superioritě morale. De la le haut prix attache, par le plus grand nombre, á Pinstruction, á la pureté du langage, á la grace du maintien, á la maniere plus ou moins aisée dont une toilette est portée, á la recherche des appartements, enfin k la perfection de tout ce qui precede de la personne. 58 TRAITE N'imprimons-nous pas nos mceurs, notre pensee, sur tout ce qui nous entoure et nous appartient? k Parle, marche, mange ou habille-toi, et je te dirai qui tu es, » a remplace l'ancien proverbe, expression de cour, adage de privilegie. Aujour-d'hui, un marechal de Richelieu est impossible. Un pair de France, un prince meme, risque de tomber au-dessous d'un electeur ä cent ecus, s'il se deconsidere : car il n'est permis ä personne d'etre impertinent ou debauche. Plus les choses ont subi l'influence de la pensee, plus les details de la vie se sont ennoblis, epures, agrandis. Telle est la pente insensible par laquelle le christianisme de notre revolution a renverse le polytheisme de la feodalite, par quelle filiation un sentiment vrai a respire jusque dans les signes materiels et changeants de notre puissance. Et voilä comment nous sommes revenus au point d'oü nous sommes partis : — ä 1'adoration du veau d'or. Seulement, l'idole parle, marche, pense, en un mot, eile est un geant. Aussi le pauvre Jacques Bonhomme est-il bäte pour longtemps. Une revolution populaire est impossible aujourd'hui. Si quelques rois tombent encore, ce sera, comme en France, par le froid mepris de la classe intelligente. Pour distinguer notre vie par de l'elegance, il ne suffit done plus aujourd'hui d'etre noble 59 ou de gagner un quaterne ä l'une des loteries humaines, il faut encore avoir été doué de cette indéťinissable faculté (l'esprit de nos sens peut-étre !) qui nous porte toujours ä choisir les choses vraiment belles ou bonnes, les choses dont l'ensemble concorde avec notre physiono-mie, avec notre destinée. Cest un tact exquisi dont le constant exercice peut seul faire décou-vrir soudain les rapports, prévoir les consequences, deviner la place ou la portée des objets, des mots, des idées et des personnes ; car, pour nous résumer, le principe de la vie elegante est une haute pensée d'ordre et ďharmonie, destinée ä dormer de la poesie aux choses. De lá cet apho-risme : i x Un homme devient riche ; il nait elegant. Appuyé sur de telles bases, vu de cette hauteur, ce systéme d'existence n'est done plus une plaisanterie éphémére, un mot vide dédaigné par les penseurs comme un journal lu. La vie elegante repose, au contraire, sur les deductions les plus sévéres de la constitution sociale. N'est-elle pas l'habitude et les meeurs des gens supé-rieurs qui savent jouir de la fortune ;t obtenir du peuple le pardon de leur elevation, en faveur 6o TRAITS des bienfaits repandus par leurs lumieres ? N'est-elle pas l'expression des progres faits par un pays, puisqu'elle en represents tous les genres de luxe ? Enfin, si elle est l'indice d'une nature perfectionnee, tout homme ne doit-il pas de-sirer d'en etudier, d'en surprendre les secrets ? Alors, il n'est done plus indifferent de mepriser ou d'adopter les fugitives prescriptions de la mode, car mens agitat molem : l'esprit d'un homme se devine a la maniere dont il tient sa canne. Les distinctions s'avilissent ou meurent en deve-nant communes ; mais il existe une puissance chargee d'en stipuler de nouvelles, e'est l'opi-nion : or, la mode n'a jamais ete que l'opinion en matiere de costume. Le costume etant le plus energique de tous les symboles, la Revolution fut aussi une question de mode, un debat entre la soie et le drap. Mais, aujourd'hui, la mode n'est plus restreinte au luxe de la personne. Le materiel de la vie, ayant ete l'objet du progres general, a recu d'immenses developpements. II n'est pas un seul de nos besoins qui n'ait produit une encyclopedic, et notre vie animale se rattache a l'universalite des connaissances humaines. Aussi, en dictant les lois de l'ele-gance, la mode embrasse-t-elle tous les arts. Elle est le principe des ceuvres comme des ouvrages. N'est-elle pas le cachet dont un consen- DE LA VIE ELEGANTE 6l tement unanime scelh une découverte, ou marque les inventions qui enrichissent le bien-étre de l'homme ? Ne constitue-t-elle pas la recompense toujours lucrative, 1'hommage décerné au génie ? En accueillant, en signalant le progres, elle se met á la téte de tout : elle fait les revolutions de la musique, des lettres, du dessin et de l'archi-tecture. Or, un traité de la vie elegante, étant la reunion des principes incommutables qui doivent diriger la manifestation de notre pensée par la vie extérieure, est en quelque sortě la métaphy-sique des choses. CHAPITRE III PLAN DE CE TRAITE — J'arrive de Pierrefonds, oü j'etais alle voir mon oncle : il est riche, il a des chevaux, il ne sait seulement pas ce que c'est qu'un tigre, un groom, un britschka, et va encore dans un cabriolet ä pompe !... — Eh quoi ! s'ecria tout ä coup notre honorable ami L. M... en deposant sa pipe entre les bras d'une Venus ä la tortue qui decore sa che-minee ; eh quoi ! il s'agit de l'homme en masse, il y a le code du droit des gens ; d'une nation, 62 TRAITE code politique ; de nos interets, code civil ; de nos differends, code de procedure ; de notre liberte, code d'instruction ; de nos egarements, code penal ; de l'industrie, code du commerce ; de la campagne, code rural ; des soldats, code militaire ; des negres, code noir ; de nos bois, code forestier ; de nos coquilles pavoisees, code maritime... Enfin nous avons tout formule, depuis le deuil de cour, depuis la quantite de larmes que nous devons verser pour un roi, un oncle, un cousin, jusqu'a la vie et jusqu'au pas d'un cheval d'escadron... — Eh bien, quoi ? lui dit E. de G... en ne s'aper-cevant pas que notre honorable ami reprenait haleine. — Eh bien, repliqua-t-il, quand ces codes-la ont ete faits, je ne sais quelle epizootie (il voulait dire epidemie) a saisi les cacographes, et nous avons ete inondes de codes... La politesse, la gourmandise, le theatre, les honnetes gens, les femrnes, l'indemnite, les colons, l'administra-tion, tout a eu son code. Puis la doctrine de Saint-Simon a domine cet ocean d'ouvrages, en pretendant que la codification (voyez VOr-ganisateur) etait une science speciale... Peut-etre le typographe s'est-il trompe et n'a-t-il pas bien lu caudification, de cauda, queue..., mais n'im-porte... — Je vous demande, ajouta-t-il en arre- DE LA VIE ELEGANTE "3 tant un de ses auditeurs et le tirant par un bou-ton, n'est-ce pas un vrai miracle que la vie elegante n'ait pas trouve de lcgislateurs parmi tout ce monde ecrivant et pensant ? Ces manuels, meme ceux du garde champetre, du maire et du contribuable, ne sont-ils pas des fadaises aupres d'un traite sur la mode ? La publication des principes qui rendent la vie poetique n'est-elle pas d'une immense utilite? Si, en province, la plupart de nos fermes, closeries, borderies, maisons, metairies, bordages, etc., sont de veri-tables chenils ; si le betail, et surtoiit les chevaux, obtiennent en France un traitement indigne d'un peuple chretien ; si la science du confor-table, si le briquet de l'immortel Fumade, si la cafetiere de Lemare, si les tapis a bon marche sont inconnus a soixante lieues de Paris, il est bien certain que ce manque general des plus vulgaires inventions dues a la science moderne vient de l'ignoranee dans laquelle nous laissons croupir la petite propriete ! L'elegance se rattache a tout. Elle tend a rendre une nation moins pauvre, en lui inspirant le gout du luxe, car un grand axiome est certes celui-ci : x La fortune que l'on acquiert est en raison des besoins que l'on sc cree. 64 traite Elle donne (toujours 1'elegance) un aspect plus pittoresque a un pays, et perfectionne l'agriculture ; car des soins apportes au vivre, au couvert des animaux, depend la beaute des races et de leurs produits. Or, allez voir dans quels trous les Bretons logent leurs vaches, leurs chevaux, leurs moutons et leurs enfants, et vous avouerez que, de tous les livres a faire, un traite sur l'elegance est le plus philanthropique et le plus national. Si un ministre a laisse son mouchoir et sa tabatiere sur la table de Louis XVIII, si les miroirs dans lesquels un jeune elegant se fait la barbe, chez un vieux campagnard, lui donnent l'air d'un homme pres de tomber en apoplexie, et si enfin votre oncle va encore dans un cabriolet a pompe, c'est assurement faute d'un ouvrage classique sur la mode !... Xotre honorable ami parla longtemps et tres bien avec cette facilite d'elocution que les en-vieux nomment bavardage ; puis il conclut en disant : — L'elegance dramatise la vie... Oh ! alors, ce mot eveilla un hourra general. Le sagace E. de G... prouva que le drame ne pouvait guere ressortir de l'uniformite imprimee par l'elegance aux moeurs d'un pays, et, mettant en regard l'Angleterre et l'Espagne, il demontra sa these cn enrichissant son argumentation de la vie elegante 65 des couleurs locales que lui fournirent les habitudes des deux contrees. Enfin il termina ainsi : — II est facile, messieurs, d'expliquer cette lacune dans la science. Eh ! quel homme jeune ou vieux serait assez hardi pour assumer sur sa tete une aussi accablante responsabilite ? Pour entreprendre un traite de la vie elegante, il fau-drait avoir un fanatisme d'amour-propre inima-ginable ; car ce serait vouloir dominer les per-sonnes elegantes de Paris, qui, elles-memes, tatonnent, essayent et n'arrivent pas toujours a la grace. En ce moment, d'amples libations ayant ete faites en l'honneur de la fashionable deesse du the, les esprits s'etaient eleves au ton de l'illu-minisme. Alors, un des plus elegants (a) redac-teurs de la Mode se leva en jetant un regard de triomphe sur ses collaborateurs : — Cet homme existe, dit-il. Un rire general accueillit cet exorde, mais lc silence de l'admiration y succeda bientot quand il eut ajoute : — Brummel !... Brummel est a Boulogne, banni de l'Angleterre par de trop nombreux creanciers, oublieux des services que ce pa-triarche de la fashion a rendus a sa patrie !... (a) Ici, I'elcgance s'applique au costume. (Note ile VAuteur.) 66 t r a i t e Et alors la publication d'un traite sur la vie elegante parut facile et fut unanimement resolue, comme etanf un grand bienfait pour Phumanite, comme un pas immense dans la voie des progres. II est inutile d'ajouter que nous devons a Brummel les inductions philosophiques par les-quelles nous sommes arrive a demontrer, dans les deux precedents chapitres, combien la vie elegante se liait fortement a la perfection de toute societe humaine : les anciens amis de cet immortel createur du luxe anglais auront, nous Pesperons, reconnu la haute philosophic a travers la traduction imparfaite de ses pensees. II nous serait difficile d'exprimer le sentiment qui s'empara de nous lorsque nous vimes ce prince de la mode : c'etait tout a la fois du respect et de la joie. Comment ne pas se pincer epigram-matiquement les levres, en voyant Phomme qui avait inv;nte la philosophic des meubles, des gilets, et qui allait nous leguer des axiomes sur les pan talons, sur la grace et sur les harnais ? Mais aussi comment ne pas etre penetre d'admiration pour le plus intime amide GeorgeIV, pour le fashionable qui avait impose des lois a PAngleterre, et donne au prince de Galles ce gout de toilette et de confortabilisme qui valut DE LA VIE ELEGANTE 67 tant d'avancement aux officiers bien vetus ? (a) N'etait-il pas une preuve vivante de 1'influence exercee par la mode ? Mais, quand nous pen-sames que Brummel avait, en ce moment, une vie pleine d'amertume, et que Boulogne etait son rocher de Sainte-Helene, tous nos sentiments se confondirent dans un respectueux enthousiasme. Nous le vimes au moment de son lever. Sa robe de chambre portait l'empreinte de son malheur; mais, tout en s'y conformant, elle s'harmonisait admirablement avec les accessoires de l'appartement. Brummel, vieux et pauvre, etait toujours Brummel : seulement, un embonpoint egal a celui de George IV avait rompu les heureuses dispositions de ce corps modele, et l'ex-dieu du dandysme portait une perruque !... Effrayante lecon !... Brummel ainsi !... N'etait-ce pas Sheridan ivre-mort au sortir du parlement ou saisi par les recors ? Brummel en perruque ; Napoleon en jardi-nier ; Kant en enfance ; Louis XVI en bonnet rouge, et Charles X a Cherbourg !... Voila les cinq plus grands spectacles de notre epoque. (a) Quand George IV voyait un militaire mis avec soin, il manquait rarement dc lc distinguer cl de l'avan-cer. Aussi recevail-il fort mal les gens sans elegance. (Note de VAuteur.) 1ULZAC 68 T R A I T É Le grand homme nous accueillit avec un ton parfait. Sa modestie acheva de nous séduire. II parut flatté de ľapostolat que nous lui avions reserve ; mais, tout en nous remerciant, il nous déclara qu'il ne se croyait pas assez de talent pour accomplir une mission aussi delicate. — Heureusement, nous dit-il, j'ai pour compa-gnons ä Boulogne quelques gentlemen ďélite, conduits en France par la maniere trop large dont ils concevaient ä Londres la vie elegante... Honneur au courage malheureux ! ajouta-t-il en se découvrant et nous lancant un regard aussi gai que railleur. Alors, reprit-il, nous pourrons former ici un comité assez illustre, assez experimente, pour decider en dernier ressort des diffi-cultés les plus sérieuses de cette vie, si frivole en apparence, et, lorsque vos amis de Paris auront admis ou rejeté nos maximes, espérons que votre entreprise présentera un caractěre monumental ! Ayant dit, il nous proposa de prendre le thé avec lui. Nous acceptances. Une mistress elegante encore, malgré son embonpoint, étant sortie de la chambre voisine pour faire les hon-neurs de la théiěre, nous nous apercümes que Brummel avait aussi sa marquise de Conyn-gham. Alors, le nombre seul des couronnes pouvait le distinguer de son royal ami George IV. DE LA VIE ELEGANTE 69 Hélas ! ils sont maintenant ambo pares, morts tous deux, ou á peu pres. Notre premiére conference eut lieu pendant ce déjeuner, dont la recherche nous prouva que la ruině de Brummel serait une fortune á Paris. La question dont nous nous occupámes était une question de vie ou de mort pour notre entre-príse. En effet, si le sentiment de la vie elegante devait résulter ďune organisation plus ou moins heureuse, il s'ensuivait que les hommes se parta-geaient, pour nous, en deux classes : les poětes et les prosateurs, les élégants et le commun des martyrs ; partant, plus de traité, les premiers sachant tout, les derniers ne pouvant rien ap-prendre. Mais, aprěs la plus memorable des discussions, nous vimes surgir cet axiome consolateur : XI Quoique 1'élégance soit moins un art qu'un sentiment, elle provient également ďun instinct et d'une habitude. — Oui ! s'ecria William Crad...k, le compa-gnon fidéle de Brummel, rassurez la population craintive des country gentlemen (petits proprié-taires), des marchands et des banquiers... Tous 7° TRAITE les enfants de l'aristocfatie ne naissent pas avec le sentiment de l'elegance, avec le gout qui sert ä donner ä la vie une poetique empreinte ; et cependant l'aristocratie de chaque pays s'y distingue par ses manieres et par une remarquable entente de Pexistence ! — Quel est done ce privilege ? — L'education, Phabitude. Frappes des le berceau de la grace harmonieuse qui regne autour d'eux, eleves par des meres ele- ■ . gantes dont le langage et les mceurs gardent toutes les bonnes traditions, les enfants des grands seigneurs se familiarisent avec les rudiments de notre science, et il faut un naturel bien reveche pour resister ä un constant aspect de choses v entablement belles. Aussi le spectacle le plus hideux pour un peuple est-il un grand tombe au-dessous d'un bourgeois. Si toutes les intelligences ne sont pas egales, il est rare que nos sens ne soient pas egaux : car Pintelli-gence resulte d'une perfection Interieure ; or, plus nous elargissons la forme, plus nous obte-nons d'egalite : ainsi les jambes humaines se ressemblent bien mieux que les visages, grace a. la configuration de ces membres, qui off rent des lignes etendues. Or, l'elegance, n'etant que la perfection des objets sensibles, doit etre accessible ä tous par Phabitude. L'etude peut conduire un homme riche ä porter des bottes DE LA VIE ELEGANTE 71 et un pantalon aussi bien que nous les portons nous-memes, et lui apprendre a savoir depenser sa fortune avec grace... Ainsi du reste. Brummel frorn^a legerement le sourcil. Nous devinames qu'il allait faire entendre cette voix prophetique a laquelle obeissait naguere un peuple de riches. — L'axiome est vrai, dit-il, et j'approuve une partie des raisonnements dus a l'honorable preopinant; mais j'improuve fortement de lever ainsi la barriere qui separe la vie elegante de la vie vulgaire, et d'ouvrir les portes du temple au peuple enticr. Non ! s'ecria Brummel en frappant du poing sur la table, non, toutes les jambes ne sont point appelees h porter de meme une botte ou un pantalon... Non, milords. N'y a-t-il pas des boiteux, des gens contrefaits ou ignobles a toujours ? Et n'est-ce pas un axiome que cette sentence mille fois prononcee par nous dans le cours de notre vie : xii Rien ne ressemble moins a l'hommc qu'ww homme ! Done, reprit-il, apres avoir consacre le prin-cipe favorable qui laisse aux catechumenes de la vie elegante l'espoir de parvenir a la grace par 72 TRAITS l'habitude, reconnaissons aussi les exceptions, et cherchons-en de bonne foi les formules. Apres bien des efforts, apres de nombreuses observations savamment debattues, nous redi-geämes les axiomes suivants : XIII II faut avoir ete au moins jusqu'en rhetorique pour mener une vie elegante. XIV Sont en dehors de la vie elegante les detail-lants, les gens d'affaires et les professeurs d'hu-manites. xv L'avare est une negation. XVI Un banquier arrive ä quarante ans sans avoir depose son bilan, ou qui a plus de trente-six pouces de tour, est le damne de la vie elegante : il en verra le paradis sans jamais y entrer. XVII L'etre qui ne vient pas souvent ä Paris ne sera jamais completement elegant. DE LA VIE ELEGANTE 73 XVIII L'homme impoli est le lepreux du monde fashionable (a). — Assez ! dit Brummel. Si nous ajoutions un seul aphorisme, ce serait rentrer dans l'en-seignement des principes generaux qui doivent etre l'objet de la seconde partie du traite. Alors, il daigna poser lui-meme les limites de la science en divisant ainsi notre ouvrage : — Si vous examinez avec soin, dit-il, toutes les traductions materielles de la pensee dont se compose la vie elegante, vous serez sans doute frappes, comme moi, du rapprochement plus ou moins intime qui existe entre certaines choses et notre personne. Ainsi la parole, la demarche, les manieres, sont des actes qui procedent immediatement de l'homme, et qui sont entitlement soumis aux lois de 1'elegance. La table, les gens, les chevaux, les voitures, les meubles, la tenue des maisons, ne derivent, pour ainsi (») La connaissance des lois !cs plus vulgaircs de la politcsse etant un des elements de notre science, nous saisissons cette occasion dc rendre un hommage public a M. l'abbe Gaultier, dont l'ouvrage sur la politcsso doit etre considerc comme l'oeuvre la plus complete en cette matiere et comme un admirable traite de morale. (i\'nls de I'Aulew.) 74 TRAITE dire, que mediatement de l'individu. Quoique ces accessoires de l'existence portent egalement le cachet de l'elegance que nous imprimons h tout ce qui procede de nous, ils semblent en quelque sorte eloignes du siege de la pensee, et ne doivent occuper que le second rang dans cette vaste theorie de l'elegance. N'est-il pas naturel de refleter la grande pensee qui meut notre siecle dans une ceuvre destinee peut-etre a reagir sur les mceurs des ignorantins de la fashion ? Convenons done ici que tous les prin-cipes qui se rattacheront immediatement a 1'intelligence auront la premiere place dans les distributions de cette encyclopedic aristocra-tique. Cependant, messieurs, ajouta Brummel, il est un fait qui domine tous les autres. L'homme s'habille avant d'agir, de parler, de marcher, de manger ; les actions qui appartiennent a la mode, le maintien, la conversation, etc., ne sont jamais que les consequences de notre toilette. Sterne, cet admirable observateur, a proclame de la maniere la plus spirituelle que les idees de l'homme barbifie n'etaient pas celles de l'homme barbu. Nous subissons tous l'innuence du costume. L'artiste en toilette ne travaille plus. Vetue d'un peignoir ou paree pour le bal, une femme est bien autre : vous diriez deux femmes ! de la vie elegante 75 Ici Brummel soupira. — Nos manieres du matin ne sont plus Celles du soir, reprit-il. Enfin, George IV, dont l'amitie m'a si fort honore, s'est bien certainement cru plus grand le jour de son couronnement que le lendemain. La toilette est done la plus immense modification eprouvee par l'homme social, eile pese sur toute l'existence. Or, je ne crois pas violer la logique en vous proposant d'ordonner ainsi votre ouvrage : Apres avoir dicte, dans votre seconde partie, les lois generales de la vie elegante, reprit-il, vous devriez consacrer la tre i-sieme aux choses qui precedent immediatement de l'individu, et mettre la toilette en tete. Enfin, selon moi, la quatrieme partie serait destinee aux choses qui procedent immediatement de la personne, et que je regarde comme des Accessoires. Nous excusämes la predilection de Brummel pour la toilette : eile avait fait sa gloire. C'est peut-etre l'erreur d'un grand homme, mais nous n'osämes pas la combattre, au risque de voir cette heureuse classification rejetee par les elegantolo-gistes de tous les pays. Nous resolümes de nous tromper avec Brummel. Alors, les matieres ä traiter dans la seconde partie furent adoptees ä l'unanimite par cet illustre pailernent de modiphiles, sous le titre 76 t r a i t e de Principes generaux de la vie elegante. La troisieme partie, concernant les choses qui procedent immediatement de la personne, fut divisee en plusieurs chapitres. La premiere comprendra la toilette dans toutes ses parties. Un premier paragraphe sera consacre a la toilette des homines, un second a la toilette des femmes; un troisieme offrira un essai sur les parfums, sur les bains, sur la coiffure. Un autre chapitre donnera une theorie complete de la demarche et du maintien. Un de nos meilleurs amis, M. Eugene Sue, aussi remarquable par l'elegance de son style et l'originalite de ses apercus que par un gout exquis des choses, par une merveilleuse entente de la vie, nous a promis la communication de ses remarques pour un chapitre intitule : De Vim-pertinence consideree dans ses rapports avec la morale, la religion, la politique, les arts et la littera-ture. La discussion s'echauffa sur les deux dernieres divisions. II s'agissait de savoir si le chapitre des Manieres devait passer avant celui de la Conversation. Brummel mit fin au debat par une improvisation que nous avons le regret de ne pouvoir communiquer en entier. II termina ainsi : — Messieurs, si nous ctions en Angleterre, les DE LA VIE ELEGANTE 77 actions passeraient nécessairement avant la parole, car mes compatriotes sont assez générale-ment taciturnes ; mais j'ai eu 1'occasion de remar-quer qu'en France vous parliez toujours beaucoup avant ďagir. La quatriěme partie, consacrée aux Accessoires, comprendra les principes qui doivent régir les appartements, les meubles, la table, les chevaux, les gens, les voitures, et nous termine-rons par un traité sur Vart de recevoir, soit á la ville, soit á la Campagne, et sur Vart de se conduire chez les autres. Ainsi nous auroňs embrassé 1'universalité de la plus vaste de toutes les sciences : celle qui occupe tous les moments de notre vie, qui gouverne tous les actes de notre veille et les instruments de notre sommeil ; car eile rěgne encore méme pendant le silence des nuits. i DEUX IĚ ME PARTIE PR INCI PES GÉNÉRAUX MONOGRAPHIE OE LA. VEItTU. Songez aussi, madame, qu'il y a des perfections révoltantes. (Oavrage inedit de l'auteur.) CHAPITRE IV D O G M E S L'Eglise reconnait sept péchés capitaux et n'admet que trois vertus théologales. Nous avons done sept principes de remords contre trois sources de consolation ! Triste probléme que celui-ci : 3 : 7 : : l'homme : X... Aussi nulle creature humaine, sans en excepter sainte Therese ni saint Francois dAssise, n'a-t-elle pu échapper aux consequences de cette proposition fatale. Malgré sa rigueur, ce dogme gouverne le monde elegant comme il dirige l'univers catho-lique. Le mal sait stipuler des accommodements, le bien suit une ligne severe. De cette loi éter-nelle, nous pouvons extraire un axiome con-firmé par tous les dictionnaires des cas de conscience : 8o TRAITE XIX Le bien n'a qu'un mode, le mal en a mille. Ainsi la vie elegante a ses peches capitaux et ses trois vertus cardinales. Oui, 1'elegance est une et indivisible, comme la Trinite, comme la liberie, comme la vertu. De lä resultent les plus importants de tous nos aphorismes generaux : XX Le principe constitutif de l'elegance est V unite. XXI II n'y a pas d'unite possible sans la proprere, sans l'harmonie, sans la simplicite relative. Mais ce n'est point la simplicite plutot que l'harmonie, ni l'harmonie plutot que la proprete, qui produisent l'elegance : eile nait d'une concordance mysterieuse entre ces trois vertus primordiales. La creer partout et soudain est le secret des esprits nativement distingues. En analysant toutes les choses de mauvais gout qui entachent les toilettes, les appartements, les discours ou le maintien d'un inconnu, les observateurs trouveront toujours qu'elles pechent par des infractions plus ou moins sensibles ä cette triple loi de l'unite. DE LA VIE ELEGANTE 8l La vie extérieure est une sortě de systéme organise, qui représente un homme aussi exacte-ment que les couleurs du colimacon se repro-duisent sur sa coquille. Aussi, dans la vie elegante, tout s'enchaine et se commande. Quand M. Cuvier apercoit l'os frontal, maxillaire ou crural de quelque bete, n'en induit-il pas toute une creature, fůt-elle antédiluvienne, et n'en reconstruit-il pas aussitót un individu classe, soit parmi les sauriens ou les marsupiaux, soit parmi les carnivores ou les herbivores ?... Jamais cet homme ne s'est trompe : son génie lui a révélé les lois unitaires de la vie animale. De méme, dans la vie elegante, une seule chaise doit determiner toute une série de meubles, comme l'eperon fait supposer un cheval. Telle toilette annonce telle sphere de noblesse et de bon gout. Chaque fortune a sa base et son som-met. Jamais les Georges Cuvier de 1'élégance ne s'exposent á porter des jugements erronés : ils vous diront á quel nombre de zeros, dans le chiffre des revenus, doivent appartenir les gale-ries de tableaux, les chevaux de race pure, les tapis de la Savonnerie, les rideaux de soie dia-phane, les cheminées de mosaique, les vases étrusques et les pendules surmontées ďune statue échappée au ciseau des Cortot ou des David. Apportez-leur enfin une seule pateré : 82 TRAITÉ ils en déduiront tout un boudoir, une chambre, un palais. Cet ensemble rigoureusement exigé par 1'unité rend solidaires tous les accessoires de 1'existence ; car un homme de goůt juge, comme un artiste, sur un rien. Plus l'ensemble est parfait, plus un barbarisme y est sensible. II n'y a qu'un sot ou un homme de génie qui puisse mettre une bougie dans un martinet. Les applications de cette grande loi fashionable furent bien comprises de la femme célěbre (madame T...) á laquelle nous devons cet aphorisme : XXII On connait l'esprit d'une maitresse de maison en franchissant le seuil de sa porte. Cette vaste et perpétuelle image qui repré-sente (a) votre fortune ne doit jamais en étre le specimen infiděle ; car vous seriez place entre deux écueils : l'avarice ou l'impuissance. Or, trop vain comme trop modeste, vous n'obeissez plus á cette unite, dont la moindre des consequences est d'amener un heureux équilibre entre vos forces productrices et votre forme exté-rieure. (a) Ces mots bien representor, la representation, n'ont pas d'aulre originc. (Note de VAuteur.) DE LA VIE ELEGANTE «3 Une faute aussi capitale deduit toute une physionomie. Premier terme de cette proposition, l'avarice a deja ete jugee ; mais, sans pouvoir etre accuses d'un vice aussi honteux, beaucoup de gens, jaloux d'obtenir deux resultats, tachent de mener une vie elegante avec economic Ceux-la par-viennent siirement a un but : ils sont ridicules. Ne ressemblent-ils pas, a tout moment, a des machinistes inhabiles dont les decorations laissent apercevoir les ressorts, les contre-poids et les coulisses ? manquant ainsi a ces deux axiomes fondamentaux de la science : XXIII L'effet le plus essentiel de l'elegance est de cacher les moyens. xxiv Tout ce qui revele une economie est inelegant. En effet, l'economie est un moyen. Elle est le nerf d'une bonne administration, mais elle res-semble a l'huile qui donne de la souplesse et de la douceur aux roues d'une machine : il ne faut ni la voir ni la sentir. Ces inconvenient* ne sont pas les seuls chati-ments dont les gens parcimonieux soient punis. En restreignant le developpement de lcur exis- UALZAC 0 84 TRAITE tence, ils descendent de leur sphere, et, malgre leur pouvoir, se mettent au niveau de ceux que la vanite precipite vers l'ecueil oppose. Qui ne fremirait pas de cette epouvantable fraternite ? Que de fois n'avez-vous pas rencontre, ä la ville ou ä la Campagne, des bourgeois semi-aristocrates qui, pares outre mesure, sont obliges, faute d'un equipage, de calculer leurs visites, leurs plaisirs et leurs devoirs d'apres Matthieu Laensberg? Esclave de son chapeau, madame redoute la pluie, et monsieur craint le soleil ou la poussiere. Impressibles comme des baro-metres, ils devinent le temps, quittent tout et disparaissent ä l'aspect d'un nuage. Mouilles et crottes, ils s'accusent reciproquement, au logis, de leurs miseres ; genes partout, ils ne jouissent de rien. Cette doctrine a ete resumee par un apho-risme applicable ä toutes les existences, depuis celle de la femme forcee de retrousser sa robe pour s'asseoir en voiture, jusqu'au petit prince d'AUemagne qui veut avoir des bouffes : xxv De l'accord entre la vie exterieure et la fortune resulte l'aisance. L'observation religieuse de ce principe permet DE LA VIE ELEGANTE 85 seule a un homme de deployer, jusque dans ses moindres actes, une liberte sans laquelle la grace ne saurait exister. S'il mesure ses desirs sur sa puissance, il reste dans sa sphere sans avoir peur d'en dechoir. Cette securite d'action, qu'on pour-rait nommer la conscience du bien-etre, nous preserve de tous les orages occasionnes par une vanite mal entendue. Ainsi les experts de la vie elegante ne tracent pas de longs chemins en toile verte sur leurs tapis, et ne redoutent pas, pour eux, les visites d'un vieil oncle asthmatique. lis ne consultent pas le thermometre pour sortir avec leurs che-vaux. figalement soumis aux charges de la fortune et a ses benefices, ils ne paraissent jamais contraries d'un dommage ; car, chez eux, tout se repare avec de l'argent, ou se resout par le plus ou moins de peine que prennent leurs gens. Mettre un vase, une pendule en cage, couvrir ses divans de housses, ensacher un lustre, n'est-ce pas ressembler a ces bonnes gens qui, apres avoir fait des tirelires pour s'acheter des cande-labres, les habillent aussitot d'une gaze epaisse ? L'homme de gout doit jouir de tout ce qu'il possede. Comme Fontenelle, il naime pas les choses qui veulent etre trop respecties. A l'exemple de la nature, il ne craint pas d'etaler tous les jours sa splendeur; il peut la reproduire. Aussi 86 TRAITE n'attend-il pas que, semblables aux veterans du Luxembourg, ses meubles lui attestent leurs services par de nombreux chevrons, pour en changer la destination, et ne se plaint-il jamais du prix excessif des choses, car il a tout prevu. Pour l'homme de la vie occupe'e, les receptions sont des solennites ; il a ses sacres periodiques pour lesquels il fait ses deballages, vide ses ar-moires et decapuchonne ses bronzes ; mais l'homme de la vie elegante sait recevoir a toute heure, sans se laisser surprendre. Sa devise est celle d'une famille dont la gloire s'associe a la decouverte du nouveau monde ; nouveau il est semperparatus, toujours pret, toujours semblable a lui-meme. Sa maison, ses gens, ses voitures, son luxe, ignorent le prejuge du dimanche. Tous les jours sont des jours de fete. Enfin, si magna licet componere parvis, il est comme le fameux Des-sein, qui repondait, sans se deranger, en apprenant l'arrivee du due d'York : — Mettez-le au n° 4. Ou comme la duchesse d'Abrantes, qui, priee la veille par Napoleon de recevoir la prin-cesse de Westphalie au Raincy, donne le lende-main les plaisirs d'une chasse royale, d'opulents festins et un bal somptueux a des souverains. lout fashionable doit imiter, dans sa sphere, cette large entente de l'existence : il obtiendra DE LA VIE ELEGANTE 87 facilement ces merveilleux resultats par une constante recherche, par une exquise fraicheur dans les details. Le soin perpetue la bonne grace de l'ensemble, et de la vient cet axiome anglais : xxvi L'entretien est le sine qud non de l'elegance. L'entretien n'est pas seulement cette condition vitale de la proprete qui nous oblige d'imprimer aux choses leur lustre journalier : ce mot exprime tout un systeme. Du moment que la finesse et la grace des tissus ont remplace, dans le costume europeen, la lourdeur des draps d'or et les cottes armoriees du laborieux moyen age, une revolution immense a eu lieu dans les choses de la vie. Au lieu d'en-fouir un fonds dans un mobilier perissable, nous en avons consomme l'interet en objets plus legers, moins chers, faciles a renouveler, et les families n'ont plus ete desheritees du capital (a). (a) L'habit de Bassompierrc, que nous cilons ;\ cause de la vulgaiite du fait, coutait cent millc ecus de notre monnaie actuelle. Aujourd'hui, 1'hommc le plus elegant ne dcpense pas quinzc mille francs pour sa toilette, et rcnouvelle ses habits a chaque saison. La difference du capital employe constitue les differences de luxe qui ne dclruiscnt pas cette observation : elle s'applique a la toilette des femmes et a toutes les parties dc notre science. (Note de VAuleur.) 88 TEAITE Ce calcul d'une civilisation avancee a recu Ses derniers developpements en Angleterre. Dans cette patrie du confortable, le materiel de la vie est considers comme un grand vetement essen-tiellement muable et soumis aux caprices de la fashion. Les riches changent annuellement leurs chevaux, leurs voitures, leurs ameublements ; les diamants memes sont remontes ; tout prend une forme nouvelle. Aussi les moindres meubles sont-ils fabriques dans cet esprit; les matieres premieres y sont sagement economisees. Si nous ne sommes pas encore parvenus k ce degre de science, nous avons cependant fait quelques progres. Les lourdes menuiseries de l'Empire sont entierement condamnees, ainsi que ses voitures pesantes et ses sculptures, demi-chefs-d'eeuvre qui ne satisfaisaient ni l'artiste ni l'homme de gout. Nous marchons enfin dans une voie d'elegance et de simplicity. Si la modestie de nos fortunes ne permet pas encore des mutations frequentes, nous avons au moins com-pris cet aphorisme qui domine les moeurs ac-tuelles : XXVII Le luxe est moins dispendieux que l'elegance. Et nous tendons a nous eloigner du systeme en vertu duquel nos aieux consideraient l'ac- DE LA VIE ELEGANTE 89 quisition d'un meuble comme un placement de fonds ; car chacun a senti instinctivement qu'il est tout a la fois plus elegant et plus confor-table de manger dans un service de porcelaine unie que de montrer aux curieux une coupe sur laquelle Constantin a copie la Fornarina. Les arts enfantent des merveilles que les parti -culiers doivent laisser aux rois, et des monuments qui n'appartiennent qu'aux nations. L'homme assez niais pour introduire dans Pensemble de sa vie un seul echantillon d'une existence supe-rieure cherche a paraitre ce qu'il n'est pas, et retombe alors dans cette impuissance dont nous avons tache de fletrir les ridicules. Aussi nous avons redige la maxime suivante pour eclairer les victimes de la manie des grandeurs : xxvm La vie elegante etant un habile developpement de l'amour-propre, tout ce qui revele trop forte-ment la vanite y produit un pleonasme. Chose admirable !... Tous les principes gene-raux de la science ne sont que des corollaires du grand principe que nous avons proclame ; car l'entretien et ses lois sont en quelque sorte la consequence immediate de Ytrniti. Bien des personnes nous ont objecte Tenor- 9o TRAITE mite des depenses necessities par nos despo-tiques aphorismes... — Quelle fortune, nous a-t-on dit, pourrait sufHre aux exigences de vos theories ?... Le lende-main dii jour ou une maison a ete remeublee, retapissee, ou une voiture a ete restauree, ou la soie d'un boudoir a ete changee, un fashionable ne vient-il pas insolemment appuyer sa tete pommadee sur une tenture ? Un homme en colere n'arrive-t-il pas expres pour souiller un tapis ? Des maladroits n'accrochent-ils pas la voiture ? Et peut-on toujours empecher les impertinents de franchir le seuil sacre du boudoir? Ces reclamations, presentees avec l'art spe-cieux dont les femmes savent colorer toutes leurs defenses, ont ete pulverisees par cet apho-risme : xxix Un homme de bonne compagnie ne se croit plus le maitre de toutes les choses qui, chez lui, doivent etre mises a la disposition des autres. Un elegant ne dit pas tout a fait, comme le roi, notre voiture, notre palais, notre chateau, nos chevaux, mais il sait empreindre toutes ses actions de cette delicatesse royale ; heureuse metamorphose a l'aide de laquelle un homme DE LA VIE ELEGANTE 91 semble convier á sa fortune tous ceux dont il s'entoure. Aussi cette noble doctrine implique-t-elle un autre axiome, non moins important que le precedent : XXX Admettre une personne chez vous, cest la supposer digne d'habiter votre sphere. Alors, les prétendus malheurs dont une petite maítresse demanderait raison á nos dogmes absolus ne peuvent procéder que d'un défaut de tact impardonnable. Une maítresse de maison peut-elle jamais se plaindre d'un manque ďégards ou de soin ? N'est-ce pas sa faute ? N'existe-t-il pas, pour les gens comme il faut, des signes maconniques á la faveur desquels ils doivent se reconnaítre ? En ne recevant dans son intimité que ses égaux, Phomme elegant n'a plus ďacci-dents á redouter ; s'il en survient, ce sont de ces coups du sort que personne n'est dispense de subir. L'antichambre est une institution en Angle-terre, oú l'aristocratie a fait de si grands progres : il est peu de maisons qui n'aient un parloir. Cette piece est destinée á donner audience á tous les inférieurs. La distance plus ou moins grande qui séparé nos oisifs des hommes occupés est representee par 1'étiquette. Les philosophies, les 92 T R A I T É frondeurs, les rieurs, qui se moquent des ceremonies, ne recevraient pas leur épicier, fůt-il électeur de grand college, avec les attentions dont ils entoureraient un marquis. II ne s'ensuit pas que les fashionables méprisent les travailleurs : bien loin, ils ont pour eux une admirable formule de respect social : « Ce sont des gens esti-mables. » II est aussi maladroit á un elegant de se mo-quer de la classe industrielle que de tourmenter des mouches á miel, que de déranger un artiste qui trávaille : cela est de mauvais ton. Les salons appartiennent done á ceux qui ont le pied elegant, comme les frégates á ceux qui ont le pied marin. Si vous n'avez pas refuse nos pro-légoměnes, il faut en accepter toutes les consequences. De cette doctrine derive un aphorisme fon-damental : XXXI Dans la vie elegante, il n'existe plus de supé-riorité : on y traite de puissance á puissance. Un homme de bonne compagnie ne dit á per-sonne : « J'ai l'honneur, etc. ». II n'est le trěs humble serviteur ďaucun homme. Le sentiment des convenances dicte aujour- DE LA VIE ELEGANTE 93 d'hui de nouvelles formules, que les gens de goüt savent approprier aux circonstances. Sous ce rapport, nous conseillons aux esprits steriles de consulter les Lettres de Montesquieu. Cet illustre ecrivain a deploye une rare souplesse de talent dans la maniere dont il termine ses moindres billets, en horreur de l'absurde monographie du « J'ai l'honneur d'etre... » Du moment que les gens de la vie elegante representent les aristocraties naturelles d'un pays, ils se doivent reciproquement les egards de l'egalite la plus complete. Le talent, l'argent et la puissance donnant les memes droits, l'homme en apparence faible et denue auquel vous adressez maladroitement un leger coup de tete sera bientöt au sommet de l'Etat, et celui que vous saluez obsequieusement va rentrer demain dans le neant de la fortune sans pouvoir. Jusqu'ici, l'ensemble de nos dogmes a plutöt embrasse l'esprit que la forme des choses. Nous avons en quelque sorte presente Vesthetique de la vie elegante. En recherchant les lois gene-rales qui regissent les details, nous avons ete moins etonne que surpris de decouvrir une sorte de similitude entre les vrais principes de 1'architecture et ceux qu'il nous reste ä tracer. Alors, nous nous sommes demande si, par hasard, la plupart des objets qui servent ä la vie elegante 94 TRAITE n'etaient pas dans le domaine de 1'architecture. Le vetement, le lit, le coupe, sont des abris de la personne, comme la maison est le grand vetement qui couvre l'homme et les choses a son usage. II semble que nous ayons employe tout, jusqu'au langage, comme l'a dit M. de Talleyrand, pour cacher une vie, une pensee qui, malgre nos efforts, traverse tous les voiles. Sans vouloir donner a cette regie plus d'impor-tance qu'elle n'en merite, nous consignerons ici quelques-unes de ces regies : XXXII L'elegance veut imperieusement que les moyens soient appropries au but. De ce principe derivent deux autres aphorismes qui en sont la consequence immediate. XXXIII L'homme de gout doit toujours savoir reduire le besoin au simple. xxxiv II faut que chaque chose paraisse ce qu'elle est. XXXV La prodigalite des ornements nuit a l'effet DE LA VIE ELEGANTE 95 XXXVI L'ornement doit étre mis en haut. XXXVII En toute chose, la multiplicité des couleurs sera de mauvais goůt. Nous ne chercherons pas á démontrer ici par quelques applications la justesse de ces axiomes, car, dans les deux parties suivantes, nous en développerons plus rationnellement les consequences, en signalant leurs effets á chaque detail. Cette observation nous a conduit á retrancher de cette partie les principes généraux qui devaient dominer chacune des divisions subsidiaires de la science, pensant qu'ils seraient mieux places, en forme de sommaires, au commencement des chapitres dont ils régissent plus spécialement les matiěres. Du reste, tous les préceptes que nous avons déjá proclamés, et auxquels nous serons forcé de recourir souvent par la suite, pourront paraitre vulgaires á bien des gens. Nous accepterions au besoin ce reproche comme un éloge. Cependant, malgré la simplicitě de ces lois, que plus ďun élégantologiste aura it pcut-étre mieux rédigées, déduites ou enchainées, 96 T R A I T E nous n'acheverons pas sans faire observer aux neophytes de la fashion que le bon gout ne resulte pas encore tant de la connaissance de ces regies que de leur application. Un homme doit pratiquer cette science avec l'aisance qu'il met a parler sa langue maternelle. II est dangereux de balbutier dans le monde elegant. N'avez-vous pas souvent vu de ces demi-fashionables qui se fatiguent a courir apres la grace, sont genes s'ils voient un pli de moins a leur chemise, et suent sang et eau pour arriver a une fausse correction, sem-blables a ces pauvres Anglais tirant a chaque mot leur pocket ? Souvenez-vous, pauvres cretins de la vie elegante, que de notre xxxme aphorisme resulte essentiellement cet autre principe, votre condamnation eternslle : XXXVIII L'elegance travaillee est a la veritable elegance ce qu'est une perruque a des cheveux. Cette maxime implique, en consequence severe, le corollaire suivant : xxxix Le dandysme est une heresie de la vie elegante. En effet, le dandysme est une affectation de la mode. En se faisant dandy, un homme devient DE LA VIE ELEGANTE 97 un meuble de boudoir, un mannequin extreme-ment ingenieux, qui peut se poser sur un cheval ou sur un canape, qui mord ou tette habituelle-ment le bout d'une canne, mais un etre pensant..., jamais ! L'homme qui ne voit que la mode dans la mode est un sot. La vie elegante n'exclut ni la pensee ni la science : eile les consacre. Elle ne doit pas apprendre seulement ä jouir du temps, mais ä l'employer dans un ordre d'idees extreme-ment eleve. Puisque nous avons, en commencant cette seconde partie de notre traite, trouve quelque similitude entre nos dogmes et ceux du christia-nisme, nous la terminerons en empruntant ä la theologie des termes scolastiques propres ä exprimer les resultats obtenus par ceux qui savent appliquer nos principes avec plus ou moins de bonheur. Un homme nouveau se produit, ses equipages sont de bon gout; il recoit a merveille, ses gens ne sont pas grossiers; il donne d'excellents diners ; il est au courant de la mode, de la politique, des mots nouveaux, des usages ephemeres ; il en cree meme ; enftn, chez lui, tout a un caractere de confortabilisme exact. II est en quelque sorte le methodiste de l'elegance, et marche ä la hauteur du siecle. Ni gracieux ni deplaisant, vous ne citerez jamais de lui un mot 98 TRAITE inconvenant, et il ne lui echappe aucun geste de mauvais ton... N'achevons pas cette peinture ; cet homme a la grace süffisante. Ne connaissons-nous pas tous un aimable egoiste qui possede le secret de nous parier de lui sans trop nous deplaire ? Chez lui, tout est gracieux, frais, recherche, poetique meme. II se fait envier. Tout en vous associant ä ses jouis-sances, ä son luxe, il semble craindre votre manque de fortune. Son obligeance, tout en discours, est une politesse perfectionnee. Pour lui, l'amitie n'est qu'un theme dont il connait admirablement bien la richesse, et dont il mesure les modulations au diapason de chaque personne. Sa vie est empreinte d'une personnalite per-petuelle, dont il obtient le pardon grace ä ses manieres : artiste avec les artistes, vieux avec un vieillard, enfant avec les enfants, il seduit sans plaire, car il nous ment dans son interet et nous amuse par calcul. II nous garde et nous cäline parce qu'il s'ennuie, et, si nous nous aper-cevons aujourd'hui que nous avons ete joues, demain nous irons encore nous faire tromper... Cet homme a la grace essentielle. Mais il est une personne dont la voix harmo-nieuse imprime au discours un charme egale-ment repandu dans ses manieres. Elle sait et pjrler et se taire, s'occupe de vous avec delica- DE LA VIE ELEGANTE 99 tesse, ne manie que des sujets de conversation convenables ; ses mots sont heureusement choi-sis ; son langage est pur, sa raillerie caresse et sa critique ne blesse pas. Loin de contredire avec Pignorante assurance d'un sot, elle semble chercher, en votre compagnie, le bon sens ou la verite. Elle ne disserte pas plus qu'elle ne dispute ; elle se plait a conduire une discussion qu'elle arrete a propos. D'humeur egale, son air est affable et riant. Sa politesse n'a rien de force, son empressement n'est point servile ; elle reduit Ie respect a n'etre plus qu'une ombre douce ; elle ne vous fatigue jamais, et vous laisse satisfait d'elle et de vous. Entraine dans sa sphere par une puissance inexplicable, vous retrouverez son esprit de bonne grace empreint sur les choses dont elle s'environne ; tout y flatte la vue, et vous y respirez comme Pair d'une patrie. Dans Pintimite, cette personne vous seduit par un ton naif. Elle est naturelle. Jamais d'effort, de luxe, d'afHche ; ses sentiments sont simple-ment rendus parce qu'ils sont vrais. Elle est franche, sans offenser aucun amour-propre. Elle accepte les hommes comme Dieu les a faits, pardonnant aux defauts et aux ridicules ; conce-vant tous les ages et ne s'irritant de rien, parce qu'elle a le tact de tout prevoir. Elle oblige avant de consoler, elle est tendre et gaie : aussi l'aimerez- BALZAC 7 lOO TRAITE DE LA VIE ELEGANTE vous irresistiblement. Vous la prenez pour type et lui vouez un culte. Cette personne a la grace divine et concomitante. Charles Nodier a su personnifier cet etre ideal dans son Ondet, gracieuse figure a laquelle la magie du pinceau n'a pas nui. Mais ce n'est rien de lire la notice : il faut entendre Nodier lui-meme racontant certaines particularites qui tiennent trop a la vie privee pour etre ecrites, et alors vous concevriez la puissance prestigieuse de ces creatures privilegiees... Ce pouvoir magnetique est le grand but de la vie elegante. Nous devons tous essayer de nous en emparer ; mais la reussite est toujours difficile, car la cause du succes est dans une belle ame. Heureux ceux qui l'exercent ! il est si beau de voir tout nous sourire, et la nature et les hommes !... Maintenant, les sommites sont entierement parcourues : nous allons nous occuper des details. TR0ÍS1ĚME PARTIE DES GIIOSES QUI PR O CEDENT IM MÉDI AT EM E NT DE LA PERSONNE —■ Croyez-vous qu'on puisse étre hommc dc talent sans toutes ces níaiseries ? — Oui, monsieur, mais vous serez un hornino de talent plus ou moins aimable, bien ou mal élevé, répondit-elle. Inconnus causanl dans un salon. CHAPITRE V DE LA TOILETTE DANS TOUTES SES PARTIES Nous devons á M. Auger, jeune écrivain dont l'esprit philosophique a donné de graves aspects aux questions les plus frivoles de la mode, une pensée que nous transformerons en axiome : XL La toilette est l'expression de la société. Cstte maxime resume toutes nos doctrines et les contient si virtuellement, que rien ne peut plus étre dit qui ne soit un développement 102 T R A I T É plus ou moins heureux de ce savant aphorisme. L'erudit, ou l'homme du monde elegant, qui voudrait rechercher, á chaque époque, les costumes d'un peuple, en ferait ainsi l'histoire la plus pittoresque et la plus nationalement vraie. Expliquer la longue chevelure des Francs, la tonsure des moines, les cheveux rases du serf, les perruques de Popocambou, la poudre aristo-cratique et les titus de 1790, ne serait-ce pas raconter les principales revolutions de notre pays ? Demander Porigine des souliers á la pou-laine, des aumóniěres, des chaperons, de la coca rde, des paniers, des vertugadins, des gants, des masques, du velours, c'est entrainer un modilogue dans Peffroyable dédale des lois somp-tuaires, et sur tous les champs de bataille oil la civilisation a triomphé des mceurs grossiěres importées en Europe par la barbarie du moyen age. Si PEglise excommunia successivement les prétres qui prirent des culottes et ceux qui les quittěrent pour des pantalons ; si la perruque des chanoines de Beauvais occupa jadis le parle-ment de Paris pendant un demi-siěcle, c'est que ces choses, futiles en apparence, représentaient ou des idées, ou des intéréts : soit le pied, soit le buste, soit la téte, vous verrez toujours un progres social, un systéme retrograde ou quelque lutte acharnée se formuler á Paide ďune partie DE LA VIE ELEGANTE 103 quelconque du vétement. Tantót la chaussure annonce un privilege ; tantót le chaperon, le bonnet ou le chapeau signalent une revolution ; lá, une broderie, ou une écharpe ; ici des rubans ou quelque ornement de paille expriment un parti : et alors vous appartenez aux croisés, aux protestants, aux Guises, á la Ligue, au Béarnais ou á la Fronde. Avez-vous un bonnet vert? vous étes un homme sans honneur. Avez-vous une roue jaune, en guise de crachat, á votre surcot ? allez, pária de la chrétienté !... Juif, rentre dans ton clapier á 1'heure du couvre-feu, ou tu seras puni ďune amende. Ah ! jeune fille, tu as des annels ďor, des colliers mirifiques et des pendants ďoreilles qui brillent comme tes yeux de feu !... Prends garde ! si le sergent de ville ťapercoit, il te sai-sira et tu seras emprisonnée pour avoir ainsi dévalé par la ville, courant, folie de ton corps, á travers les rues, oú tu fais étinceler les yeux des vieillards dont tu ruines les escarcelles !... Avez-vous les mains blanches ?... vous ětes égorgé aux eris de : « Vive Jacques Bonhomme ! Mort aux seigneurs ! » Avez-vous une croix de Saint-André ?... entrez sans erainte á Paris : Jean Sans-Peur y rěgne. Portez-vous la cocarde tricolore ?... fuyez !... T R A I T E Marseille vous assassinerait, car les derniers canons de Waterloo nous ont crache la mort et les vieux Bourbons ! Pourquoi la toilette serait-elle done toujours le plus eloquent des styles, si elle n'etait pas reellement tout riiomme, 1'homme avec ses opinions politiques, 1'homme avec le texte de son existence, 1'homme hieroglyphe? Aujour-d'hui meme encore, la vestignomonie est devenue presque une branche de l'art cree par Gall et Lavater. Quoique, main tenant, nous soyons a peu pres tous habilles de la meme maniere, il est facile a l'observateur de retrouver dans une foule, au sein d'une assemblee, au theatre, a la promenade, 1'homme du Marais, du faubourg Saint-Germain, du pays Latin, de la Chaussee-d'Antin ; le proletaire, le proprietaire, le con-sommateur et le producteur, l'avocat et le mili-taire, 1'homme qui parle et 1'homme qui agit. Les intendants de nos armees ne reconnaissent pas les uniformes de nos regiments avec plus de promptitude que le physiologiste ne distingue les livrees imposees a 1'homme par le luxe, le travail ou la misere. Dressez la un porte-manteau, mettez-y des habits !... Bien ! Pour peu que vous ne vous soyez pas promene comme un sot qui ne sait rien voir, vous devinerez le bureaucrate a cette de la vie elegante IO5 fletrissure des manches, ä cette large raie horizontale imprimee dans le dos par la chaise sur laquelle il s'appuie si souvent en pincant sa prise de tabac ou en se reposant des fatigues de la faineantise. Vous admirerez l'homme d'affaires dans l'enflure de la poche aux carnets ; le flaneur, dans la dislocation des goussets, oü il met souvent ses mains ; le boutiquier, dans l'ouver-ture extraordinaire des poches, qui bäillent toujours, comme pour se plaindre d'etre privees de leurs paquets habituels. Enfin, un collet plus ou moins propre, poudre, pommade, use ; des boutonnieres plus ou moins fletries ; une basque pendante, la fermete d'un bougran neuf, sont les diagnostics infaillibles des professions, des mceurs ou des habitudes. Voilä l'habit frais du dandy, l'elbeuf du rentier, la redingote courte du courtier marron, h frac a boutons d'or sable du Lyonnais arriere, ou le spencer crasseux d'un avare. Brummel avait done bien raison de regarder la toilette comme le point culminant de la vie elegante ; car eile domine les opinions, eile les determine, eile regne ! C'est peut-etre un malheur, mais ainsi va le monde. La oü il y a beaucoup de sots, les sottises se perpetuent; et certes, il faut bien reconnaitre alors cette pensee pour axiome : io6 TRAITE XLI L'incurie de la toilette est un suicide moral. Mais, si la toilette est tout l'homme, elle est encore bien plus toute la femme. La moindre incorrection dans une parure peut faire releguer une duchesse inconnue dans les derniers rangs de la societe. En meditant sur l'ensemble des questions graves dont se compose la science du vetement, nous avons ete frappe de la generality de certains principes qui regissent en quelque sorte tous les pays, et la toilette des hommes aussi bien que celle des femmes ; puis nous avons pense qu'il fallait, pour etablir -les lois du costume, suivre l'ordre meme dans lequel nous nous habillons. Et alors certains faits predominent l'ensemble : car, de meme que l'homme s'habille avant de parler, d'agir, de meme il se baigne avant de s'habiller. Les divisions de ce chapitre resultent done d'observations consciencieuses qui ont ainsi dicte 1'ordonnance de la matiere vestimen-taire : § Ier. Principes cecumeniques de la toilette. § II. De la proprete dans ses rapports avec la toilette. § III. De b toilette des hommes. DE LA VIE ELEGANTE 107 § IV. De la toilette des femmes. § V. Des variations du costume, et resume du chapitre. § I — PRINCIPES G5CUMENIQUES DE LA TOILETTE Les gens qui s'habillent a la maniere du ma-nouvrier, dont le corps endosse quotidiennement, et avec insouciance, la meme enveloppe, toujours crasseuse et puante, sont aussi nombreux que ces niais allant dans le monde pour n'y rien voir, mourant sans avoir vecu, ne connaissant ni la valeur d'un mets ni la puissance des femmes, ne disant ni un bon mot ni une sottise. Mais, « mon Dieu, pardonnez-leur, car ils ne savent ce qu'ils font ! » S'il s'agit de les convertir a Pelegance, pourront-ils jamais comprendre ces axiomes fondamentaux de toutes nos connaissances ? XLII La brute se couvre, le richc ou le sot se parent, rhommc elegant s'habille. XLIII La toilette est, tout a la fois, une science, un art, une habitude, un sentiment. io8 TRAITE En effet, quelle est la femme de quarante ans qui ne reconnaitra pas une science profonde dans la toilette ? N'avouez-vous pas qu'il ne saurait exister de grace dar s le vetement, si vous n'etes accoutume a le porter? Y a-t-il rien de plus ridicule que la grisette en robe de cour? Et quant au sentiment de la toilette, combien, par le monde, compterez-vous de devotes, de fernmes et d'hommes auxquels sont prodigues Tor, les etoffes, les soieries, les creations les plus merveilleuse du luxe, et qui s'en servent pour se donner l'air d'une idole japonaise ! De la suit un aphorisme egalement vrai, que meme les coquettes emerites et les professeurs de seduction doivent toujours etudier : Xl.iv La toilette ne consiste pas tant dans le vetement que dans une certaine maniere de le porter. Aussi n'est-ce pas tant le chiffon en lui-meme que 1'esprit du chiffon qu'il faut saisir. II existe au fond des provinces, et meme a Paris, un bon nombre de personnes capables de commettre, en fait de modes nouvelles, l'erreur de cette du-chesse espagnole qui, recevant une precieuse cuvette de structure inconnue, crut, apres bien des meditations, entrevoir que sa forme la desti- DE I, A VIE ELEGANTE 100, nait á paraítre sur la table, et offrit aux regards des convives une daube truffée, n'alliant pas des idées de propreté avec la porcelaine dorée de ce meuble nécessaire. Aujourďhui, nos mceurs ont tellement modifié le costume, qu'il n'y a plus de costume á propre-ment parler. Toutes les families européennes ont adopté le drap, parce que les grands seigneurs, comme le peuple, ont compris instincti-vement cette grande vérité : il vaut beaucoup mieux porter des draps fins, et avoir des chevaux, que de semer sur un habillement les pierreries du moyen áge et de la monarchie absolue. Alors, réduite á la toilette, 1'élégance consiste en une extréme recherche dans les details de 1'habille-ment : c'est moins la simplicitě du luxe qu'un luxe de simplicitě. II y a bien une autre elegance ; mais elle n'est que la vanité dans la toilette. Elle pousse certaines femmes á porter des étoffes bizarres pour se faire remarquer, á se servir d'agrafes en diamants pour attacher un nceud ; a mettre une boucle briliante dans la coque d'un ruban ; de méme que certains martyrs de la mode, gens á cent louis de rente, habitant une mansardě et voulant se mettre dans le dernier genre, ont des pierres á leur chemise le matin, attachent leurs pantalons avec des boutons d'or, retiennent leurs fastueux lorgnons par des no TEAITÉ chaines, et vont diner chez Tabar !... Combien de ces Tantales parisiens ignorent, volontairement peut-étre, cet axiome : XLV La toilette ne doit jamais étre un luxe. Beaucoup de personnes, méme de celles aux-quelles nous avons reconnu quelque distinction dans les idées, de l'instruction et de la superioritě de coeur, savent dimcilement connaitre le point d'intersection qui séparé la toilette de pied et la toilette de voiture ! Quel plaisir ineffable, pour l'observateur, pour le connaisseur, de rencontrer par les rues de Paris, sur les boulevards, ces femmes de génie qui, aprěs avoir signé leur nom, leur rang, leur fortune, dans le sentiment de leur toilette, ne paraissent rien aux yeux du vulgaire, etsonttout un poeme pour les artistes, pour les gens du monde occupés á fláner ! Cest un accord parfait entre la couleur du vétement et les dessins ; c'est un fini dans les agréments qui révele la main industrieuse ďune adroite femme de chambre. Ces hautes puissances féminines savent merveilleusement bien se conformer á 1'humble role de piéton, parce qu'elles ont maintes fois experimente les hardiesses autorisées par un DE LA VIE ELEGANTE III equipage ; car il n'y a que les gens habitues au luxe du carrosse qui savent se vetir pour aller ä pied. C'est ä l'une de ces ravissantes deesses pari-siennes que nous devons les deux formules sui-vantes : XLVI L'equipage est un passe-port pour tout ce qu'une femme veut oser. XLVII Le fantassin a toujours ä lutter contre un pre-juge. D'oü il suit que l'axiome suivant doit, avant tout, regier les toilettes des prosaiiques pietons : XLVIII Tout ce qui vise ä l'effet est de mauvais goüt, comme tout ce qui est tumultueux. Brummel a, du reste, laisse la maxime Ia plus admirable sur cette matiere, et l'assentiment de l'Angleterre l'a consacree : XLIX Si le peuple vous regarde avec attention, vous 112 T R A I T E n'etes pas bien mis : vous etes trop bien mis, trop empese, ou trop recherche. D'apres cette immortelle sentence, tout fan-tassin doit passer inapergu. Son triomphe est d'etre a la fois vulgaire et distingue, reconnu par les siens et meconnu par la foule. Si Murat s'est fait surnommer le roi Franconi, jugez de la seve-rite avec laquelle le monde poursuit un fat ! II tombe au-dessous du ridicule. Le trop de recherche est peut-etre un plus grand vice que le manque de soin, et l'axiome suivant fera fremir sans doute les femmes a pretentions : L Depasser la mode, c'est devenir caricature. Maintenant, il nous reste a detruire la plus grave de toutes les erreurs qu'une fausss experience accredite chez les esprits peu accoutumes a reflechir ou a observer ; mais nous donnerons despotiquement et sans commentaires notre arret souverain, laissant aux femmes de bon gout et aux philosophes de salon le soin de le discuter : LI Le vetement est comme un enduit; il met tout en relief, et la toilette a ete inventee bien plutot DE LA VIE ELEGANTE "3 pour faire ressortir des avantages corporels que pour voiler des imperfections. D'oü suit ce corollaire naturel : LH Tout ce qu'une toilette cherche ä cacher, dissi-muler, augmenter et grossir plus que la nature ou la mode ne l'ordonnent ou ne Ie veulent, est toujours cense vicieux. Aussi toute mode qui a pour but un mensonge est essentiellement passagere et de mauvais gout. D'apres ces principes, derives d'une jurisprudence exacte, bases sur l'observation, et dus au calcul le plus severe de 1'amour-propre humain ou feminin, il est clair qu'une femme mal faite, dejet.ee, bossue ou boiteuse, doit essayer, par politcsse, de diminuer les defauts de sa taille ; mais eile serait moins qu'une femme, si eile s'imaginait produire la plus legere illusion. Mademoiselle de la Valliere boitait avec grace et plus d'une bossue sait prendre sa revanche par les charmes de l'esprit ou par les eblouissantes richesses d'un coeur passionne. Nous ne savons pas quand les femmes comprendront qu'un defaut leur donne d'immenses avantages !... L'homme ou la femme parfaits sont les etres les plus nuls. 114 traite de la vie elegante Nous terminerons ces reflexions preliminaires, applicables ä tous les pays, par un axiome qui peut se passer de commentaires : lih Une dechirure est un malheur, une tache est un vice. Octobre-novembre 1S30. THEORIE DE LA DEMARCHE BALZAC 8 THEORIE DE LA DEMARCHE A quoi, si ce n'est á une subtance électriquc, peut-on attribuer la magie avec laquelle la volonté s'intronise si majestueusement dans le regard, pour foudroyer les obstacles aux commandementd du génie, ou filtre malgré nos hypocrisies, au travers de 1'enveloppe humaine ? Hisloire intelleciuelle de Louis Lambert, DANS l'etat actuel des connaissances humaines, cette theorie est, anion avis, la science la plus neuve, et partant la plus curieuse qu'ily ait a traiter. Elle est quasi vierge. J'espere pouvoir demontrer la raison coefficiente de cette precieuse virginite scientifique par des observations utiles al'histoire de 1'esprit humain. Rencontrer quelque curiosite de ce genre, en quoi que ce soit, etait deja chose tres difficile au temps de Rabelais ; mais il est peut-etre plus difficile encore d'en expliquer l'existence aujourd'hui : ne faut-il pas que tout ait dormi autour d'elle, ii8 THEORIE vices et vertus ? Sous ce rapport, sans étre M. Bal-lanche, Perrault aurait, ä son insu, fait un mythe dans la Belle au bois dormant. Admirable privilege des hommes dont le génie est tout naivete ! Les oeuvres sont des diamants taillés á facettes, qui réfléchissent et font rayonner les idées de toutes les époques. Lautour-Mézeray, homme d'esprit, qui sait mieux que personne traire la pensée, n'a-t-il pas découvert dans le Chat botté le mythe de YAnnonce, celle des puissances modernes qui escompte ce dont il est impossible de trouver la valeur ä la Banque de France, c'est-a-dire tout ce qu'il y a d'esprit dans le public le plus niais du monde, tout ce qu'il y a de crédulité dans 1'époque la plus incrédule, tout ce qu'il y a de Sympathie dans les entrailles du siěcle le plus égoiste ? Or, dans un temps oil, par chaque matin, il se lěve un nombre incommensurable de cer-veaux affamés ďidées, parce qu'ils savent peser ce qu'il y a d'argent dans une idée, et presses d'aller ä la chasse aux idées, parce que chaque nouvelle circonstance sublunaire crée une idée qui lui est propre ; n'y a-t-il pas un peu de mérite á trouver ä Paris, sur un terrain si bien battu, quelque gangue dont se puisse extraire encore une paillette d'or? Ceci est prétentieux ; mais pardonnez á l'au- DE LA DEMARCHE II9 teur son orgueil : faites mieux, avouez qu'il est legitime. N'est-il pas reellement bien extraordinaire de voir que, depuis le temps ou l'homme marche, personne ne se soit demande pourquoi il marche, comment il marche, s'il marche, s'il peut mieux marcher, ce qu'il fait en marchant, s'il n'y aurait pas moyen d'imposer, de changer, d'analyser sa marche : questions qui tiennent a tous les systemes philosophiques, psycholo-giques et politiques dont s'est occupe le monde ? Eh quoi ! feu M. Mariette, de l'Academie des sciences, a calcule la quantite d'eau qui passait, par chaque minime division du temps, sous cha-cune des arches du pont Royal, en observant les differences introduites par la lenteur des eaux, par l'ouverture de l'arche, par les variations atmospheriques des saisons ! et il n'est entre dans la tete d'aucun savant de rechercher, de mesurer, de peser, d'analyser, de formuler, le binome aidant, quelle quantite fluide l'homme, par une marche plus ou moins rapide, pouvait perdre ou economiser de force, de vie, d'action, de je ne sais quoi que nous depensons en haine, en amour, en conversation et en digression !... Helas ! une foule d'hommes, tous distingues par l'ampleur de la boite cerebrale et par la lour-deur, par les circonvolutions de leur cervelle ; des mecaniciens, des geometres enfin ont deduit 120 THEORIE des milliers de theoremes, de propositions, de lemmes, de corollaires sur le mouvement applique aux choses, ont revel e les lois du mouvement celeste, ont saisi les marees dans tous leurs caprices et les ont enchainees dans quelques formules d'une incontestable securite marine ; mais personne, ni physiologiste, ni medecin sans malades, ni savant desceuvre, ni fou de Bicetre, ni statisticien fatigue de compter ses grains de ble, ni quoi que ce soit d'humain, n'a voulu penser aux lois du mouvement appliques l'homme. Quoi ! vous trouveriez plus facilement le Depantouflis veterum, invoque par Charles Nodier, dans sa raillerie toute pantagruelique de YHis-toire du rot de Boheme, que le moindre volume De re ambidatoria !... Et cependant, il y a deux cents ans le comte Oxenstiern s'etait eerie : C'est les marches qui usent les soldats et les courtisans ! » Un homme deja presque oublie, homme en-glouti dans 1'ocean de ces trente mille noms ce-lebres au-dessus desquels surnagent a grand'peine une centaine de noms, Champollion, a consume sa vie a lire les hieroglyphes, transition des idees humaines na'ivement configurees a 1'alphabet chaldeen trouve par un patre, perfectionne par des marchands ; autre transition de la vocalisa- DE LA DEMARCHE 121 tion écrite á rimprimerie, qui a définitivement consacré la parole ; et nul n'a voulu donner la clef des hiéroglyphes perpétuels de la demarche humaine ! A cette pensée, á 1'imitation de Sterne, qui a bien un peu copié Archiměde, j'ai fait craquer mes doigts ; j'ai jeté mon bonnet en l'air, et je me suis écrié : Eureka (j'ai trouvé) ! Mais pourquoi done cette science a-t-elle eu les honneurs de l'oubli ? N'est-elle pas aussi profonde, aussi frivole, aussi dérisoire que le sont les autres sciences ? N'y a-t-il pas un joli petit non-sens, la grimace des demons impuis-sants, au fond de ces raisonnements ? Ici, l'hommc ne sera-t-il pas toujours aussi noblement bouffon qu'il peut l'etre ailleurs ? Ici, ne sera-t-il pas toujours M. Jourdain, faisant de la prose sans le savoir, marchant, sans connaitre tout ce que sa marche soulěve de hautes questions ? Pourquoi la marche de l'homme a-t-elle eu le dessous, et pourquoi s'est-on préférablement oceupé de la marche des astres ? Ici, ne serons-nous pas, comme ailleurs, tout aussi heureux, tout aussi malheureux (sauf les dosages individuels de ce fluide nommé si improprement imagination), soit que nous sachions, soit que nous ignorions tout de cette nouvelle science ? Pauvre homme du xixe siěcle ! En effet, quelles 122 THEORIE jouissances as-tu definitivement extraites de la certitude ou tu es d'etre, suivant Cuvier, le dernier venu dans les especes, ou l'etre progressif, suivant Nodier ? de l'assurance qui t'a ete donnee du sejour authentique de la mer sur les plus hautes montagnes ? de la connaissance irrefragable qui a detruit le principe de toutes les religions asiatiques, le bonheur passe de tout ce qui fut, en deniant au soleil, par l'organe d'Herschell, sa chaleur, sa lumiere ? Quelle tranquillite politique as-tu distillee des flots de sang repandus par quarante annees de revolutions? Pauvre homme ! tu as perdu les marquises, les petits soupers, PAcademie francaise ; tu ne peux plus battre tes gens et tu as eu le cholera. Sans Rossini, sans Taglioni, sans Paganini, tu ne t'amu-serais plus ; et tu penses neanmoins, si tu n'ar-retes le froid esprit de tes institutions nouvelles, a couper les mains a Rossini, les jambes a Taglioni, Parchet a Paganini. Apres quarante annees de revolutions, pour tout aphorisme politique, Bertrand Barrere a naguere publie celui-ci : « N'interromps pas une femme qui danse pour lui donner un avis. » Cette sentence m'a ete volee. N'appartenait-elle pas essentiellement aux axiomes de ma theorie ? \ DE LA DEMARCHE 123 Vous demanderez pourquoi tant d'emphase pour cette science prosa'fque, pourquoi embou-cher si fort la trompette ä propos de l'art de lever le pied? Ne savez-vous done pas que la dignite en toute chose est toujours en raison inverse de Putilite? Done, cette science est ä moi ! Le premier j'y plante la hampe de mon pennon, comme Pizarre, en criant : Ceci est au rot d'Espagne ! quand il mit le pied sur PAmerique. II aurait du cependant ajouter quelque petite proclamation d'investiture en faveur des medecins. Cependant, Lavater a bien dit, avant moi, que, tout itant homogene dans Phomme, sa demarche devait etre au moins aussi eloquente que Pest sa physionomie ; la demarche est la physionomie du corps. Mais e'etait une deduction naturelle de sa premiere proposition. Tout en nous correspond d une cause interne. Empörte par le vaste cours d'une science qui erige en art distinct les observations relatives a chacune des manifestations particulieres de la pensee humaine, il lui etait impossible de developper la theorie de la demarche, qui occupe peu de place dans son magnifique et tres prolixe ouvrage. Aussi les problemes ä resoudre en cette matiere restent tout entiers ä examiner, ainsi que les liens qui unissent cette partie de la vitalite a 124 THEORIE l'ensemble de notre vie individuelle, sociale et nationale. .....Et vera incessu Patuit dca...... k La deesse se revela par sa demarche. » Ces fragments de vers de Virgile, analogues d'ailleurs ä un vers d'Homere, que je ne veux pas citer de peur d'etre accuse de pedantisme, sont deux temoignages qui attestent l'importance attachee ä la demarche par les anciens. Mais qui de nous, pauvres ecoliers fouettes de grec, ne sait pas que Demosthenes reprochait ä Nico-bule de marcher ä la diable, assimilant une pa-reille demarche, comme manque d'usage et de bon ton, ä un parier insolent? La Bruyere a ecrit quelques lignes curieuses sur ce sujet; mais ces quelques lignes n'ont rien de seientifique, et n'aecusent qu'un de ces faits qui abondent par milliers dans cet art. k II y a, dit-il, chez quelques femmes, une grandeur artificielle attachee au mouvement des yeux, ä un air de tete, aux facons de marcher, etc. » Cela dit, pour temoigner de mon soin ä rendre justice au passe, feuilletez les bibliographes, devorez les catalogues, les manuscrits des biblio-theques; ä moins d'un palimpseste qui soit recemment gratte, vous ne trouverez rien de DE LA DEMARCHE !25 plus que ces fragments, insouciants de la science en elle-meme. II y a bien des traites sur la danse, sur la mimique ; il y a bien le Tratte du mouvement des animaux, par Borelli; puis quelques articles speciaux faits par des medecins recemment effrayes de ce mutisme scientifique sur nos actes les plus importants ; mais, ä l'exemple de Borelli, ils ont moins cherche les causes que constate les effets : en cette matiere, ä moins d'etre Dieu meme, il est bien difficile de ne pas retourner ä Borelli. Done, rien de physiologique, de psy-chologique, de transcendant, de peripateticienne-ment philosophique, rien ! Aussi donnerais-je pour le cauris le plus ebreche tout ce que j'ai dit, ecrit, et ne vendrais-je pas au prix d'un globe d'or cette theorie toute neuve, jolie comme tout ce qui est neuf. Une idee neuve est plus qu'un monde : eile donne un monde, sans compter le reste. Une pensee nouvelle ! quelles richesses pour le peintre, le musicien, le poete ! Ma preface finit lä. Je commence. Une pensee a trois äges. Si vous l'exprimez dans toute la chaleur prolifique de sa conception, vous la produisez rapidement, par un jet plus ou moins heureux, mais empreint ä coup sür d'une verve pindarique. C'est Daguerre s'en-fermant vingt jours pour faire son admirable 126 THEORIE tableau de Pile Sainte-Hélěne, inspiration toute dantesque. Mais, si vous ne saisissez pas ce premier bonheur de generation mentale, et que vous laissiez sans produit ce sublime paroxysme de Pintelli-gence fouettée, pendant lequel les angoisses de Penfantement disparaissent sous les plaisirs de la surexcitation cerebrale, vous tombez soudain dans le gächis des difficultés : tout s'abaisse, tout s'affaisse ; vous vous blasez ; le sujet s'amollit; vos idées vous fatiguent. Le fouet de Louis XIV > que vous aviez naguěre pour mener votre sujet en poste, a passé aux mains de ces fantasques creatures ; alors, ce sont vos idées qui vous brisent, vous lassent, vous sanglent des coups sifflants aux oreilles, et contre lesquels vous regimbez. Voilä le poete, le peintre, le musi-cien qui se proměně, fláne sur les boulevards, marchande des Cannes, achěte de vieux bahuts, s'eprend de mille passions fugaces, laissant la son idee, comme on abandonne une maitresse plus aimante ou plus jalouse qu'il ne lui est permis de Petre. Vient le dernier age de la pensée. Elle s'est implantée, eile a pris racine dans votre áme, eile y a muri; puis, un soir ou un matin, quand le poete óte son foulard, quand le peintre bailie encore, lorsque le musicien va souffler sa lampe, DE LA DEMARCHE 127 en se souvenant d'une delicieuse roulade, en revoyant un petit pied de femme ou l'un de ces je ne sais quoi dont on s'occupe en dormant ou en s'eveillant, ils apercoivent leur idee dans toute la grace de ses frondaisons, de ses florai-sons, l'idee malicieuse, luxuriante, luxueuse, belle comme femme magnifiquement belle, belle comme un cheval sans defaut ! Et alors le peintre donne un coup de pied a son edredon, s'il y a un edredon, et s'ecrie : — C'est fini ! je ferai mon tableau ! Le poete n'avait qu'une idee, et il se voit a la tete d'un ouvrage. — Malheur au siecle !... dit-il en lancant une de ses bottes a travers la chambre. Ceci est la theorie de la demarche de nos idees. Sans m'engager a justifier 1'ambition de ce programme pathologique, dont je renvoie le systeme aux Dubois, aux Maygrier du cerveau, je declare que la Thiorie de la demarche m'a prodigue toutes les delices de cette conception premiere, amour de la pensee ; puis tous les chagrins d'un enfant gate dont l'education coute cher et n'en perfectionne que les vices. Quand un homme rencontre un tresor, sa seconde pensee est de se demander par quel hasard il l'a trouve. Voici done ou j'ai rencontre 128 theorie la Theorie de la demarche, et voici pourquoi per-sonne jusqu'a moi ne l'avait apercue... Un homme devint fou pour avoir reflechi trop profondement a Taction d'ouvrir ou de fermer une porte. II se mit a comparer la conclusion des discussions humaines a ce mouvement qui, dans les deux cas, est absolument le meme, quoique si divers en resultats. A cote de sa loge etait un autre fou qui cherchait a deviner si l'ceuf avait precede la poule, ou si la poule avait precede l'ceuf. Tous deux parlaient, l'un de sa porte, 1'autre de sa poule, pour interroger Dieu sans succes. Un fou est un homme qui voit un abime et y tombe. Le savant l'entend tomber, prend sa toise, mesure la distance, fait un escalier, descend, remonte, et se frotte les mains, apres avoir dit a l'univers : « Cet abime a dix-huit cent deux pieds de profondeur, la temperature du fond est de deux degres plus chaude que celle de notre atmosphere. » Puis il vit en famille. Le fou reste dans sa loge. lis meurent tous deux. Dieu seul sait qui du fou, qui du savant, a ete le plus pres du vrai. Empedocle est le premier savant qui ait cumule. II n'y a pas un seul de nos mouvements, ni une seule de nos actions qui ne soit un abime, ou l'homme le plus sage ne puisse laisser sa DE LA DEMARCHE 129 raison, et qui ne puisse fournir au savant l'occa-sion de prendre sa toise et d'essayer a mesurer l'infini. II y a de l'infini dans le moindre gramen. Ici, je serai toujours entre la toise du savant et le vertige du fou. Je dois en prevenir loyale-ment celui qui veut me lire ; il faut de l'intrepi-dite pour rester entre ces deux asymptotes. Cette Theorie ne pouvait etre faite que par un homme assez ose pour cotoyer la folie sans crainte et la science sans peur. Puis je dois encore accuser, par avance, la vulgarite du premier fait qui m'a conduit, deductions en inductions, a cette plaisanterie lycophronique. Ceux qui savent que la terre est pavee d'abimes, foulee par des fous et mesuree par des savants, me pardonneront seuls l'appa-rente niaiserie de mes observations. Je parle pour les gens habitues a trouver de la sagesse dans la feuille qui tombe, des problemes gigan-tesques dans la fumee qui s'eleve, des theories dans les vibrations de la lumiere, de la pensee dans les marbres, et le plus horrible des mouve-ments dans l'immobilite. Je me place au point precis ou la science touche a la folie, et je ne puis mettre de garde-fous. Continuez. En 1830, je revenais de cette delicieuse Tou-raine, ou les femmes ne vieillissent pas aussi vite que dans les autres pays. J'etais au milieu de la 130 THEORIE grande cour des Messageries, rue Notre-Dame-des-Victoires, attendant une voiture, et sans me douter que j'allais etre dans l'alternative d'ecrire des niaiseries ou de faire d'immortelles decouvertes. De toutes les courtisanes, la pensee est la plus imperieusement capricieuse : elle fait son lit, avec une audace sans exemple, au bord d'un sentier ; couche au coin d'une rue ; suspend son nid, comme l'hirondelle, a la corniche d'une fenetre ; et, avant que Tamour ait pense a sa fleche, elle a concu, pondu, couve, nourri un geant. Papin allait voir si son bouillon avait des yeux quand il changea le monde industriel en voyant voltiger un papier que ballottait la vapeur au-dessus de sa marmite. Faust trouva l'impri-merie en regardant sur le sol l'empreinte des fers de son cheval, avant de le monter. Les niais appellent ces foudroiements de la pensee un hasard, sans songer que le hasard ne visite jamais les sots. J'etais done au milieu de cette cour, ou trone le mouvement, et j'y regardais avec insouciance les differentes scenes qui s'y passaient, lorsqu'un voyageur tombe de la rotonde a terre, comme une grenouille effrayee qui s'elance a l'eau. Mais, en sautant, cet homme fut force, pour ne pas choir, de tendre les mains au mur du bureau pres duquel etait la voiture, et de s'y appuyer DE LA DEMARCHE legerement. Voyant cela, je me demandai pour-quoi. Certes, un savant aurait repondu : « Parce qu'il allait perdre son centre de gravite. » Mais pourquoi Phomme partage-t-il avec les diligences le privilege de perdre son centre de gravite ? Un etre doue d'intelligence n'est-il pas souverainement ridicule quand il est a terre, par quelque cause que ce soit? Aussi le peuple, que la chute d'un cheval interesse, rit-il toujours d'un homme qui tombe. Cet homme etait un simple ouvrier, un de ces joyeux faubouriens, espece de Figaro sans mandoline et sans resille, un homme gai, meme en sortant de diligence, moment 011 tout le monde grogne. II crut reconnaitre un de ses amis dans le groupe des flaneurs qui regardent toujours I'arrivee des diligences, et il s'avanca pour lui appliquer une tape sur Pepaule, a la facon de ces gentilshommes campagnards ayant peu de ma-nieres, qui, pendant que vous revez a vos cheres amours, vous frappent sur la cuisse en vous disant : — Chassez-vous ?... En cette conjoncture, par une de ces determinations qui restent un secret entre Phomme et Dieu, cet ami du voyageur fit un ou deux pas. Mon faubourien tomba, la main en avant, jus-qu'au mur, sur lequel il s'appuya ; mats, apres 132 THEORIE avoir parcouru toute la distance qui se trouvait entre le mur et la hauteur á laquelle arrivait sa téte quand il était detout, espace que je représen-terais scientifiquement par un angle de quatre-vingt-dix degrés, l'ouvrier, empörte par le poids de sa main, s'etait plié, pour ainsi dire, en deux. II se releva la face turgide et rougie, moins par la colěre que par un effort inattendu. — Voici, me dis-je, un phénoměne auquel personne ne pense, et qui ferait bouquer deux savants. Je me souvins en ce moment d'un autre fait, si vulgaire dans son eventualitě, que nous n'en avons jamais esgoussé la cause, quoiqu'elle accuse de sublimes merveilles. Ce fait corrobora Pidée qui me frappait alors si vivement, idée á laquelle la science des riens est redevable au-jourďhui de la Theorie de la demarche. Ce souvenir appartient aux jours heureux de mon adolescence, temps de délicieuse niai-serie, pendant lequel toutes les femmes sont des Virginies, que nous aimons vertueusement, comme aimait Paul. Nous apercevons plus tard une infinite de naufrages, oil, comme dans l'ceuvre de Bernardin de Saint-Pierre, nos illusions se noient; et nous n'amenons qu'un cadavre sur la gréve. Alors, le chaste et pur sentiment que j'avais DE LA DEMARCHE 133 pour ma soeur n'etait trouble par aucun autre, et nous portions ä deux la vie en riant. J'avais mis trois ou quatre cents francs en pieces de cent sous dans le necessaire oü eile serrait son fil, ses aiguilles, et tous les petits ustensiles ne-cessaires ä son metier de jeune fille essentielle-ment brodeuse, parfileuse, couseuse et feston-neuse. N'en sachant rien, elle voulut prendre sa table ä ouvrage, toujours si legere ; mais il lui fut impossible de la soulever du premier coup, et il lui fallut emettre une seconde dose de force et de vouloir pour enlever sa boite. Ce n'est pas la compromettre que de dire combien eile mit de precipitation ä l'ouvrir, tant elle etait curieuse de voir ce qui l'alourdissait. Alors, je la priai de me garder cet argent. Ma conduite cachait un secret, je n'ai pas besoin d'ajouter que je fus oblige de le lui confier. Bien involontairement, je repris l'argent sans l'en prevenir ; et, deux heures apres, en reprenant sa boite, elle I'enleva presque au-dessus de ses cheveux, par un mouvement de naivete qui nous fit tant rire, que ce bon rire servit precisement ä graver cette observation physiologique dans ma memoire. En rapprochant ces deux faits si dissemblables, mais qui procedaient de la meme cause, je fus plonge dans une perplexitc pareille ä celle du r34 theorie philosophe a camisole qui medita si profonde-ment sur sa porte. Je comparais le voyageur a la cruche pleine d'eau qu'une fille curieuse rapporte de la fon-taine. Elle s'occupe a regarder une fenetre, recoit une secousse d'un passant, et laisse perdre une lame d'eau. Cette comparaison vague expri-mait grossierement la depense vitale de fluide que cet homme me parut avoir faite en pure perte. Puis, de la, jaillirent mille questions qui me furent adressees, dans les tenebres de l'intelli-gence, par un etre tout fantastique, par ma Theorie de la demarche deja nee. En effet, tout a coup mille petits phenomenes journaliers de notre nature vinrent se grouper autour de ma reflexion premiere, et s'eleverent en foule dans ma memoire comme un de ces essaims de mouches qui s'envolent, au bruit de nos pas, de dessus le fruit dont elles pompent les sues au bord du sentier. Ainsi je me souvins en un moment, rapide-ment, et avec une singuliere puissance de vision intellectuelle : Et des craquements de doigts, et des redresse-ments de muscles, et des sauts de carpe que, pauvres ecoliers, moi et mes camarades, nous nous permettions comme tous ceux qui restent trop longtemps en etude, soit le peintre dans DE LA DEMARCHE J35 son atelier, soit le poete dans ses contemplations, soit la femme plongee dans son fauteuil ; Et de ces courses rapides subitement arretees comme le tournoiement d'un soleil fini, aux-quelles sont sujets les gens qui sortent de chez eux ou de chez elles, en proie a un grand bonheur ; Et de ces exaltations produites par des mouve-ments excessifs, et si actives, que Henri III a ete pendant toute sa vie amoureux de Marie de Cleves, pour etre entre dans le cabinet ou elle avait change de chemise, au milieu d'un bal donne par Catherine de Medicis ; Et de ces cris feroces que jettent certaines per-sonnes, poussees par une inexplicable necessite de mouvement, et pour exercer peut-etre une puissance inoccupee ; Et des envies soudaines de briser, de frapper quoi que ce soit, surtout dans des moments de joie, et qui rendent Odry si naivement beau dans son role du marechal ferrant de \'£ginhard de campagne, quand il tape, au milieu d'un paro-xysme de rire, son ami Vernet, en lui disant : « Sauve-toi, ou je te tue. » Enfin plusieurs observations, que j'avais pre-cedemment faites, m'illuminerent, et me te-naillerent 1'intelligence si vigoureusement, que, ne songeant plus ni a mes paquets ni a ma voi-;ure, je devins aussi distrait que Test M. Ampere, 136 THEORIE et revins chez moi, fern par le principe lucide et vivifiant de ma Theorie de la demarche. J'allais admirant une science, incapable de dire quelle etait cette science, nageant dans cette science, comme un homme en mer, qui voit la mer et n'en peut saisir qu'une goutte dans le creux de sa main. Ma petulante pensee jouissait de son premier age. Sans autre secours que celui de l'intuition, qui nous a valu plus de conquetes que tous les sinus et les cosinus de la science, et sans m'in-quieter ni des preuves, ni du qu'en dira-t-on, je decidai que l'homme pouvait projeter en dehors de lui-meme, par tous les actes dus a son mou-vement, une quantite de force qui devait pro-duire un effet quelconque dans sa sphere d'ac-tivite. Que de jets lumineux dans cette simple for-mule ! L'homme aurait-il le pouvoir de diriger Taction de ce constant phenomene auquel il ne pense pas ? Pourrait-il economiser, amasser l'indivisible fluide dont il dispose a son insu, comme la seiche aspire et distille, par un appareil inconnu, le nuage d'encre au sein duquel elle disparait ? Mesmer, que la France a traite d'empirique, a-t-il raison, a-t-il tort? de la demarche 137 Pour moi, des lors, le mouvement comprit la Pensee, action la plus pure de l'etre humain ; le Verbe, traduction de ses pensees ; puis la Demarche et le Geste, accomplissement plus ou moins passionne du Verbe. De cette effusion de vie plus ou moins abondante, et de la maniere dont l'homme la dirige, precedent les merveilles du toucher, auxquelles nous devons Paganini, Raphael, Michel-Ange, Huerta le guitariste, Taglioni, Liszt, artistes qui tous transfusent leurs ames par des mouvements dont ils ont seuls le secret. Des transformations de la pensee dans la voix, qui est le toucher par lequel l'ame agit le plus spontanement, decoulent les miracles de l'eloquence et les celestes enchantements de la musique vocale. La parole n'est-elle pas en quelque sorte la demarche du cceur et du cer-veau ? Alors, la Demarche etant prise comme l'expres-sion des mouvements corporels, et la Voix comme celle des mouvements intellectuels, il me parut impossible de faire mentir le mouvement. Sous ce rapport, la connaissance approfondie de la demarche devenait une science complete. N'y avait-il pas des formules algebriques a trouver pour determiner ce qu'une cantatrice defense d'ame dans ses roulades, et ce que nous dissipons d'energie dans nos mouvements ? Quelle theorie gloire de pouvoir jeter á 1'Europe savante une arithmétique morale avec les solutions de pro-blěmes psychologiques aussi importants á ré-soudre que le sont ceux qui suivent : La cavatine Di tanti palpiti est á la vie de la Pasta comme i est a X. Les pieds de Vestris sont-ils á sa téte comme ioo est a 2 ? Le mouvement digestif de Louis XVIII a-t-il été á la durée de son régne comme 1814 est á 93 ! Si mon systéme eůt existé plus tót, et qu'on eút cherché des proportions plus égales entre 1814 et 93, Louis XVIII régnerait peut-étre encore. Quels pleurs je versai sur le tohu-bohu de mes connaissances, ďoú je n'avais extrait que de misérables contes, tandis qu'il pouvait en sortir une physiologie humaine ! Étais-je en état de rechercher les lois par lesquelles nous envoyons plus ou moins de force du centre aux extrémités ; de deviner oú Dieu a mis en nous le centre de ce pouvoir ; de determiner les phéno-ménes que cette faculté devait produire dans Pat-mosphěre de chaque creature ? En effet, si, comme Pa dit le plus beau génie análytique, le geometre qui a le plus écouté Dieu aux portes du sanctuaire, une balle de DE LA DEMARCHE r39 pistolet lancee au bord de la Mediterranee cause un mouvement qui se fait sentir jusque sur les cötes de Chine, n'est-il pas probable que, si nous projetons en dehors de nous un luxe de force, nous devons, ou changer autour de nous les conditions de 1'atmosphere, ou necessaire-ment influer, par les effets de cette force vive qui veut sa place, sur les etres et les choses dont nous sommes entoures ? Que jette done en l'air l'artiste qui se secoue les bras, apres l'enfantement d'une noble pensee qui l'a tenu longtemps immobile ? Oil va cette force dissipee par la femme nerveuse qui fait craquer les delicates et puissantes articulations de son cou, qui se tord les mains, en les agitant, apres avoir vainement attendu ce qu'elle n'aime pas ä trop attendre ? Enfin, de quoi mourut le fort de la Halle qui, sur le port, dans un defi d'ivresse, leva une piece de vin ; puis qui, gracieusement ouvert, sonde, dechiquete brin ä brin par messieurs de l'Hotel-Dieu, a completement frustre leur science, filoute leur scapel, trompe leur curiosite, en ne laissant apercevoir la moindre lesion, ni dans ses muscles, ni dans ses organes, ni dans ses fibres, ni dans son cerveau ? Pour la premiere fois peut-etre, M. Dupuytren, qui sait toujours pourquoi la mort est venue, s'est demande 140 THEORIE pourquoi la vie etait absente de ce corps. La cruche s'etait videe. Alors, il me fut prouve que l'homme occupe a scier du marbre n'etait pas bete de naissance, mais bete parce qu'il sciait du marbre. II fait passer sa vie dans le mouvement des bras, comme le poete fait passer la sienne dans le mouvement du cerveau. Tout mouvement a ses lois. Kepler, Newton, Laplace et Legendre sont tout en tiers dans cet axiome. Pourquoi done la science a-t-elle dedaigne de rechercher les lois d'un mouvement qui transporte a son gre la vie dans telle ou telle portion du mecanisme humain, et qui peut egalement la projeter en dehors de l'homme ? Alors, il me fut prouve que les chercheurs d'autographes, et ceux qui pretendent juger le caractere des hommes sur leur ecriture, etaient des gens sup&ieurs. Ici, ma Thiorie de la demarche acquerait des proportions si discordantes avec le peu de place que j'occupe dans le grand ratelier d'ou mes illustres camarades du xixe siecle tirent leur provende, que je laissai la cette grande idee, comme un homme effraye d'apercevoir un gouffre. J'entrais dans le second age de la pensee. Neanmoins, je fus si curieusement affriande par la vue de cet abime, que, de temps en temps, DE LA DEMARCHE 141 je venais goüter toutes les joies de Ia peur, en Ie contemplant au bord, et m'y tenant ferme ä quelques idees bien plantees. bien feuillues. Alors, je commencai des travaux immenses et qui eussent, selon Pexpression de mon elegant ami Eugene Sue, decorne un bceuf moins habitue que je ne le suis ä marcher dans mes sillons, nuit et jour, par tous les temps, nonchalant de la bise qui souffle, des coups, et du fourrage inju-rieux que le journalisme nous distribue. Comme tous ces pauvres predestines de savants, j'ai compte des joies pures. Parmi ces fleurs d'etude, la premiere, la plus belle, parce qu'elle etait la premiere, et la plus trompeuse, parce qu'elle etait la plus belle, a ete d'ap-prendre, par M. Savary de l'Observatoire, que dejä l'Italien Borelli avait fait un grand ouvrage De actu animalium (du mouvement des ani-maux). Combien je fus heureux de trouver un Borelli sur le quai ! combien peu me pesa l'in-quarto ä rapporter sous le bras ! en quelle ferveur je l'ouvris ; en quelle häte je le traduisis ! Je ne saurais vous dire ces choses. II y avait de 1'amour dans cette etude. Borelli etait pour moi ce que Baruch fut pour La Fontaine. Comme un jeune homme dupe de son premier amour, je ne sentais de Borelli ni la poussiere accumulee dans ses 142 THEORIE pages par les orages parisiens, ni la senteur equivoque de sa couverture, ni les gr?ins de tabac qu'y avait bissés le vieux médecin auquel il appartint jadis, et dont je fus jaloux en lisant ces mots écrits d'une main tremblante : Ex libris Angara. Brst ! quand j'eus lu Borelli, je jetai Borelli, je maudis Borelli, je méprisai le vieux Borelli, qui ne me disait rien de actu, comme plus tard le jeune homme baisse la téte en reconnaissant sa premiere amie, l'ingrat ! Le savant Italien, doué de la patience de Malpighi, avait passé des années á éprouver, á determiner la force des divers appareils établis par la nature dans notre systéme musculaire. II a évidemment prouvé que le mécanisme intérieur de forces reelles constitué par nos muscles avait été dispose pour des efforts doubles de ceux que nous vou-lions faire. Certes, cet Italien est le machiniste le plus habile de cet opera changeant nommé l'homme. A suivre, dans son ouvrage, le mouvement de nos leviers et de nos contre-poids, á voir avec quelle prudence le Créateur nous a donné des balanciers naturels pour nous soutenir en toute espěce de pose, il est impossible de ne pas nous considérer comme d'infatigables danseurs de corde. Or, je me souciais peu des moyens, je DE LA DEMARCHE 143 voulais connaitre les causes. De quelle importance ne sont-elles pas ! Jugez. Borelli dit bien pourquoi ľhomme, empörte hors du centre de gravité, tombe ; mais il ne dit pas pourquoi souvent l'homme ne tombe pas, lorsqu'il sait user d'une force occulte, en envoyant a ses pieds une incroyable puissance de retraction. Ma premiére colére passée, je rendis justice ä Borelli. Nous lui devons la connaissance de Vaire humaine : en ďautres termes, de ľespace ambiant dans lequel nous pouvons nous mouvoir sans perdre le centre de gravité. Certes, la dignité de la demarche humaine doit singuliérement dépendre de la maniere dont un homme se balance dans cette sphere au delá de laquelle il tombe. Nous devons également ä ľillustre Italien des recherches curieuses sur la dynsmique intérieure de ľhomme. II a compté les tuyaux par lesquels passe Ie fluide moteur, cette insai-sissable volonte, désespoir des penseurs et des physiologistes ; il en a mesuré la force ; il en a constaté le jeu ;.il a donne généreusement k ceux qui monteront sur ses épaules pour voir plus loin que lui, dans ces ténébres lumineuses, la valeur materielle et ordinaire des affets produits par notre vouloir ; il a pese la pensée, en montrant que la machine musculaire est en disproportion avec les résultats obtenus par l'homme, et qu'il 144 THEORIE se trouve en lui des forces qui portent cette machine á une puissance incomparablement plus grande que ne Test sa puissance intrinsěque. Děs lors, je quittai Borelli, certain de ne pas avoir fait une connaissance inutile en conversant avec ce beau génie ; et je fus attiré vers les savants qui se sont occupés récemment des forces vitales. Mais, hélas ! tous ressemblaient au geometre qui prend sa toise et chiffre l'abime ; moi, je voulais voir l'abime et en pénétrer tous les secrets. Que de reflexions n'ai-je pas jetées dans ce gouffre, comme un enfant qui lance des pierres dans un puits pour en écouter les retentisse-ments ! Que de soirs passes sur un mol oreiller á contempler les nuages fantastiquement éclairés par le soleil couchant ! Que de nuits vainement employees á demander des inspirations au silence ! La vie la plus belle, la mieux remplie, la moins sujette aux deceptions, est certes celle du fou sublime qui cherche á determiner l'in-connu d'une equation á racines imaginaires. Quand j'eus tout appris, je ne savais rien, et je marchais !... Un homme qui n'aurait pas eu mon thorax, mon cou, ma boite cérébrale, eút perdu la raison en désespoir de cause. Heureuse-ment, ce second áge de mon idée vint á finir. En entendant le duo de Tamburini et de Rubini, DE LA DEMARCHE H5 dans le premier acte du Mose, ma theorie m'ap-parut pimpante, joyeuse, fretillante, jolie, et vint se coucher complaisamment a mes pieds, comme une courtisane fachee d'avoir abuse de la coquetterie et qui craint d'avoir tue l'amour. Je resolus de constater simplement les effets produits en dehors de l'homme par ses mouve-ments, de quelque nature qu'ils fussent, de les noter, de les classer; puis, l'analyse achevee, de rechercher les lois du beau ideal en fait de mouvement, et d'en rediger un code pour les personnes curieuses de dormer une bonne idee d'elles-memes, de leurs mceurs, de leurs habitudes : la demarche etant, selon moi, le prodrome exact de la pensee et de la vie. J'allai done le lendemain m'asseoir sur une chaise du boulevard de Gand, afin d'y etudier la demarche de tous les Parisiens qui, pour leur malheur, passeraient devant moi pendant la journee. Et, ce jour-la, je recoltai les observations les plus profondement curieuses que j'aie faites dans ma vie. Je revins charge comme un bota-niste qui, en herborisant, a pris tant de plantes, qu'il est oblige de les donner a la premiere vache venue. Seulement, la Theorie de la demarche me parut impossible a publier sans dix-sept cents planches gravees, sans dix ou douze volumes de 146 THEORIE texte, et des notes a effrayer feu l'abbe Barthe-lemy ou mon savant ami Parisot. Trouver en quoi pechaient les demarches vi-cieuses ; Trouver les lois a l'exacte observation des-quelles etaient dues les belles demarches ; Trouver les moyens de faire mentir la demarche, comme les courtisans, les ambitieux, les gens vin-dicatifs, les comediens, les courtisanes, les epouses legitimes, les espions, font mentir leurs traits, leurs yeux, leur voix ; Rechercher si les anciens marchaient bien, quel peuple marche le mieux entre tous les peuples ; si le sol, le climat est pour quel que chose dans la demarche. Brrr ! les questions jaillissaient comme des sauterelles ! Sujet merveilleux ! Le gastronome, soit qu'il saisisse sa truelle pour soulever la peau d'un lavaret du lac d'Aix, celle d'un sur-mulet de Cherbourg, ou d'une perche de l'Indre ; soit qu'il plonge son couteau dans un filet de chevreuil, comme il s'en elabore quelquefois dans les forets et s'en perfectionne dans les cuisines ; ce susdit gastronome n'eprouverait pas une jouissance comparable a celle que j'eus en posse-dant mon sujet. La friandise intellectuelle est la passion la plus voluptueuse, la plus dedai-gneuse, la plus hargneuse : elle comporte la DE LA DEMARCHE H7 critique, expression de l'amour-propre jaloux des jouissances qu'il a ressenties. Je dois a l'art d'expliquer ici les veritables causes de la delicieuse virginite litteraire et philo-sophique qui recommande a tous les bons esprits la Theorie de la demarche ; puis la franchise de mon caractere m'oblige a dire que je ne voudrais pas etre comptable de mes bavardages, sans les faire excuser par d'utiles observations, Un moine de Prague, nomme Reuchlin, dont l'histoire a ete recueillie par Marcomarci, avait un odorat si fin, si exerce, qu'il distinguait une jeune fille d'une femme, et une mere d'une femme infeconde. Je rapporte ces resultats entre ceux que sa faculte sensitive lui faisait obtenir, parce qu'ils sont assez curieux pour donner une idee de tous les autres. L'aveugle qui nous a valu la belle lettre de Diderot, faite, par parenthese, en douze heures de nuit, possedait une connaissance si approfon-die de la voix humaine, qu'il avait remplace le sens de la vue, relativement a l'appreciation des caracteres, par des diagnostics pris dans les intonations de la voix. La finesse des perceptions correspondait chez ces deux hommes a une egale finesse d'esprit, a un talent particulier. La science d'observation tout exceptionnelle dont ils avaient ete doues UAI.ZAC 10 148 THEORIE me servira ďexemple pour expliquer pourquoi certaines parties de la psychologie ne sont pas sufiisamment étudiées, et pourquoi les hommes sont contraints de les deserter. L'observateur est incontestablement homme de génie au premier chef. Toutes les inventions humaines découlent d'une observation analy-tique dans laquelle l'esprit procěde avec une incroyable rapidité d'apercus. Gall, Lavater, Mesmer, Cuvier, Lagrange, le docteur Méreaux, que nous avons récemment perdu, Bernard Palissy, le précurseur de Buff on, le marquis de Worcester, Newton enfin, le grand peintre et le grand musicien, sont tous des observateurs. Tous vont de l'effet ä la cause, alors que les autres hommes ne voient ni cause ni effet. Mais ces sublimes oiseaux de proie qui, tout en s'elevant ä de hautes regions, possědent le don de voir clair dans les choses d'ici-bas, qui peuvent tout ä la fois abstraire et spécialiser, faire d'exactes analyses et de justes syntheses, ont, pour ainsi dire, une mission purement méta-physique. La nature et la force de leur génie les contraint á reproduire dans leurs ceuvres leurs propres qualités. Iis sont empörtes par le vol audacieux de leur génie, et par leur ardente recherche du vrai, vers les formules les plus simples. Iis observent, jugent et laissent des DE LA DEMARCHE 149 principes que les hommes minutieux prouvent, expliquent et commentent. L'observation des phénoměnes relatifs á 1'homme, l'art qui doit en saisir les mouve-ments les plus caches, 1'étude du peu que cet étre privilegia laisse involontairement deviner de sa conscience, exigent et une somme de génie et un rapetissement qui s'excluent. II faut étre á la fois patient comme 1'étaient jadis Muschen-brock et Spallanzani, comme le sont aujourďhui MM. Nobili, Magendie, Flourens, Dutrochet et tant d'autres ; puis il faut encore posséder ce coup d'ceil qui fait converger les phénoměnes vers un centre, cette logique qui les dispose en rayons, cette perspicacité qui voit et déduit, cette lenteur qui sert á ne jamais découvrir un des points du cercle sans observer les autres, et cette promptitude qui měne d'un seul bond du pied á la téte. Ce génie multiple, possédé par quelques tétes héroiiques justement célěbres dans les annales des sciences naturelles, est beau coup plus rare chez Pobservateur de la nature morale. L'ecrivain, charge de répandre les lumiěres qui brillent sur les hauts lieux, doit donner á son ceuvre un corps littéraire, et faire lire avec intérét les doctrines les plus ardues, et parer la science. II se trouve done sans cesse dominé THEORIE par la forme, par la poesie et par les accessoires de l'art. Ětre un grand écrivain et un grand obser-vateur, Jean-Jacques et le bureau des Longitudes, tel est le probléme, probléme insoluble. Puis le génie qui preside aux découvertes exactes et physiques n'exige que la vue morale ; mais Pesprit de Pobservation psychologique veut impé-rieusement et Podorat du moine et Poule de Paveugle. II n'y a pas d'observation possible sans une eminente perfection de sens et sans une memoire presque divine. Done, en mettant ä part la rareté particuliěre des observateurs qui examinent la nature hu-maine sans scalpel et veulent la prendre sur le fait, souvent Phomme doué de ce microscope moral, indispensable pour ce genre d'etude, manque de la puissance qui exprime, comme celui qui saurait s'exprimer manque de la puissance de bien voir. Ceux qui ont su formuler la nature, comme le fit Moliěre, devinaient vrai, sur simple échantillon ; puis ils volaient leurs contempo-rains et assassinaient ceux d'entre eux qui criaient trop fort. II y a dans tous les temps un homme de génie qui se fait le secretaire de son époque : Homěre, Aristote, Tacite, Shakespeare, PArétin, Machiavel, Rabelais, Bacon, Moliěre, Voltaire, ont tenu la plume sous la dictée de leurs siěcles. DE LA DEMARCHE 151 Les plus habiles observateurs sont dans le monde ; mais, ou paresseux, ou insouciants de gloire, ils meurent ayant eu de cette science ce qu'il leur en fallait pour leur usage, et pour rire le soir, a minuit, quand il n'y a plus que trois personnes dans un salon. En ce genre, Gerard aurait ete le litterateur le plus spirituel s'il n'eut pas ete grand peintre ; sa touche est aussi fine quand il fait un portrait que lorsqu'il le peint. Enfin, souvent ce sont des hommes grossiers, des ouvriers en contact avec le monde et forces de l'observer, comme une femme faible est contrainte d'etudier son mari pour le jouer, qui, possesseurs de remarques prodigieuses, s'en vont faisant banqueroute de leurs decouvertes au monde intellectuel. Souvent aussi la femme la plus artiste, qui, dans une causerie familiere, etonne par la profondeur de ses apercus, dedaigne d'ecrire, rit des hommes, les meprise, et s'en sert. Ainsi le sujet le plus delicat de tous les sujets psychologiques est reste vierge sans etre intact. II voulait et trop de science et trop de frivolite peut-etre. Moi, pousse par cette croyance en nos talents, la seule qui nous reste dans le grand naufrage de la Foi, pousse sans doute encore par un premier amour pour un sujet neuf, j'ai done obei a cette passion : je suis venu me placer sur une THEORIE chaise ; j'ai regarde les passants ; mais, apres avoir admire les tresors, je me suis sauve d'abord, pour m'en amuser en emportant le secret du Sesame, ouvre-toi. Car il ne s'agissait pas de voir et de rire ; ne fallait-il pas analyser, abstraire et classer? Classer, pour pouvoir codifier ! Codifier, faire le code de la demarche ; en d'autres termes, rediger une suite d'axiomes pour le repos des intelligences faibles ou pares-seuses, afin de leur epargner la peine de reflechir et les amener, par l'observation de quelques principes clairs, a regler leurs mouvements. En etudiant ce code, les hommes progressifs, et ceux qui tiennent au systeme de la perfecti-bilite, pourraient paraitre aimables, gracieux, distingues, bien eleves, fashionables, aimes, ins-truits, dues, marquis ou comtes, au lieu de sem-bler vulgaires, stupides, ennuyeux, pedants, ignobles, magons du roi Louis-Philippe ou barons de l'Empire. Et n'est-ce pas ce qu'il y a de plus important chez une nation dont la devise est Tout pour Venseigne ? S'il m'etait permis de descendre au fond de la conscience de Pincorruptible journaliste, du philosophe eclectique, du vertueux epicier, du delicieux professeur, du vieux marchand de mousseline, de Pillustre papetier, qui, par la DE LA DEMARCHE 153 grace moqueuse de Louis-Philippe, sont les der-niers pairs de France venus, je suis persuade d'y trouver ce souhait ecrit en lettres d'or : Je voudrais bien avoir Vair noble ! lis s'en defendront, ils le nieront, ils vous diront : — Je n'y tiens pas ! cela m'est egal ! Je suis journaliste, philosophe, epicier, professeur, mar-chand de toile, ou de papier ! Ne les croyez pas. Forces d'etre pairs de France, ils veulent etre pairs de France ; mais, s'ils sont pairs de France au lit, a table, a la chambre, dans le Bulletin des his, aux Tuileries, dans leurs protraits de famille, il leur est impossible d'etre pris pour des pairs de France lors-qu'ils passent sur le boulevard. La, ces messieurs redeviennent Gros-Jean comme devant. L'observateur ne cherche meme pas ce qu'ils peuvent etre, tandis que, si M. le due de Laval, si M. de Lamartine, si M. le due de Rohan viennent a s'y promener, leur qualite n'est un doute pour personne ; et je ne conseillerais pas a ceux-la de suivre ceux-ci. Je voudrais bien n'offenser aucun amour-propre. Si j'avais involontairement blesse Pun des derniers pairs venus, dont j'improuve l'in-tronisation patricienne, mais dont j'estime la science, le talent, les vertus privees, la probite i54 THEORIE commerciale, sachant bien que le premier et le dernier ont eu le droit de vendre l'un son journal, l'autre son papier, plus cher qu'ils ne leur coutaient, je crois pouvoir jeter quelque baume sur cette egiatignure en leur faisant observer que je suis oblige de prendre mes exemples en haut lieu pour convaincre les bons esprits de l'impor-tance de cette theorie. Et, en effet, je suis reste pendant quelque temps stupefie par les observations que j'avais t'aites sur le boulevard de Gand, et surpris de trouvei au mouvement des couleurs aussi tran-chees. De la ce premier aphorisme : I La demarche est la physionomie du corps. N'est-il pas effrayant de penser qu'un obser-vateur profond peut decouvrir un vice, un re-mo rds, une maladie en voyant un homme en mouvement? Quel riche langage dans ces effets immediats d'une volonte traduite avec innocence ! L'inclination plus ou moins vive d'un de nos membres ; la forme telegraphique dont il a contracts, malgre nous, l'habitude ; Tangle ou le contour que nous lui faisons decrire, sont em-preints de notre vouloir, et sont d'une effrayante de la demarche 155 signification. C'est plus que la parole, c'est la pensee en action. Un simple geste, un involon-taire fremissement de levres peut devenir le terrible denoüment d'un drame cache longtemps entre deux cceurs. Aussi, de lä cet autre aphorisme : II Le regard, la voix, la respiration, la demarche sont identiques ; mais, comme il n'a pas ete donne ä l'homme de pouvoir veiller ä la fois sur ces quatre expressions diverses et simultanees de sa pensee, cherchez celle qui dit vrai : vous connaitrez l'homme tout en tier. e x e m p l e : M. S... n'est pas seulement chimiste et capita -liste, il est profond observateur et grand philo-sophe. M. 0... n'est pas seulement un speculateur, il est homme d'etat. II tient et de Toiseau de proie et du serpent ; il empörte des tresors et sait charmer les gardiens. Ces deux hommes aux prises ne doivent-ils pas offrir un admirable combat, en luttant ruse contre ruse, dires contre dires, mensonge a outrance, speculation au poing, chiffre en tete ? 0 THEORIE Or, ils se sont rencontres un soir, au coin d'une cheminée, sous le feu des bougies, le mensonge sur les lěvres, dans les dents, au front, dans l'ceil, sur la main ; ils en étaient armés de pied en cap. II s'agissait d'argent. Ce duel eut lieu sous l'Em-pire. M. O..., qui avait besoin de cinq cent mille francs pour le lendemain, se trouvait, á minuit, debout á cóté de S... Voyez-vous bien S..., homme de bronze, vrai Shylock qui, plus rusé que son devancier, prendrait la livre de chair avant le prét; le voyez-vous accosté par O..., l'Alcibiade de la banque, Thomme capable d'emprunter successivement trois royaumes sans les restituer, et capable de persuader á tout le monde qu'il les a enrichis ? Suivez-les : M. O... demande légěrement á M. S... cinq cent mille francs pour vingt-quatre heures, en lui promettant de les lui rendre en telles et telles valeurs. — Monsieur, dh\M. S... á la personne de qui je tiens cette précieuse anecdote, quand O... me détailla les valeurs, le bout de son nez vint á blanchir, du cóté gauche seulement, dans le léger cercle décrit par un méplat qui s'y trouve. J'avais déjá eu l'occasion de remarquer que mes cinq cent mille francs seraient compromis pendant un certain temps... DE LA DEMARCHE IS7 — Eh bien ? lui demanda-t-on. — Eh bien..., reprit-il. Et il laissa échapper un soupir. —- Eh bien, ce serpent me tint pendant une demi-heure, je lui promis les cinq cent mílie francs, et il hs eut. — Les a-t-il rendus ?... S... pouvait calomnier O... Sa haine bien con-nue lui en donnait le droit, á une époque oú Pon tue ses ennemis á coups de langue. Je dois dirs, á la louange de cet homme bizarre, qu'il répondit: « Oui. » Mais ce fut piteusement. II aurait voulu pouvoir accuser son ennemi ďune tromperie de plus. Quelques personnes disent M. O... encore plus fort en fait de dissimulation que ne Pest M. le prince de Bénévent. Je le crois volontiers. Le diplomate ment pour le compte ďautrui, le banquier ment pour lui-méme. Eh bien, ce moderně Bourvalais, qui a pris 1'habitude ďune admirable immobilité de traits, d'une complete insignifiance dans le regard, ďune imperturbable égalité dans lavoix,ďune habile demarche, n'a pas su dompter le bout de son nez. Chacun de nous a quelque méplat oil triomphe l'áme, un cartilage ďoreille qui rougit, un nerf qui tressaille, une maniěre trop significative de déplier les paupiěres, une ride qui se creuse 158 THEORIE intempestivement, une parlante pression de levres, un eloquent tremblement dans la voix, une respiration qui se gene. Que voulez-vous ! le vice n'est pas parfait. Done, mon axiome subsiste. II domine toute cette theorie ; il en prouve l'importance. La pen-see est comme la vapeur. Quoi que vous fassiez, et quelque subtile qu'elle puisse etre, il lui faut sa place, elle la veut, elle la prend, elle reste meme sur le visage dun homme mort. Le premier squelette que j'ai vu etait celui d'une jeune fille morte a vingt-deux ans. — Elle avait la taille fine et devait etre gra-cieuse, dis-je au medecin. II parut surpris. La disposition des cotes et je ne sais quelle bonne grace de squelette trahis-saient encore les habitudes de la demarche. II existe une anatomie comparee morale, comme une anatomie comparee plvysique. Pour l'ame, comme pour le corps, un detail mene logiquement a l'ensemble. II n'y a certes pas deux squelettes semblables ; et, de meme que les poisons vege-taux se retrouvent en nature, dans un temps voulu, chez l'homme empoisonne, de meme les habitudes de la vie reparaissent aux yeux du chimiste moral, soit dans les sinus du crane, soit dans les attachements des os de ceux qui ne sont plus. DE LA DEMARCHE 159 Mais les hommes sont beaucoup plus nai'fs qu'ils ne le croient, et ceux qui se flattent de dissimuler leur vie intime sont des faquins. Si vous voulez derober la connaissance de vos pen-sees, imitez 1'enfant ou le sauvage, ce sont vos maitres. En effet, pour pouvoir cacher sa pensee, il faut n'en avoir qu'une seule. Tout homme complexe se laisse facilement deviner. Aussi tous les grands hommes sont-ils joues par un etre qui leur est inferieur. L'ame perd en force centripete ce qu'elle gagne en force centrifuge. Or, le sauvage et 1'enfant font converger tous les rayons de la sphere dans laquelle ils vivent a une idee, a un desir ; leur vie est monophile, et leur puissance git dans la prodigieuse unite de leurs actions. L'homme social est oblige d'aller continuelle-ment du centre a tous les points de la circonfe-rence ; il a mille passions, mille idees, et il existe si peu de proportion entre sa base et l'etendue de ses operations, qu'a chaque instant il est pris en flagrant delit de faiblesse. De la le grand mot de William Pitt : « Si j'ai fait tant de choses, c'est que je n'en ai jamais voulu qu'une seule a la fois. » • De l'inobservation de ce precepte ministeriel i6o THEORIE procede le naif langage de la demarche. Qui de nous pense a marcher en marchant? personne. Bien plus, chacun se fait gloire de marcher en pensant. Mais lisez les relations ecrites par les voyageurs qui ont le mieux observe les peuplades impro-prement nominees sauvages ; lisez le baron de la Hontan, qui a fait les Mohicans avant que Cooper y songeat, et vous verrez, a la honte des gens civilises, quelle importance les sauvages at-tachent a la demarche. Le sauvage, en presence de ses semblables, n'a que des mouvements lents et graves ; il sait par experience que plus les manifestations exterieures se rapprochent du repos, plus impenetrable est la pensee. De la cet axiome : in Le repos est le silence du corps. IV Le mouvement lent est essentiellement majes-tueux. Croyez-vous que l'homme dont parle Virgile, et dont l'apparition calmait le peuple en fureur, arrivait devant la sedition en sautillant? Ainsi nous pouvons etablir en principe que DE LA DEMARCHE l6l l'economie du mouvement est un moyen de rendre la demarche et noble et gracieuse. Un homme qui marche vite ne dit-il pas deja la moitie de son secret? II est presse. Le docteur Gall a observe que la pesanteur de la cervelle, le nombre de ses circonvolutions, etaient, chez tous les etres organises, en rapport avec la lenteur de leur mouvement vital. Les oiseaux ont peu d'idees. Les hommes qui vont habituellement vite doivent avoir generalement la tete pointue et le front deprime. D'ailleurs, logiquement 1'homme qui marche beaucoup arrive necessai-rement a l'etat intellectuel du danseur de l'Opera. Suivons. Si la lenteur bien entendue de la demarche annonce un homme qui a du temps a lui, du loisir, consequemment un riche, un noble, un penseur, un sage, les details doivent necessaire-ment s'accorder avec le principe ; alors, les gestes seront peu frequents et lents. De la cet autre aphorisme : v Tout mouvement saccade trahit un vice, ou une mauvaise education. N'avez-vous pas souvent ri des gens qui virvouchent ? iö2 THEORIE Virvoucher est un admirable mot du vieux francais, remis en lumiere par Lautour-Mezeray. Virvoucher exprime Taction d'aller et de venir, de tourner autour de quelqu'un, de toucher a tout, de se lever, de se rasseoir, de bourdonner, de tatillonner ; virvoucher, c'est faire une cer-taine quantite de mouvements qui n'ont pas de but; c'est imiter les mouches. II faut toujours donner la clef des champs aux virvoucheurs; ils vous cassent la tete ou quelque meuble pre-cieux. N'avez-vous pas ri d'une femme dont tous les mouvements de bras, de tete, de pied ou de corps, produisent des angles aigus ? Des femmes qui vous tendent la main comme si quelque ressort faisait partir leur coude ? Qui s'asseyent tout d'une piece, ou qui se levent comme le soldat d'un joujou a surprise ? Ces sortes de femmes sont tres souvent ver-tueuses. La vertu des femmes est intimement liee a Tangle droit. Toutes les femmes qui ont fait ce que Ton nomme des fautes sont remarquables par la rondeur exquise de leurs mouvements. Si j'etais mere de famille, ces mots sacramentels du maitre a danser : Arrondissez les coudes, me feraient trembler pour mes filles. De la cet axiome : DE LA DEMARCHE 163 VI La grace veut des formes rondes. Voyez la joie d'une femme qui peut dire de sa rivale : « Elle est bien anguleuse ! » Mais, en observant les differentes demarches, il s'eleva dans mon ame un doute cruel, et qui me prouva qu'en toute espece de science, meme dans la plus frivole, l'homme est arrete par d'inextricables difficultes ; il lui est aussi impossible de connaitre la cause et la fin de ses mou-vements que de savoir celles des pois chiches. Ainsi, tout d'abord, je me demandai d'oii devait proceder le mouvement. Eh bien, il est aussi difficile de determiner 011 il commence et ou il finit en nous, que de dire ou commence et oil finit le grand sympathique, cet organe interieur qui, jusqu'a present, a lasse la patience de tant d'observateurs. Borelli lui-meme, le grand Borelli, n'a pas aborde cette immense question. N'est-il pas effrayant de trouver tant de problemes insolubles dans un acte vulgaire, dans un mouvement que huit cent mille Parisiens font tous les jours ? II est resulte de mes profondes reflexions sur cette difficulte Paphorisme suivant, que je vous prie de mediter : BALZAC II 164 THEORIE VII Tout en nous participe du mouvement, mais il ne doit predominer nulle part. En effet, la nature a construit l'appareil de notre mobilite d'une facon si ingenieuse et si simple, qu'il en resulte, comme en toute ses creations, une admirable harmonie ; et, si vous la derangez par une habitude quelconque, il y a laideur et ridicule, parce que nous ne nous mo-quons jamais que des laideurs dont l'homme est coupable : nous sommes impitoyables pour des gestes faux, comme nous le sommes pour l'ignorance ou pour la sottise. Ainsi, de ceux qui passerent devant moi et m'apprirent les premiers principes de cet art jusqu'a present dedaigne, le premier de tous fut un gros monsieur. Ici, je ferai observer qu'un ecrivain eminem-ment spirituel a favorise plusieurs erreurs, en les soutenant par son suffrage. Brillat-Savarin a dit qu'il etait possible a un homme gros de contenir son ventre au majestueux. Non. Si la majeste ne va pas sans une certaine amplitude de chair, il est impossible de pretendre a une demarche des que le ventre a rompu l'equilibre entre les parties du corps. La demarche cesse a l'obesite. Un obese est necessairement force de s'abandon- de la demarche 165 ner au faux mouvement introduit dans son economie par son ventre qui la domine. e x e m p l e : Henry Monnier aurait certainement fait la caricature de ce gros monsieur, en mettant une tete au-dessus d'un tambour et dessous les baguettes en X. Cet inconnu semblait, en marchant, avoir peur d'ecraser des ceufs. Assurement, chez cet homme, le caractere special de la demarche etait completement aboli. II ne marchait pas plus que les vieux canonniers n'entendent. Autrefois, il avait eu le sens de la locomotion, il avait sautille peut-etre ; mais aujourd'hui le pauvre homme ne se comprenait plus marcher. II me fit l'aumöne de toute sa vie et d'un monde de reflexions. Qui avait amolli ses jambes ? D'oü provenaient sa goutte, son embonpoint: litaient-ce les vices ou le travail qui l'avaient deforme? Triste reflexion ! le travail qui edifie et le vice qui detruit produisent en l'homme les memes resultats. Obeissant a. son ventre, ce pauvre riche semblait tor du. II ramenait p emblement ses jambes, l'une apres l'autre, par un mouvement trainant et maladif, comme un mourant qui resiste ä la mort, et se laisse trainer de force par elle sur le bord de la fosse. THEORIE Par un singulier contraste, apres lui venait un homme qui allait, les mains croisees derriere le dos, les epaules effacees, tendues, les omoplates rapprochees ; il etait semblable ä un perdreau servi sur une rotie. II paraissait n'avancer que par le cou, et l'impulsion etait donnee ä tout son corps par le thorax. Puis une jeune demoiselle, suivie d'un laquais, vint, sautant sur elle-meme ä Pinstar des An-glaises. Elle ressemblait ä une poule dont on a coupe les ailes, et qui essaye toujours de voler. Le principe de son mouvement semblait etre ä la chute de ses reins. En voyant son laquais arme d'un parapluie, vous eussiez dit qu'elle craignait d'en recevoir un coup dans la partie d'ou partait son quasi-vol. C'etait une fille de bonne maison, mais tres gauche, indecente le plus innocemment du monde. Ensuite je vis un homme qui avait Pair d'etre compose de deux compartiments. II ne risquait sa jambe gauche, et tout ce qui en dependait, qu'apres avoir assure la droite et tout son Systeme. II appartenait ä la faction des binaires. Evidemment son corps devait avoir ete primitive-ment fendu en deux par une revolution quel-conque, £t il s'etait miraculeusement mais impar-faitement ressoude. II avait deux axes, sans avoir plus d'un cerveau. de la demarche 167 Bientot ce fut un diplomate, personnage sque-lettique, marchant tout d'une piece comme ces pantins dont Joly oublie de tirer les ficelles ; vous l'eussiez cru serre comme une momie dans ses bandelettes. II etait pris dans sa cravate comme une pomme dans un ruisseau par un temps de gelee. S'il se retourne, il est clair qu'il est fixe sur un pivot et qu'un passant l'a heurte. Cet inconnu m'a prouve la necessite de for-muler cet axiome : VIII Le mouvement humain se decompose en temps bien distincts ; si vous les confondez, vous arrivez a la roideur de la mecanique. Une jolie femme, se defiant de la preeminence de son busc, ou genee je ne sais par quoi, s'etait transformee en Venus Callipyge et allait comme une pintade, tendant le cou, rentrant son busc et bombant la partie opposee a celle sur laquelle appuyait le busc. En effet, l'intelligence doit briller dans les actes imperceptibles et successifs de notre mouvement, comme la lumiere et les couleurs se jouent dans les losanges des changeants anneaux du serpent. Tout le secret des belles demarches est dans la decomposition du mouvement. THEORIE Puis venait une dame qui se creusait egale-ment comme la precedents. Vraiment, s'il y en avait eu une troisieme, et que vous les eussiez observees, vous n'auriez pas pu vous empecher de rire des demi-lunes toutes faites par ces protuberances exorbitantes. La saillie prodigieuse de ces choses, que je ne saurais nommer, et qui dominent singulierement la question de la demarche feminine, surtout ä Paris, m'a longtemps preoccupe. Je consultai des femmes d'esprit, des femmes de bon goüt, des devotes. Apres plusieures conferences oü nous discutämes le fort et le faible, en conciliant les egards dus ä la beaute, au malheur de certaines conformations diaboliquement rondes, nous redi-geämes cet admirable aphorisme : IX En marchant, les femmes peuvent tout mon-trer, mais ne rien laisser voir. — Mais certainement ! s'ecria l'une des dames consultees, les robes n'ont ete faites que pour cela. Cette femme a dit une grande verite. Toute notre societe est dans la jupe. Otez la jupe ä la femme, adieu la coquetterie ; plus de passions. Dans la robe est toute sa puissance : lä oü il y a de la demarche * 169 des pagnes, il n'y a pas ďamour. Aussi bon nombre de commentateurs, les Massorets sur-tout, prétendent que la feuille de figuier de notre měre Ěve était une robe de cachemire. Je le pense. Je ne quitterai pas cette question secondaire sans dire deux mots sur une dissertation vraiment neuve qui eut lieu pendant ces conferences : Une femme doit-elle retrousser sa robe en marchant ? Immense probléme, si vous vous rappelez combien de femmes empoignent sans gráce, au bas du dos, un paquet ďétoffe, et vont en faisant décrire, par en bas, un immense hiatus á leurs robes ; combien de pauvrcs filles marchent innocemment en tenant leurs robes transver-salement relevées, de maniěre á tracer un angle dont le sommet est au pied droit, dont 1'ouverture arrive au-dessus du mollet gauche, et qui laissent voir ainsi leurs bas bien blancs, bien tendus, le systéme de leurs cothurnes et quelques autres choses. A voir les jupes de femmes ainsi retrous-sées, il semble que l'ont ait relevé par un coin le rideau ďun theatre, et qu'on apercoive les pieds des danseuses. Et d'abord il passa en force de chose jugée que les femmes de bon goút ne sortaient jamais á pied par un temps de pluie ou quand les rues 170 THEORIE etaient crottees ; puis il fut decide souveraine-ment qu'une femme ne devait jamais toucher ä sa jupe en public et ne devait jamais la retrousser sous aucun pretexte. — Cependant, dis-je, s'il y avait un ruisseau ä passer ? — Eh bien, monsieur, une femme comme il faut pince legerement sa robe du cote gauche, la souleve, se hausse par un petit mouvement, et lache aussitot la robe. Ecco. Alors je me souvins de la magnificence des plis de certaines robes ; alors je me rappelai les admirables ondulations de certaines personnes, la grace des sinuosites, des flexuosites mouvantes de leurs cottes, et je n'ai pu resister ä consigner ici ma pensee : x II y a des mouvements de jupe qui valent un prix Montyon. II demeure prouve que les femmes ne doivent lever leurs robes que tres secretement. Ce principe passera pour incontestable en France. Et, pour en finir sur l'importance de la demarche en ce qui concerne les diagnostics, je vous prie de me pardonner une citation diplomatique. DE LA DEMARCHE 171 La princesse de Hesse-Darmstadt amena ses trois filles a Pimperatrice, afin qu'elle choisit entre elles une femme pour le grand-due, dit un ambassadeur du dernier siecle, M. Mercy d'Argenteau. Sans leur avoir parle, Pimperatrice se decida pour la seconde. La princesse, etonnee, lui demanda la raison de ce bref jugement. — Je les ai regardees toutes trois de ma fenetre pendant qu'elles descendaient de carrosse, repon-dit Pimperatrice. L'ainee a fait un faux pas ; la seconde est descendue naturellement; la troisieme a franchi le marchepied. L'ainee doit etre gauche ; la plus jeune etourdie. C'etait vrai. Si le mouvement trahit le caractere, les habitudes de la vie, les mceurs les plus secretes, que direz-vous de la marche de ces femmes bien corsees, qui, ayant des hanches un peu fortes, les font monter, descendre alternativement, en temps bien egaux, comme les leviers d'une machine a vapeur, et qui mettent une sorte de pretention a ce mouvement systematique ? Ne doivent-elles pas scander l'amour avec une admirable precision ? Pour mon bonheur, un agent de change ne manqua pas a passer sur ce boulevard, ou trone la Speculation. C'etait un gros homme enchantc de lui-meme, et tachant de se donner de l'ai- 172 THEORIE sance et de la grace. II imprimait ä son corps un mouvement de rotation qui faisait periodique-ment rouler et derouler sur ses cuisses les pans de sa redingote, comme la voluptueuse jaquette de la Taglioni quand, apres avoir acheve sa pirouette, eile se retourne pour recevoir les bravos du parterre. C'etait un mouvement de circulation en rapport avec ses habitudes. II roulait comme son argent. II etait suivi par une grande demoiselle qui, les pieds serres, la bouche pincee, tout pince, decrivait une legere courbe, et allait par petites secousses, comme si, mecanique imparfaite, ses ressorts etaient genes, ses apophyses dejä sou-dees. Ses mouvements avaient de la roideur, eile faillait ä mon tantieme axiome. Quelques hommes passerent, marchant d'un air agreable. Veri tables modeles d'une reconnaissance de theatre, ils semblaient tous retrouver un camarade de college dans le citoyen paisible et insouciant qui venait ä eux. Je ne dirai rien de ces paillasses involontaires qui jouent des drames dans la rue ; mais je les prie de reflechir ä ce memorable axiome : XI Quand le corps est en mouvement, le visage doit etre immobile. DE LA DEMARCHE 173 Aussi vous peindrais-je difHcilement mon mepris pour l'homme affaire, allant vite, filant comme une anguille dans sa vase, ä travers les rangs serres des flaneurs. II se livre ä la marche comme un soldat qui fait son etape. Generale-ment, il est causeur, il parle haut, s'absorbe dans ses discours, s'indigne, apostrophe un adver-saire absent, lui pousse des arguments sans re-plique, gesticule, s'attriste, s'egaye. Adieu, deli-cieux mime, orateur distingue ! Qu'auriez-vous dit d'un inconnu qui commu-niquait transversalement ä son epaule gauche le mouvement de la jambe droite, et reciproque-ment celui de la jambe gauche k l'epaule droite, par un mouvement de flux et de reflux si regulier, qu'ä le voir marcher vous l'eussiez compare ä deux grands batons croises qui auraient Supporte un habit ? C'etait necessairement un ouvrier enrichi. Les hommes condamnes ä repeter le meme mouvement par le travail au quel ils sont assujettis ont tous dans la demarche le principe locomotif fortement determine ; et il se trouve soit dans le thorax, soit dans les hanches, soit dans les epaules. Souvent le corps se porte tout entier d'un seul cöte. Habituellement, les hommes d'etude inclinent la tete. Quiconque a lu la Physiologie du goüt doit se souvenir de cette THEORIE expression : le nez á Vouest, comme M. Ville-main. En effet, ce célěbre professeur porte sa téte avec une trěs spirituelle originalité, de droite ä gauche. Relativement au port de la téte, il y a des observations curieuses. Le menton en l'air ä la Mirabeau est une attitude de fierté qui, selon moi, messied généralement. Cette pose n'est permise qu'aux hommes qui ont un duel avec leur siěcle. Peu de personnes savent que Mirabeau prit cette audace théátrale ä son grand et immortel adversaire, Beaumarchais. Cétaient deux hommes également attaqués ; et, au moral comme au physique, la persecution grandit un homme de génie. N'esperez rien du malheureux qui baisse la téte, ni du ríche qui la lěve ; l'un sera toujours esclave, 1'autre l'a été ; celui-ci est un fripon, celui-la le sera. II est certain que les hommes les plus impo-sants ont tous légěrement penché leur téte ä gauche. Alexandre, César, Louis XIV, Newton, Charles XII, Voltaire, Frederic II et Byron affectaient cette attitude. Napoleon tenait sa téte droite et envisageait tout rectangulairement. II y avait habitude en lui de voir les hommes, les champs de bataille et le monde moral en face. Robespierre, homme qui n'est pas encore jugé, regardait aussi son assemblée en face. Danton DE LA DEMARCHE continua l'attitude de Mirabeau. M. de Chateaubriand incline la tete á gauche. Aprěs un múr examen, je me declare pour cette attitude. Je ľai trouvée ä ľétat normal chez tou tes les femmes gracieuses. La grace (et le génie comporte la grace) a horreur de la ligne droite. Cette observation corrobore notre sixiěme axiome. II existe deux natures d'hommes dont la demarche est incommutablement viciée : ce sont les marins et les militaires. Les marins ont les jambes séparées, toujours pres de fléchir, de se contracter. Obliges de se dandiner sur les tillacs pour suivre 1'impulsion de la mer, á terre, il leur est impossible de marcher droit. Iis louvoient toujours : aussi com-mence-t-on ä en faire des diplomates. Les militaires ont une demarche parfaitement reconnaissable. Presque tous sont campés sur leurs reins comme un buste sur son piedestál ; leurs jambes s'agitent sous l'abdomen, comme si elles étaient mues par une äme subalterne chargée de veiller au parfait gouvernement des choses d'en bas. Le haut du corps ne parait point avoir conscience des mouvements infé-rieurs. A les voir marcher, vous diriez le torse de l'Hercule Farněse posé sur des roulettes, et qu'on aměne au milieu d'un atelier. Voici 176 THEORIE pourquoi : le militaire est constamment force de porter la somme totale de sa force dans le thorax ; il le presente sans cesse et se tient tou-jours droit. Or, pour emprunter ä Amyot l'une de ses plus belles expressions, tout homme qui se dresse en pied pese vigoureusement sur la terre, afin de s'en faire un point d'appui, et il y a necessairement dans le haut du corps un contre-coup de la force qu'il puise ainsi dans le sein de la mere commune. Alors l'appareil locomotif se scinde necessairement chez lui. Le foyer du courage est dans sa poitrine. Les jambes ne sont plus qu'un appendice de son organisation. Les marins et les militaires appliquent done les lois du mouvement dans le but de toujours obtenir un meme resultat, une emission de force par le plexus solaire et par les mains, deux or-ganes que je nommerais volontiers les seconds cerveaux de l'homme, tant ils sont intellectuelle-ment sensibles et fluidement agissants. Or la direction constante de leur volonte dans ces deux agents doit determiner une speciale atrophic de mouvement, d'oü procede la physionomie de leur corps. Les militaires de terre et de mer sont les Vivantes preuves des problemes physiologiques qui ont inspire cette theorie. La projection fluide de la volonte, son appareil Interieur, la pariete DE LA DEMARCHE 177 de sa substance avec celle de nos idées, sa mobilitě flagrante, ressortent évidemment de ces der-niěres observations. Mais l'apparente futilité de notre ouvrage ne nous permet pas d'y bätir le plus léger systéme. Ici, notre but est de pour-suivre le cours des demonstrations physiques de la pensée, de prouver que Ton peut juger un homme sur son habit pendu ä une tringle, aussi bien que sur 1'aspect de son mobilier, de sa voiture, de ses chevaux, de ses gens, et de donner de sages préceptes aux gens assez riches pour se dépenser eux-mémes dans la vie exté-rieure. L'amour, le bavardage, les diners en ville, le bal, 1'élégance de la mise, l'existence mondaine, la frivolita, comportent plus de grandeur que les hommes ne le pensent. De la cet axiome : XII Tout mouvement exorbitant est une prodiga-lité sublime. Fontenelle a touché barre d'un siěcle ä l'autre par la stricte économie qu'il apportait dans la distribution de son mouvement vital. II aimait mieux écouter que de parier ; aussi passait-il pour infiniment aimable. Chacun croyait avoir l'usufruit du spirituel académicien. II disait i78 THEORIE des mots qui resumaient la conversation, et ne conversait jamais. II connaissait bien la prodi-gieuse deperdition de fluide que necessite le mouvement vocal. II n'avait jamais hausse la voix dans aucune occasion de sa vie ; il ne par-lait pas en carrosse, pour ne pas etre oblige d'elever le ton. II ne se passionnait point. II n'aimait personne ; on lui plaisait. Quand Voltaire se plaignit de ses critiques chez Fontenelle, le bonhomme ouvrit une grande malle pleine de ., pamphlets non coupes : — Voici, dit-il au jeune Arouet, tout ce qui a ete ecrit contre moi. La premiere epigramme est de M. Racine le pere. II referma la boite. Fontenelle a peu marche, il s'est fait porter pendant toute sa vie. Le president Rose lisait pour lui les eloges a PAcademie ; il avait ainsi trouve moyen d'emprunter quelque chose a ce celeb re avare. Quand son neveu, M. d'Aube, dont Rulhiere a illustre la colere et la manie de disputer, se mettait a parler, Fontenelle fer-mait les yeux, s'enfoncait dans son fauteuil, et restait calme. Devant tout obstacle, il s'arre-tait. Lorsqu'il avait la goutte, il posait son pied sur un tabouret et restait coi. II n'avait ni vertus ni vices ; il avait de Pesprit. II fit la secte des philosophes et n'en fut pas. II n'avait jamais DE LA DEMARCHE 179 pleure, jamais couru, jamais ri. Madame du Deffand lui dit un jour : — Pourquoi ne vous ai-je jamais vu rire ? — Je n'ai jamais fait ah ! ah ! ah ! comme vous autres, repondit-il, mais j'ai ri tout doucement, en dedans. Cette petite machine delicate, tout d'abord condamnee a mourir, vecut ainsi plus de cent ans. Voltaire dut sa longue vie aux conseils de Fontenelle. — Monsieur, lui dit-il, faites peu d'enfantil-lages, c'est des sottises. Voltaire n'oublia ni le mot, ni l'homme, ni le principe, ni le resultat. A quatre-vingts ans, il pretendait n'avoir pas fait plus de quatre-vingts sottises. Aussi madame du Chatelet remplaca-t-elle le portrait du sire de Ferney par celui de Saint-Lambert. Avis aux hommes qui virvouchent, qui parlent, qui courent, et qui, en amour, pindarisenti sans savoir de quoi il s'en va. Ce qui nous use le plus, ce sont nos convictions. Ayez des opinions, ne les defendez pas, gardez-les ; mais des convictions, grand Dieu ! quelle effroyable debauche ! Une conviction politique ou litteraire est une maitresse qui finit par vous tuer avec l'epee ou avec la langue. Voyez le visage d'un homme inspire par une \1 i8o THEORIE conviction forte : il doit rayonner. Si jusqu'ici les effluves d'une tete embrasee n'ont pas ete visibles a l'ceil nu, n'est-ce pas un fait admis en poesie, en peinture ? Et s'il n'est pas encore prouve physiologiquement, certes, il est probable. Je vais plus loin et crois que les mouvements de l'homme font degager un fluide animique. Sa transpiration est la fumee d'une flamme in-connue. De la vient la prodigieuse eloquence de la demarche, prise comme ensemble des mouvements humains. Voyez. II y a des hommes qui vont tete baissee, comme celle des chevaux de fiacre. Jamais un riche ne marche ainsi, a moins qu'il ne soit miserable ; alors il a de l'or, mais il a perdu ses fortunes de coeur. Quelques hommes marchent en donnant a leur tete une pose academique. lis se mettent toujours de trois quarts, comme M. le comte Mole, l'ancien ministre des affaires etrangeres ; ils tiennent leur buste immobile et leur cou tendu. On croirait voir des platres de Ciceron, de Demosthenes, de Cujas, allant par les rues. Or, si le fameux Marcel pretendait justement que la mauvaise grace consiste a mettre de Peffort dans les mouvements, que pensez-vous de ceux qui prennent 1 'effort comme type de leur attitude ? DE LA DEMARCHE 181 D'autres paraissent n'avancer qu'a force de bras ; leurs mains sont des rames dont ils s'aident pour naviguer : ce sont les galeriens de la demarche. II y a des niais qui ecartent trop leurs jambes, et sont tout surpris de voir passer sous eux les chiens courant apres leurs maitres. Selon Pluvi-nel, les gens ainsi conformes font d'excellents cavaliers. Quelques personnes marchent en faisant rouler, a la maniere d'Arlequin, leur tete, comme si elle ne tenait pas. Puis il y a des hommes qui fondent comme des tourbillons ; ils font du vent, ils paraphrasent la Bible ; il semble que Pesprit du Seigneur vous ait passe devant la face si vous rencontrez ces sortes de gens. Ils vont comme tombe le couteau de Pexecuteur. Certains mar-cheurs levent une jambe precipitamment et l'autre avec calme : rien n'est plus original. D 'elegants promeneurs font une parenthese en appuyant le poing sur la hanche, et accrochent tout avec leur coude. Enfin, les uns sont courbes, les autres sont dejetes ; ceux-ci donnent de la tete de cote et d'autre, comme des cerfs-volants indecis ; ceux-la portent le corps en arriere ou en avant. Presque tous se retournent gauchement. Arretons-nous. Autant d'hommes, autant de demarches ! BALZAC 12 THEORIE Tenter de les décrire complétement, ce serait vouloir rechercher toutes les desinences du vice, tous les ridicules de la société, parcourir le monde dans ses spheres basses, moyennes, élevées. J'y renonce. Sur deux cent cinquante-quatre personnes et demie (car je compte un monsieur sans jambes pour une fraction) dont j'analysai la demarche, je ne trouvai pas une personne qui eüt des mou-vements gracieux et naturels. Je revins chez moi désespéré. — La civilisation corrompt tout ! elle adultére tout, méme le mouvement ! Irai-je faire un voyage autour du monde pour examiner la demarche des sauvages ? Au moment oü je me disais ces tristes et améres paroles, j'étais ä ma fenétre, regardant ľarc de triomphe de l'Étoile, que les grands ministres ä petites idées qui se sont succédé, depuis M.Mon-talivet le pere jusqu'ä M. Montalivet le fils, n'ont encore su comment couronner, tandis qu'il serait si simple d'y placer ľaigle de Napoleon, magnifique symbole de l'Empire, un aigle colossal aux ailes étendues, le bec tourné vers son maítre. Certain de ne jamais voir faire cette sublime économie, j'abaissai les yeux sur mon modeste jardin, comme un homme qui perd une espérance. Sterne a, le premier, observe ce DE LA DEMARCHE 183 mouvement funebre chez les hommes obliges d'ensevelir leurs illusions. Je pensais ä la magnificence avec laquelle les aigles deploient leurs ailes, demarche pleine d'audace, lorsque je vis une chevre jouant en compagnie d'un jeune chat sur le gazon. En dehors du jardin se trouvait un chien qui, desespere de ne pas faire sa partie, allait, venait, jappait, sautait. De temps ä autre, la chevre et le chat s'arretaient pour le regarder par un mouvement plein de commiseration. Je pense vraiment que plusieurs betes sont chre-tiennes pour compenser le nombre des Chretiens qui sont betes. Vous me croyez sorti de la Theorie de la Demarche. Laissez-moi faire. Ces trois animaux etaient si gracieux, qu'il faudrait pour les peindre tout le talent dont Charles Nodier a fait preuve dans la mise en scene de son lezard, son joli Kardououn, allant, venant au soleil, trainant ä son trou les pieces d'or qu'il prend pour des tranches de carottes sechees. Aussi, certes, y renoncerai-je ! Je fus stupefait en admirant le feu des mouvements de cette chevre, la finesse alerte du chat, la deli-catesse des contours que le chien imprimait ä sa tete et ä son corps. II n'y a pas d'animal qui n'interesse plus qu'un homme quand on l'examine un peu philosophiquement. Chez lui, 184 theorie rien n'est faux ! Alors je fis un retour sur moi-méme ; et les observations relatives á la demarche que j'entassais depuis plusieurs jours furent illuminées par une lueur bien triste. Un démon moqueur me jeta cette horrible phrase de Rousseau : l'homme qui pense est un animal DEPRAVE ! Alors, en songeant derechef au port constam-ment audacieux de l'aigle, á la physionomie de la demarche en chaque animal, je résolus de puiser les vrais préceptes de ma théorie dans un examen approfondi de actu animalium. J'etais descendu jusqu'aux grimaces de rhomme, je remontai vers la franchise de la nature. Et voici le résultat de mes recherches anato-miques sur le mouvement : Tout mouvement a une expression qui lui est propre et qui vient de l'ame. Les mouvements faux tiennent essentiellement á la nature du caractěre; les mouvements gauches viennent des habitudes. La grace a été définie par Montesquieu, qui, ne croyant parler que de l'adresse, a dit en riant : « C'est la bonne disposition des forces que Ton a. » Les animaux sont gracieax dans leurs mouvements, en ne dépensant jamais que la somme de force nécessaire pour atteindre á leur but, lis ne sont jamais ni faux ni gauches, en exprimant DE LA DEMARCHE 185 avec naivete leur idee. Vous ne vous tromperez jamais en interpretant les gestes d'un chat : vous voyez s'il veut jouer, mir ou sauter. Done, pour bien marcher, l'homme doit etre droit sans roideur, s'etudier ä diriger ses deux jambes sur une meme ligne, ne se porter sensible-ment ni ä droite ni ä gauche de son axe, faire partieiper imperceptiblement tout son corps au mouvement general, introduire dans sa demarche un leger balancement qui detruise par son oscillation reguliere la secrete pensee de la vie, incliner la tete, ne jamais donner la meme attitude ä ses bras quand il s'arrete. Ainsi marchait Louis XIV. Ces principes decoulent des remarques faites sur ce grand type de la royaute par les ecrivains qui, heureusement pour moi, n'ont vu en lui que son exterieur. Dans la jeunesse, l'expression des gestes, de la voix, les efforts de la physionomie, l'accent sont inutiles. Alors vous n'etes jamais aimables, spirituels, amusants incognito. Mais, dans la vieil-lesse, il faut deployer plus attentivement les ressources du mouvement; vous n'appartenez au monde que par Futilite dont vous etes au monde. Jeunes, on nous voit; vieux, il faut nous faire voir : cela est dur, mais cela est vrai. Le mouvement doux est ä la demarche ce que le simple est au vetement. L'animal se meut THEORIE toujours avec douceur ä Petat normal. Aussi rien n'est-il plus ridicule que les grands gestes, les secousses, les voix hautes et flütees. les reverences pressees. Vous regardez pendant un moment les cascades; mais vous restez des heures entieres au bord d'une profonde riviere ou devant un lac. Aussi un homme qui fait beaucoup de mouvements est-il comme un grand parleur : on le fuit. La mobilite exterieure ne sied ä personne ; il n'y a que les meres qui puissent supporter l'agitation de leurs enfants. Le mouvement humain est comme le style du corps : il faut le corriger beaucoup pour Pame-ner ä etre simple. Dans ses actions comme dans ses idees, 1'homme va toujours du compose au simple. La bonne education consiste ä laisser aux enfants leur naturel, et ä les empecher d'imiter Pexageration des grandes personnes. II y a dans les mouvements une harmonie dont les lois sont precises et invariables. En racontant une histoire, si vous elevez la voix subitement, n'est-ce pas un coup d'archet qui affecte desa-greablement les auditeurs ? Si vous faites un geste brusque, vous les inquietez. En fait de maintien, comme en Iitterature, le secret du beau est dans les transitions. Meditez ces principes, appliquez-les, vous plairez. Pourquoi ? Personne ne le salt. En DE LA DEMARCHE l87 toute chose, le beau se sent et ne se définit pas. Une belle demarche, des maniěres douces, un parler gracieux, séduisent toujours et donnent á un homme mediocre ďimmenses avantages sur un homme supérieur. Le bonheur est un grand sot, peut-étre ! Le talent comporte en toute chose d'excessifs mouvements qui dé-plaisent, et un prodigieux abus ďintelligence qui determine une vie d'exception. L'abus soit du corps, soit de la téte, éternelles plaies des sociétés, cause ces originalités physiques, ces deviations, dont nous allons nous moquant sans cesse. La paresse du Turc, assis sur le Bosphore et fumant sa pipe, est sans doute une grande sagesse. Fontenelle, ce beau génie de la vitalitě, qui devina les petits dosages du mouvement, rhomceopathie de la demarche, était essentielle-ment Asiatique. — Pour étre heureux, a-t-il dit, il faut tenir peu d'espace, et peu changer de place. Done, la pensée est la puissance qui corrompt notre mouvement, qui nous tord le corps, qui le fait éclater sous ses despotiques efforts. Elle est le grand dissolvant de l'espece humaine. Rousseau I'a dit, Gcethe 1'a dramatise dans Faust, Byron l'a poetise dans Manfred. Avant eux, l'Esprit-Saint s'est prophétiquement écrié i88 THEORIE sur ceux qui vont sans cesse:« Qu'ils soient comme des roues ! » Je vous ai promis un veritable non-sens au fond de cette théorie, j'y arrive. Depuis un temps immemorial, trois faits ont été parfaitement constates, et les consequences qui résultent de leur rapprochement ont été prin-cipalement pressenties par Van Helmont, et avant lui par Paracelse, qu'on a traité de charlatan. Encore cent ans, et Paracelse deviendra peut-étre un grand homme ! La grandeur, Pagilité, la concretion, la portée de la pensée humaine, le génie, en un mot, est incompatible : Avec le mouvement digestif, Avec le mouvement corporel, Avec le mouvement vocal; Ce que prouvent en résultat les grands man-geurs, les danseurs et les bavards ; ce que prouvent en principe le silence ordonné par Pythagore, 1'immobilité presque constante des plus illustres géomětres, des extatiques, des penseurs, et la sobriété nécessaire aux hommes d'energie intel-lectuelle. Le génie d Alexandre s'est historiquement noyé dans la débauche. Le citoyen qui vint annoncer la victoire de Marathon a laissé sa vie sur la place publique. Le laconisme constant DE LA DEMARCHE 189 de ceux qui méditent ne saurait étre contesté- Cela dit, écoutez une autre these. J'ouvre les livres oú sont consignés les grands travaux anatomiques, les preuves de la patience médicale, les titres de gloire de 1'école de Paris. Je commence par les rois. II est prouvé, par les différentes autopsies des personnes royales, que 1'habitude de la representation vicie le corps des princes ; leur bassin se féminise. De la le dandinement connu des Bourbons ; de lá, disent les observateurs, 1'abá-tardissement des races. Le défaut de mouvement, ou la viciation du mouvement, entraine des lesions qui procědent par irradiation. Or, de méme que toute paralysie vient du cerveau, toute atrophie de mouvement y aboutit peut-étre. Les grands rois ont tous essentiellement été hommes de mouvement. Jules César, Charlemagne, saint Louis, Henri IV, Napoleon, en sont des preuves éclatantes. Les magistrats, obliges de passer leur vie á siéger, se reconnaissent á je ne sais quoi de géné, á un mouvement ďépaules, á des diagnostics dont je vous fais grace, parce qu'ils n'ont rien de pittoresque, et, partant, seraient ennuyeux ; si vous voulez savoir pourquoi, observez-les ! Le genre magistrát est, socialement parlant, celui oú l'esprit devient le plus promptement THEORIE obrus. N'est-ce pas la zone humaine oil Péduca-tion devrait porter ses meilleurs fruits ? Or, de-puis cinq cents ans, elle n'a pas donne deux grands hommes. Montesquieu, le president de Brosses, n'appartiennent ä l'ordre judiciaire que nominativement : ľun siégeait peu, l'autre est un homme purement spirituel. L'Hôpital et d'Aguesseau étaient des hommes supérieurs, et non des hommes de génie. Parmi les intelligences, celieš du magistrát et du bureaucrate, deux natures ďhommes privées ďaction, de-viennent machines avant toutes les autres. En descendant plus dans l'ordre social, vous trouvez es portiers, les gens de sacristie, et les ouvriers assis comme le sont les tailleurs, croupissant tous dans un état voisin de Pimbécillité, par privation du mouvement. Le genre de vie que měnent les magistrate, et les habitudes que prend leur pensée, démontrent Pexcellence de nos prin-cipes. Les recherches des médecins qui se sont occu-pés de la folie, de Pimbécillité, prouvent que la pensée humaine, expression la plus haute des forces de Phomme, s'abolit completement par Pabus du sommeil, qui est un repos. Des observations sagaces établissent égale-ment que Pinactivité améne des lesions dans Porganisme moral. Ce sont des faits généraux DE LA DEMARCHE 191 d'un ordre vulgaire. L'inertie des facultes physiques entraine, relativement au cerveau, les consequences du sommeil trop prolonge. Vous allez meme ra'accuser de dire des lieux communs. Tout organe pent soit par Tabus, soit par defaut d'emploi. Chacun sait cela. Si Tintelligence, expression si vive de Tame que bien des gens la confondent avec Tame, si le vis humana ne peut pas etre a la fois dans la tete, dans les poumons, dans le cceur, dans le ventre, dans les jambes ; Si la predominance du mouvement dans une portion quelconque de notre machine exclut le mouvement des autres ; Si la pensee, ce je ne sais quoi humain, si fluide, si expansible, si contractile, dont Gall a numerate les reservoirs, dont Lavater a savam-ment accuse les affluents, continuant ainsi Van Helmont, Boerhaave, Bordeu et Paracelse, qui, avant eux, avaient dit : II y a trois circulations en Thomme (tres in homine fluxus) : les humeurs, le sang et la substance nerveuse, que Cardan nommait notre seve ; si done la pensee affectionne un tuyau de notre machine au detriment des autres, et y afflue si visiblement, qu'en suivant le cours de la vie vulgaire vous la trouvez dans les jambes chez Tenfant; puis, pendant Tado-lescence, vous la voyez s'elever et gagner le 192 THEORIE coeur; de vingt-cinq á quarante ans, montér dans la téte de Phomme, et, plus tard, tomber dans le ventre ; Eh bien, si le défaut de mouvement affaiblit la force intellectuelle, si tout repos la tue, pour-quoi l'homme qui veut de 1'énergie va-t-il la demander au repos, au silence et á la solitude ? Si Jésus lui-méme, l'Homme-Dieu, s'est retire pendant quarante jours dans le desert pour y puiser du courage, afin de supporter sa passion, pourquoi la race royale, le magistrát, le chef de bureau, le portier, deviennent-ils stupides ? Comment la bétise du danseur, du gastronome et du bavard a-t-elle pour cause le mouvement. qui donnerait de l'esprit au tailleur, et qui aurait sauvé les Carlovingiens de leur abátar-dissement ? Comment concilier deux theses incon-ciliables ? N'y a-t-il pas lieu de réfléchir aux conditions encore inconnues de notre nature intérieure ? Ne pourrait-on pas rechercher avec ardeur les lois précises qui régissent, et notre appareil intellectuel, et notre appareil moteur, afin de connaitre le point precis auquel le mouvement est bienfaisant, et celui oú il est fatal ? Discours de bourgeois, de niais, qui croit avoir tout dit quand il a cite Est modus in rebus. Pourriez-vous me trouver un grand résultat DE LA DEMARCHE J93 humain obtenu sans un mouvement excessif, materiel ou moral ? Parmi les grands hommes, Charlemagne et Voltaire sont deux immenses exceptions. Eux seuls ont vecu longtemps en conduisant leur siecle. En creusant toutes les choses humaines, vous y trouverez Peffroyable antagonisme de deux forces qui produit la vie, mais qui ne laisse a la science qu'une negation pour toute formule. Rien sera la perpetuellc epigraphe de nos tentatives scientifiques. Voici bien du chemin fait; nous en sommes encore comme le fou dans sa loge, examinant Pouverture ou la fermeture de la porte : la vie ou la mort, a mon sens. Salomon et Rabelais sont deux admirables genies. L'un a dit : Omnia vanitas (tout est creux) ! II a pris trois cents femmes, et n'en a pas eu d'enfant. L'autre a fait le tour de toutes les institutiors sociales, et il nous a mis pour conclusion, en presence d'une bouteille, en nous disant : « Bois et ris ! » il n'a pas dit : « Marche ! » Celui qui a dit : « Le premier pas que fait Phomme dans la vie est aussi le premier vers la tombe, » obtient de moi Padmiration profonde que j'accorde a cette delicieuse ganache que Henry Monnier a peinte, disant cette grande verite :«Otez Phomme de la societe, vous Pisolez.» Octobre 1833. TABLE DES M ATI ERES Pages introduction............. 1 1 Traite de la Vie Elegante........lij Theorie de la Demarche.........ii" LA COLLECTION DES CHEFS-D'CEUVRE MECONNUS EST imprim EE PAR FREDERIC PAILLART IMRPIMEUR A ABBEVILLE (SOMME), SUR VELIN PUR CHIFFON DES PAPETERIE3 d'ANNONAY ET DE RENAGE I Prix t 13 freute«