Classicisme et Âge des lumières Textes choisis Petr Kyloušek Conseil aux lecteurs La présente anthologie est le résultat d’un choix didactique. Elle a un rôle de complément des cours de littérature, elle ne s’y substitue pas. Les renseignements concernant la dynamique historique, l’évolution des idées et des sensibilités, les biographies et les bibliographies des auteurs sont accessibles, entre autres, dans deux ouvrages récents : Jaroslav Fryčer a kol., Slovník francouzsky píšících autorů, Praha, Libri 2002; Jiří Šrámek, Panorama francouzské literatury od počátků po současnost (9.-21. stol.), Brno, Host 2013. Les étudiants sont invités les consulter. Le lexique du 17^e et du 18^e siècle n’est pas éloigné de l’usage actuel. Le site internet Lexilogos aidera à résoudre les problèmes de vocabulaire, s’ils se présentent : (http://www.lexilogos.com/francais_langue_dictionnaires.htm). Table des matières Classicisme Généralités Auteurs et œuvres Claude Favre, seigneur de Vaugelas Nicolas Boileau Despréaux Jean Racine Molière Jean de La Fontaine Marie-Madeleine, comtesse de La Fayette Gabriel-Joseph de Lavergne, comte de Guiileragues César Vichard, abbé de Saint-Réal Jean Regnault de Segrais Jean de La Bruyère Jean François Paul de Gondi, cardinal de Retz Roger de Bussy-Rabutin François de Salignac de la Mothe-Fénelon Pierre Bayle Bernard le Bovier de Fontenelle La querelle des Anciens et des Modernes Arguments des Anciens Nicolas Boileau Despréaux François de Salignac de la Mothe-Fénelon Charles Perrault Charles Marguetel de Saint-Denis, seigneur de Saint-Évremond Âge des lumières Généralités Penseurs de l’âge des lumières Charles-Louis de Secondat, baron de La Brède et de Montesquieu Voltaire Jean-Jacques Rousseau Denis Diderot Le théâtre au 18^e siècle Jean-François Regnard Alain-René Lesage Pierre Carlet de Chamblain de Marivaux Michel-Jean Sedaine Pierre-Augustin Caron de Beaumarchais Le roman au 18^e siècle Alain-René Lesage Pierre Carlet de Chamblain de Marivaux Antoine-François Prévost d’Exiles Claudine Alexandrine Guérin, Mme de Tencin Françoise d’Happoncourt, Mme de Graffigny Marie-Jeanne Riccoboni Pierre Ambroise Choderlos de Laclos Nicolas Edme Restif de la Bretonne Donatien Alphonse François, marquis de Sade Jacques Cazotte La poésie au 18^e siècle Jean-Baptiste Rousseau Jacques Delille Évariste-Désiré de Forges, chevalier de Parny André Chénier Classicisme (1660-1685) Généralités Le terme de classicisme est entré dans le vocabulaire français en 1825 seulement pour désigner l’esthétique à laquelle s’est opposé le romantisme naissant. Le mot est dérivé de l’adjectif classique qui avait désigné, dès la Renaissance, ce qui « mérite d’être imité », qui « fait autorité », qu’on « enseigne dans les classes ». Le mot se référait notamment aux auteurs de l’antiquité, érigés en modèle. On fait coïncider le classicisme avec une esthétique doctrinaire, respectueuse des règles déduites à partir de l’héritage esthétique de l’antiquité, tel que la Renaissance l’avait façonné et refondu en théorie. Or, le classicisme ne se réduit pas à la simple observation des règles. Même si, par rapport à la période baroque, la norme littéraire plus contraignante, non plus ouverte, mais fermée, permet de mieux mesurer les œuvres et les auteurs à l’aune d’une poétique cohérente, la compréhension du classicisme ne peut pas ignorer le fait que nous avons affaire à une sensibilité, un état d’esprit qu’à elle seule la doctrine esthétique n’explique pas. Il faut donc, comme dans le cas du baroque, prendre en considération les faits situés en amont des œuvres: évolution de la société, évolution de la langue, évolution de l’échelle des valeurs et de la sensibilité. La langue Depuis la Pléiade (Défense et Illustration de la Langue Française, 1549), la langue est envisagée comme le point névralgique de la création poétique. L’époque baroque, en voie vers le classicisme, inclut la problématique linguistique dans ses considérations esthétiques et sociales. Hérité de la Renaissance, le débat porte notamment sur le style à adopter: faut-il suivre le modèle cicéronien de la phrase ornée ou bien la syntaxe dépouillée des atticistes ou de Sénèque? En poésie, une réponse de poids est apportée par le poète François de Malherbe (1555 Caen – 16.10. 1628 Paris): ses idées sur la langue et la poésie se sont formées lors de son séjour Aix-en-Provence, à la cour d’Henri, duc d’Angoulême, au contact, notamment, de Guillaume du Vair qui était partisan de la simplicité. Installé à Paris, dès 1605, Malherbe annote les poèmes de Philippe Desportes. Ces annotations (1606), tout en étant un des aspects du purisme baroque, formulent un certain nombre de principes du classicisme: élimination des archaïsmes, termes techniques, néologismes ou provincialismes, élimination des mots « inutiles » au nom de la doctrine du mot « juste » (à chaque objet, un seul mot); syntaxe claire; versification soignée, harmonieuse (aucune licence poétique n’est admise, rime exacte pour l’oreille et pour l’œil, pas de rimes faciles, interdiction de la rime intérieure, de l’hiatus et de l’enjambement, interdiction des séries de monosyllabes, coïncidence de la césure avec le sens). La poésie est envisagée comme une discipline intellectuelle et technique. Cet abandon de la conception du furor pœticus comme principe de l’inspiration de la poésie et l’abandon du rôle de pœta vates sont non seulement une négation de la Renaissance. Il s’agit également de l’affirmation du rationalisme (« Un bon poète n’est pas plus utile à l’État qu’un bon joueur de quilles. » « Toute la gloire que nous pouvons espérer est qu’on dira de nous que nous avons été [Malherbe et Racan] deux excellents arrangeurs de syllabes. »). Malherbe trouvera ses disciples en François Maynard (21. 11. 1582 Toulouse - 28.12. 1646 Aurillac) et Honorat de Bueil, seigneur de Racan (5.2. 1589 château d’Aubigné-Racan - 21.1. 1670 Paris), il sera un des habitués du salon de Mme de Rambouillet où son influence rayonnera. Une influence analogue, dans le domaine du style prosaïque, est exercée par les Lettres de Jean Guez de Balzac (mai ou juin 1597 Angoulême - 18.2. 1654 Angoulême) qui désignera son style comme « atticisme » dans Le Socrate chrétien (1652). Cette évolution de la langue mérite un regard général. Au tournant des 16^e et 17^e siècles, les élites culturelles françaises se trouvent encore en régime de diglossie, le latin restant toujours la langue de la communication savante, européenne. La période baroque entame le processus de « francisation ». La création de l’Académie Française par le cardinal de Richelieu (1635) représente sur ce point la démarche décisive. Le noyau de l’Académie, à l’origine un groupe d’érudits réunis, en simples particuliers, autour de Valentin Conrart, se voit confier la mission de « travailler avec tout le soin et toute la diligence possible à donner des règles certaines notre langue et à la rendre pure, élégante et capable de traiter les arts et les sciences ». La langue mise au service de l’unité du royaume et la mise sous contrôle des érudits comptent à la longue moins que le lien que les académiciens, en hommes de science et hommes des salons mondains, ont su nouer entre les élites sociales et les élites de la science et de la culture. La langue - son bon usage - devient une des occupations de la (bonne) société, sujet de débats, de discussions et partant d’œuvres théoriques et de dictionnaires: Claude Vaugelas, Remarques sur la langue française (1647), Père Bouhours, Entretiens d’Ariste et d’Eugène (1671), Gilles Ménage, Observations sur la langue française (1672, 1675); Pierre Richelet, Dictionnaire français (1680), Antoine Furetière, Essai d’un dictionnaire universel (1690), Dictionnaire de l’Académie française (1694). La pensée rationaliste, étayée par les œuvres de René Descartes, permet de jeter un nouveau regard sur la langue même. Dans leur Grammaire générale et raisonnée de Port-Royal (1660), Antoine Arnauld et Claude Lancelot découvrent derrière les formes variables du langage (français, italien, latin, etc.) la raison universelle qui en justifie l’emploi. Si, à l’époque de la Renaissance, la langue et la parole poétique - don divin et sacré ‑ constituaient la clé pour accéder à la connaissance de la réalité supérieure, si le baroque les considérait comme des instruments ambigus et multiformes pouvant créer l’illusion ou l’émotion aussi bien que servir une vérité supérieure, l’âge du classicisme adopte, face à la langue, une attitude de détachement rationnel, instrumental: à chaque règle son effet. La société La société française du 17^e siècle est marquée par l’affermissement de l’autorité de l’État représentée par le roi. Dans une situation où la marche ascendante de la bourgeoisie n’arrive pas encore à éliminer la force déclinante de la noblesse, le pouvoir royal constitue le facteur décisif. L’absolutisme royal qui culmine avec le règne personnel de Louis XIV, à partir de 1661, représente une période d’équilibre social où le roi s’appuie sur la bourgeoisie pour dominer la noblesse et sur la noblesse pour asseoir son autorité sur une société nettement hiérarchisée: le roi devient le centre de sa cour, sa cour le centre de la vie publique. Le principe d’un État fort, au-dessus de la noblesse et de la bourgeoisie, s’impose déjà sous Henri IV et sous le ministère du cardinal de Richelieu, dès 1624, qui punit comme crime d’État toute désobéissance soit des provinces, soit des nobles contestataires. Ce n’est pas un hasard si ces deux moments historiques coïncident avec la formulation des idées esthétiques, signes avant-coureurs du classicisme (Malherbe; débats sur le théâtre régulier). L’autorité de l’État calme la situation intérieure, élimine les désordres, diminue les tensions, émousse les facteurs de la sensibilité baroque. Paradoxalement, bien qu’assis sur l’autorité religieuse, le pouvoir royal impose, en même temps que celle de grandeur, les notions d’ordre, de mesure, d’équilibre, d’autolimitation qui repoussent ou occultent les aspirations transcendantes du baroque. Le pouvoir fort qui même en matière religieuse tient tête à l’autorité du pape (gallicanisme) conduit à une laïcisation relative. Cette négation de la transcendance théologique baroque n’est pas toutefois l’équivalent de « Dieu mis entre les parenthèses » de la Renaissance. Il s’agit plutôt de l’absence du pathétique de la foi baroque. L’élan optimiste des jésuites cède à l’idéal de la foi modérée de François de Sales (Introduction à la vie dévote, 1609; canonisation 1665) et à la spiritualité pessimiste de l’augustinisme (cardinal Pierre de Bérulle, fondateur de la Congrégation de l’Oratoire, 1611) et à celle du jansénisme. Le néostoïcisme, hérité de la Renaissance, sur le modèle de Sénèque, est secondé par le rationalisme moral cartésien (Descartes, Traité des Passions de l’âme, 1649). En effet, l’homme du classicisme garde vis-à-vis de la foi un détachement tout cartésien: on n’adhère pas sous le coup d’une émotion, on veut garder ses distances pour juger, pour apprécier, goûter. La laïcisation prend surtout la forme de la séparation de la morale et de la religion: dans les Maximes de La Rochefoucauld toute référence métaphysique ou théologique est exclue. En outre, l’autorité royale impose une sorte de « paix religieuse » grâce à laquelle le protestantisme reste relativement toléré. La période culminante du classicisme (1660-1685) se termine au moment de la révocation de l’Édit de Nantes. Les notions d’ordre, de mesure, de modération investissent le nouvel idéal social. L’honnête homme et la précieuse des salons mondains qui représentent le modèle de la politesse mondaine de l’âge baroque trouvent leur accomplissement, désormais, dans la recherche de la bienséance du juste milieu, du naturel, de l’harmonie. La doctrine classique Le point focal de l’esthétique du classicisme est sans aucun doute sa doctrine qui est l’aboutissement du processus de théorisation, à partir de la Renaissance, des règles formulées sur le modèle de l’esthétique antique ou plutôt sur l’image qu’on s’en faisait, dérivée ou déduite des principes de la rhétorique et de la pensée d’Aristote, d’Horace ou de Cicéron avec, comme noyau théorique, la triple problématique de la mimésis, de la poiésis et de l’axiologie (régularité, mesure). Que l’attention ait été portée principalement sur le théâtre résulte du fait que ce domaine de la création représente un des rares points de continuité entre l’antiquité et les 16^e et 17^e siècles. Pour suivre la constitution de la doctrine du classicisme, il faut remonter aux théoriciens de la Renaissance et de la période baroque: Giulio Cesare Scaligero (1484 Riva del Garda - 1558 Agen), médecin humaniste, adversaire du cicéronianisme d’Érasme de Rotterdam, et Lodovico Castelvetro (1505 Modène - 1571 Chiavani) formulent dans leurs Pœtica respectives (1561 - Scaligero; 1574 - Castelvetro) les principes aristotéliciens de la dramaturgie, repris par Jean de la Taille (L’Art de la tragédie, 1572), par Vauquelin de la Fresnaye (L’Art poétique, 1574) et par Daniel Heinsius (De tragœdiae constitutione, 1611).[1] La formulation des règles est soutenue par les débats et polémiques qui animent la société lettrée qu’il s’agisse des salons littéraires ou des institutions officielles comme l’Académie Française: Lettres (à partir de 1624; Lettre à M. de Scudéry sur Le Cid, 1637) de Jean Guez de Balzac; Observations sur Le Cid (1637) de Georges de Scudéry; Sentiments de l’Académie sur Le Cid (1637), Discours et Examens (1660) de Pierre Corneille. Les résultats des débats et des discussions surgies au sujet des œuvres et de la pratique du théâtre sont résumés dans plusieurs ouvrages théoriques: Discours sur la tragédie (1639) de Jean François Sarasin; Poétique (1640) de La Ménardière; Pratique du théâtre (1657) de l’abbé d’Aubignac. En 1674, Nicolas Boileau popularise les principes acquis du classicisme dans son Art poétique, étayé par la traduction française de la Poétique d’Aristote (1692) - par André Dacier. Comme la poétique de la Renaissance, la doctrine du classicisme est fondée sur l’imitation - principe dérivé de la mimésis d’Aristote. Le but de l’art est donc l’imitation de la nature: or les modèles offerts par la nature n’étant jamais parfaits, il faut opérer un choix et composer - à l’exemple des auteurs anciens qui avaient déjà effectué la sélection et atteint la perfection. Ce sont eux qu’il s’agit donc d’imiter: de préférence les auteurs latins (Virgile, Horace, Sénèque), moins les grecs (Homère, Sophocle). À la différence de la Renaissance (la Pléiade), la doctrine classique n’est pas élaborée par des artistes érudits (pœta doctus): elle porte la marque du décalage entre les spécialistes théoriciens d’un côté et les créateurs de l’autre, décalage entre le côté « raison » et le côté « cœur ». L’art doit être dirigé par la raison, le choix doit rechercher la beauté idéale dans la nature. N’est pas considéré comme naturel ce qui est évident: l’artiste doit dégager de la nature confuse l’essence des choses, les qualités universelles et les principes. Le naturel ne se réduit pas non plus au réel, notamment le réel bas, monstrueux, informe. Le naturel n’est pas non plus ce qui pourrait se produire (le possible), mais ce que l’on croit et accepte de croire qu’il pourrait ou aurait pu se produire, c’est-à-dire le vraisemblable. La recherche du vraisemblable (une catégorie esthétique historiquement assez variable) va dans le sens des bienséances: l’horrible, le pathétique sont soumis au critère de l’équilibre, de la mesure, de la modération. La bienséance a d’une part un aspect interne - l’harmonie intrinsèque à l’œuvre, d’autre part elle constitue un critère externe, celui de la conformité avec les conventions morales ou sociales. Le jugement juste et le bon sens font partie des exigences esthétiques. Par ailleurs, le principe d’universalité est explicable en partie par les usages de l’époque: les acteurs représentant les personnages des tragédies et des comédies dont l’action devait se dérouler dans une cité antique jouaient en habits de ville, légèrement modifiés. L’universalité n’exclut pas le génie. Mais seul, le génie ne suffit pas. Il faut encore la maîtrise des techniques et des règles, il faut aussi l’érudition. Cette dernière, si elle concerne - avant 1660 - de vastes domaines du savoir (histoire, mythologie), s’infléchit vers les connaissances générales, à la portée du savoir commun de l’élite sociale. Les plus grands auteurs de la période classique sont ceux chez qui le respect des règles est occulté et dépassé par l’art. La doctrine, intériorisée, devient naturelle. Le but ultime de l’art et de plaire et d’instruire. Théâtre - les règles dramatiques La doctrine du classicisme a cristallisé autour des débats sur le théâtre et les trois unités: - l’unité de temps - cette unité était généralement observée; selon les théoriciens l’action ne devait pas dépasser la durée soit de 12, 24 ou 36 heures; - l’unité de lieu – selon la conception rigoureuse, le lieu devait se circonscrire à un seul endroit - une salle, une cour; selon la conception de Corneille, il pouvait s’agir des lieux où les personnages étaient censés se rendre en 24 heures; l’unité de lieu s’est imposée pleinement vers 1650 seulement; - l’unité d’action correspond au principe un héros - une action, elle exige l’élimination d’intrigues parallèles; en pratique elle s’impose tard, vers 1650, sans être unanimement respectée, car le parallélisme, notamment entre les protagonistes d’un côté et leurs confidents de l’autre, offre des potentialités dramatiques; - l’unité de ton – elle se réclame d’Horace (Ad Pisones) pour refuser le mélange des genres. En ce qui concerne la tragédie, le sujet (passion ou intrigue) devait être généralement tiré de l’histoire romaine ou de la mythologie grecque. Les sujets Modernes sont exclus. Des deux passions cathartiques d’Aristote (terreur et pitié), la pitié est préférée comme bienséante. Entre le baroque et le classicisme, le changement concerne moins l’observation des règles dramatiques que l’esprit et la sensibilité: le héros, grandiloquent, pathétique, et l’action dynamique évoluent vers l’intériorisation psychologique et vers l’analyse lucide des sentiments; l’aventure exceptionnelle cède à l’universel. La comédie se transforme sous l’influence de la comédie de mœurs et d’intrigue espagnole. Elle s’affine grâce à Molière qui met l’accent sur la peinture des mœurs et des caractères. Le grand mérite de Molière consiste également à avoir exploité les ressources de la farce qu’il rend conforme à l’esprit classique: l’intrigue gagne en cohérence, elle se simplifie, la langue et les mœurs s’épurent. Les éléments baroques toutefois restent présents au sein de la période classique grâce à la mode des comédies-ballets, des ballets de cour et des divertissements royaux, grâce aussi au nouveau genre synthétique qu’est l’opéra (Giovanni Battista Lulli). Molière donne avec Dom Juan l’exemple même d’une thématique baroque traitée à la manière baroque du mélange des genres: farce autour de Sganarelle, parodie de la pastorale autour des paysans, comédie de mœurs, ton soutenu de la tragédie, emploi des machines destinées à créer le merveilleux chrétien. La rigueur appliquée au domaine dramatique est la source des exigences esthétiques pour les autres genres littéraires. Poésie La hiérarchie des genres est chapeautée par l’épopée qui, conformément à la tradition antique, devait combiner les qualités épiques et lyriques avec de vastes connaissances mythologiques et historiques. Le sujet ne devait pas être inventé, mais tiré de l’histoire, les personnages devaient être illustres, le lieu et le temps éloignés, l’action guerrière (l’amour étant relégué dans les épisodes seulement). La composition obéissait à la présence obligée de quatre parties: proposition, invocation (aux dieux, ou à Dieu), narration, dénouement. L’ode exigeait la noblesse de ton tout en étant ouverte à la diversité thématique. La même ouverture, jointe à l’élégance, caractérise l’épître. Le sujet par contre est déterminant pour l’idylle, l’élégie, la satire. La préciosité lègue à la période classique la mode des genres mineurs: rondeau, madrigal, ballade, épigramme. La doctrine classique n’a pas été propice à la poésie. Le plus grand poète de la période - La Fontaine - échappe à son carcan. Prose L’exemple du modèle de l’épopée devait s’appliquer au roman, avec certaines différences cependant: le roman doit être écrit en prose, sans l’invocation aux dieux, la thématique guerrière doit céder à l’amour. En pratique, plus que l’épopée, c’est le modèle de la tragédie qui force les auteurs des romans à simplifier l’action (unité d’action) et à se concentrer à l’analyse psychologique en évitant le pittoresque (unité de ton), à réduire l’espace et le temps de l’action. L’exemple typique de l’aboutissement du processus est l’œuvre de Mme de La Fayette et dans le domaine de la nouvelle celle de Jean Regnault de Segrais. Auteurs et œuvres Claude Favre, baron de Pérouges, seigneur de Vaugelas (6.1. 1585 Meximieux – 26.2. 1650 Paris) Originaire de Savoie, cultivé, il parle italien et espagnol et, établi à Paris il travaille comme interprète à la cour de Louis XIII. En qualité de chambellan il accompagne le frère du roi, Gaston d’Orléans, lors de ses voyages. En 1634, il est nommé académicien et participe à la rédaction du Dictionnaire de l’Académie, notamment à celle des entrées de A à I. Ses observations judicieuses sur la langue française, recueillies dans ses Remarques, font autorité. Son approche est celle du bon usage, fondamentale dans le processus de francisation des élites et dans la constitution du parler cultivé de la période du classicisme. Remarques sur la langue française (1647) Règle de méthode Que dans les doutes de la langue il vaut mieux, pour l’ordinaire, consulter les femmes et ceux qui n’ont point étudié que ceux qui sont bien savants en la langue grecque et en la latine. Quand je parle ici des femmes et de ceux qui n’ont point étudié, je n’entends pas parler de la lie du peuple, quoiqu’en certaines rencontres il se pourrait faire qu’il ne le faudrait pas exclure, et qu’on en pourrait tirer l’éclaircissement de l’usage, non pas qu’il faille en cela tant déférer à la populace que l’a cru un de nos plus célèbres écrivains, qui voulait que l’on écrivît en prose comme parlent les crocheteurs et les harengères.[2] J’entends donc parler seulement des personnes de la Cour ou de celles qui la hantent, et dans le mot de personnes, je comprends les hommes et les femmes qui n’ont point étudié, et crois que pour l’ordinaire, il vaut mieux les consulter dans les doutes de la langue que ceux qui savent la langue grecque et la latine. La raison en est évidente ; c’est que douter d’un mot ou d’une phrase, tellement que ceux qui nous peuvent mieux éclaircir de cet usage sont ceux que nous devons plutôt consulter dans cette sorte de doutes. Or est-il que les personnes qui parlent bien français et qui n’ont point étudié seront des témoins de l’usage beaucoup plus fidèles et plus croyables que ceux qui savent la langue grecque et la latine, parce que les premiers, ne connaissant point d’autre langue que la leur, quand on vient à leur proposer quelque doute de la langue, vont tout droit à ce qu’ils ont accoutumé de dire ou d’entendre dire, qui est proprement l’usage, c’est-à-dire ce que l’on cherche et dont on veut être éclairci. Au lieu que ceux qui possèdent plusieurs langues, particulièrement la grecque et la latine, corrompent souvent leur langue naturelle par le commerce des étrangères, ou bien ont l’esprit partagé sur les doutes qu’on leur propose par les différents usages des autres langues, qu’ils confondent quelquefois, ne se souvenant pas qu’il n’y a point de conséquence tirer d’une langue à l’autre. Nicolas Boileau Despréaux (1.11. 1636 Paris – 13.3. 1711 Paris) Né à proximité du Palais de Justice et issu d’une famille de juristes parisiens, il dédaignera la carrière d’avocat à laquelle le prédisposaient ses études de théologie et de droit au Collège d’Harcourt et de Beauvais (à Paris). Le décès de son père (1657) et le modeste héritage qu’il recueille lui permettent de se consacrer aux lettres. Son œuvre suit trois voies : satirique, réflexive, critique, à la suite de ses grands modèles romains – Horace et Juvénal. Polémiste, il attaque le critique Chapelain au sujet de la querelle du Cid (Chapelain décoiffée, en collaboration avec son frère Gilles Boileau et Antoine Furetière ; publ. 1665). Il parodie les romans précieux dans son Dialogue des héros de roman (ouvrage dont il retarde la publication pour ne pas blesser Mme de Sévigné). Il fréquente le libertin La Mothe Le Vayer, Molière et La Fontaine. En 1677, il est nommé, avec Jean Racine, historiographe du roi et entre à l’Académie en 1684. Plusieurs titres sont à retenir : Satires (1660-1711), Épîtres (1669-1698), Le Lutrin, épopée héroï-comique sur un fait divers – une querelle de préséance entre le Trésorier et le Chantre de la Sainte-Chapelle de Paris (1673-1683), L’Art poétique (1674). L’Art Poétique (1674) Ce poème didactique illustre en quatre chants les préceptes majeurs de la doctrine classique. Chant I – préceptes généraux : inspiration, naturel, vraisemblance ; Chant II – règles des genres secondaires : idylle, élégie, sonnet, ode, etc. ; Chant III – règles des grands genres : tragédie, épopée, comédie ; Chant IV – préceptes éthiques : modestie, décence, caractéristiques de l’honnête homme. Les grands inspirateurs de Boileau sont Aristote, Horace et le rhéteur Quintilien. L’Art d’écrire Chant I, vv. 27-47 ; 147-174 Quelque sujet qu’on traite, ou plaisant, ou sublime, Que toujours le bon sens s’accorde avec la rime : L’un l’autre vainement ils semblent se haïr ; La rime est une esclave et ne doit qu’obéir. Lorsqu’à la bien chercher d’abord on s’évertue, L’esprit à la trouver aisément s’habitue ; Au joug de la raison sans peine elle fléchit Et, loin de la gêner, la sert et l’enrichit. Mais lorsqu’on la néglige, elle devient rebelle, Et pour la rattraper le sens court après elle. Aimez donc la raison : que toujours vos écrits Empruntent d’elle seule et leur lustre et leur prix. La plupart emportés d’une fougue insensée, Toujours loin du droit sens vont chercher leur pensée: Ils croiraient s’abaisser, dans leurs vers monstrueux, S’ils pensaient ce qu’un autre a pu penser comme eux. Évitons ces excès : laissons à l’Italie De tous ces faux brillants l’éclatante folie. Tout doit tendre au bon sens : mais pour y parvenir Le chemin est glissant et pénible à tenir ; Pour peu qu’on s’en écarte, aussitôt on se noie. La raison pour marcher n’a souvent qu’une voie (...) Il est certains esprits dont les sombres pensées Sont d’un nuage épais toujours embarrassées ; Le jour de la raison ne le saurait percer. Avant donc que d’écrire apprenez à penser. Selon que notre idée est plus ou moins obscure, L’expression la suit, ou moins nette, ou plus pure. Ce que l’on conçoit bien s’énonce clairement, Et les mots pour le dire arrivent aisément. Surtout qu’en vos écrits la langue révérée Dans vos plus grands excès vous soit toujours sacrée. En vain vous me frappez d’un son mélodieux, Si le terme est impropre ou le tour vicieux : Mon esprit n’admet point un pompeux barbarisme, Ni d’un vers ampoulé l’orgueilleux solécisme. Sans la langue, en un mot, l’auteur le plus divin Est toujours, quoi qu’il fasse, un méchant écrivain. Travaillez à loisir, quelque ordre qui vous presse, Et ne vous piquez point d’une folle vitesse : Un style si rapide, et qui court en rimant, Marque moins trop d’esprit que peu de jugement. J’aime mieux un ruisseau qui, sur la molle arène, Dans un pré plein de fleurs lentement se promène, Qu’un torrent débordé qui, d’un cours orageux, Roule, plein de gravier, sur un terrain fangeux. Hâtez-vous lentement, et, sans perdre courage, Vingt fois sur le métier remettez votre ouvrage : Polissez-le sans cesse et le repolissez ; Ajoutez quelquefois, et souvent effacez. La tragédie Chant III, vv. 1-60 Il n’est point de serpent, ni de monstre odieux, Qui, par l’art imité, ne puisse plaire aux yeux : D’un pinceau délicat l’artifice agréable Du plus affreux objet fait un objet aimable. Ainsi pour nous charmer, la Tragédie en pleurs D’Œdipe tout sanglant fit parler les douleurs, D’Oreste parricide^4 exprima les alarmes, Et, pour nous divertir, nous arracha des larmes. Vous donc qui, d’un beau feu pour le théâtre épris, Venez en vers pompeux y disputer le prix, Voulez-vous sur la scène étaler des ouvrages Où tout Paris en foule apporte ses suffrages, Et qui, toujours plus beaux, plus ils sont regardés, Soient au bout de vingt ans encor redemandés ? Que dans tous vos discours la passion émue Aille chercher le cœur, l’échauffe et le remue. Si d’un beau mouvement l’agréable fureur Souvent ne nous remplit d’une douce terreur, Ou n’excite en notre âme une pitié charmante, En vain vous étalez une scène savante : Vos froids raisonnements ne feront qu’attiédir Un spectateur toujours paresseux d’applaudir, Et qui, des vains efforts de votre rhétorique Justement fatigué, s’endort ou vous critique. Le secret est d’abord de plaire et de toucher : Inventez des ressorts qui puissent m’attacher. Que dès les premiers vers l’action préparée Sans peine du sujet aplanisse l’entrée. Je me ris d’un acteur qui, lent à s’exprimer, De ce qu’il veut d’abord ne sait pas m’informer, Et qui, débrouillant mal une pénible intrigue, D’un divertissement me fait une fatigue. J’aimerais mieux encor qu’il déclinât son nom Et dît : « Je suis Oreste, ou bien Agamemnon » Que d’aller, par un tas de confuses merveilles, Sans rien dire à l’esprit, étourdir les oreilles : Le sujet n’est jamais assez tôt expliqué. Que le lieu de la scène y soit fixe et marqué. Un rimeur, sans péril, delà les Pyrénées, Sur la scène en un jour renferme des années : Là souvent le héros d’un spectacle grossier, Enfant au premier acte, est barbon au dernier. Mais nous, que la raison à ses règles engage, Nous voulons qu’avec art l’action se ménage ; Qu’en un lieu, qu’en un jour, un seul fait accompli Tienne jusqu’à la fin le théâtre rempli. Jamais au spectateur n’offrez rien d’incroyable : Le vrai peut quelquefois n’être pas vraisemblable. Une merveille absurde est pour moi sans appas : L’esprit n’est point ému de ce qu’il ne croit pas. Ce qu’on ne doit point voir, qu’un récit nous l’expose : Les yeux en le voyant saisiraient mieux la chose ; Mais il est des objets que l’art judicieux Doit offrir à l’oreille et reculer des yeux. Que le trouble, toujours croissant de scène en scène, À son comble arrivé se débrouille sans peine. L’esprit ne se sent point plus vivement frappé Que lorsqu’en un sujet d’intrigue enveloppé D’un secret tout à coup la vérité connue Change tout, donne à tout une face imprévue. La Comédie Chant III, vv.359-414 Que la nature donc soit votre étude unique, Auteurs qui prétendez aux honneurs du comique. Quiconque voit bien l’homme et, d’un esprit profond, De tant de cœurs cachés a pénétré le fond, Qui sait bien ce que c’est qu’un prodigue, un avare, Un honnête homme, un fat, un jaloux, un bizarre, Sur une scène heureuse, il peut les étaler, Et les faire à nos yeux vivre, agir et parler. Présentez-en partout les images naïves ; Que chacun y soit peint des couleurs les plus vives. La nature, féconde en bizarres portraits, Dans chaque âme est marquée à de différents traits ; Un geste la découvre, un rien la fait paraître : Mais tout esprit n’a pas des yeux pour la connaître. Le temps, qui change tout, change aussi nos humeurs : Chaque âge a ses plaisirs, son esprit et ses mœurs. Un jeune homme, toujours bouillant dans ses caprices, Est prompt à recevoir l’impression des vices ; Est vain dans ses discours, volage en ses désirs, Rétif à la censure et fou dans les plaisirs. L’âge viril, plus mûr, inspire un air plus sage, Se pousse auprès des grands, s’intrigue, se ménage , Contre les coups du sort songe à se maintenir, Et loin dans le présent regarde l’avenir. La vieillesse chagrine incessamment amasse ; Garde, non pas pour soi, les trésors qu’elle entasse, Marche en tous ses desseins d’un pas lent et glacé ; Toujours plaint le présent et vante le passé ; Inhabile aux plaisirs dont la jeunesse abuse, Blâme en eux les douceurs que l’âge lui refuse. Ne faites point parler vos acteurs au hasard, Un vieillard en jeune homme, un jeune homme en vieillard. Étudiez la cour et connaissez la ville: L’une et l’autre est toujours en modèles fertile. C’est par là que Molière, illustrant ses écrits, Peut-être de son art eût remporté le prix, Si, moins ami du peuple, en ses doctes peintures Il n’eût point fait souvent grimacer ses figures, Quitté, pour le bouffon, l’agréable et le fin, Et sans honte à Térence allié Tabarin.[3] Dans ce sac ridicule où Scapin s’enveloppe, Je ne reconnais plus l’auteur du Misanthrope. Le comique, ennemi des soupirs et des pleurs, N’admet point en ses vers de tragiques douleurs ; Mais son emploi n’est pas d’aller, dans une place, De mots sales et bas charmer la populace. Il faut que ses acteurs badinent noblement ; Que son nœud bien formé se dénoue aisément ; Que l’action, marchant où la raison la guide, Ne se perde jamais dans une scène vide ; Que son style humble et doux se relève à propos ; Que ses discours, partout fertiles en bons mots, Soient pleins de passions finement maniées, Et les scènes toujours l’une à l’autre liées. Aux dépens du bon sens gardez de plaisanter : Jamais de la nature il ne faut s’écarter. Jean Racine (21.12. 1639 La Ferté-Milon – 21.4. 1699 Paris) Orphelin dès l’âge de quatre ans, il fut élevé par ses grands-parents, proches des milieux jansénistes. Il fit d’excellentes études: Petites-Écoles de Port-Royal, collège de Beauvais. Il apprit le latin et le grec. En 1655, à 16 ans, il rejoint sa grand-mère dans sa retraite Port-Royal où il suit les leçons de l’helléniste Lancelot et du grammairien Nicole. Apprenant par cœur Sophocle et Euripide, il sera davantage influencé par la langue dépouillée des modèles grecs que par la rhétorique latine des collèges des jésuites. Malgré les brouilles ultérieures, l’empreinte janséniste marque par son pessimisme fataliste l’allure de ses tragédies. Contrairement au désir de la famille qui envisage pour Jean Racine une carrière ecclésiastique, il plonge dans la vie mondaine ayant pour amis Molière (jusqu’en 1664-1665), La Fontaine et Boileau et pour amantes les actrices célèbres dont la Du Parc et la Champmeslé. Il attire l’attention de la cour et du roi par ses poésies d’occasion: La Nymphe de la Seine (1660), Ode sur la convalescence du Roi (1663), La Renommée aux Muses (1663). Les deux premières tragédies La Thébaïde ou les Frères ennemis (1664) et Alexandre le Grand (1665), de trempe héroïque cornélienne, sont un échec que Racine attribue à la mauvaise interprétation de la troupe de Molière. À la rupture d’avec ce dernier s’ajoute la rupture d’avec ses maîtres jansénistes de Port-Royal qui condamnent le théâtre (Nicole). Il ne réussit pas non plus avec la comédie Les Plaideurs (1668). Ce n’est qu’avec Andromaque (1667), Britannicus (1669), Bérénice (1670) que Racine trouve sa thématique – l’amour, l’analyse des passions – mais aussi sa forme d’expression qui imposeront sa renommée. À la différence de Corneille, Racine s’inscrit parfaitement dans le cadre limité des unités dramatiques. Ses tragédies commencent au moment où l’intrigue s’approche du dénouement, où tout est décidé, joué. L’action dramatique se plie à l’émotion lyrique de la poésie, à l’analyse des sentiments. La suite confirme sa gloire: Bajazet (1672), Mithridate (1673), Iphigénie (1674). L’échec de sa meilleure pièce Phèdre (1677) est dû la cabale déchaînée par ses ennemis et rivaux. Racine se retire de l’activité théâtrale, se marie (il aura sept enfants) et accepte, avec Boileau, la charge de l’historiographe du roi. Il se réconcilie aussi avec le parti janséniste. Pour les pupilles du pensionnat de Saint-Cyr de Mme de Maintenon il écrit deux tragédies bibliques: Esther (1689) et Athalie (1691). En secret, il rédige un Abrégé de l’histoire de Port-Royal en encourant une demi-disgrâce de la cour attachée à réprimer le jansénisme. Avant de mourir, il exprime le désir d’être inhumé à Port-Royal. Bérénice (1670) Titus, futur empereur romain, et Bérénice, reine de Palestine, s’aiment. L’amour se heurte à la nécessité politique : le Sénat et le peuple de Rome s’opposent au mariage. Le conflit tragique aboutit à la renonciation et à la séparation des amants. Une catharsis sur le mode de la pitié aristotélicienne. Acte IV, scène 4 Bérénice (en sortant) Non, laissez-moi, vous dis-je. En vain tous vos conseils me retiennent ici : Il faut que je le voie. Ah, Seigneur ! vous voici. Hé bien, il est donc vrai que Titus m’abandonne ? Il faut nous séparer ; et c’est lui qui l’ordonne. Titus N’accablez point, Madame, un Prince malheureux : Il ne faut point ici nous attendrir tous deux. Un trouble assez cruel m’agite et me dévore, Sans que des pleurs si chers me déchirent encore. Rappelez bien plutôt ce cœur, qui tant de fois M’a fait de mon devoir reconnaître la voix. Il en est temps. Forcez votre amour à se taire ; Et d’un œil que la gloire et la raison éclaire, Contemplez mon devoir dans toute sa rigueur. Vous-même contre vous fortifiez mon cœur : Aidez-moi, s’il se peut, à vaincre sa faiblesse, À retenir des pleurs qui m’échappent sans cesse ; Ou si nous ne pouvons commander à nos pleurs, Que la gloire du moins soutienne nos douleurs, Et que tout l’univers reconnaisse sans peine Les pleurs d’un Empereur et les pleurs d’une Reine. Car enfin, ma Princesse, il faut nous séparer. Bérénice Ah ! cruel ! Est-il temps de me le déclarer ? Qu’avez-vous fait ? Hélas ! je me suis crue aimée. Au plaisir de vous voir mon âme accoutumée Ne vit plus que pour vous. Ignoriez-vous vos lois, Quand je vous l’avouai pour la première fois ? À quel excès d’amour m’avez-vous amenée ! Que ne me disiez-vous : « Princesse infortunée, Où vas-tu t’engager, et quel est ton espoir ? Ne donne point un cœur qu’on ne peut recevoir. » Ne l’avez-vous reçu, cruel, que pour le rendre, Quand de vos seules mains ce cœur voudrait dépendre ? Tout l’Empire a vingt fois conspiré contre nous. Il était temps encor : que ne me quittiez-vous ? Mille raisons alors consolaient ma misère : Je pouvais de ma mort accuser votre père, Le peuple, le sénat, tout l’empire romain, Tout l’univers, plutôt qu’une si chère main. Leur haine, dès longtemps contre moi déclarée, M’avait à mon malheur dès longtemps préparée. Je n’aurais pas, Seigneur, reçu ce coup cruel Dans le temps que j’espère un bonheur immortel, Quand votre heureux amour peut tout ce qu’il désire. Lorsque Rome se tait, quand votre père expire, Lorsque tout l’univers fléchit à vos genoux. Enfin quand je n’ai plus à redouter que vous. Titus Et c’est moi seul aussi qui pouvais me détruire. Je pouvais vivre alors et me laisser séduire. Mon cœur se gardait bien d’aller dans l’avenir Chercher ce qui pouvait un jour nous désunir. Je voulais qu’à mes vœux rien ne fût invincible, Je n’examinais rien, j’espérais l’impossible. Que sais-je ? j’espérais de mourir à vos yeux, Avant que d’en venir à ces cruels adieux. Les obstacles semblaient renouveler ma flamme. Tout l’Empire parlait ; mais la gloire, Madame, Ne s’était point encor fait entendre à mon cœur Du ton dont elle parle au cœur d’un Empereur. Je sais tous les tourments où ce dessein me livre ; Je sens bien que sans vous je ne saurais plus vivre, Que mon cœur de moi-même est prêt à s’éloigner ; Mais il ne s’agit plus de vivre, il faut régner. Bérénice Hé bien ! régnez, cruel ; contentez votre gloire : Je ne dispute plus. J’attendais, pour vous croire, Que cette même bouche, après mille serments D’un amour qui devait unir tous nos moments, Cette bouche, à mes yeux s’avouant infidèle, M’ordonnât elle-même une absence éternelle. Moi-même j’ai voulu vous entendre en ce lieu. Je n’écoute plus rien ; et pour jamais, adieu. Pour jamais ! Ah ! Seigneur, songez-vous en vous même Combien ce mot cruel est affreux quand on aime ? Dans un mois, dans un an, comment souffrirons-nous, Seigneur, que tant de mers me séparent de vous ? Que le jour recommence et que le jour finisse, Sans que jamais Titus puisse voir Bérénice, Sans que de tout le jour je puisse voir Titus ! Mais quelle est mon erreur, et que de soins perdus ! L’ingrat, de mon départ consolé par avance, Daignera-t-il compter les jours de mon absence ? Ces jours si longs pour moi lui sembleront trop courts. Titus Je n’aurai pas, Madame, à compter tant de jours. J’espère que bientôt la triste Renommée Vous fera confesser que vous étiez aimée. Vous verrez que Titus n’a pu sans expirer... Bérénice Ah ! Seigneur, s’il est vrai, pourquoi nous séparer ? Je ne vous parle point d’un heureux hyménée : Rome à ne vous plus voir m’a-t-elle condamnée ? Pourquoi m’enviez-vous l’air que vous respirez ? Titus Hélas ! vous pouvez tout, Madame. Demeurez : Je n’y résiste point. Mais je sens ma faiblesse : Il faudra vous combattre et vous craindre sans cesse, Et sans cesse veiller à retenir mes pas Que vers vous à toute heure entraînent vos appas. Que dis-je ? En ce moment mon cœur, hors de lui-même, S’oublie, et se souvient seulement qu’il vous aime. Bérénice Hé bien, Seigneur, hé bien ! qu’en peut-il arriver ? Voyez-vous les Romains prêts à se soulever ? Titus Et qui sait de quel œil ils prendront cette injure ? S’ils parlent, si les cris succèdent au murmure Faudra-t-il par le sang justifier mon choix ? S’ils se taisent, Madame, et me vendent leurs lois, À quoi m’exposez-vous ? Par quelle complaisance Faudra-t-il quelque jour payer leur patience ? Que n’oseront-ils point alors me demander ? Maintiendrai-je des lois que je ne puis garder ? Bérénice Vous ne comptez pour rien les pleurs de Bérénice. Titus Je les compte pour rien ? Ah ciel ! quelle injustice ! Bérénice Quoi ? pour d’injustes lois que vous pouvez changer, En d’éternels chagrins vous-même vous plonger ? Rome a ses droits, Seigneur. N’avez-vous pas les vôtres ? Dites, parlez. Titus Hélas ! Que vous me déchirez ! Bérénice Vous êtes empereur, Seigneur, et vous pleurez ! Titus Oui, Madame, il est vrai, je pleure, je soupire, Je frémis. Mais enfin, quand j’acceptai l’Empire, Rome me fit jurer de maintenir ses droits : Il les faut maintenir. Déjà plus d’une fois Rome a de mes pareils exercé la constance. Ah ! si vous remontiez jusques à sa naissance, Vous les verriez toujours à ses ordres soumis. L’un, jaloux de sa foi, va chez les ennemis Chercher, avec la mort, la peine toute prête ; D’un fils victorieux l’autre proscrit la tête ; L’autre, avec des yeux secs et presque indifférents, Voit mourir ses deux fils par son ordre expirants. Malheureux ! mais toujours la patrie et la gloire Ont parmi les Romains remporté la victoire. Je sais qu’en vous quittant le malheureux Titus Passe l’austérité de toutes leurs vertus ; Qu’elle n’approche point de cet effort insigne. Mais, Madame, après tout, me croyez-vous indigne De laisser un exemple à la postérité, Qui sans de grands efforts ne puisse être imité ? Bérénice Non, je crois tout facile à votre barbarie. Je vous crois digne, ingrat, de m’arracher la vie. De tous vos sentiments mon cœur est éclairci. Je ne vous parle plus de me laisser ici. Qui ? moi ? j’aurais voulu, honteuse et méprisée, D’un peuple qui me hait soutenir la risée ? J’ai voulu vous pousser jusques à ce refus. C’en est fait, et bientôt vous ne me craindrez plus. N’attendez pas ici que j’éclate en injures, Que j’atteste le ciel, ennemi des parjures. Non, si le ciel encore est touché de mes pleurs, Je le prie en mourant d’oublier mes douleurs. Si je forme des vœux contre votre injustice, Si devant que mourir la triste Bérénice Vous veut de son trépas laisser quelque vengeur, Je ne le cherche, ingrat, qu’au fond de votre cœur. Je sais que tant d’amour n’en peut être effacé ; Que ma douleur présente, et ma bonté passée, Mon sang, qu’en ce palais je veux même verser, Sont autant d’ennemis que je vais vous laisser ; Et sans me repentir de ma persévérance, Je me remets sur eux de toute ma vengeance. Adieu. Molière (Jean-Baptiste Poquelin) (15.1. 1622 Paris – 17.2. 1673 Paris) Issu de la bourgeoisie aisée, Jean-Baptiste Poquelin reçut une éducation soignée chez les jésuites du collège de Clermont à Paris. Il étudia les mathématiques, la physique, il apprit la danse et l’escrime, comme le voulait le modèle de l’honnête homme, il lut Plaute, Térence et Lucrèce dans l’original, obtint la licence de droit à Orléans. À l’âge de 21 ans, il se décide pour la carrière de comédien avec, semble-t-il l’accord et le soutien de son père. Il prend le nom de Molière (pour ne pas déshonorer la famille), fonde avec Madeleine Béjart la troupe de l’Illustre Théâtre, composée de dix acteurs. La concurrence trop grande des troupes parisiennes déjà constituées (Hôtel de Bourgogne et Théâtre du Marais) mène l’entreprise à la ruine, Molière est plusieurs fois emprisonné pour dettes. La troupe quitte Paris, s’associe à celle de du Fresne (1645-1650) qui est le protégé du duc d’Épernon, gouverneur de Guyenne. La troupe joue dans les villes du sud de la France – Toulouse, Albi, Narbonne, Carcassonne. Après le départ du duc protecteur et de du Fresne, Molière prend la direction de la troupe et fait de Lyon son lieu d’attache tout en continuant ses tournées dans le Midi (1650-1658) où il profite de ses bonnes relations avec le prince de Conti, son ancien condisciple et nouvellement président des États du Languedoc. La troupe reçoit la pension du prince (1653-1657) jusqu’à sa conversion au jansénisme. En 1658, la troupe s’installe Rouen pour préparer son retour à Paris qui se réalise en octobre, au Louvre, devant le roi, la cour et les comédiens rivaux de l’Hôtel de Bourgogne. L’expérience de la province et la pratique du théâtre sont les éléments indissociables de l’art de Molière. Tout en étant tenté par la tragédie, Molière comprend que le public est plus sensible son art de comédiographe: le retour à Paris est placé, justement, sous le signe de l’accueil mitigé réservé à la tragédie Nicomède (de Corneille) que la troupe joue, alors que le succès de la représentation est sauvé par la farce Le Docteur amoureux. De même le sérieux introduit dans la comédie héroïque de Molière Don Garcie de Navarre (1661) empêche le succès espéré. En faveur auprès du roi (pension royale, commandes des spectacles), jouant au Palais-Bourbon, puis au Palais-Royal, Molière devient un des animateurs de la vie théâtrale en composant et réalisant, à la cour et en ville, farces, comédies, comédies-ballets (avec Lulli). Si le mariage, en 1662, avec Armande Béjart (la sœur de Madeleine), de vingt ans sa cadette, est une des causes de ses déboires privés, la représentation de Tartuffe (1664), aussitôt interdit, suscite les réactions de la Compagnie du Saint-Sacrement qui fragilise, pour un temps, sa position publique. Le travail intense épuise moins que la maladie qui emportera Molière à la quatrième représentation du Malade Imaginaire. Molière excelle dans les différents types du comique. Il affine la farce avec L’Amour médecin (1665), Le Médecin malgré lui (1666), Georges Dandin (1668), Les Fourberies de Scapin (1671), Le Malade Imaginaire (1673). Il compose des comédies-ballets dont la plus célèbre est Le Bourgeois gentilhomme (1670). Ses grandes comédies de mœurs conjuguent le don de l’observation des caractères humains avec la sensibilité sociale. Même là où il reprend la matière antique des plus traditionnelles, comme dans le cas de L’Avare (1668; d’après l’Aulularia de Plaute), Molière creuse la psychologie de ses figures comiques pour les grandir en personnages. Le rire côtoie le sublime de la solitude acceptée dans Le Misanthrope (1666), frôle la grandeur tragique dans Dom Juan (1665), taille dans le mal social dans Le Tartuffe (1664, 1667, 1669; remaniements forcés). La critique, par le rire, se fait souvent au nom de la modération, du juste milieu de la nature des choses et des rapports humains. C’est le message classique de L’École des Femmes (1662) et des Femmes savantes (1672). L’École des femmes (1663) Pour sa pièce, Molière a trouvé matière dans la nouvelle de l’Espagnol María de Zayas y Sotomayor El prevenido engañado (1637), traduite et adaptée par Paul Scarron (1655) et par Antoine Le Métel d’Ouville (1656) sous le titre « La précaution inutile » dans les deux cas. La comédie de Molière exploite une situation qui frôle le pathétique : Arnolphe, amoureux de sa pupille Agnès, rêve de l’éduquer à son image et selon ses désirs, alors qu’elle découvre les limite de sa prison où le vieillard tente de l’enfermer et à laquelle elle réussit à échapper, grâce à l’amour que lui inspire Horace. Acte V, scène 4 AGNÈS Chez vous le mariage est fâcheux et pénible, Et vos discours en font une image terrible ; Mais, las ! il le fait, lui, si rempli de plaisirs Que de se marier il donne des désirs. ARNOLPHE Ah ! C’est que vous l’aimez, traîtresse. AGNÈS Oui, je l’aime. ARNOLPHE Et vous avez le front de le dire à moi-même ! AGNÈS Et pourquoi, s’il est vrai, ne le dirais-je pas ? ARNOLPHE Le deviez-vous aimer, impertinente ? AGNÈS Hélas ! Est-ce que j’en puis mais ? Lui seul en est la cause, Et je n’y songeais pas lorsque se fit la chose. ARNOLPHE Mais il fallait chasser cet amoureux désir. AGNÈS Le moyen de chasser ce qui fait du plaisir ? ARNOLPHE Et ne saviez-vous pas que c’était me déplaire ? AGNÈS Moi ? point du tout : quel mal cela vous peut-il faire ? ARNOLPHE Il est vrai, j’ai sujet d’en être réjoui. Vous ne m’aimez donc pas, à ce compte ? AGNÈS Vous ? ARNOLPHE Oui. AGNÈS Hélas ! non. ARNOLPHE Comment non ? AGNÈS Voulez-vous que je mente ? ARNOLPHE Pourquoi ne m’aimer pas, Madame l’impudente ? AGNÈS Mon Dieu ! ce n’est pas moi que vous devez blâmer : Que ne vous êtes-vous comme lui fait aimer ? Je ne vous en ai pas empêché, que je pense. ARNOLPHE Je m’y suis efforcé de toute ma puissance ; Mais les soins que j’ai pris, je les ai perdus tous. AGNÈS Vraiment, il en sait donc là-dessus plus que vous, Car à se faire aimer il n’a point eu de peine. ARNOLPHE Voyez comme raisonne et répond la vilaine ! Peste ! une précieuse en dirait-elle plus ? Ah ! je l’ai mal connue, ou, ma foi, là-dessus Une sotte en sait plus que le plus habile homme. Puisqu’en raisonnements votre esprit se consomme, La belle raisonneuse, est-ce qu’un si long temps Je vous aurai pour lui nourrie à mes dépens ? AGNÈS Non, il vous rendra tout jusques au dernier double. ARNOLPHE Elle a de certains mots où mon dépit redouble. Me rendra-t-il, coquine, avec tout son pouvoir, Les obligations que vous pouvez m’avoir ? AGNÈS Je ne vous en ai pas de si grandes qu’on pense. ARNOLPHE N’est-ce rien que les soins d’élever votre enfance ? AGNÈS Vous avez là-dedans bien opéré vraiment, Et m’avez fait en tout instruire joliment ! Croit-on que je ne me flatte, et qu’enfin dans ma tête Je ne juge pas bien que je suis une bête ? Moi-même j’en ai honte, et, dans l’âge où je suis, Je ne veux plus passer pour sotte, si je puis… ARNOLPHE Je ne sais qui me tient qu’avec une gourmade Ma main de ce discours ne venge la bravade. J’enrage quand je vois sa piquante froideur, Et quelques coups de poing satisferaient mon cœur. AGNÈS Hélas ! vous le pouvez, si cela peut vous plaire. ARNOLPHE Ce mot, et ce regard, désarme ma colère, Et produit un retour de tendresse de cœur Qui de son action m’efface la noirceur. Chose étrange d’aimer, et que pour ces traîtresses Les hommes soient sujets à de telles faiblesses ! Tout le monde connaît leur imperfection : Ce n’est qu’extravagance et qu’indiscrétion ; Leur esprit est méchant, et leur âme fragile ; Il n’est rien de plus faible et de plus imbécile, Rien de plus infidèle ; et, malgré tout cela, Dans le monde on fait tout pour ces animaux-là. Hé bien ! faisons la paix ; va, petite traîtresse, Je te pardonne tout, et te rends ma tendresse. Considère par là l’amour que j’ai pour toi, Et, me voyant si bon, en revanche aime-moi. AGNÈS Du meilleur de mon cœur je voudrais vous complaire. Que me coûterait-il, si je le pouvais faire ? ARNOLPHE Mon pauvre petit bec, tu le peux, si tu veux. (Il soupire.) Écoute seulement ce soupir amoureux ; Vois ce regard mourant, contemple ma personne, Et quitte ce morveux et l’amour qu’il te donne. C’est quelque sort qu’il faut qu’il ait jeté sur toi, Et tu seras cent fois plus heureuse avec moi. Ta forte passion est d’être brave et leste : Tu le seras toujours, va, je te le proteste… Tout comme tu voudras tu pourras te conduire. Je ne m’explique point, et cela c’est tout dire. (À part.) Jusqu’où la passion peut-elle faire aller ? (Haut.) Enfin, à mon amour rien ne peut s’égaler. Quelle preuve veux-tu que je t’en donne, ingrate ? Veux-tu me voir pleurer ? veux-tu que je me batte ? Veux-tu que je m’arrache un côté de cheveux ? Veux-tu que je me tue ? Oui, dis si tu le veux. Je suis tout prêt, à te prouver ma flamme. AGNÈS : Tenez, tous vos discours ne me touchent point l’âme. Horace, avec deux mots, en ferait plus que vous. ARNOLPHE Ah ! c’est trop me braver, trop pousser mon courroux. Je suivrai mon dessein, bête trop indocile, Et vous dénicherez à l’instant de la ville. Vous rebutez mes vœux, et me mettez à bout, Mais un cul de couvent me vengera de tout. Jean de La Fontaine (8.7. 1621 Château-Thierry - 13.4. 1695 Paris) Originaire de la bourgeoisie provinciale, Jean de La Fontaine respectera la tradition en prenant, en 1652, la charge de maître des eaux et des forêts, celle de son père et de son grand-père. Il reviendra souvent à Château-Thierry, en Champagne, où il a passé une grande partie de sa jeunesse. Un des aspects importants de la personnalité de La Fontaine est sans doute sa vocation religieuse. En 1641, il se fait oratorien, mais il quitte l’ordre un an plus tard. Pourtant, après sa mort, en 1695, on trouve sur lui, en procédant à la toilette mortuaire, un cilice. Au collège de Château-Thierry, il apprend le latin et peut-être le grec. Après une brève carrière ecclésiastique, il étudie le droit et reçoit le titre d’avocat au Parlement. Plus tard, stimulé par le cercle littéraire des Chevaliers de la Table Ronde (Maucroix, Pellison, Furetière, Tallemant des Réaux) où il entre en 1656, il se consacrera à la lecture de Rabelais, Marot, Boccace, Horace, Virgile, Ovide. Il se marie à 26 ans avec une nièce éloignée de Jean Racine, Marie Héricart, âgée de 14 ans. L’union ne sera pas heureuse, malgré la culture et l’esprit brillant de Mme de La Fontaine, grande amatrice des romans. La Fontaine sera le père indifférent de son fils (1653). Malgré sa première œuvre publiée - une adaptation en vers de L’Eunuque de Térence (1654), La Fontaine reste un provincial inconnu jusqu’à son installation à Paris, en 1658. Les années 1658-1661 seront placées sous la protection du surintendant Fouquet pour qui il compose, en poète courtisan, plusieurs œuvres: Adonis (1658), Le Songe de Vaux (1658) - une description en prose et en vers du château de son protecteur. Grâce à Fouquet, La Fontaine connaît Mme de Sévigné, Molière, Racine. Il ne reniera pas Fouquet même après la disgrâce et l’emprisonnement de ce dernier, il tentera même d’intercéder en sa faveur. Toute sa vie, il ressentira les dilemmes que pose la recherche de la sécurité dont il aura besoin pour créer. Entre 1664 et 1672, La Fontaine devient l’habitué du Palais du Luxembourg, en qualité de gentilhomme servant de Madame, duchesse douairière d’Orléans. Sa protection lui facilite l’entrée dans les salons les plus brillants: ceux de Mme de La Fayette, chez qui il rencontre La Rochefoucauld, Mme de Sévigné, Mme de La Sablière dont il se rapproche. Il se fera connaître surtout par ses Contes et Fables. Mais son activité littéraire sera très variée: poème janséniste La Captivité de Saint Malc (1673), livret d’opéra pour Lulli Daphné (1674), poème didactique Quinquina (1682), poésie dramatique Astrée (1691). En 1684, il entre à l’Académie Française. Après la conversion de Mme de La Sablière au jansénisme, en 1678, La Fontaine est obligé de chercher d’autres protecteurs, souvent au détriment de sa dignité d’homme âgé. Peu avant sa mort, il trouve refuge chez M. et Mme d’Hervart. Œuvres Fables - 3 recueils, 12 livres (1668-1693) Contes et Nouvelles en vers (1665-1674) Les Amours de Psyché et de Cupidon - prose et vers (1669) Poésie galante et élégiaque: Adonis, Élégies à Clymène, Psyché Poésie religieuse: La Captivité de Saint Malc Poésie dramatique: L’Eunuque (comédie), Rieurs du Beau-Richard (farce-ballet), Achille (tragédie inachevée), Daphné, Galatée, Astrée (livrets d’opéra) Fables Le corbeau et le renard La Fontaine s’inspire d’Ésope et de Phèdre que Sacy traduit en français en 1647. L’art du fabuliste français consiste dans la concision et l’économie des moyens d’expression. Maître Corbeau, sur un arbre perché, Tenait en son bec un fromage. Maître Renard, par l’odeur alléché, Lui tint à peu près ce langage : Hé ! bonjour, Monsieur du Corbeau, Que vous êtes joli ! que vous me semblez beau ! Sans mentir, si votre ramage Se rapporte à votre plumage, Vous êtes le phénix des hôtes de ce bois. À ces mots le Corbeau ne se sent pas de joie ; Et, pour montrer sa belle voix, Il ouvre un large bec, laisse tomber sa proie. Le Renard s’en saisit, et dit : Mon bon Monsieur, Apprenez que tout flatteur Vit aux dépens de celui qui l’écoute. Cette leçon vaut bien un fromage, sans doute. Le Corbeau, honteux et confus, Jura, mais un peu tard, qu’on ne l’y prendrait plus. Livre I, 2, 1668 La Mort et le Malheureux Cette fable philosophique, d’apparence anodine, fait allusion à la critique que le stoïcien Sénèque adresse à l’épicurien Mécène. À travers les auteurs latins, La Fontaine mène sa propre polémique contre l’augustinisme et sa spiritualité pessimiste. Un malheureux appelait tous les jours La mort à son secours. « Ô mort, lui disait-il, que tu me sembles belle! Viens vite, viens finir ma fortune cruelle. » La mort crut, en venant, l’obliger en effet. Elle frappe à sa porte, elle entre, elle se montre. « Que vois-je! cria-t-il, ôtez-moi cet objet; Qu’il est hideux! que sa rencontre Me cause d’horreur et d’efffroi! N’approche pas, ô mort; ô mort, retire-toi. » Mécénas fut un galant homme : Il a dit quelque part : « Qu’on me rende impotent, Cul-de-jatte, goutteux, manchot, pourvu qu’en somme Je vive, c’est assez, je suis plus que content. » Ne viens jamais, ô mort, on t’en dit tout autant. Livre I, 15, 1668 La jeune Veuve Comme Molière dans ses comédies, La Fontaine évoque la morale de l’aurea mediocritas, celle du juste milieu qui évite les extrêmes et respecte la nature humaine. La perte d’un époux ne va point sans soupirs. On fait beaucoup de bruit, et puis on se console. Sur les ailes du Temps la tristesse s’envole ; Le Temps ramène les plaisirs. Entre la veuve d’une année Et la veuve d’une journée La différence est grande : on ne croirait jamais Que ce fût la même personne. L’une fait fuir les gens, et l’autre a mille attraits. Aux soupirs vrais ou faux celle-là s’abandonne ; C’est toujours même note et pareil entretien : On dit qu’on est inconsolable ; On le dit, mais il n’en est rien, Comme on verra par cette fable, Ou plutôt par la vérité. L’époux d’une jeune beauté Partait pour l’autre monde. À ses côtés sa femme Lui criait : « Attends-moi, je te suis ; et mon âme, Aussi bien que la tienne, est prête à s’envoler. » Le mari fait seul le voyage. La belle avait un père, homme prudent et sage : Il laissa le torrent couler. À la fin, pour la consoler : « Ma fille, lui dit-il, c’est trop verser de larmes : Qu’a besoin le défunt que vous noyiez vos charmes ? Puisqu’il est des vivants, ne songez plus aux morts. Je ne dis pas que tout à l’heure Une condition meilleure Change en des noces ces transports ; Mais après certain temps souffrez qu’on vous propose Un époux beau, bien fait, jeune, et tout autre chose Que le défunt. – Ah ! dit-elle aussitôt, Un cloître est l’époux qu’il me faut. » Le père lui laissa digérer sa disgrâce. Un mois de la sorte se passe. L’autre mois on l’emploie à changer tous les jours Quelque chose à l’habit, au linge, à la coiffure. Le deuil enfin sert de parure, En attendant d’autre atours. Toute la bande des amours Revient au colombier ; les jeux, les ris, la danse, Ont aussi leur tour à la fin. On se plonge soir et matin Dans la fontaine de Jouvence. Le père ne craint plus ce défunt tant chéri : Mais, comme il ne parlait de rien à notre belle : « Où donc est le jeune mari Que vous m’avez promis ? » dit-elle. Livre VI, 21, 1668 La Matrone d’Éphèse En réalité, ce récit n’est pas une fable, mais un conte licencieux que La Fontaine a puisé dans le Satyricon de Pétrone qui, lui, s’est inspiré d’un des Contes milésiens d’Aristide de Milet, auteur grec du 2^e siècle av. J.C., traduit en latin par Sisenna. L’humour et la frivolité s’allient à la morale épicurienne. S’il est un conte usé, commun, et rebattu, C’est celui qu’en ces vers j’accommode à ma guise. « Et pourquoi donc le choisis-tu ? Qui t’engage à cette entreprise ? N’a-t-elle point déjà produit assez d’écrits ? Quelle grâce aura ta Matrone Au prix de celle de Pétrone ? Comment la rendras-tu nouvelle à nos esprits ? » Sans répondre aux censeurs, car c’est chose infinie, Voyons si dans mes vers je l’aurai rajeunie. Dans Éphèse il fut autrefois Une dame en sagesse et vertus sans égale Et selon la commune voix Ayant su raffiner sur l’amour conjugale. Il n’était bruit que d’elle et de sa chasteté: On l’allait voir par sa rareté ; C’était l’honneur du sexe: heureuse sa patrie ! Chaque mère à sa bru l’alléguait pour patron ; Chaque époux la prônait à sa femme chérie D’elle descendent ceux de la Prudoterie, Antique et célèbre maison. Son mari l’aimait d’amour folle. Il mourut. De dire comment, Ce serait un détail frivole Il mourut, et son testament N’était plein que de legs qui l’auraient consolée, Si les biens réparaient la perte d’un mari Amoureux autant que chéri. Mainte veuve pourtant fait la déchevelée, Qui n’abandonne pas le soin du demeurant, Et du bien qu’elle aura fait le compte en pleurant. Celle-ci par ses cris mettait tout en alarme ; Celle-ci faisait un vacarme, Un bruit, et des regrets à percer tous les cœurs; Bien qu’on sache qu’en ces malheurs De quelque désespoir qu’une âme soit atteinte, La douleur est toujours moins forte que la plainte, Toujours un peu de faste entre parmi les pleurs. Chacun fit son devoir de dire à l’affligée Que tout a sa mesure, et que de tels regrets Pourraient pécher par leur excès: Chacun rendit par là sa douleur rengrégée. Enfin ne voulant plus jouir de la clarté Que son époux avait perdue, Elle entre dans sa tombe, en ferme volonté D’accompagner cette ombre aux enfers descendue. Et voyez ce que peut l’excessive amitié; (Ce mouvement aussi va jusqu’à la folie) Une esclave en ce lieu la suivit par pitié, Prête à mourir de compagnie. Prête, je m’entends bien; c’est-à-dire en un mot N’ayant examiné qu’à demi ce complot, Et jusques à l’effet courageuse et hardie. L’esclave avec la dame avait été nourrie. Toutes deux s’entr’aimaient, et cette passion Était crue avec l’âge au cœur des deux femelles: Le monde entier à peine eût fourni deux modèles D’une telle inclination. Comme l’esclave avait plus de sens que la dame, Elle laissa passer les premiers mouvements ; Puis tâcha, mais en vain, de remettre cette âme Dans l’ordinaire train des communs sentiments. Aux consolations la veuve inaccessible S’appliquait seulement à tout moyen possible De suivre le défunt aux noirs et tristes lieux. Le fer aurait été le plus court et le mieux ; Mais la dame voulait paître encore ses yeux Du trésor qu’enfermait la bière, Froide dépouille, et pourtant chère : C’était là le seul aliment Qu’elle prît en ce monument. La faim donc fut celle des portes Qu’entre d’autres de tant de sortes Notre veuve choisit pour sortir d’ici-bas. Un jour se passe, et deux, sans autre nourriture Que ses profonds soupirs, que ses fréquents hélas, Qu’un inutile et long murmure Contre les dieux, le sort, et toute la nature. Enfin sa douleur n’omit rien, Si la douleur doit d’exprimer si bien. Encore un autre mort faisait sa résidence Non loin de ce tombeau, mais bien différemment, Car il n’avait pour monument Que le dessous d’une potence : Pour exemple aux voleurs on l’avait là laissé. Un soldat bien récompensé Le gardait avec vigilance. Il était dit par ordonnance Que si d’autres voleurs, un parent, un ami, L’enlevaient, le soldat nonchalant, endormi, Remplirait aussitôt sa place. C’était trop de sévérité : Mais la publique utilité Défendait que l’on fît au garde aucune grâce. Pendant la nuit il vit aux fentes du tombeau Briller quelque clarté, spectacle assez nouveau. Curieux, il y court, entend de loin la dame Remplissant l’air de ses clameurs. Il entre, est étonné, demande à cette femme Pourquoi ces cris, pourquoi ces pleurs, Pourquoi cette triste musique, Pourquoi cette maison noire et mélancolique. Occupée à ses pleurs, à peine elle entendit Toutes ces demandes frivoles. Le mort pour elle y répondit : Cet objet, sans autres paroles, Disait assez par quel malheur La dame s’enterrait ainsi toute vivante. « Nous avons fait serment, ajouta la suivante, De nous laisser mourir de faim et de douleur. » Encor que le soldat fût mauvais orateur, Il leur fit concevoir ce que c’est que la vie. La dame cette fois eut de l’attention ; Et déjà l’autre passion Se trouvait un peu ralentie : Le temps avait agi. « Si la foi du serment, Poursuivit le soldat, vous défend l’aliment, Voyez-moi manger seulement Vous n’en mourrez pas moins. « Un tel tempérament Ne déplut pas aux deux femelles. Conclusion, qu’il obtint d’elles Une permission d’apporter son soupé : Ce qu’il fit. Et l’esclave eut le cœur fort tenté De renoncer dès lors à la cruelle envie De tenir au mort compagnie. « Madame, ce dit-elle, un penser m’est venu : Qu’importe à votre époux que vous cessiez de vivre ? Croyez-vous que lui-même il fût homme à vous suivre Si par votre trépas vous l’aviez prévenu ? Non, Madame ; il voudrait achever sa carrière. La nôtre sera longue encor, si nous voulons. Se faut-il, à vingt ans, enfermer dans la bière ? Nous aurons tout loisir d’habiter ces maisons, On ne meurt que trop tôt : qui nous presse ? attendons. Quant à moi, je voudrais ne mourir que ridée. Voulez-vous emporter vos appas chez les morts ? Que vous servira-t-il d’en être regardée ? Tantôt, en voyant les trésors Dont le Ciel prit plaisir d’orner votre visage, Je disais : « Hélas ! c’est dommage ! « Nous-mêmes nous allons enterrer tout cela. » À ce discours flatteur la dame s’éveilla. Le dieu qui fait aimer prit son temps ; il tira Deux traits de son carquois : de l’un il entama Le soldat jusqu’au vif ; l’autre effleura la dame. Jeune et belle, elle avait sous ses pleurs de l’éclat ; Et des gens de goût délicat Auraient bien pu l’aimer, et même étant leur femme. Le garde en fut épris : les pleurs et la pitié, Sorte d’amour ayant ses charmes, Tout y fit : une belle, alors qu’elle est en larmes, En est plus belle de moitié. Voilà donc notre veuve écoutant la louange, Poison qui de l’amour est le premier degré ; La voilà qui trouve à son gré Celui qui le lui donne. Il fait tant qu’elle mange ; Il fait tant que de plaire, et se rend en effet Plus digne d’être aimé que le mort le mieux fait ; Il fait tant enfin qu’elle change ; Et toujours par degrés, comme l’on peut penser, De l’un à l’autre il fait cette femme passer : Je ne le trouve pas étrange. Elle écoute un amant, elle en fait un mari, Le tout au nez du mort qu’elle avant tant chéri. Pendant cet hyménée, un voleur se hasarde D’enlever le dépôt commis aux soins du garde : Il en entend le bruit, il y court à grands pas ; Mais en vain : la chose était faite. Il revient au tombeau conter son embarras, Ne sachant où trouver retraite. L’esclave alors lui dit, le voyant éperdu : « L’on vous a pris votre pendu ? Les lois ne vous feront, dites-vous, nulle grâce ? Si Madame y consent, j’y remédierai bien. Mettons notre mort en la place. Les passants n’y connaîtront rien. » La dame y consentit. O volages femelles ! La femme est toujours femme. Il en est qui sont belles ; Il en est qui ne le sont pas : S’il en était d’assez fidèles, Elles auraient assez d’appas. Prudes, vous vous devez défier de vos forces : Ne vous vantez de rien. Si votre intention Est de résister aux amorces, La nôtre est bonne aussi : mais l’exécution Nous trompe également ; témoin cette matrone. Et, n’en déplaise au bon Pétrone, Ce n’était pas un fait tellement merveilleux, Qu’il en dût proposer l’exemple à nos neveux. Cette veuve n’eut tort qu’au bruit qu’on lui vit faire, Qu’au dessein de mourir, mal conçu, mal formé : Car de mettre au patibulaire Le corps d’un mari tant aimé, Ce n’était pas peut-être une si grande affaire ; Cela lui sauvait l’autre : et tout considéré, Mieux vaut goujat debout qu’empereur enterré. Livre XII, 26, 1694 Marie-Madeleine Pioche de la Vergne, comtesse de La Fayette (18. 3. 1634 Paris -15.5. 1693 Paris) La future comtesse de La Fayette est issue d’une famille de petite noblesse, cultivée, riche et bénéficiant de puissantes protections. Elle reçoit une éducation soignée, à la fois littéraire et mondaine: élève du grammairien Ménage, elle fréquente le salon de Mme de Rambouillet. À seize ans, elle est nommée mademoiselle d’honneur de la reine Anne d’Autriche. Mariée, en 1655, au comte de La Fayette, un veuf bien plus âgé qu’elle, elle ne l’accompagne que rarement sur ses terres en Auvergne. Dès 1659, elle se fixe définitivement à Paris où elle tiendra un salon littéraire renommé, rue de Vaugirard. Elle est liée avec Madame, la propre sœur du roi, Mme de Sévigné, sa parente, Jean de Segrais, La Rochefoucauld, Ménage. Elle jouera également un rôle diplomatique entre la France et la Savoie. Elle passera à la postérité comme auteur du roman La Princesse de Clèves (1678), considéré comme le type même du classicisme romanesque. L’œuvre de Mme de La Fayette montre la continuité entre le roman classique émergeant et le roman précieux de la période précédente. En 1662, Mme de La Fayette publie, sous le nom de Jean de Segrais, une nouvelle, La Princesse de Montpensier, en 1669 et 1671, sous le même nom, un roman héroïque hispano-mauresque, Zaïde, précédé d’un Traité de l’Origine des Romans par l’érudit Pierre Daniel Huet (1630-1721). L’intrigue amoureuse du roman précieux-héroïque en est toujours la base. Toutefois l’action romanesque tend à la réduction et à la simplification. C’est dans cette lignée qu’il faut envisager La Princesses de Clèves (1678): l’intrigue est simplifiée et concentrée en une seule action. D’amoureuse elle devient psychologique. L’aventure sentimentale importe moins que l’analyse des sentiments et des mobiles qui poussent les personnages à agir. L’histoire n’est plus placée dans un ailleurs romanesque, mais dans un décor historique réel, décrit avec toute la précision dont le 17^e siècle était capable. Les conseils de Ménage, de Jean de Segrais et de La Rochefoucauld ont sans doute contribué à la perfection de l’écriture de Mme de La Fayette, à tel point que La Princesse de Clèves, parue sans nom d’auteur, a suscité quelques doutes, levés depuis. Mme de La Fayette est aussi l’auteur de Mémoires de la Cour de France pour 1688 et 1689, Histoire de Madame et une nouvelle posthume La Comtesse de Tende. La princesse de Clèves (1678) Le portrait dérobé La mise en scène de l’analyse psychologique relève d’une dramaturgie intériorisée qui porte les traits de la culture précieuse des salons mondains et de la théâtralité assagie par l’esthétique classique. Le contraste entre le drame vécu par les personnages et le ton calme de la narration reproduit la tension entre les apparences externes du comportement mondain et le for intérieur. Quelle maîtrise de la perspective narrative ! La reine Dauphine faisait faire des portraits en petit de toutes les belles personnes de la cour, pour les envoyer à la reine sa mère. Le jour qu’on achevait celui de M^me de Clèves, M^me la Dauphine vint passer l’après-dînée chez elle. M. de Nemours ne manqua pas de s’y trouver : il ne laissait échapper aucune occasion de voir M^me de Clèves, sans laisser croire néanmoins qu’il les cherchât. Elle était si belle ce jour-là qu’il en serait devenu amoureux, quand il ne l’aurait pas été : il n’osait pourtant avoir les yeux attachés sur elle pendant qu’on la peignait, et il craignait de laisser trop voir le plaisir qu’il avait à la regarder. M^me la Dauphine demanda à M. de Clèves un petit portrait qu’il avait de sa femme, pour le voir auprès de celui qu’on achevait ; tout le monde dit son sentiment de l’un et l’autre, et M^me de Clèves ordonna au peintre de raccommoder quelque chose à la coiffure de celui qu’on venait d’apporter. Le peintre, pour lui obéir, ôta le portrait de la boîte où il était, et, après y avoir travaillé, il le remit sur la table. Il y avait longtemps que M. de Nemours souhaitait d’avoir le portrait de M^me de Clèves. Lorsqu’il vit celui-ci, qui était à M. de Clèves, il ne put résister à l’envie de le dérober à un mari qu’il croyait tendrement aimé ; et il pensa que, parmi tant de personnes qui étaient dans ce même lieu, il ne serait pas soupçonné plutôt qu’un autre. M^me la Dauphine était assise sur le lit et parlait bas à M^me de Clèves, qui était debout devant elle. M^me de Clèves aperçut par un des rideaux qui n’était qu’à demi fermé, M. de Nemours, le dos contre la table, qui était au pied du lit, et elle vit que, sans tourner la tête, il prenait adroitement quelque chose sur la table. Elle n’eut pas de peine à deviner que c’était son portrait, et elle en fut si troublée que M^me la Dauphine remarqua qu’elle ne l’écoutait pas et lui demande ce qu’elle regardait. M. de Nemours se tourna à ces paroles ; il rencontra les yeux de M^me de Clèves, qui étaient encore attachés sur lui, et il pensa qu’il n’était pas impossible qu’elle eût vu ce qu’il venait de faire. M^me de Clèves n’était pas peu embarrassée : la raison voulait qu’elle demandât son portrait ; mais en le demandant publiquement c’était apprendre à tout le monde les sentiments que ce prince avait pour elle, et, en le lui demandant en particulier, c’était quasi l’engager à lui parler de sa passion. Enfin elle jugea qu’il valait mieux le lui laisser, et elle fut bien aise de lui accorder une faveur qu’elle lui pouvait faire, sans qu’il sût même qu’elle la lui faisait. M. de Nemours, qui remarquait son embarras, et qui en devinait quasi la cause, s’approcha d’elle, et lui dit tout bas : « Si vous avez vu ce que j’ai osé faire, ayez la bonté, madame, de me laisser croire que vous l’ignorez, je n’ose vous en demander davantage » ; et il se retira après ces paroles et n’attendit point la réponse. M^me la Dauphine sortit pour s’aller promener, suivie de toutes les dames, et M. de Nemours alla se renfermer chez lui, ne pouvant soutenir en public la joie d’avoir un portrait de M^me de Clèves. Il sentait tout ce que la passion peut faire sentir de plus agréable ; il aimait la plus aimable personne de la cour ; il s’en faisait aimer malgré elle et il voyait dans toutes ses actions cette sorte de trouble et d’embarras que cause l’amour dans l’innocence de la première jeunesse. Le soir, on chercha ce portrait avec beaucoup de soin ; comme on trouvait la boîte où il devait être, l’on ne soupçonna point qu’il eût été dérobé et l’on crut qu’il était tombé par hasard. M. de Clèves était affligé de cette perte, et, après qu’on eut encore cherché inutilement, il dit à sa femme, mais d’une manière qui faisait croire qu’il ne le pensait pas, qu’elle avait sans doute quelque amant caché, à qui elle avait donné ce portrait, ou qui l’avait dérobé, et qu’un autre qu’un amant ne se serait pas contenté de la peinture sans la boîte. Gabriel-Joseph de Lavergne, comte de Guilleragues (14.12. 1628 Bordeaux - 4.3. 1685 Constantinople) Il conjugua une carrière magistrat et de diplomate à celle d’homme de lettres. La première prolonge la tradition familiale. De Bordeaux, où il est Premier Président de la Cour des Aides, il monte, en 1666, à Paris où il se lie avec la meilleure société de la ville et de la cour (Racine, Boileau) et où il obtient la charge de gentilhomme ordinaire de la Chambre du Roi. Il doit à la faveur royale sa nomination au poste d’ambassadeur de France à Constantinople où il séjourne jusqu’à sa mort (1678-1685). Les Lettres portugaises traduites en français (1669) sont une mystification littéraire: publiées comme témoignage anonyme, elles auraient été écrites par une franciscaine de Béjà, Mariana da Costa Alcoforado, et adressées au comte de Charmilly, un officier qui avait séjourné au Portugal au moment du soutien militaire que la France apporta aux Portugais insurgés contre le roi d’Espagne (1663-1668). Les circonstances historiques ont contribué à la véracité de la fiction. Guilleragues n’en aurait été que le traducteur. Les Lettres portugaises, au nombre de cinq, suivent le mouvement d’une pièce dramatique. Profitant de la faveur dont jouit le genre épistolaire, perçu comme l’expression des sentiments personnels, authentiques, les Lettres forment une série de monologues intérieurs qui retracent l’histoire d’une passion et les mouvements d’une âme tourmentée. L’analyse psychologique y est située dans la contemporanéité de l’époque de l’écriture. De ce point de vue, le roman épistolaire de Guilleragues représente l’œuvre la plus moderne du 17^e siècle. Avec La Princesse de Clèves il fonde la tradition du roman psychologique français. La transformation de la lettre galante, référence culturelle dominante du 17^e siècle, est frappante (voir Vincent Voiture in Kyloušek, Petr. Renaissance et baroque. Textes choisis. Brno: Masarykova univerzita, 2013, pp. 134). Troisième lettre Je ne sais pas pourquoi je vous écris, je vois bien que vous aurez seulement pitié de moi, et je ne veux point de votre pitié ; j’ai bien du dépit contre moi-même, quand je fais réflexion sur tout ce que je vous ai sacrifié : j’ai perdu ma réputation, je me suis exposée à la fureur de mes parents, à la sévérité des lois de ce pays, contre les religieuses, et à votre ingratitude, qui me paraît le plus grand de tous les malheurs : cependant je sens bien que mes remords ne sont pas véritables, que je voudrais du meilleur de mon cœur avoir couru pour l’amour de vous les plus grands dangers, et que j’ai un plaisir funeste d’avoir hasardé ma vie et mon honneur ; tous ce que j’ai de plus précieux ne devait-il pas être à votre disposition ? Et ne dois-je pas être bien aise de l’avoir employé comme j’ai fait : il me semble même que je ne suis guère contente ni de mes douleurs ni de l’excès de mon amour, quoique je ne puisse, hélas ! me flatter assez pour être contente de vous ; je vis, infidèle que je suis, et je fais autant de choses pour conserver ma vie que pour la perdre. Ah ! j’en meurs de honte : mon désespoir n’est donc que dans mes lettres ? Si je vous aimais autant que je vous l’ai dit mille fois, ne serais-je pas morte, il y a longtemps ? Je vous ai trompé, c’est à vous à vous plaindre de moi : hélas ! pourquoi ne vous en plaignez-vous pas ? Je vous ai vu partir, je ne puis espérer de vous voir jamais de retour, et je respire cependant : je vous ai trahi, je vous en demande pardon : mais ne me l’accordez pas : traitez-moi sévèrement. Ne trouvez point que mes sentiments soient assez violents ; soyez plus difficile à contenter. Mandez-moi que vous voulez que je meure d’amour pour vous ; et je vous conjure de me donner ce secours, afin que je surmonte la faiblesse de mon sexe, et que je finisse toutes mes irrésolutions par un véritable désespoir ; une fin tragique vous obligerait sans doute à penser souvent à moi, ma mémoire vous serait chère, et vous seriez, peut-être, sensiblement touché d’une mort extraordinaire ; ne vaut-elle pas mieux que l’état où vous m’avez réduite ? Adieu, je voudrais bien ne vous avoir jamais vu. Ah ! je sens vivement la fausseté de ce sentiment, et je connais dans le moment que je vous écris que j’aime mieux être malheureuse en vous aimant que de ne vous avoir jamais vu ; je consens donc sans murmure à ma mauvaise destinée, puisque vous n’avez pas voulu la rendre meilleure. Adieu, promettez-moi de me regretter tendrement, si je meurs de douleur, et qu’au moins la violence de ma Passion vous donne du dégoût et de l’éloignement pour toute chose ; cette consolation me suffira, et s’il faut que je vous abandonne pour toujours, je voudrais bien ne vous laisser pas à une autre. Ne seriez-vous pas bien cruel de vous servir de mon désespoir, pour vous rendre plus aimable, et pour faire voir que vous avez donné la plus grande Passion du monde ? Adieu encore une fois, je vous écris des lettres trop longues, je n’ai pas assez d’égard pour vous, je vous en demande pardon, et j’ose espérer que vous aurez quelque indulgence pour une pauvre insensée, qui ne l’était pas, comme vous savez, avant qu’elle vous aimât. Adieu, il me semble que je vous parle trop souvent de l’état insupportable où je suis : cependant je vous remercie dans le fond de mon cœur du désespoir que vous me causez, et je déteste la tranquillité, où j’ai vécu, avant que je vous connusse. Adieu, ma Passion augmente chaque moment. Ah ! que j’ai des choses à vous dire ! César Vichard, abbé de Saint-Réal (9.4. 1643 Chambéry – 19.9. 1692 Chambéry) Cadet d’une famille noble de Savoie, il doit chercher sa fortune dans la carrière ecclésiastique. Esprit indépendant, querelleur, aux mœurs libres, il mène une vie d’agent politique entre la cour de France et celle de Turin. Il s’illustrera surtout par ses nouvelles historiques qui feront l’admiration de Stendhal. À côté des romans de Mme de Lafayette et de Guilleragues, elles constituent un autre aspect de la modernité de la prose de la période classique: Don Carlos (1672); Histoire de la Conjuration des Espagnols contre la République de Venise (1674). Dom Carlos (1672) La trame combine l’intrigue amoureuse et celle de la révolte filiale. Carlos, fils unique du roi d’Espagne Philippe II, est amoureux d’Élisabeth de France qui lui est d’abord destinée et qu’il aime, mais qui lui est brusquement refusée, car son père, devenu veuf, décide d’épouser celle qu’il avait d’abord destinée à son fils. Les deux amoureux vivent au milieu des intrigues de la cour, épiés, exposés aux calomnies et à la jalousie de Philippe. Lorsque Carlos prête son appui aux rebelles des Pays-Bas, son père le met en prison avant de l’acculer au suicide. Ensuite il contraint Élisabeth à boire une potion mortelle. Aux premières nouvelles de l’approche du Prince, des sentiments si opposés s’élevèrent dans l’âme de la Reine et l’agitèrent avec tant de violence qu’elle tomba évanouie entre les bras de ses femmes, et ne revint que lorsque Dom Carlos était prêt à l’aborder. Après les premières civilités, ces deux illustres personnes, occupées à se considérer l’une l’autre cessèrent de parler ; et le reste de la compagnie se taisant par respect, il se fit, durant quelque temps, un silence assez extraordinaire dans cette occasion. Dom Carlos n’était pas régulièrement bien fait : mais, outre qu’il avait le teint admirable, et la plus belle tête du monde, il avait les yeux si pleins de feu et d’esprit, et l’air si animé, qu’on ne pouvait pas dire qu’il fût désagréable. D’abord il fut ébloui de la beauté de la Reine ; mais quand il considérait ce qu’il avait perdu en la perdant, son admiration se changeait en douleur, et prévoyant ce qu’elle lui ferait souffrir, il vint insensiblement à la regarder avec quelque sorte de frayeur. Cependant le duc de l’Infantade crut qu’elle attendait par civilité que Dom Carlos voulût partir, et que le Prince attendait par respect qu’elle fît la même chose. Dans cette pensée il les avertit qu’il en était temps ; et il les tira tous deux d’un embarras plus grand qu’il ne pensait. Le Prince, ayant pris place dans le carrosse de la Reine, il ne leva point les yeux de dessus elle, pendant le chemin, et il eut toute la commodité qu’il pouvait souhaiter de la considérer, et de se perdre. La Reine le remarqua aussitôt. Un sentiment secret, dont elle ne fut point la maîtresse, lui fit trouver de la douceur voir le ravissement de Dom Carlos. Cependant elle n’osait l’observer, et il ne regardait d’abord qu’en tremblant ; mais enfin leurs yeux, après s’être évités quelque temps, lassés de se faire violence, s’étant rencontrés par hasard, ils n’eurent jamais la force de les détourner. Ce fut par ces fidèles interprètes que Dom Carlos dit à la Reine tout ce qu’il avait à lui dire. Il la prépara, par mille regards tristes et passionnés, à toute l’obstination et la grandeur de sa passion. Le cœur de ce Prince, chargé de son secret, et serré de la douleur de son infortune, ne put différer plus longtemps à se soulager ; et comme il crut voir dans l’air interdit et embarrassé de la Reine qu’elle l’entendait, il en eut une joie si sensible qu’il en oublia, pour quelques moments, le bonheur de son père, et ses propres malheurs. Cette satisfaction lui donna une liberté d’esprit qu’il n’espérait pas d’avoir au premier abord du Roi et de la Reine ; mais cette Princesse était entrée dans une rêverie si profonde, durant le chemin, que la présence de son mari ne l’en put retirer. Comme on fut arrivé à la Cour, et que le Roi l’eut reçue à la descente du carrosse, après les premières cérémonies, ordinaires dans ces rencontres, elle se mit à le regarder fixement, sans songer à ce qu’elle faisait, comme si elle eût observé s’il remarquait le trouble où elle était. Ce Prince, bien éloigné de se défier du véritable sujet de son inquiétude, lui demanda avec assez de chagrin si elle regardait qu’il avait déjà des cheveux blancs. Ces paroles furent prises à mauvais augure par ceux qui étaient présents, et l’on jugea dès lors que l’union de deux personnes si différentes ne serait pas heureuse. (…) Le peuple, près de qui c’est assez d’être malheureux pour être justifié, témoignait tous les jours plus de passion pour l’élargissement du Prince : le Roi, qui craignait quelque sédition, n’osait plus s’absenter de Madrid. Il jugea, après une mûre délibération, qu’il n’y aurait jamais de sûreté pour lui, ni pour ses ministres, à mettre le Prince en liberté ; et qu’il ne pouvait éviter tout ce qu’il avait sujet d’en craindre qu’en le faisant mourir. Durant quelque temps, on mêla dans tout ce qu’il prenait un poison lent qui devait bientôt lui causer une langueur mortelle. On en répandit sur ses habits, sur son linge, et généralement sur tout ce qu’il pouvait toucher. Mais soit que la jeunesse et sa bonne constitution fussent plus fortes que le venin, ou que les personnes qui prenaient intérêt en sa vie, l’obligeassent d’user de préservatifs, cette voie ne réussit pas. Il fallut s’expliquer plus clairement ; et le malheureux Prince apprit qu’il pouvait choisir le genre de sa mort. Il reçut cette étrange nouvelle avec l’indifférence d’un homme qui aimait quelque chose plus que la vie, et qui craignait la même destinée pour la personne qu’il aimait. Quoi que les historiens d’Espagne aient dit des emportements et des faiblesses de ce Prince, pour noircir sa mémoire, et justifier son père, il est certain qu’il ne lui sortit qu’une seule chose de la bouche qui pût passer pour plainte. Ce fut que la Reine ayant, à force d’argent, trouvé le moyen de lui faire commander de sa part qu’il demandât à voir le Roi, comme un garde lui vint dire que son père venait, « dites mon Roi, répondit-il, et non pas mon père ». La soumission qu’il avait pour les ordres de la Reine, le fît résoudre à se mettre à genoux devant le Roi, et à lui dire qu’il le priait de considérer que c’était son sang qu’il allait répandre. Le Roi lui répondit froidement que, quand il avait de mauvais sang, il donnait son bras au chirurgien pour le tirer. Dom Carlos, au désespoir d’avoir fait une bassesse sans fruit, se leva brusquement à ces mots, et demanda à ses gardes si le bain où il devait mourir était prêt. Le Roi, soit pour repaître ses yeux plus longtemps à ce spectacle barbare, ou peut-être qu’il en fût ébranlé et qu’il cherchât à se rendre, lui demanda s’il n’avait que cela à lui dire. Le Prince, qui eût voulu racheter ce qu’il venait de faire au prix de mille autres vies, voyant bien qu’il n’y avait plus rien à ménager, ni pour lui ni pour la Reine, ne put s’empêcher de répondre pour la dernière fois avec toute sa fierté naturelle. « Si des personnes, lui dit-il, pour qui ma complaisance ne doit finir qu’avec mes jours, ne m’avaient pas obligé à vous voir, je n’aurais pas fait la lâcheté de vous demander grâce, et je serais mort plus glorieusement que vous ne vivez. » Le Roi se retira après cette réponse, sans témoigner aucune émotion. Dom Carlos se mit au bain, et s’étant fait ouvrir les veines des bras et des jambes, il commanda que tout le monde sortît. Puis, prenant en sa main un portrait de la Reine en miniature, qu’il portait toujours pendu au col, et qui avait été la première occasion de son amour, il demeura les yeux attachés sur cette fatale peinture, jusqu’à ce que les frissons glacés du trépas le surprissent dans cette contemplation, et que son âme étant déjà sortie à demi avec son sang et ses esprits, il perdit insensiblement la vue, et puis la vie. (…) Pendant le temps que le Roi tint la mort de Dom Carlos secrète, il résolut d’en faire donner la nouvelle à la Reine dans le temps qu’elle accoucherait. Il espérait qu’une douleur d’esprit si sensible, jointe à celle du corps dans cet état, achèverait de le venger. Mais il connut bientôt qu’elle était mieux informée qu’il ne voulait. Comme elle ne pouvait pas ignorer que Dom Carlos n’eût été sacrifié à la jalousie de son père, elle ne se contraignit point pour cacher le ressentiment qu’elle en avait. Sa juste colère jeta son mari dans de nouvelles inquiétudes. Il crut qu’il avait tout à craindre de son esprit et de son courage, mais plus encore de la considération extraordinaire que la Cour de France avait pour elle et de l’étroite correspondance qu’elle entretenait avec la Reine sa mère. Peu de mois après la mort du Prince, la duchesse d’Albe, qui avait une des premières charges de la Maison de la Reine, entra un matin dans sa chambre avec une médecine à la main. La Reine lui dit qu’elle se portait bien et qu’elle ne la prendrait pas. Mais la duchesse voulant l’y obliger, le Roi qui n’était pas éloigné, entra au bruit de la contestation. D’abord il blâma la duchesse de son opiniâtreté ; mais cette femme lui ayant représenté que les médecins jugeaient ce remède nécessaire pour faire accoucher la Reine heureusement, il se rendit cette autorité. Il dit fort doucement à la Reine que, puisque ce médicament était de si grande importance, il fallait nécessairement qu’elle le prît. « Puisque vous le voulez, lui répondit-elle, je le veux bien. » Il sortit aussitôt de la chambre, et revint quelque temps après, habillé en grand deuil, pour savoir comment elle se trouvait, mais, soit qu’il y eut quelque méprise dans la composition du remède, soit que l’émotion extraordinaire où la Reine était et la violence qu’elle se fit pour le prendre donnassent à ce breuvage une malignité qu’il n’avait pas, elle expira le même jour parmi de violentes douleurs et après de grands vomissements. Son enfant fut trouvé mort, et le crâne presque tout brûlé. Elle était au commencement de sa vingt-quatrième année, de même que Dom Carlos, et dans la plus grande perfection de sa beauté. Jean Regnault de Segrais (22.8. 1624 Caen - 25.3. 1701 Caen) Parent éloigné de Malherbe, ami de Scarron, académicien, il fut aussi le précieux conseiller littéraire de Mme de Lafayette. Il écrivit des poésies bucoliques, un gros roman historique Bérénice (1648). Son œuvre la plus appréciée, aujourd’hui, sont Les Nouvelles françaises ou Les Divertissements de la princesse Aurélie (1656) où il renoue, comme La Fontaine, avec les conteurs du 16^e siècle français, tout en complétant cette lignée par son apport original: ancrage historique réaliste, analyse psychologique, recherche de la simplicité et de la concision dans la narration. Nouvelles françaises 1656) Eugénie ou la force du destin Aremberg, un jeune prince allemand, entre dans une église pour assister au mariage de son ami, le comte d’Almont. Il tombe amoureux de la jeune mariée. Pour l’approcher, il se déguise en femme et, sous le nom d’Eugénie, entre au service de la Dame qui le(la) prend pour confident(e) et lui confie la lettre adressée au chevalier de Florençal qu’elle aime. Aremberg déchire la lettre, mais le comte d’Almont la trouve et la recompose. Il se rend au rendez-vous, mentionné dans la lettre, pour se venger. Or, pris pour Florençal, il est attaqué par Aremberg et tué en duel. La comtesse, il est vrai, pleure son mari, mais finit par se consoler en épousant Florençal, alors que Aremberg, accablé de remords se fait moine. Comme dans les nouvelles de Boccace et celles de Marguerite de Navarre, la nouvelle est commentée par l’auditoire. Il avait toujours été dans cette église ; mais Aremberg ne le vit point, soit qu’il n’eût eu des yeux que pour le premier objet qui l’avait frappé ou qu’Almont ne se tînt pas si proche de sa maîtresse, comme ceux qui sont sur le point d’être mariés ne continuent pas si âprement leur galanterie. L’étranger était combattu des plus violents sentiments qu’on puisse imaginer. Tantôt, connaissant l’outrage qu’il faisait insensiblement à son ami, il voulait s’en aller. Tantôt, craignant de manquer à l’amitié qu’il lui avait jurée, il voulait lui aller témoigner la part qu’il devait prendre à sa félicité. Et quelquefois, pour sa considération particulière, il voulait s’arracher par violence d’un lieu dont un secret pressentiment l’avertissait sans cesse de se retirer. Mais il n’avait encore rien aimé et le précipice était si glissant qu’il ne faut pas trouver étrange s’il s’y laissait tomber. Tant que cette compagnie fut dans l’église, il n’en voulut point repartir. Remarquant exactement tout ce qui se passait en cette cérémonie, il vit que cette belle personne s’approcha de l’autel avec une modestie qui, mêlant un peu de rouge à la blancheur de son teint, semblait en relever l’éclat et, de cette manière, aiguiser encore les traits qui lui perçaient le cœur. Mais, quoiqu’il n’osât concevoir aucune pensée au désavantage de son ami, s’avançant au travers de la foule, il voulut observer, plus attentivement qu’il n’avait encore fait jusques alors, de quelle manière elle prononcerait cet oui qui devait être si fatal à son repos. Il souhaitait quelquefois que ce fût avec une gaieté qui, faisant mourir tout à fait ses espérances, étouffât son amour et aidât à son amitié chancelante malgré toute la raison qui s’efforçait de la soutenir. Mais il ne pouvait aussi quelquefois s’empêcher de sentir naître quelque consolation en son âme, lorsque, attribuant quelque tristesse son extrême modestie, il croyait que sa foi peut-être s’engageait sans que son cœur y fît de réflexion. L’espoir est si charmant qu’on ne peut s’en défendre. Sans que cet étranger souhaitât avoir de l’espérance et sans qu’il eût aucun sujet d’en concevoir de la modeste retenue d’un objet aussi vertueux que charmant, il se laissait flatter à des opinions bien injustes : il s’imaginait qu’Almont n’avait pas augmenté en grâce et que la comtesse sa femme (car déjà elle l’était devenue et le mot était prononcé) ayant tourné la vue vers un vénérable vieillard qui paraissait son père, semblait lui avoir reproché son obéissance par un sourire accompagné de quelque tristesse, quand la cérémonie voulut qu’elle lui demandât son consentement avant que de donner le sien. Ainsi, après l’avoir suivie jusques au carrosse, mêlé dans toute la troupe, et après s’être tenu sous le portique du temple, tant que ce carrosse qui l’entraîna put être devant ses yeux, il se retira à son logis, aussi tourmenté que peut-être jamais personne l’ait été par une passion invincible. Sous prétexte de sa lassitude, il se mit au lit, quoiqu’il ne fût pas encore midi. Mais il n’avait garde d’y trouver le repos qu’il cherchait. Il avait de l’honneur autant qu’homme du monde. Il aimait son ami comme lui-même. Mais il n’avait jamais rien vu de plus beau que cette femme et il se sentait tellement destiné pour l’aimer que, n’osant s’y résoudre et ne pouvant en même temps s’en empêcher, il faisait en lui-même les plus tristes plaintes que jamais la douleur ait fait faire personne. (…) La conversation se poursuit un moment sur un autre sujet. Puis elle reprend sur le sujet de la nouvelle. « Je suis remplie de compassion pour le pauvre Aremberg », dit Grade. — Et Florençal, dit la belle Fronténie, qui, après trois ou quatre ans d’une amitié si constante, si honnête et si désintéressée, se vit sur le point de mourir de douleur, vous fait-il moins de pitié ? — Celui-là a eu ce qu’il souhaitait et ce qu’il méritait bien, reprit Gralie, et je ne serais pas d’avis qu’on le lui ôtât pour le donner à son rival. Mais je vous avoue que je trouve tant de malheur dans l’autre que je ne puis m’empêcher de le plaindre. — Je le plains comme vous, ajoute Aplanice. Car je vous confesse que, lisant les romans, je me range volontiers du parti des amants disgraciés. Mais enfin, soit malheur en celui-ci, soit quelque erreur condamnable, il aimait la femme de son meilleur ami et il le tua. Et je trouve qu’on a mis des dames aux Feuillantines qui n’avaient tué personne et qui n’avaient point fait galanterie avec les maris de leurs amies ! — Pour ce qui est de tuer son ami, dit Gralie, à la vérité, cela n’arrive point tous les jours. Mais, pour aimer sa femme, s’il fallait que tous ceux à qui ce malheur-là arrive et choisissent un couvent, Paris serait en danger de devenir un grand monastère ! — Cela n’empêche pas, dit Silérite, que ce manquement de foi ne soit contre les beaux sentiments. Et vous savez que, dans les romans, il ne faut pas faire, ni dire rien qui déroge. En effet, quoique je ne veuille pas me montrer la plus sévère de toutes envers Eugénie — pour qui je vous confesse que j’ai beaucoup d’inclination — je trouve que ce n’était pas en user bien honnêtement que de se laisser aller à la passion qu’il conçut pour la femme d’un homme qui lui avait sauvé la vie, encore moins d’entrer dans sa maison avec une intention pareille à la sienne... — Quoiqu’il en soit, dit Gélonide, je serais contente si, plutôt que de se faire religieux, il s’allait faire tuer au siège de Cambrai qui fut, ce me semble, la même année et où il y eut assez d’Allemands tués pour faire croire qu’il fut du nombre. — Et moi, ajouta Silérite, il me plairait tout à fait s’il était d’une autre nation. Car il me semble qu’un Allemand déguisé en fille est une chose bien extraordinaire ! Jean de La Bruyère (17.8. 1645 Paris - 10. 5. 1696 Versailles) Les modestes origines bourgeoises liées à une vaste culture (latin, grec, allemand, droit) confèrent à cet avocat au Parlement de Paris et trésorier des finances de la généralité de Caen une position d’observateur indépendant de la haute société à laquelle il a accès, dès 1684, en tant que précepteur du duc de Bourbon, petit-fils du grand Condé. Le préceptorat ne durera que deux ans, mais La Bruyère reste attaché à la maison des Condé en qualité de secrétaire. Témoin amusé, excellent psychologue, il rédige ses Caractères qui, publiés en 1688, font scandale, mais aussi suscitent l’intérêt du public qui sera friand des rééditions successives, augmentées. En 1693 La Bruyère entrera à l’Académie Française. Les Caractères de Théophraste, traduits du grec, avec les Caractères ou les Mœurs de ce siècle se présentent, modestement, et en accord avec l’esthétique du classicisme, comme un complément et une imitation du philosophe grec. En réalité, l’entreprise de La Bruyère est originale par bien des aspects. Plus qu’avec Théophraste, La Bruyère renoue avec la tradition moraliste française (maximes) et l’esprit cultivé des salons mondains (portraits). Certaines de ses réflexions rappellent les essais de Montaigne, sans, toutefois, les longueurs de l’essayiste. Son écriture fragmentaire retrouve le goût de l’époque baroque, mais avec un style fait de phrases hachées, rapides qui annoncent Voltaire. La Bruyère sait attirer l’attention du lecteur et la conduire sans faute jusqu’à la pointe finale. Dans les querelles littéraires de son temps, La Bruyère reste le partisan des Anciens contre les Modernes, mais sans dogmatisme: « Tout est dit, et l’on vient trop tard depuis plus de sept mille ans qu’il y a des hommes, et qui pensent. Sur ce qui concerne les mœurs, le plus beau et le meilleur est enlevé; l’on ne fait que glaner après les anciens et les habiles d’entre les Modernes. » (Des Ouvrages de l’Esprit, 1); « Horace ou Despréaux l’a dit avant vous. - Je crois sur votre parole; mais je l’ai dit comme mien. Ne puis-je pas penser après eux une chose vraie, et que d’autres penseront après moi? » (Des Ouvrages de l’Esprit, 69) Les Caractères sont une œuvre composite - un mélange de maximes, réflexions, essais, portraits, scènes, dialogues regroupés en 16 chapitres qui suivent la logique d’une progression thématique: I. Des Ouvrages de l’Esprit, II. Du Mérite personnel, III. Des Femmes, IV. Du Cœur, V. De la Société et de la Conversation, VI. Des Biens de fortune, VII. De la Ville, VIII. De la Cour, IX. Des Grands, X. Du Souverain ou de la République, XI. De l’Homme, XII. Des Jugements, XIII. De la Mode, XIV. De quelques Usages, XV. De la Chaire, XVI. Des Esprits forts. Au centre de l’œuvre se trouvent donc les chapitres consacrés aux élites de la société, à la cour et au roi. La Bruyère porte sur celles-ci un regard critique, celui de l’homme de la ville, bourgeois, en anticipant ainsi l’esprit du 18^e siècle où la culture et la pensée ne se fera plus en syntonie avec la cour, mais contre la cour. La vision de La Bruyère en est une anticipation. Les Caractères (1688-1693) Acis Que dites-vous ? Comment ? Je n’y suis pas ; vous plairait-il de recommencer ? J’y suis encore moins. Je devine enfin : vous voulez, Acis, me dire qu’il fait froid : que ne disiez-vous : « Il fait froid » ? Vous voulez m’apprendre qu’il pleut ou qu’il neige ; dites : « Il pleut, il neige. » Vous me trouvez bon visage, et vous désirez de m’en féliciter ; dites : « Je vous trouve bon visage. » – « Mais répondez-vous, cela est bien uni et bien clair ; et d’ailleurs, qui ne pourrait pas en dire autant ? » Qu’importe, Acis ? Est-ce un si grand mal d’être entendu quand on parle, et de parler comme tout le monde ? Une chose vous manque, Acis, à vous et à vos semblables, les diseurs de phébus ; vous ne vous en défiez point, et je vais vous jeter dans l’étonnement : une chose vous manque, c’est l’esprit. Ce n’est pas tout : il y a en vous une chose de trop, qui est l’opinion d’en avoir plus que les autres ; voilà la source de votre pompeux galimatias, de vos phrases embrouillées, et de vos grands mots qui ne signifient rien. Vous abordez cet homme, ou vous entrez dans cette chambre ; je vous tire par votre habit et vous dis à l’oreille : « Ne songez point à avoir de l’esprit, n’en ayez point, c’est votre rôle ; ayez, si vous pouvez, un langage simple, et tel que l’ont ceux en qui vous ne trouvez aucun esprit : peut-être alors croira-t-on que vous en avez. » V. De la Société et de la Conversation Arrias Arrias a tout lu, a tout vu, il veut le persuader ainsi ; c’est un homme universel, et il se donne pour tel : il aime mieux mentir que de se taire ou de paraître ignorer quelque chose. On parle, à la table d’un grand, d’une cour du Nord : il prend la parole, et l’ôte à ceux qui allaient dire ce qu’ils en savent ; il s’oriente dans cette région lointaine comme s’il en était originaire ; il discourt des mœurs de cette cour, des femmes du pays, de ses lois et de ses coutumes : il récite des historiettes qui y sont arrivées ; il les trouve plaisantes ; et il en rit le premier jusqu’à éclater. Quelqu’un se hasarde de le contredire, et lui prouve nettement qu’il dit des choses qui ne sont pas vraies. Arrias ne se trouble point, prend feu au contraire contre l’interrupteur. « Je n’avance, lui dit-il, je ne raconte rien que je ne sache d’original : je l’ai appris de Sethon, ambassadeur de France dans cette cour, revenu à Paris depuis quelques jours, que je connais familièrement, que j’ai fort interrogé, et qui ne m’a caché aucune circonstance ». Il reprenait le fil de sa narration avec plus de confiance qu’il ne l’avait commencée, lorsque l’un des conviés lui dit : « C’est Sethon à qui vous parlez, lui-même, et qui arrive de son ambassade. » V. De la Société et de la Conversation L’injustice sociale Il y a des misères sur la terre qui saisissent le cœur. Il manque à quelques-uns jusqu’aux aliments ; ils redoutent l’hiver ; ils appréhendent de vivre. L’on mange ailleurs des fruits précoces ; l’on force la terre et les saisons pour fournir à sa délicatesse : de simples bourgeois, seulement à cause qu’ils étaient riches, ont eu l’audace d’avaler en un seul morceau la nourriture de cent familles. Tienne qui voudra contre de si grandes extrémités ; je ne veux être, si je le puis, ni malheureux, ni heureux ; je me jette et me réfugie dans la médiocrité. VI. Des Biens de fortune Il y a une espèce de honte d’être heureux à la vue de certaines misères. L’on voit certains animaux farouches, des mâles et des femelles, répandus par la campagne, noirs, livides, et tout brûlés du soleil, attachés à la terre qu’ils fouillent et qu’ils remuent avec une opiniâtreté invincible ; ils ont comme une voix articulée, et, quand ils se lèvent sur leurs pieds, ils montrent une face humaine ; et en effet ils sont des hommes. Ils se retirent la nuit dans des tanières, où ils vivent de pain noir, d’eau et de racines : ils épargnent aux autres hommes la peine de semer, de labourer et de recueillir pour vivre, et méritent ainsi de ne pas manquer de ce pain qu’ils ont semé. XI. De l’Homme Si je compare ensemble les deux conditions des hommes les plus opposées, je veux dire les grands avec le peuple, ce dernier me paraît content du nécessaire, et les autres sont inquiets et pauvres avec le superflu. Un homme du peuple ne saurait faire aucun mal ; un grand ne veut faire aucun bien et est capable de grands maux. L’un ne se forme et ne s’exerce que dans les choses qui sont utiles ; l’autre y joint les pernicieuses. Là se montrent ingénument la grossièreté et la franchise ; ici se cache une sève maligne et corrompue sous l’écorce de la politesse. Le peuple n’a guère d’esprit, et les grands n’ont point d’âme : celui-là a un bon fond et n’a point de dehors, ceux-ci n’ont que des dehors et qu’une simple superficie. Faut-il opter ? Je ne balance pas : je veux être peuple. IX. Des Grands Voyage au pays de la cour L’on parle d’une région où les vieillards sont galants, polis et civils ; les jeunes gens au contraire, durs, féroces, sans mœurs ni politesse. (…) Celui-là chez eux est sobre et modéré, qui ne s’enivre que de vin : l’usage trop fréquent qu’ils en ont fait le leur a rendu insipide ; ils cherchent à réveiller leur goût déjà éteint par des eaux de vie et par toutes les liqueurs les plus violentes ; il ne manque à leur débauche que de boire de l’eau forte. Les femmes du pays précipitent le déclin de leur beauté par des artifices qu’elles croient servir à les rendre belles : leur coutume est de peindre leurs lèvres, leurs joues, leurs sourcils et leurs épaules, qu’elles étalent avec leur gorge, leurs bras et leurs oreilles, comme si elles craignaient de cacher l’endroit par où elles pourraient plaire, ou de ne pas se montrer assez. Ceux qui habitent cette contrée ont une physionomie qui n’est pas nette, mais confuse, embarrassée dans une épaisseur de cheveux étrangers qu’ils préfèrent aux naturels et dont ils font un long tissu pour couvrir leur tête : il descend à la moitié du corps, change les traits, et empêche qu’on ne connaisse les hommes à leur visage. Ces peuples d’ailleurs ont leur Dieu et leur Roi. Les Grands de la nation s’assemblent tous les jours, à une certaine heure, dans un Temple qu’ils nomment Église ; il y a au fond de ce Temple un Autel consacré à leur Dieu, où un Prêtre célèbre des mystères qu’ils appellent saints, sacres et redoutables ; les Grands forment un vaste cercle au pied de cet Autel, et paraissent debout, le dos tourné directement aux Prêtres et aux saints mystères, et les faces élevées vers leur Roi, que l’on voit à genoux sur une tribune, et à qui ils semblent avoir tout l’esprit et tout le cœur appliqués. On ne laisse pas de voir dans cet usage une espèce de subordination, car ce peuple paraît adorer le Prince, et le Prince adorer Dieu. Les gens du pays le nomment *** ; il est à quelques quarante-huit degrés d’élévation du pôle, et à plus d’onze cents lieues de Mer des Iroquois et des Hurons. VIII. De la Cour Jean François Paul de Gondi, cardinal de Retz (20.9. 1613 Montmirail – 24.8. 1679 Paris) Il est le représentant insigne du genre mémorialiste, lancé au 16^e siècle par les Commentaires (rédigés en 1570-71, publiés en 1592) de Blaise Montluc (1502-1577). À la fois homme d’Église et passionné par l’intrigue politique, le cardinal de Retz, finit par se compromettre durant la Fronde. Emprisonné, il s’enfuit et n’est autorisé à rentrer en France, à l’abbaye de Saint-Denis, qu’en 1662. Observateur lucide, caustique, supérieur aux événements, il rédige ses Mémoires (publiés en 1717 seulement). On admire le style avec lequel il brosse les portraits des personnages et les grandes scènes historiques de son temps qu’il accompagne de réflexions sur l’histoire de France. Mémoires (1717, édition posthume) La Reine (= Anne d’Autriche) avait, plus que personne que j’aie jamais vu, de cette sorte d’esprit qui lui était nécessaire pour ne pas paraître sotte à ceux qui ne la connaissaient pas. Elle avait plus d’aigreur que de hauteur, plus de hauteur que de grandeur, plus de manières que de fond, plus d’inapplication à l’argent que de libéralité, plus de libéralité que d’intérêt, plus d’intérêt que de désintéressement, plus d’attachement que de passion, plus de dureté que de fierté, plus de mémoire des injures que des bienfaits, plus d’intention de piété que de piété, plus d’opiniâtreté que de fermeté, et plus d’incapacité que de tout ce que dessus. M. le duc d’Orléans (= Gaston d’Orléans, frère de Louis XIII) avait, à l’exception du courage, tout ce qui était nécessaire à un honnête homme ; mais comme il n’avait rien, sans exception, de tout ce qui peut distinguer un grand homme, il ne trouvait rien dans lui-même qui pût ni suppléer ni même soutenir sa faiblesse. Comme elle régnait dans son cœur par la frayeur, et dans son esprit par l’irrésolution, elle salit tout le cours de sa vie. Il entra dans toutes les affaires, parce qu’il n’avait pas la force de résister à ceux qui l’y entraînaient pour leurs intérêts ; il n’en sortit jamais qu’avec honte, parce qu’il n’avait pas le courage de les soutenir. Cet ombrage amortit, dès sa jeunesse, en lui les couleurs même les plus vives et les plus gaies, qui devaient briller naturellement dans un esprit beau et éclairé, dans un enjouement aimable, dans une intention très bonne, dans un désintéressement complet et dans une facilité de mœurs incroyable. Monsieur le Prince (= le Grand Condé) est né capitaine, ce qui n’est jamais arrivé qu’à lui, César et à Spinola. Il a égalé le premier ; il a passé le second. L’intrépidité est l’un des moindres traits de son caractère. La nature lui avait fait l’esprit aussi grand que le cœur. La fortune, en le donnant à un siècle de guerre, a laissé au second toute son étendue ; la naissance, ou plutôt l’éducation, dans une maison attachée et soumise au cabinet, a donné des bornes trop étroites au premier. L’on ne lui a pas inspiré d’assez bonne heure les grandes et générales maximes, qui sont celles qui font et qui forment ce que l’on appelle l’esprit de suite. Il n’a pas eu le temps de les prendre par lui-même, parce qu’il a été prévenu, dès sa jeunesse, par la chute imprévue des grandes affaires et par l’habitude au bonheur. Ce défaut a fait qu’avec l’âme du monde la moins méchante, il a fait des injustices ; qu’avec le cœur d’Alexandre, il n’a pas été exempt, il est tombé dans des imprudences ; qu’ayant toutes les qualités de François de Guise, il n’a pas servi l’État, en de certaines occasions, aussi bien qu’il le devait ; et qu’ayant toutes celles de Henri du même nom, il n’a pas poussé la faction où il le pouvait. Il n’a pu remplir son mérite, c’est un défaut ; mais il est rare, mais il est beau. (...) M. de Turenne a eu, dès sa jeunesse, toutes les bonnes qualités, et il a acquis les grandes d’assez bonne heure. Il ne lui en a manqué aucune que celles dont il ne s’est pas avisé. Il avait presque toutes les vertus comme naturelles ; il n’a jamais eu le brillant d’aucune. L’on l’a cru plus capable d’être à la tête d’une armée que d’un parti, et je le crois aussi, parce qu’il n’était pas naturellement entreprenant. Mais toutefois qui le sait ? Il a toujours eu en tout, comme en son parler, de certaines obscurités qui ne se sont développées que dans les occasions, mais qui ne s’y sont jamais développées qu’à sa gloire. (...) Il y a toujours eu du je ne sais quoi en tout M. de La Rochefoucauld. Il a voulu se mêler d’intrigue, dès son enfance, et dans un temps où il ne sentait pas les petits intérêts, qui n’ont jamais été son faible ; et où il ne connaissait pas les grands, qui, d’un autre sens, n’ont pas été son fort. Il n’a jamais été capable d’aucune affaire, et je ne sais pourquoi ; car il avait des qualités qui eussent suppléé, en tout autre, celles qu’il n’avait pas. Sa vue n’était pas assez étendue, et il ne voyait pas même tout ensemble ce qui était à sa portée ; mais son bon sens, et très bon dans la spéculation, joint à sa douceur, à son insinuation et à sa facilité de mœurs, qui est admirable, devait récompenser plus qu’il n’a fait le défaut de sa pénétration. Il a toujours eu une irrésolution habituelle ; mais je ne sais même à quoi attribuer cette irrésolution. Elle n’a pu venir en lui de la fécondité de son imagination, qui n’est rien moins que vive. Je ne la puis donner à la stérilité de son jugement ; car, quoiqu’il ne l’ait pas exquis dans l’action, il a un bon fonds de raison. Nous voyons les effets de cette irrésolution, quoique nous n’en connaissions pas la cause. Il n’a jamais été guerrier, quoiqu’il fût très soldat. Il n’a jamais été, par lui-même, bon courtisan, quoiqu’il ait eu toujours bonne intention de l’être. Il n’a jamais été bon homme de parti, quoique toute sa vie il y ait été engagé. Cet air de honte et de timidité que vous lui voyez dans la vie civile s’était tourné, dans les affaires, en air d’apologie. Il croyait toujours en avoir besoin, ce qui, joint à ses Maximes, qui ne marquent pas assez de foi en la vertu, et à sa pratique, qui a toujours été de chercher à sortir des affaires avec autant d’impatience qu’il y était entré, me fait conclure qu’il eût beaucoup mieux fait de se connaître et de se réduire à passer, comme il l’eût pu, pour le courtisan le plus poli qui eût paru dans son siècle. ***** Le cardinal de Richelieu avait de la naissance. Sa jeunesse jeta des étincelles de son mérite : il se distingua en Sorbonne ; on remarqua de fort bonne heure qu’il avait de la force et de la vivacité dans l’esprit. Il prenait d’ordinaire très bien son parti. Il était homme de parole, où un grand intérêt ne l’obligeait pas au contraire ; et en ce cas, il n’oubliait rien pour sauver les apparences de la bonne foi. Il n’était pas libéral; mais il donnait plus qu’il ne promettait, et il assaisonnait admirablement les bienfaits. Il aimait la gloire beaucoup plus que la morale ne le permet ; mais il faut avouer qu’il n’abusait qu’à proportion de son mérite de la dispense qu’il avait prise sur ce point de l’excès de son ambition. Il n’avait ni l’esprit ni le cœur au-dessus des périls ; il n’avait ni l’un ni l’autre au-dessous ; et l’on peut dire qu’il en prévint davantage par sa sagacité qu’il n’en surmonta par sa fermeté. Il était bon ami ; il eût même souhaité d’être aimé du public ; mais quoiqu’il eût la civilité, l’extérieur et beaucoup d’autres parties propres à cet effet, il n’en eut jamais le je ne sais quoi, qui est encore, en cette matière, plus requis qu’en toute autre. Il anéantissait par son pouvoir et par son faste royal la majesté personnelle du Roi ; mais il remplissait avec tant de dignité les fonctions de la royauté, qu’il fallait n’être pas du vulgaire pour ne pas confondre le bien et le mal en ce fait. Il distinguait plus judicieusement qu’homme du monde entre le mal et le pis, entre le bien et le mieux, ce qui est une grande qualité pour un ministre. Il s’impatientait trop facilement dans les petites choses qui étaient préalables des grandes ; mais ce défaut, qui vient de la sublimité de l’esprit, est toujours joint à des lumières qui le suppléent. Il avait assez de religion pour ce monde. Il allait au bien, ou par inclination ou par bon sens, toutefois que son intérêt ne le portait point au mal, qu’il connaissait parfaitement quand il le faisait. Il ne considérait l’État que pour sa vie ; mais jamais ministre n’a eu plus d’application à faire croire qu’il en ménageait l’avenir. Enfin il faut confesser que tous ses vices ont été de ceux que la grande fortune rend aisément illustres, parce qu’ils ont été de ceux qui ne peuvent avoir pour instruments que de grandes vertus. Vous jugez facilement qu’un homme qui a autant de grandes qualités et autant d’apparences de celles même qu’il n’avait pas, se conserve assez aisément dans le monde cette sorte de respect qui démêle le mépris d’avec la haine, et qui, dans un État où il n’y a plus de lois, supplée au moins pour quelque temps à leur défaut. Le cardinal Mazarin était d’un caractère tout contraire. Sa naissance était basse et son enfance honteuse. Au sortir du Colisée, il apprit à piper, ce qui lui attira des coups de bâtons d’un orfèvre de Rome appelé Moreto. Il fut capitaine d’infanterie en Valteline; et Bagni, qui était son général, m’a dit qu’il ne passa dans sa guerre, qui ne fut que de trois mois, que pour un escroc. Il eut la nonciature extraordinaire en France, par la faveur du cardinal Antoine, qui ne s’acquérait pas, en ce temps-là, par de bons moyens. Il plut à Chavigni par ses contes libertins d’Italie, et par Chavigni à Richelieu, qui le fit cardinal, par le même esprit, à ce que l’on a cru, qui obligea Auguste à laisser à Tibère la succession de l’Empire. La pourpre ne l’empêcha pas de demeurer valet sous Richelieu. La Reine l’ayant choisi faute d’autre, ce qui est vrai quoi qu’on en dise, il parut d’abord original de Trivelino Principe (= valet, personnage de la Commedia dell’Arte). La fortune l’ayant ébloui et tous les autres, il s’érigea et l’on l’érigea en Richelieu ; mais il n’en eut que l’impudence de l’imitation. Il se fit de la honte de tout ce que l’autre s’était fait de l’honneur. Il se moqua de la religion. Il promit tout, parce qu’il ne voulut rien tenir. Il ne fut ni doux ni cruel, parce qu’il ne se ressouvenait ni des bienfaits ni des injures. Il s’aimait trop, ce qui est le naturel des âmes lâches ; il se craignait trop peu, ce qui est le caractère de ceux qui n’ont pas de soin de leur réputation. Il prévoyait assez bien le mal, parce qu’il avait souvent peur ; mais il n’y remédiait pas à proportion, parce qu’il n’avait pas tant de prudence que de peur. Il avait de l’esprit, de l’insinuation, de l’enjouement, des manières ; mais le vilain cœur paraissait toujours au travers, et au point que ces qualités eurent, dans l’adversité, tout l’air du ridicule, et ne perdirent pas, dans la plus grande prospérité, celui de fourberie. Il porta le filoutage dans le ministère, ce qui n’est jamais arrivé qu’à lui ; et ce filoutage faisait que le ministère, même heureux et absolu, ne lui seyait pas bien, et que le mépris s’y glissa, qui est la maladie la plus dangereuse d’un État, et dont la contagion se répand le plus aisément et le plus promptement du chef dans les membres. Roger de Bussy-Rabutin (13.4. 1618 Épiry – 9.4. 1693 Autun) Il excella tant par la lame de son épée que par son libertinage et son esprit caustique qui brisa sa carrière militaire. Tombé en défaveur, il est forcé de quitter la cour du jeune Louis XIV. Dès 1666 il vit retiré sur ses terres bourguignonnes d’où il entretient une riche correspondance, en particulier avec sa cousine Marie de Rabutin, marquise de Sévigné (1626-1696), épistolière renommée. L’Histoire amoureuse des Gaules (1665) de Bussy-Rabutin est une sorte de chronique scandaleuse de la période et une analyse critique des abus du pouvoir. Il rédige aussi ses Mémoires (1696) et l’Histoire abrégée de Louis le Grand (1699). Histoire amoureuse des Gaules (1665) Voici le portait, peu complaisant, que Roger brosse de sa cousine. L’art du portait, encore, renoue avec la mode et le savoir-faire des salons précieux. Mme de Sévigné, continua-t-il, a d’ordinaire le plus beau teint du monde, les yeux petits et brillants, la bouche plate, mais de belle couleur ; le front avancé, le nez semblable à soi, ni long ni petit, carré par le bout, la mâchoire comme le bout du nez ; et tout cela, qui en détail n’est pas beau, est, à tout prendre assez agréable ; elle a la taille belle, sans avoir bon air ; elle a la jambe bien faite, la gorge, les bras et les mains mal taillés ; elle a les cheveux blonds, déliés et épais ; elle a bien dansé, et a l’oreille encore juste ; elle a la voix agréable, elle sait un peu chanter : voilà, pour le dehors, à peu près comme elle est faite. Il n’y a point de femme qui ait plus d’esprit qu’elle, et fort peu qui en aient autant ; sa manière est divertissante : il y en a qui disent que, pour une femme de qualité, son caractère est un peu trop badin. Du temps que je la voyais, je trouvais ce jugement-là ridicule, et je sauvais son burlesque sous le nom de gaieté : aujourd’hui qu’en ne la voyant plus son grand feu ne m’éblouit pas, je demeure d’accord qu’elle veut être trop plaisante. Si on a de l’esprit, et particulièrement de cette sorte d’esprit, qui est enjoué, on n’a qu’à la voir, on ne perd rien avec elle : elle vous entend, elle entre juste en tout ce que vous dites, elle vous devine, et vous mène d’ordinaire bien plus loin que vous ne pensez aller ; quelquefois aussi on lui fait voir bien du pays ; la chaleur de la plaisanterie l’emporte, et, en cet état, elle reçoit avec joie tout ce qu’on lui veut dire de libre, pourvu qu’il soit enveloppé ; elle y répond même avec usure, et croit qu’il irait du sien si elle n’allait pas au-delà de ce qu’on lui a dit. Avec tant de feu, il n’est pas étrange que le discernement soit médiocre : ces deux choses étant d’ordinaire incompatibles, la nature ne peut faire de miracle en sa faveur. Un sot éveillé l’emportera toujours auprès d’elle sur un honnête homme sérieux. La gaieté des gens la préoccupe, elle ne jugera pas si l’on entend ce qu’elle dit : la plus grande marque d’esprit qu’on lui peut donner, c’est d’avoir de l’admiration pour elle ; elle aime l’encens ; elle aime d’être aimée, et, pour cela, elle sème afin de recueillir ; elle donne de la louange pour en recevoir. Elle aime généralement tous les hommes ; quelque âge, quelque naissance et quelque mérite qu’ils aient, et de quelque profession qu’ils soient ; tout lui est bon, depuis le manteau royal jusqu’à la soutane, depuis le sceptre jusqu’à l’écritoire. Entre les hommes, elle aime mieux un amant qu’un ami ; et, parmi les amants, les gais que les tristes ; les mélancoliques flattent sa vanité ; les éveillés, son inclination ; elle se divertit avec ceux-ci, et se flatte de l’opinion qu’elle a bien du mérite d’avoir pu causer de la langueur à ceux-là. Elle est d’un tempérament froid, au moins si on en croit feu son mari : aussi lui avait-il l’obligation de sa vertu, comme il disait ; toute sa chaleur est à l’esprit. À la vérité, elle récompense bien la froideur de son tempérament. Si l’on s’en rapporte à ses actions, je crois que la foi conjugale n’a point été violée : si l’on regarde l’intention c’est autre chose. Pour en parler franchement, je crois que son mari s’est tiré d’affaire devant les hommes, mais je le tiens un sot devant Dieu. Cette belle, qui veut être à tous les plaisirs, a trouvé un moyen sûr, à ce qu’il lui semble, pour se réjouir sans qu’il en coûte rien à sa réputation : elle s’est faite amie de quatre ou cinq prudes, avec lesquelles elle va en tous les lieux du monde. Elle ne regarde pas tant ce qu’elle fait qu’avec qui elle est : en ce faisant, elle se persuade que la compagnie honnête rectifie toutes ses actions. François de Salignac de la Mothe-Fénelon (6.8. 1651 Château de Fénelon - 7.1. 1715 Cambrai) Comme Bossuet, Fénelon joindra la carrière ecclésiastique à celle du précepteur dans la famille royale. Les deux points de leurs parcours sont aussi ce qui les distingue. Bossuet - élève des jésuites, grand orateur, directeur de conscience, dignitaire de l’Église, précepteur du Dauphin - agit en syntonie avec son temps. Fénelon est déjà confronté à la situation déséquilibrée et difficile qui précède de peu et suit la révocation de l’Édit de Nantes. Ordonné prêtre à 24 ans, il est nommé supérieur de la congrégation des Nouvelles Catholiques, jeunes filles protestantes récemment converties. Ensuite, il dirige une mission en milieu protestant en Saintonge. Face à la recrudescence des tensions confessionnelles, Fénelon préfère la « douceur » à la « contrainte ». La fin du 17^e siècle voit revivre la sensibilité religieuse. Le catholicisme modéré de la période précédente fait place à la recherche d’une nouvelle foi. Fénelon lui-même sera attiré par le quiétisme, une doctrine formulée par le prêtre espagnol Molinos (Guide spirituelle, 1670) et qui trouvera en France son porte-parole en Mme Guyon. Directeur spirituel des duchesses de Beauvilliers et de Chevreuse, filles de Colbert, et de Mme de Maintenon, Fénelon contribuera lui-même à la propagation de la doctrine. Le quiétisme - qui accentue la voie mystique, le contact direct avec la divinité, l’abandon total dans « la quiétude » et « l’état de l’oraison » - omet les procédures officialisées et les institutions de l’Église et par là il se rapproche du protestantisme. La condamnation, de la part de l’Église, est dirigée surtout contre Mme Guyon. À la conférence d’Issy (1694-1696), Fénelon obtient un compromis, mais refusant de réprouver Mme Guyon, il reste en rupture et sera marginalisé. Intronisé archevêque de Cambrai (1695) et plus tard tombé en disgrâce royale, il finira relégué en province, éloigné de la cour et de la grande politique. L’autre versant de la personnalité de Fénelon est celle de pédagogue et d’homme de lettres. De 1689 et jusqu’à son éloignement de Versailles en 1699 il sera précepteur du duc de Bourgogne, le fils du Grand Dauphin. Avec son élève, il aura d’excellents rapports et nourrira, un certain temps, peu avant la mort prématurée de ce dernier (1712), l’espoir de devenir le ministre du futur roi de France. Il rédige des ouvrages littéraires à but pédagogique: Fables, Dialogues de morts et surtout Télémaque (1699). Ce dernier annonce les tendances de l’âge des lumières, car la pédagogie s’y mêle à la réflexion philosophique et politique. Louis XIV d’ailleurs en fera une lecture qui sera fatale pour Fénelon car il verra en Télémaque la critique, voire la satire indirecte de son règne. Autres œuvres Traité de l’éducation des Filles (1687) Maximes des Saints (1699) Tables de Chaulnes (1711) - liste des réformes destinées à redresser le royaume Les Aventures de Télémaque (1699) Le récit de Fénelon prend pour point de départ l’Odyssée. Alors que l’épopée d’Homère abandonne le personnage du fils d’Ulysse à la fin du chant III, au moment où, menacé par les prétendants de Pénélope, il part par à la recherche de son père, Fénelon suit les pérégrinations de Télémaque et de son précepteur Mentor à travers le monde grec, de cour en cour et de royaume en royaume, dans un but didactique. Le voyage doit apprendre à Télémaque à connaître lui-même, à dominer ses passions, cultiver son discernement, à comparer les pays bien et mal gouvernés. Pourtant, quelle poésie, dans cet ouvrage conçu, à l’origine, dans un but purement pragmatique : instruire le futur roi. La grotte de Calypso Télémaque suivait la déesse environnée d’une foule de jeunes nymphes, au-dessus desquelles elle s’élevait de toute la tête, comme un grand chêne dans une forêt élève ses branches épaisses au-dessus de tous les arbres qui l’environnent. Il admirait l’éclat de sa beauté, la riche pourpre de sa robe longue et flottante, ses cheveux noués par-derrière négligemment mais avec grâce, le feu qui sortait de ses yeux et la douceur qui tempérait cette vivacité. Mentor, les yeux baissés, gardant un silence modeste, suivait Télémaque. On arriva à la porte de la grotte de Calypso, où Télémaque fut surpris de voir avec une apparence de simplicité rustique, tout ce qui peut charmer les yeux. On n’y voyait ni or, ni argent, ni marbre, ni colonnes, ni tableaux, ni statues : cette grotte était taillée dans le roc, en voûte pleine de rocailles et de coquilles ; elle était tapissée d’une jeune vigne qui étendait ses branches souples également de tous côtés. Les doux zéphyrs conservaient en ce lieu, malgré les ardeurs du soleil, une délicieuse fraîcheur. Des fontaines, coulant avec un doux murmure sur des prés semés d’amarantes et de violettes, formaient en divers lieux des bains aussi purs et aussi clairs que le cristal ; mille fleurs naissantes émaillaient les tapis verts dont la grotte était environnée. Là on trouvait un bois de ces arbres touffus qui portent des pommes d’or, et dont la fleur, qui se renouvelle dans toutes les saisons, répand le plus doux de tous les parfums ; ce bois semblait couronner ces belles prairies et formait une nuit que les rayons du soleil ne pouvaient percer. Là on n’entendait jamais que le chant des oiseaux ou le bruit d’un ruisseau, qui, se précipitant du haut d’un rocher, tombait à gros bouillons pleins d’écume et s’enfuyait au travers de la prairie. La grotte de la déesse était sur le penchant d’une colline. De là on découvrait la mer, quelquefois claire et unie comme une glace, quelquefois mollement irritée contre les rochers, où elle se brisait en gémissant, et élevant ses vagues comme des montagnes. D’un autre côté, on voyait une rivière où se formaient des îles bordées de tilleuls fleuris et de hauts peupliers qui portaient leurs têtes superbes jusque dans les nues. Les divers canaux qui formaient les îles semblaient de jouer dans la campagne : les uns roulaient leurs eaux claires avec rapidité ; d’autres avaient une eau paisible et dormante ; d’autres, par de longs détours, revenaient sur leurs pas, comme pour remonter vers leurs source, et semblaient ne pouvoir quitter ces bords enchantés. On apercevait de loin des collines et des montagnes qui se perdaient dans les nues et dont la figure bizarre formait un horizon à souhait pour le plaisir des yeux. Les montagnes voisines étaient couvertes de pampre vert, qui pendait en festons : le raisin, plus éclatant que la pourpre, ne pouvait se cacher sous les feuilles, et la vigne était accablée sous son fruit. Le figuier, l’olivier, le grenadier et tous les autres arbres couvraient la campagne et en faisaient un grand jardin. Livre I Le meilleur gouvernement (Dialogue entre Télémaque et Mentor) Je lui (à Mentor) demandai en quoi consistait l’autorité du roi, et il me répondit : « Il peut tout sur les peuples ; mais les lois peuvent tout sur lui. Il a une puissance absolue pour faire le bien, et les mains liées dès qu’il veut faire le mal. Les lois lui confient les peuples comme le plus précieux de tous les dépôts, à condition qu’il sera le père de ses sujets. Elles veulent qu’un seul homme serve, par sa sagesse et par sa modération, à la félicité de tant d’hommes ; et non pas que tant d’hommes servent, par leur misère et par leur servitude lâche, flatter l’orgueil et la mollesse d’un seul homme. Le roi ne doit rien avoir au-dessus des autres, excepté ce qui est nécessaire ou pour le soulager dans ses pénibles fonctions, ou pour imprimer aux peuples le respect de celui qui doit soutenir les lois. D’ailleurs le roi doit être plus sobre, plus ennemi de la mollesse, plus exempt de faste et de hauteur qu’aucun autre. Il ne doit point avoir plus de richesse et de plaisirs, mais plus de sagesse, de vertu et de gloire que le reste des hommes. Il doit être au dehors le défenseur de la patrie, en commandant les armées ; et au dedans, le juge des peuples, pour les rendre bons, sages et heureux. Ce n’est point pour lui-même que les dieux l’ont fait roi : il ne l’est que pour être l’homme des peuples : c’est aux peuples qu’il doit tout son temps, tous ses soins, toute son affection : et il n’est digne de la royauté qu’autant qu’il s’oublie lui-même pour se sacrifier au bien public. Minos n’a voulu que ses enfants régnassent après lui qu’à condition qu’ils régneraient suivant ces maximes : il aimait encore plus son peuple que sa famille. C’est par une telle sagesse qu’il a rendu la Crète si puissante et si heureuse ; c’est par cette modération qu’il a effacé la gloire de tous le conquérants qui veulent faire servir les peuples à leur grandeur, c’est-à-dire à leur vanité ; enfin, c’est par sa justice qu’il a mérité d’être aux enfers le souverain juge des morts. » Livre V Pierre Bayle (18.11. 1647 Carlat - 28.12. 1706 Rotterdam) La révocation de l’Édit de Nantes accélère la formation d’une opposition intellectuelle à la royauté. Pierre Bayle, fils d’un pasteur protestant qui lui apprit le latin et le grec, fit ses études à l’Académie protestante de Puylaurens. Après avoir suivi les cours de philosophie chez les jésuites de Toulouse, il se convertit au catholicisme en 1669. Revenant au protestantisme une année plus tard et s’exposant ainsi, en tant que relaps, à la persécution, il s’enfuit à Genève. Il devient précepteur à Paris, puis professeur de philosophie à l’Académie protestante de Sedan (1675). La fermeture de l’établissement et les persécutions religieuses le chassent à Rotterdam où il enseigne la philosophie et l’histoire. Rotterdam et les Pays-Bas, tolérants, sont un refuge pour bien des calvinistes français. Pierre Bayle y déploie ses activités éditoriales et intellectuelles. Il rédige et publie la revue mensuelle Nouvelles de la République des Lettres (1684-1687). La tourmente de l’Édit de Nantes frappe le frère de Bayle, mort des suites des persécutions, elle durcit, également, la situation Rotterdam où le théologien calviniste Jurieu voit dans la tolérance de Pierre Bayle la manifestation de son impiété et de son athéisme. Bayle perd sa chaire de professeur. Il vivra dans la pauvreté en se consacrant à son œuvre. Pierre Bayle renoue avec le filon rationaliste de Descartes tout en élargissant la portée et l’application de la méthode cartésienne du doute systématique et de l’analyse raisonnée. Il s’élève contre la tradition et l’autorité, exige la séparation de la morale et de la religion, en déduit la nécessité de la tolérance. Œuvre Pensées diverses écrites à un Docteur de Sorbonne à l’occasion de la Comète de 1680 (Pensées sur la Comète, 1683) Commentaire philosophique (1686) - sur la tolérance Dictionnaire historique et critique (1697) Pensées sur la Comète (1683) Le passage d’une comète inspire à Pierre Bayle des réflexions sur la superstition, à laquelle il oppose la raison, et sur la tradition dont il montre les dangers : l’habitude des jugements hâtifs qui préjugent sur un fait avant même de l’examiner. La liberté de pensée de Pierre Bayle annonce l’âge des lumières par son rationalisme et son approche franche des problèmes traités. Il est le prédécesseur des critiques du fanatisme et de l’obscurantisme religieux. La morale indépendante de la religion Une société d’athées pratiquerait les actions civiles et morales aussi bien que les pratiquent les autres sociétés, pourvu qu’elle fît sévèrement punir les crimes et qu’elle attachât de l’honneur et de l’infamie à certaines choses. Comme l’ignorance d’un premier Être Créateur et Conservateur du Monde n’empêcherait pas les membres de cette Société d’être sensibles à la gloire et au mépris, à la récompense et à la peine, et à toutes les passions qui se voient dans les autres hommes, et n’étoufferait pas toutes les lumières de la raison, on verrait parmi eux des gens qui auraient de la bonne foi dans la commerce, qui assisteraient les pauvres, qui s’opposeraient l’injustice, qui seraient fidèles à leurs amis, qui mépriseraient les injures, qui renonceraient aux voluptés du corps, qui ne feraient tort à personne, soit parce que le désir d’être loués les pousserait à toutes ces belles actions qui ne sauraient manquer d’avoir l’approbation publique, soit parce que le dessein de se ménager des amis et des protecteurs en cas de besoin les y porterait. (…) Il s’y ferait des crimes de toutes les espèces, je n’en doute point ; mais il ne s’y en ferait pas plus que dans les sectes idolâtres, parce que tout ce qui a fait agir les païens, soit pour le bien soit pour le mal, se trouverait dans une société d’athées, savoir les peines et les récompenses, la gloire et l’ignominie, le tempérament et l’éducation. Car pour cette grâce sanctifiante qui nous remplit de l’amour de Dieu et qui nous fait triompher de nos mauvaises habitudes, les païens en sont aussi dépourvus que les athées. Qui voudra se convaincre pleinement qu’un peuple destitué de la connaissance de Dieu se ferait des règles d’honneur, et une grande délicatesse pour les observer, n’a qu’à prendre garde qu’il y a parmi les Chrétiens un certain honneur du monde, qui est directement contraire à l’esprit de l’Évangile. Je voudrais bien savoir de quoi on a tiré ce plan d’honneur, duquel les chrétiens sont si idolâtres qu’ils lui sacrifient toutes choses. Est-ce parce qu’ils savent qu’il y a un Dieu, un Évangile, une Résurrection, un Paradis et un Enfer, qu’ils croient que c’est déroger à son honneur que de laisser un affront impuni, que de céder la première place à un autre, que d’avoir moins de fierté et moins d’ambition que ses égaux ? On m’avouera que non. (…) Comparez un peu les manières de plusieurs Nations qui professent le christianisme, comparez-les, dis-je, les unes avec les autres, vous verrez que ce qui passe pour malhonnête dans un pays ne l’est point du tout ailleurs. Il faut donc que les idées d’honnêteté qui sont parmi les chrétiens ne viennent pas de la religion qu’ils professent. (…) Avouons donc qu’il y a des idées d’honneur parmi les hommes qui sont un pur ouvrage de la Nature, c’est-à-dire de la Providence générale. Avouons-le surtout de cet honneur dont nos braves sont si jaloux, et qui est si opposé à la loi de Dieu. Et comment douter après cela que la Nature ne peut faire parmi les Athées, où la connaissance de l’Évangile ne la contrecarrerait pas, ce qu’elle fait parmi les Chrétiens ? Bernard le Bovier de Fontenelle (11.2. 1657 Rouen - 9.1. 1757 Paris) Sa longévité lui permit de se constituer en pont reliant le siècle de Louis XIV à l’âge des lumières dont il fut un des précurseurs marquants. Neveu des frères Corneille, par sa mère Marthe Corneille, il débuta à vingt ans, comme journaliste, au Mercure Galant sous l’égide de Thomas Corneille (1677). Les œuvres de jeunesse s’insèrent dans la lignée de la littérature précieuse et classique: stances, élégies, idylles, opéras, tragédies. L’œuvre majeure de la période sont les Lettres Galantes du Chevalier d’Her (1685) qui excellent par la finesse des observations psychologiques. Le domaine où Fontenelle déploie pleinement ses capacités est la réflexion philosophique et les sciences. Liant les dons littéraires à l’exactitude du savoir, il devient un éminent vulgarisateur des idées nouvelles, un polémiste remarquable. En 1691 il entre à l’Académie Française, en 1697 il est nommé secrétaire perpétuel de l’Académie des Sciences (1697). Brillant causeur, il est la mémoire vivante des salons « Modernes » de Mme de Lambert, Mme de Tencin, Mme de Geoffrin. Œuvres Dialogues des morts (1683) L’Origine des fables (1684) L’Histoire des oracles (1686) - dissertation critique sur la superstition Entretiens sur la Pluralité des Mondes (1686) Digression sur les Anciens et les Modernes (1688) - prise de position en faveur des Modernes Éloges de Savants (Bernoulli, Tournefort, Cassini, Leibniz, Newton...) Éléments de la géométrie de l’infini (1727) Théorie des tourbillons cartésiens (1752) Réflexions sur la poétique (1752) Entretiens sur la Pluralité des Mondes (1686) Précurseur des encyclopédistes, Fontenelle excelle dans l’art de la vulgarisation pédagogique. La facilité d’aborder les sujets philosophiques débarrassés de gravité, traités sur un mode mondain et plaisant, annonce les contes de Voltaire. Les Entretiens s’articulent en six Soirs au cours desquels le philosophe explique à la marquise de G*** le système astronomique de Copernic et les récentes découvertes. La séduction du discours galant, hérité des salons précieux, est convertie en plaisir intellectuel de l’apprentissage. La métaphysique quitte les hauteurs théologiques pour être confrontée à l’expérience. La facilité du style n’est qu’un leurre. Un examen détaillé révèle une disposition judicieuse des motifs au sein d’une argumentation rigoureuse. Leçon d’astronomie dans un parc (Premier soir) « Selon moi, il n’y a pas jusqu’aux vérités à qui l’agrément ne soit nécessaire. – Hé bien, reprit-elle, puisque votre folie est si agréable, donnez-la-moi ; je croirai sur les étoiles tout ce que vous voudrez, pourvu que j’y trouve du plaisir. – Ah ! Madame, répondis-je bien vite, ce n’est pas un plaisir comme celui que vous auriez à une comédie de Molière ; c’en est un qui est je ne sais où, dans la raison, et qui ne fait rire que l’esprit. – Quoi donc, reprit-elle, croyez-vous qu’on soit incapable des plaisirs qui ne sont que dans la raison ? Je veux tout l’heure vous faire voir le contraire ; apprenez-moi vos étoiles. – Non, répliquai-je, il ne me sera point reproché que dans un bois, à dix heures du soir, j’ai parlé de philosophie à la plus aimable personne que je connaisse. Cherchez ailleurs vos philosophes. » J’eus beau défendre encore quelque temps sur ce ton-là, il fallut céder. (…) « Toute la philosophie, lui dis-je n’est fondée que sur deux choses, sur ce qu’on a l’esprit curieux et les yeux mauvais ; car si vous aviez les yeux meilleurs que vous ne les avez, vous verriez bien si les étoiles sont des soleils qui éclairent autant de mondes, ou si elles n’en sont pas ; et si d’un autre côté vous étiez moins curieuse, vous ne vous soucieriez de le savoir ; ce qui reviendrait au même ; mais on veut savoir plus qu’on ne voit, c’est là la difficulté. Encore si, ce qu’on voit, on le voyait bien, ce serait toujours autant de connu ; mais on le voit tout autrement qu’il n’est. Ainsi les vrais philosophes passent leur vie à ne point croire ce qu’ils voient, et à tâcher de deviner ce qu’ils ne voient point ; et cette condition n’est pas, ce me semble, trop à envier. Sur cela je me figure toujours que la nature est un grand spectacle qui ressemble à celui de l’Opéra. Du lieu où vous êtes à l’Opéra, vous ne voyez pas le théâtre tout à fait comme il est ; on a disposé les décorations et les machines pour faire de loin un effet agréable, et on cache à votre vue ces roues et ces contrepoids qui font tous les mouvements. Aussi ne vous embarrassez-vous guère de deviner comment tout cela joue. Il n’y a peut-être que quelque machiniste caché dans le parterre qui s’inquiète d’un vol qui lui aura paru extraordinaire, et qui veut absolument démêler comment ce vol a été exécuté. Vous voyez bien que ce machiniste-là est assez fait comme les philosophes. Mais ce qui, à l’égard des philosophes, augmente la difficulté, c’est que dans les machines que la nature présente à nos yeux, les cordes sont parfaitement bien cachées, et elles le sont si bien, qu’on a été longtemps à deviner ce qui causait les mouvements de l’univers. Car représentez-vous tous les sages à l’Opéra, ces Pythagore, ces Platon, ces Aristote, et tous ces gens dont le nom fait aujourd’hui tant de bruit à nos oreilles ; supposons qu’ils voyaient le vol de Phaéton que les vents enlèvent, qu’ils ne pouvaient découvrir les cordes, et qu’ils ne savaient point comment le derrière du théâtre était disposé. L’un d’eux disait : C’est une certaine vertu secrète qui enlève Phaéton. L’autre : Phaéton est composé de certains nombres qui le font monter. L’autre : Phaéton a une certaine amitié pour le haut du théâtre ; il n’est point à son aise quand il n’y est pas. L’autre : Phaéton n’est pas fait pour voler, mais il aime mieux voler que de laisser le haut du théâtre vide ; et cents autres rêveries que je m’étonne qui n’aient perdu de réputation toute l’antiquité. À la fin, Descartes et quelques autres Modernes sont venus, qui ont dit : Phaéton monte parce qu’il est tiré par des cordes, et qu’un poids plus pesant que lui descend. Ainsi on ne croit plus qu’un corps se remue, s’il n’est tiré, ou plutôt poussé par un autre corps ; on ne croit plus qu’il monte ou qu’il descende, si ce n’est par l’effet d’un contrepoids ou d’un ressort ; et qui verrait la nature telle qu’elle est, ne verrait que le derrière du théâtre de l’Opéra. – À ce compte, dit la Marquise, la philosophie est devenue bien mécanique ? – Si mécanique, répondis-je, que je crains qu’on n’en ait bientôt honte. On veut que l’univers ne soit en grand que ce qu’une montre est en petit, et que tout s’y conduise par des mouvements réglés qui dépendent de l’arrangement des parties. Avouez la vérité. N’avez-vous pas eu quelquefois une idée plus sublime de l’univers et ne lui avez-vous point fait plus d’honneur qu’il ne méritait ? J’ai vu des gens lui l’en estimaient moins depuis qu’ils l’avaient connu. – Et moi, répliqua-t-elle, je l’en estime beaucoup plus, depuis que je sais qu’il ressemble à une montre. Il est surprenant que l’ordre de la nature, tout admirable qu’il est, ne roule que sur des choses si simples. - Je ne sais pas, lui répondis-je, qui vous a donné des idées si saines ; mais en vérité il n’est pas trop commun de les avoir. Assez de gens ont toujours dans la tête un faux merveilleux enveloppé d’une obscurité qu’ils respectent. Ils n’admirent la nature que parce qu’ils la croient une espèce de magie où l’on n’entend rien ; et il est sûr qu’une chose est déshonorée auprès d’eux dès qu’elle peut être conçue. Mais, Madame, continuai-je, vous êtes si bien disposée entrer dans tous ce que je veux vous dire, que je crois que je n’ai qu’à tirer le rideau, et à vous montrer le monde. » La querelle des Anciens et des Modernes Ce phénomène littéraire et culturel est un des multiples aspects de la naissance de l’Europe moderne. Sur le plan littéraire et esthétique, il s’agit d’une des premières contestations de l’esthétique de l’imitation, héritée de la Renaissance, et d’une des premières affirmations de la modernité. Sur le plan culturel au sens large, la querelle des Anciens et des Modernes fait partie de la nouvelle conception de l’évolution, du progrès, elle participe à la naissance de la notion d’historicité. La question même fut abordée, en guise de prélude, à la période baroque, sous forme d’un contentieux religieux, idéologique, concernant le problème du merveilleux (1653-1674). Les poètes qui aspiraient à créer des épopées nationales (et imprégnées de l’esprit religieux chrétien) refusaient le merveilleux païen, forts de la supériorité du christianisme et du merveilleux chrétien. La nouvelle épopée ne devait-elle pas chercher la vérité dans l’esprit moderne plutôt que dans les « fables » des Anciens? Cependant les œuvres mêmes de Georges Scudéry (Alaric ou Rome vaincue, 1654), Antoine Godeau (Saint-Paul, 1656), Desmarest de Saint-Sorlin (Clovis, 1657) n’atteignent pas la qualité susceptible d’imposer la nouvelle conception de l’épopée. La phase suivante fut déclenchée par l’affaire des inscriptions (1676-1677) au moment où l’érudit François Charpentier rédige pour les tableaux de Versailles des inscriptions non en latin, mais en français. Lors de la querelle, il proclame dans son ouvrage «De l’excellence de la langue française » (1683) la supériorité du français sur le latin et celle de l’art moderne sur l’ancien. Le camp des Modernes regroupe notamment Fontenelle, Saint-Évremond (Sur les poèmes des Anciens, 1685), Philippe Quinault et Charles Perrault qui formulera ses arguments à plusieurs reprises dans les Parallèles des Anciens et des Modernes (1688, 1690, 1692), dans le poème Le Siècle de Louis le Grand (1687) et l’Apologie des Femmes (1693). Le camp des Anciens compte surtout les grands auteurs - Racine, La Fontaine (Épître à Huet, 1687), La Bruyère, ainsi que les esprits rassis et sérieux du clergé et de la bourgeoisie. Les arguments des traditionalistes seront exposés surtout par Nicolas Boileau Despréaux (Réflexions sur Longin, 1694). Les Modernes qui ont l’avantage de disposer d’un journal Le Mercure Galant jouissent également de l’appui d’une partie de l’Académie, notamment après l’élection de Fontenelle (1691) qui avait formulé ses idées dans la Digression sur les Anciens et les Modernes (1688). Les thèses des Modernes 1. Les faiblesses des Anciens: Perrault en appelle au goût des mondains et des femmes pour critiquer le style ennuyeux de Platon, la confusion de Pindare, les idées dépassées de la physique d’Aristote. 2. La critique du principe d’autorité: pour argumenter en faveur de la supériorité des artistes Modernes, Perrault utilise l’exemple de la science moderne qui a dû se débarrasser des idées erronées d’Aristote, d’Hippocrate ou de Ptolmée. Se soumettre à l’autorité signifie arrêter le progrès (Fontenelle). 3. La permanence des lois naturelles: Fontenelle utilise cet argument pour montrer que les Modernes ne peuvent être en aucun cas inférieurs aux Anciens. L’antériorité ne peut pas fonder la supériorité. 4. L’idée de progrès: si la nature est la même, le temps - l’histoire - apporte la cumulation du savoir, du savoir-faire. Pour Fontenelle « les arts suivent la loi du progrès au même titre que les sciences ». Les Modernes sont supérieurs grâce à leur « connaissance supérieure des règles de l’art ». Perrault en arrive jusqu’à voir dans le 17^e siècle le sommet de la perfection. Les arguments des Anciens 1. L’art de la « simple nature »: les Anciens sont plus près des origines, de la nature; s’inspirer des Anciens prémunit des excès de la modernité. 2. L’imitation n’amoindrit pas l’originalité: la confrontation avec les Anciens augmente la qualité de la création. 3. Les Modernes, du moins certains des meilleurs Modernes, sont loin d’égaler ceux des auteurs français qui imitent les Anciens. Témoin Molière, Racine. La querelle rebondit en 1713 au sujet de la nouvelle traduction d’Homère, faite par Houdar de la Motte qui ne savait pas le grec. La nouvelle version provoqua la réaction de la savante helléniste Mme Dacier, auteur de la traduction précédente (1699). La nécessité de la bonne connaissance de la tradition fut alors discutée. Il est à noter que la question homérique, notamment celle de la naissance de l’Iliade et de l’Odyssée, devint, tout au long des 18^e et 19^e siècles le ferment de la pensée philologique critique et une de pierres de touche de la modernité. Arguments des Anciens Nicolas Boileau Despréaux (1.11. 1636 Paris – 13.3. 1711 Paris) Résumons, par un survol rapide, quelques idées de L’Art Poétique de Boileau, cité plus amplement ci-dessus pp. 9-13. Aimez donc la raison : que toujours vos écrits Empruntent d’elle seule et leur lustre et leur prix. On lit peu ces auteurs nés pour nous ennuyer (...) Quoi que vous écriviez, évitez la bassesse (...) Soyez simple avec art, Sublime sans orgueil, agréable sans fard. Il est certains esprits dont les sombres pensées Sont, d’un nuage épais, toujours embarrassées ; Le jour de la raison ne le saurait percer. Avant donc que d’écrire, apprenez à penser. Selon que notre idée est plus ou moins obscure, L’expression la suit, ou moins nette, ou plus pure. Ce que l’on conçoit bien s’énonce clairement, Et les mots pour le dire arrivent aisément. Hâtez-vous lentement ; et, sans perdre courage, Vingt fois sur le métier remettez votre ouvrage. Il faut que chaque chose y soit mise en son lieu ; Que le début, la fin, répondent au milieu ; Que d’un art délicat les pièces assorties N’y forment qu’un seul tout de diverses parties. (...) Faites-vous des amis prompts à vous censurer ; (...) Mais sachez de l’ami discerner le flatteur. (...) Aimez qu’on vous conseille et non pas qu’on vous loue. François de Salignac de la Mothe-Fénelon (6.8. 1651 Château de Fénelon - 7.1. 1715 Cambrai) Lettre à l’Académie (1714) Il est naturel que les Modernes, qui ont beaucoup d’élégance et de tours ingénieux, se flattent de surpasser les anciens, qui n’ont que la simple nature. Mais je demande la permission de faire ici une espèce d’apologue. Les inventeurs de l’architecture qu’on nomme gothique, et qui est, dit-on, celle des Arabes, crurent sans doute avoir surpassé les architectes grecs. Un édifice grec n’a aucun ornement qui ne serve qu’à orner l’ouvrage ; les pièces nécessaires pour le soutenir, ou pour le mettre à couvert, comme les colonnes et la corniche, se tournent seulement en grâce par leurs proportions. Tout est simple, tout est mesuré, tout est borné à l’usage. On n’y voit ni hardiesse, ni caprice qui impose aux yeux. Les proportions sont si justes, que rien ne paraît fort grand, quoique tout le soit ; tout est borné à contenter la vraie raison. Au contraire, l’architecte gothique élève sur des piliers très minces une voûte immense qui monte jusqu’aux nues. On croit que tout va tomber, mais tout dure pendant bien des siècles. Tout est plein de fenêtres, de roses et de pointes; la pierre semble découpée, comme du carton : tout est à jour, tout est en l’air. N’est-il pas naturel que les premiers architectes gothiques se soient flattés d’avoir surpassé par leur vain raffinement la simplicité grecque ? Changez seulement les noms ; mettez les poètes et les orateurs en la place des architectes. Lucain devait naturellement croire qu’il était plus grand que Virgile. Sénèque le tragique pouvait s’imaginer qu’il brillait bien plus que Sophocle ; le Tasse a pu espérer de laisser derrière lui Virgile et Homère. Ces auteurs se seraient trompés en pensant ainsi : les plus excellents auteurs de nos jours doivent craindre de se tromper de même. Je n’ai garde de vouloir juger en parlant ainsi ; je propose seulement aux hommes qui ornent notre siècle de ne mépriser point ceux que tant de siècles ont admirés. Je ne vante point les anciens comme des modèles sans imperfection ; je ne veux point ôter à personne l’espérance de les vaincre ; je souhaite au contraire de voir les Modernes victorieux par l’étude des anciens mêmes qu’ils auront vaincus. Arguments des Modernes Charles Perrault (12.1. 1628 Paris – 16.5. 1703 Paris) Charles est le cadet d’une famille brillante, son frère Claude, médecin, est membre de l’Académie des sciences, Nicolas, mathématicien et théologien, sera exclu de la Sorbonne pour jansénisme. Charles fait de brillantes études au collège de Beauvais à Paris qu’il quitte, avec ses amis de classe, suite à une altercation avec son professeur. Licencié de droit, reçu avocat, en 1651, il boude la carrière juridique. Proche de Colbert, qui lui confie la Surintendance des bâtiments du roi, il est chargé de la politique artistique de Louis XIV. Il contribue à la fondation de l’Académie des sciences et à la reconstruction de l’Académie de peinture. Entré à l’Académie française, il rédige la préface du Dictionnaire de l’Académie (1694). Le poème panégyrique Le Siècle de Louis le Grand (1687) exprime l’idée du progrès et la conviction de la supériorité du présent sur le passé. L’idée est développée dans les Parallèles des Anciens et de Modernes (1688-1697). Toutefois, ce sont les contes qui assurent la célébrité de Perrault : Contes de la mère l’Oye (1697). Parallèles des Anciens et des Modernes (1688-1697) L’abbé : Quand nous avons parlé de la peinture, je suis demeuré d’accord que le Saint Michel et la Sainte Famille de Raphaël que nous vîmes hier dans le grand appartement du Roi sont deux tableaux préférables à ceux de M. Le Brun ; mais j’ai soutenu et je soutiendrai toujours que M. Le Brun a su plus parfaitement que Raphaël l’art de la peinture dans toute son étendue, parce qu’on a découvert avec le temps une infinité de secrets dans cet art, que Raphaël n’a point connus. J’ai dit la même chose touchant la sculpture, et j’ai fait voir que nos bons sculpteurs étaient mieux instruits que les Phidias et les Polyclètes, quoique quelques-unes des figures qui nous restent de ces grands maîtres soient plus estimables que celles de nos meilleurs sculpteurs. Il y a deux choses dans tout artisan qui contribuent à la beauté de son ouvrage : la connaissance des règles de son art et la force de son génie ; de là il peut arriver, et souvent il arrive, que l’ouvrage de celui qui est le moins savant, mais qui a le plus de génie, est meilleur que l’ouvrage de celui qui sait mieux les règles de son art et dont le génie a moins de force. Suivant ce principe, Virgile a pu faire un poème épique plus excellent que tous les autres, parce qu’il a eu plus de génie que tous les poètes qui l’ont suivi, et il peut en même temps avoir moins su toutes les règles du poème épique, ce qui me suffit, mon problème consistant uniquement en cette proposition que tous les arts ont été portés dans notre siècle à un plus haut degré de perfection que celui où ils étaient parmi les anciens, parce que le temps a découvert plusieurs secrets dans tous les arts, qui, joints à ceux que les anciens nous ont laissés, les ont rendu plus accomplis, l’art n’étant autre chose, selon Aristote même, qu’un amas de préceptes pour bien faire l’ouvrage qu’il a pour objet. Or quand j’ai fait voir qu’Homère et Virgile ont fait une infinité de fautes où les Modernes ne tombent plus, je crois avoir prouvé qu’ils n’avaient pas toutes les règles que nous avons, puisque l’effet naturel des règles est d’empêcher qu’on ne fasse des fautes. De sorte que s’il plaisait au ciel de faire naître un homme qui eût un génie de la force de celui de Virgile, il est sûr qu’il ferait un plus beau poème que l’Énéide, parce qu’il aurait, suivant ma supposition, autant de génie que Virgile, et qu’il aurait en même temps un plus grand amas de préceptes pour se conduire. Cet homme pouvait naître en ce siècle, de même qu’en celui d’Auguste, puisque la nature est toujours la même et qu’elle n’est point affaiblie par la suite des temps, comme nous en sommes demeurés d’accord. Quatrième dialogue Le Siècle de Louis le Grand (1687) Ce long poème passe au crible les arts de l’antiquité (poésie, peinture, sculpture, musique) en les comparant à l’excellence de son siècle, à la splendeur de Versailles et au règne de Louis XIV. La belle antiquité fut toujours vénérable ; Mais je ne crus jamais qu’elle fût adorable. Je vois les anciens, sans plier les genoux ; Ils sont grands, il est vrai, mais hommes comme nous ; Et l’on peut comparer, sans craindre d’être injuste, Le siècle de Louis au beau siècle d’Auguste. En quel temps sut-on mieux le dur métier de Mars ? Quand d’un plus vif assaut força-t-on des remparts ? Et quand vit-on monter au sommet de la gloire, D’un plus rapide cours le char de la victoire ? Si nous voulions ôter le voile spécieux, Que la prévention nous met devant les yeux, Et, lassés d’applaudir à mille erreurs grossières, Nous servir quelquefois de nos propres lumières, Nous verrions clairement que, sans témérité, On peut n’adorer pas toute l’antiquité ; Et qu’enfin, dans nos jours, sans trop de confiance, On lui peut disputer le prix de la science. Platon, qui fut divin du temps de nos aïeux, Commence à devenir quelquefois ennuyeux : En vain son traducteur, partisan de l’antique, En conserve la grâce et tout le sel attique ; Du lecteur le plus âpre et le plus résolu, Un dialogue entier ne saurait être lu. Chacun sait le décri du fameux Aristote, En physique moins sûr qu’en histoire Hérodote ; Ses écrits, qui charmaient les plus intelligents, Sont à peine reçus de nos moindres régents. Pourquoi s’en étonner ? Dans cette nuit obscure, Où se cache à nos yeux la secrète nature, Quoique le plus savant d’entre tous les humains, Il ne voyait alors que des fantômes vains. Chez lui, sans nul égard des véritables causes, De simples qualités opéraient toutes choses, Et son système obscur roulait tout sur ce point, Qu’une chose se fait de ce qu’elle n’est point. D’une épaisse vapeur se formait la comète, Sur un solide ciel roulait chaque planète ; Et tous les autres feux dans leurs vases dorés, Pendaient du riche fond des lambris azurés. Ô ciel ! depuis le jour qu’un art incomparable, Trouva l’heureux secret de ce verre admirable, Par qui rien sur la terre et dans le haut des cieux, Quelqu’éloigné qu’il soit, n’est trop loin de nos yeux, De quel nombre d’objets, d’une grandeur immense, S’est accrue en nos jours l’humaine connaissance ! Dans l’enclos incertain de ce vaste univers, Mille mondes nouveaux ont été découverts, Et de nouveaux soleils, quand la nuit tend ses voiles, Égalent désormais le nombre des étoiles. Par des verres encor non moins ingénieux, L’œil voit croitre sous lui mille objets curieux Il voit, lorsqu’en un point sa force est réunie, De l’atome au néant la distance infinie ; Il entre dans le sein des moindres petits corps, De la sage nature il y voit les ressorts, Et portant ses regards jusqu’en son sanctuaire, Admire avec quel art en secret elle opère. L’homme, de mille erreurs autrefois prévenu, Et malgré son savoir, à soi-même inconnu, Ignorait en repos jusqu’aux routes certaines, Du Méandre vivant qui coule dans ses veines. Des utiles vaisseaux, où de ses aliments Se font, pour le nourrir, les heureux changements Il ignorait encor la structure et l’usage, Et de son propre corps le divin assemblage. Non, non, sur la grandeur des miracles divers, Dont le Souverain Maître a rempli l’univers, La docte antiquité, dans toute sa durée, À l’égal de nos jours ne fut point éclairée. Mais, si pour la nature elle eut de vains auteurs, Je la vois s’applaudir de ses grands orateurs, Je vois les Cicérons, je vois les Démosthènes, Ornements éternels et de Rome et d’Athènes, Dont le foudre éloquent me fait déjà trembler, Et qui, de leurs grands noms, viennent nous accabler. Qu’ils viennent, je le veux ; mais que sans avantage Entre les combattants le terrain se partage ; Que, dans notre barreau, l’on les voie occupés À défendre d’un champ trois sillons usurpés ; Qu’instruits dans la coutume, ils mettent leur étude À prouver d’un égout la juste servitude, Ou qu’en riche appareil, la force de leur art Éclate à soutenir les droits de Jean Maillart. Si leur haute éloquence, en ses démarches fières, Refuse de descendre à ces viles matières, Que nos grands orateurs soient assez fortunés Pour défendre, comme eux, des clients couronnés, Ou qu’un grand peuple en foule accoure les entendre, Pour déclarer la guerre au père d’Alexandre, Plus qu’eux peut-être alors diserts et véhéments, Ils donneraient l’essor aux plus grands mouvements ; Et si, pendant le cours d’une longue audience, Malgré les traits hardis de leur vive éloquence, On voit nos vieux Catons sur leurs riches tapis, Tranquilles auditeurs et souvent assoupis, On pourrait voir alors, au milieu d’une place, S’émouvoir, s’écrier l’ardente populace. Ainsi, quand sous l’effort des autans irrités, Les paisibles étangs sont à peine agités, Les moindres aquilons, sur les plaines salées, Élèvent jusqu’aux cieux les vagues ébranlées. Père de tous les arts, à qui du dieu des vers Les mystères profonds ont été découverts, Vaste et puissant génie, inimitable Homère, D’un respect infini ma muse te révère. Non, ce n’est pas à tort que tes inventions En tout temps ont charmé toutes les nations ; Que de tes deux héros, les hautes aventures Sont le nombreux sujet des plus doctes peintures, Et que des grands palais les murs et les lambris Prennent leurs ornements de tes divins écrits. Cependant, si le ciel, favorable à la France, Au siècle où nous vivons eût remis ta naissance, Cent défauts qu’on impute au siècle où tu naquis, Ne profaneraient pas tes ouvrages exquis. Tes superbes guerriers, prodiges de vaillance, Prêts de s’entrepercer du long fer de leur lance, N’auraient pas si longtemps tenu le bras levé ; Et, lorsque le combat devrait être achevé, Ennuyé les lecteurs, d’une longue préface, Sur les faits éclatants des héros de leur race. Ta verve aurait formé ces vaillants demi-dieux, Moins brutaux, moins cruels et moins capricieux. D’une plus fine entente et d’un art plus habile Aurait été forgé le bouclier d’Achille, Chef-d’œuvre de Vulcain, où son savant burin. Sur le front lumineux d’un résonnant airain, Avait gravé le ciel, les airs, l’onde et la terre, Et tout ce qu’Amphytrite en ses deux bras enserre, Où l’on voit éclater le bel astre du jour, Et la lune, au milieu de sa brillante cour. Où l’on voit deux cités parlant diverses langues, Où de deux orateurs on entend les harangues, Où de jeunes bergers, sur la rive d’un bois, Dansent l’un après l’autre, et puis tous à la fois ; Où mugit un taureau qu’un fier lion dévore, Où sont de doux concerts ; et cent choses encore Que jamais d’un burin, quoiqu’en la main des dieux, Le langage muet ne saurait dire aux yeux : Ce fameux bouclier, dans un siècle plus sage, Eût été plus correct et moins chargé d’ouvrage. Ton génie, abondant en ses descriptions, Ne t’aurait pas permis tant de digressions, Et, modérant l’excès de tes allégories, Eût encor retranché cent doctes rêveries, Où ton esprit s’égare et prend de tels essors, Qu’Horace te fait grâce en disant que tu dors. Ménandre, j’en conviens, eut un rare génie, Et pour plaire au théâtre une adresse infinie. Virgile, j’y consens, mérite des autels. Ovide est digne encor des honneurs immortels. Mais ces rares auteurs, qu’aujourd’hui l’on adore, Étaient-ils adorés quand ils vivaient encore ? Écoutons Martial : Ménandre, esprit charmant, Fut du théâtre grec applaudi rarement ; Virgile vit les vers d’Ennius le bonhomme, Lus, chéris, estimés des connaisseurs de Rome, Pendant qu’avec langueur on écoutait les siens, Tant on est amoureux des auteurs anciens ; Et malgré la douceur de sa veine divine, Ovide était connu de sa seule Corine, Ce n’est qu’avec le temps que leur nom s’accroissant, Et toujours, plus fameux, d’âge en âge passant, À la fin s’est acquis cette gloire éclatante, Qui de tant de degrés a passé leur attente. Tel, à fois épandu, un fleuve impétueux, En abordant la mer coule majestueux, Qui, sortant de son roc sur l’herbe de ses rives, Y roulait, inconnu, ses ondes fugitives. Donc, quel haut rang l’honneur ne devront point tenir Dans les fastes sacrés des siècles à venir, Les Regniers, les Mainards, les Gombauds, les Malherbes, Les Godeaux, les Racans, dont les écrits superbes, En sortant de leur veine, et dès qu’ils furent nés, D’un laurier immortel se virent couronnés. Combien seront chéris par les races futures, Les galants Sarrasins, et les tendres Voitures, Les Molières naïfs, les Rotrou, les Tristans, Et cent autres encor délices de leur temps. Mais quel sera le sort du célèbre Corneille, Du théâtre français l’honneur et la merveille, Qui sut si bien mêler aux grands événements L’héroïque beauté des nobles sentiments ? Qui des peuples pressés vit cent fois l’affluence, Par de longs cris de joie honorer sa présence, Et les plus sages rois, de sa veine charmés, Écouter les héros qu’il avait animés. De ces rares auteurs, au temple de mémoire, On ne peut concevoir quelle sera la gloire, Lorsqu’insensiblement, consacrant leurs écrits, Le temps aura, pour eux, gagné tous les esprits ; Et par ce haut relief qu’il donne à toute chose, Amené le moment de leur apothéose. Maintenant, à loisir, sur les autres beaux arts, Pour en voir le succès, promenons nos regards. Amante des appas de la belle nature, Venez, et dites-nous, agréable Peinture : Ces peintres si fameux des siècles plus âgés, De talents inouïs furent-ils partagés ; Et le doit-on juger par les rares merveilles Dont leurs adorateurs remplissent nos oreilles Faut-il un si grand art pour tromper un oiseau ! Un peintre est-il parfait pour bien peindre un rideau ? Et fut-ce un coup de l’art si digne qu’on l’honore, De fendre un mince trait, d’un trait plus mince encore. À peine maintenant ces exploits singuliers Seraient le coup d’essai des moindres écoliers. Ces peintres commençants, dans le peu qu’ils apprirent, N’en surent guère plus que ceux qui les admirent. Dans le siècle passé, des hommes excellents Possédaient, il est vrai, vos plus riches talents ; L’illustre Raphaël, cet immense génie, Pour peindre, eut une force, une grâce infinie ; Et tout ce que forma l’adresse de sa main, Porte un air noble et grand, qui semble plus qu’humain. Après lui s’éleva son école savante, Et celle des Lombards à l’envi triomphante. De ces maîtres de l’art, les tableaux précieux Seront, dans tous les temps, le doux charme des yeux. De votre art cependant le secret le plus rare, Ne leur fut départi que d’une main avare : Le plus docte d’entr’eux ne sut que faiblement, Du clair et de l’obscur l’heureux ménagement. On ne rencontre point, dans leur simple manière, Le merveilleux effet de ce point de lumière, Qui, sur un seul endroit, vif et resplendissant, Va, de tous les côtés, toujours s’affaiblissant, Qui, de divers objets que le sujet assemble, Par le nœud des couleurs ne fait qu’un tout ensemble, Et présente à nos yeux l’exacte vérité Dans toute la douceur de sa naïveté. Souvent, sans nul égard du changement sensible Que fait de l’air épais la masse imperceptible, Les plus faibles lointains et les plus effacés Sont comme les devants distinctement tracés ; Ne sachant pas encor qu’un peintre, en ses ouvrages, Des objets éloignés doit former les images, Lorsque confusément son œil les aperçoit, Non telles qu’elles sont, mais telles qu’il les voit. C’est par là que Le Brun, toujours inimitable, Donne à tout ce qu’il fait un air si véritable, Et que, dans l’avenir, ses ouvrages fameux Seront l’étonnement de nos derniers neveux. Non loin du beau séjour de l’aimable peinture, Habite pour jamais la tardive sculpture ; Près d’elle est la Vénus, l’Hercule, l’Apollon, Le Bacchus, le Lantin et le Laocoon, Chefs-d’œuvre de son art, choisis entre dix mille ; Leurs divines beautés me rendent immobile, Et souvent interdit, il me semble les voir Respirer comme nous, parler et se mouvoir. C’est ici, je l’avoue, où l’audace est extrême, De soutenir encor mon surprenant problème ; Mais si l’art, qui jamais ne se peut contenter, Découvre des défauts qu’on leur peut imputer, Si du Laocoon la taille vénérable, De celle de ses fils est par trop dissemblable, Et si les moites corps des serpents inhumains, Au lieu de deux enfants enveloppent deux nains ; Si le fameux Hercule a diverses parties, Par des muscles trop forts un peu trop ressenties ; Quoique tous les savants, de l’antique entêtés, Érigent ces défauts en de grandes beautés, Doivent-ils nous forcer à ne voir rien de rare, Aux chefs-d’œuvre nouveaux dont Versailles se pare, Que tout homme éclairé qui n’en croit que ses yeux, Ne trouve pas moins beaux pour n’être pas si vieux ? Qui se font admirer, et semblent pleins de vie, Tout exposés qu’ils sont aux regards de l’envie. Mais que n’en diront point les siècles éloignés, Lorsqu’il leur manquera quelque bras, quelque nez ? Ces ouvrages divins où tout est admirable, Sont du temps de Louis, ce prince incomparable, Diront les curieux. Cet auguste Apollon Sort de la sage main du fameux Girardon ; Ces chevaux du soleil, qui marchent, qui bondissent, Et, qu’au rapport des yeux, on croirait qu’ils hennissent, Sont l’ouvrage immortel des deux frères Gaspards ; Et cet aimable Acis, qui charme vos regards, Où tout est naturel autant qu’il est artiste, Naquit sous le ciseau du gracieux Baptiste. Cette jeune Diane, où l’œil, à tout moment, De son geste léger croit voir le mouvement, Qui, placée à son gré le long de ces bocages, Semble vouloir sans cesse entrer sous leurs feuillages, Se doit à l’ouvrier, dont la savante main, Sous les traits animés d’un colosse d’airain, Secondant d’Aubusson, dans l’ardeur de son zèle, Du héros immortel fit l’image immortelle. Allons sans différer dans ces aimables lieux, De tant de grands objets rassasier nos yeux. Ce n’est, pas un palais, c’est une ville entière, Superbe en sa grandeur, superbe en sa matière ; Non, c’est plutôt un monde, où du grand univers Se trouvent rassemblés les miracles divers. Je vois de toutes parts les fleuves qui jaillissent, Et qui forment des mers des ondes qu’ils vomissent, Par un art incroyable, ils ont été forcés De monter au sommet de ces lieux exhaussés ; Et leur eau, qui descend aux jardins qu’elle arrose, Dans cent riches palais en passant se repose. Que leur peut opposer toute l’antiquité, Pour égaler leur pompe et leur variété ? (…) Mais c’est peu, dira-t-on, que, par un long progrès, Le temps de tous les arts découvre les secrets ; La nature affaiblie en ce siècle où nous sommes, Ne peut plus enfanter de ces merveilleux hommes, Dont avec abondance, en mille endroits divers, Elle ornait les beaux jours du naissant univers, Et que, tout pleins d’ardeur, de force et de lumière, Elle donnait au monde en sa vigueur première. À former les esprits comme à former les corps, La nature en tout temps fait les mêmes efforts ; Son être est immuable ; et cette force aisée Dont elle produit tout, ne s’est point épuisée : Jamais l’astre du jour, qu’aujourd’hui nous voyons, N’eut le front couronné de plus brillants rayons ; Jamais, dans le printemps, les roses empourprées, D’un plus vif incarnat ne furent colorées ; Non moins blanc qu’autrefois brille dans nos jardins L’éblouissant émail des lis et des jasmins, Et dans le siècle d’or la tendre Philomèle, Qui charmait nos aïeux de sa chanson nouvelle, N’avait rien de plus doux que celle dont la voix Réveille les échos qui dorment dans nos bois. De cette même main les forces infinies Produisent en tout temps de semblables génies. Les siècles, il est vrai, sont entr’eux différents, Il en fut d’éclairés, il en fut d’ignorants ; Mais si le règne heureux d’un excellent monarque Fut toujours de leur prix et la cause et la marque, Quel siècle pour ses rois, des hommes révérés, Au siècle de Louis peut être préféré De Louis, qu’environne une gloire immortelle, De Louis, des grands rois le plus parfait modèle? Le ciel en le formant épuisa ses trésors, Et le combla des dons de l’esprit et du corps ; Par l’ordre des destins, la victoire, asservie À suivre tous les pas de son illustre vie, Animant les efforts de ses vaillants guerriers, Dès qu’il régna sur nous le couvrit de lauriers ; Mais lorsqu’il entreprit de mouvoir par lui-même Les pénibles ressorts de la grandeur suprême, De quelle majesté, de quel nouvel éclat, Ne vit-on pas briller la face de l’État ? La pureté des lois partout est rétablie, Des funestes duels la rage est abolie ; Sa valeur en tous lieux soutient ses alliés, Sous elle, les ingrats tombent humiliés, Et l’on voit tout à coup les fiers peuples de l’Èbre, Du rang qu’il tient sur eux rendre un aveu célèbre. Son bras, se signalant par cent divers exploits, Des places qu’il attaque en prend quatre à la fois ; Aussi loin qu’il le veut il étend ses frontières ; En dix jours, il soumet des provinces entières ; Son armée, à ses yeux, passe un fleuve profond, Que César ne passa qu’avec l’aide d’un pont. De trois vastes états les haines déclarées Tournent contre lui seul leurs armes conjurées ; Il abat leur orgueil, il confond leurs projets, Et pour tout châtiment leur impose la paix. Instruit d’où vient en lui cet excès de puissance, Il s’en sert, plein de zèle et de reconnaissance, À rendre à leur bercail les troupeaux égarés, Qu’une mortelle erreur en avait séparés, Et par ses pieux soins, l’hérésie étouffée, Fournit à ses vertus un immortel trophée. Peut-être qu’éblouis par tant d’heureux progrès, Nous n’en jugeons pas bien, pour en être trop près ; Consultons au-dehors, et formons nos suffrages Au gré des nations des plus lointaines plages, De ces peuples heureux, où plus grand, plus vermeil, Sur un char de rubis se lève le soleil, Où la terre, en tout temps, d’une main libérale, Prodigue ses trésors qu’avec pompe elle étale, Dont les superbes rois sont si vains de leur sort, Qu’un seul regard sur eux est suivi de la mort. L’invincible Louis, sans flotte, sans armée, Laisse agir en ces lieux sa seule renommée ; Et ces peuples, charmés de ses exploits divers, Traversent sans repos le vaste sein des mers, Pour venir à ses pieds lui rendre un humble hommage, Pour se remplir les yeux de son auguste image, Et goûter le plaisir de voir tout à la fois, Des hommes le plus sage, et le plus grand des rois. Ciel à qui nous devons cette splendeur immense, Dont on voit éclater notre siècle et la France, Poursuis de tes bontés le favorable cours, Et d’un si digne roi conserve les beaux jours, D’un roi qui, dégagé des travaux de la guerre, Aimé de ses sujets, craint de toute la terre, Ne va plus occuper tous ses soins généreux, Qu’à nous régir en paix, et qu’à nous rendre heureux. Charles Marguetel de Saint-Denis, seigneur de Saint-Évremond (1.4. 1613 Saint-Denis-le-Guast – 20.9. 1703 Londres) Esprit indépendant, critique, à la fois sceptique et épicurien, partisan du philosophe Gassendi, il doit fuir la colère du cardinal Mazarin qu’il avait provoqué par son pamphlet. Exilé, dès 1661, au Pays-Bas, puis en Angleterre, où il s’établit, il fréquente les érudits de son temps, dont Spinoza. Son intelligence annonce les idées de l’âge des lumières : Les Réflexions sur les divers génies du peuple romain dans les différents temps de la République (1666-1669) anticipent Montesquieu, la satire Conversation du maréchal d’Hocquincourt avec le Père Canaye (1665) relève de la verve voltairienne. Il fait autorité en critique dramatique, avec De quelques pièces de Corneille (1667) et la Dissertation sur la tragédie ancienne et moderne (1679). Il intervient dans la Querelle des Anciens et des Modernes avec Sur les poèmes des Anciens (1685). Sur les poèmes des Anciens (1685) La vérité n’était pas du goût des premiers siècles : un mensonge utile, une fausseté heureuse, faisait l’intérêt des imposteurs, et le plaisir des crédules. C’était le secret des grands et des sages, pour gouverner les peuples et les simples. Le vulgaire, qui respectait des erreurs mystérieuses, eût méprisé des vérités toutes nues : la sagesse était de l’abuser. Le discours s’accommodait à un usage si avantageux : ce n’étaient que fictions, allégories, paraboles ; rien ne paraissait comme il est en soi : des dehors spécieux et figurés couvraient le fond de toutes choses ; de vaines images cachaient les réalités, et des comparaisons trop fréquentes détournaient les hommes de l’application aux vrais objets, par l’amusement des ressemblances. Le génie de notre siècle est tout opposé à cet esprit de fables, et de faux mystères. Nous aimons les vérités déclarées : le bons sens prévaut aux illusions de la fantaisie, rien ne nous contente aujourd’hui, que la solidité et la raison. Ajoutez à ce changement de goût, celui de la connaissance. Nous envisageons la nature, autrement que les anciens ne l’ont regardée. Les cieux, cette demeure éternelle de tant de divinités, ne sont qu’un espace immense et fluide. Le même soleil nous luit encore ; mais nous lui donnons un autre cours : au lieu de s’aller coucher dans la mer, il va éclairer un autre monde. La terre immobile autrefois, dans l’opinion des hommes, tourne aujourd’hui, dans la nôtre, et rien n’est égal à la rapidité de son mouvement. Tout est changé : les dieux, la nature, la politique, les mœurs, le goût, les manières. Tant de changements n’en produiront-ils point, dans nos ouvrages ? Si Homère vivait présentement, il ferait des poèmes admirables, accommodés au siècle où il écrirait. Nos poètes en font de mauvais, ajustés à ceux des anciens, et conduits par des règles, qui sont tombées, avec des choses que le temps a fait tomber. Je sais qu’il y a de certaines règles éternelles, pour être fondées sur un bon sens, sur une raison ferme et solide, qui subsistera toujours ; mais il en est peu qui portent le caractère de cette raison incorruptible. Celles qui regardaient les mœurs, les affaires, les coutumes des vieux Grecs, ne nous touchent guère aujourd’hui. On en peut dire ce qu’a dit Horace des mots. Elles ont leur âge et leur durée. Les unes meurent de vieillesse : ita verborum interit aetas ; les autres périssent avec leur nation, aussi bien que les maximes du gouvernement, lesquelles ne subsistent pas, après l’empire. Il n’y en a donc que bien peu, qui aient droit de diriger nos esprits, dans tous les temps ; et il serait ridicule de vouloir toujours régler des ouvrages nouveaux, par des lois éteintes. La poésie aurait tort d’exiger de nous ce que la religion et la justice n’en obtiennent pas. C’est à une imitation servile et trop affectée qu’est due la disgrâce de tous nos poèmes. Nos poètes n’ont pas eu la force de quitter les dieux, ni l’adresse de bien employer ce que notre religion leur pouvait fournir. Attachés au goût de l’antiquité, et nécessités à nos sentiments, ils donnent l’air de Mercure à nos anges, et celui des merveilles fabuleuses des anciens à nos miracles. Ce mélange de l’antique et du moderne leur a fort mal réussi : et on peut dire qu’ils n’ont su tirer aucun avantage de leurs fictions, ni faire un bon usage de nos vérités. Concluons que les poèmes d’Homère seront toujours des chefs-d’œuvre : non pas en tout des modèles. Ils formeront notre jugement ; et le jugement réglera la disposition des choses présentes. Âge des lumières Généralités Société Le 18^e siècle apporte, progressivement, une transformation en profondeur de la société française. L’évolution économique et sociale est secondée par l’évolution de la pensée et de la sensibilité: les deux finissent par se heurter à la rigidité du système politique qui s’écroulera sous le coup fatal de la Révolution de 1789. L’érosion frappe le pouvoir monarchique tant à l’extérieur qu’à l’intérieur. Si la France garde toujours encore la position hégémonique de la grande puissance européenne, position acquise sous Louis XIII et Louis XIV, celle-ci est de plus en plus concurrencée par les nouvelles puissances - l’Angleterre et la Prusse. La guerre de succession d’Autriche se conclut, à Aix-la-Chapelle, par une paix décevante (1748), le traité de Paris (1763), au terme de la guerre de sept ans, signifie la perte de l’Inde et de la Nouvelle-France (grosso modo le Canada et la Louisiane actuels) au profit de l’Angleterre. Le soutien accordé aux insurgés américains et le traité de Versailles (1783) rétablissent le prestige de la France, mais non celui du pouvoir royal de plus en plus confronté aux idées constitutionnelles et républicaines. Louis XV s’engage trop tard dans la voie des réformes qu’il n’arrive pas à imposer face à l’opposition des privilégiés (noblesse d’épée et de robe, haut clergé). Pays riche en ressources naturelles et humaines, épargné par les conflits armés qui, au 18^e siècle, se déroulent pour la plupart hors de ses frontières, la France connaît un essor rapide. La situation financière catastrophique de la fin du règne de Louis XIV est rétablie sous la Régence (1715-1724). La bourgeoisie s’enrichit rapidement, surtout par le négoce. Le grand commerce maritime, notamment le commerce triangulaire (Afrique-Amérique-Europe), est en plein essor: Marseille, le trafic passe de 20 à 75 millions de livres entre 1728 et 1746, les exportations françaises triplent entre 1720 et 1780. Le commerce stimule la production qui s’accroît au même rythme que l’économie anglaise. La force de la bourgeoisie montante change le paysage social et politique, transforme les mentalités, introduit les nouveaux modèles culturels. Nouveaux « lieux publics » La cour royale cesse de constituer le centre de gravité de la culture et la source de l’opinion. Elle n’a plus prise sur le mouvement des idées qui se fait, désormais, contre elle. La culture se déplace vers la ville, dans les salons, cafés et clubs dominés par les nouvelles élites liées à la haute bourgeoisie, à l’administration royale, aux professions libérales et à la noblesse réformiste. Parmi les salons les plus prestigieux, il faut mentionner celui de la duchesse du Maine à Sceaux (1700-1753; fréquenté par Fontenelle et La Motte), celui de Mme de Lambert (1710-1733; Fontenelle, La Motte, Fénelon, Montesquieu, Marivaux, d’Argenson), de Mme de Tencin (1726-1749; Marmontel, Helvétius, abbé Prévost, Piron), de Mme du Deffand (1740-1780; Fontenelle, Marivaux, Montesquieu, encyclopédistes), de Mme de Geoffrin (1749-1777; Marivaux, Marmontel, Grimm, d’Holbach, encyclopédistes), de Mlle de Lespinasse (1764-1776; d’Alembert, Condillac, Marmontel, Condorcet, Turgot). Les cafés et les clubs, reflet de la mode anglaise, sont les nouveaux lieux culturels - non plus privés, mais publics ou mi-publics: café de la Régence, café Procope (Fontenelle, Voltaire, Diderot, Marmontel), café Gradot, café Laurent, club de l’Entresol (1720-1731; Montesquieu, abbé de Saint-Pierre). Sensibilité L’évolution des mentalités et le climat moral enregistrent, à la mort de Louis XIV, une vive réaction contre le rigorisme pessimiste qui caractérisait la fin du règne. La Régence de Philippe d’Orléans détend la situation. La remise en marche de l’économie et l’assainissement des finances publiques s’accompagnent des spéculations liées aux expériences du banquier écossais John Law. Les changements rapides de fortunes, la ruine des uns, l’enrichissement des autres ajoutent la confusion sociale et au brassage des élites. D’un côté la société semble retrouver le goût du bonheur: la voie s’ouvre à l’optimisme, à l’épicurisme, à la félicité dans le bien-être assuré par tous les raffinements de la richesse et de la civilisation. D’autre part, le libertinage quitte le terrain de la libre pensée pour caractériser la licence des mœurs, souvent teintée de cynisme. La frivolité est de bon ton au même titre que l’ironie et l’esprit, affichés même au sujet des affaires graves. La réaction intervient autour de 1750, corroborée par les avertissements que Jean-Jacques Rousseau lance dans ses Discours sur les sciences et les arts (1750) et Discours sur l’origine de l’inégalité (1753). Rousseau qui oppose à la civilisation corrompue l’idéal de l’homme naturel exerce une influence considérable. Le goût de la vie simple, proche de la nature et de la vertu innée, est lié à une morale de l’émotion, celle du préromantisme et du romantisme. Les valeurs du cœur s’opposent à celles de la raison, non sans ambiguïtés toutefois, car on tend confondre l’attendrissement avec la vertu et les bons sentiments avec les bonnes actions. Le côté rationnel et le côté sentimental marquent également les diverses attitudes déistes en matière de religion. La fin de la période voit se côtoyer les deux positions morales: l’optimisme épicurien qui peut aller jusqu’au cynisme raffiné (cf. Choderlos de Laclos, Les Liaisons dangereuses) et la morale naturelle placée sous l’égide de la nouvelle vertu préromantique. Raison Un des aspects de l’état d’esprit du 18^e siècle est la passion des idées, soutenue par la confiance dans la raison humaine et la foi optimiste dans le progrès. La rationalité, héritée, par-delà le cartésianisme, de la Renaissance et nourrie, à l’exemple de Descartes, du doute systématique, se tourne vers le domaine que le siècle précédent avait à peine osé entamer: la théologie et la religion. Le nouvel humanisme qui en découle trouve sa nouvelle expression dans les idées de tolérance et de libertés fondamentales liées plus tard au concept de citoyen. On évite, généralement, les spéculations métaphysiques. La raison vise le savoir « pratique »: l’histoire, l’histoire naturelle, les sciences expérimentales, les sciences sociales, l’économie, les mathématiques, la technique. Le comment devient aussi important que le pourquoi. Ce savoir pratique est divulgué et on veille à la popularisation, tâche où la littérature assume un grand rôle. L’Encyclopédie, destinée à diffuser les lumières en est un des aboutissements. Des sciences à la littérature, l’échange est ininterrompu. La littérature devient en partie militante, elle fait partie du combat d’idées. Cosmopolitisme La conviction que la raison représente un instrument d’investigation universel est liée au cosmopolitisme soutenu par la suprématie culturelle de la France et du français. Les intellectuels français qui sont accueillis dans les cours européennes (Voltaire invité par Frédéric II, Diderot par la tzarine Catherine II), se considèrent comme citoyens du monde. Le cosmopolitisme se traduit aussi par l’ouverture face aux influences étrangères: anglaises (Locke, Shakespeare, Pope, Richardson, Swift, Sterne), allemandes (Gœthe), italiennes (Pergolèse). Rationalisme et sensibilité préromantique La face rationaliste du siècle ne saurait cacher le courant émotionnel qui s’affirme en force dès les années 1750-1760. Les deux souvent coexistent: les raisonnements de Rousseau et de Diderot tireront leur efficacité de la charge émotionnelle qui les accompagne. La profondeur des sentiments, les élans irrationnels, voire inconscients sont liés à la nouvelle sensibilité préromantique qui contribuera, également, aux transformations des valeurs esthétiques. Esthétique Le 18^e siècle continue sur la lancée de l’esthétique traditionaliste du classicisme, du moins dans la mesure où les auteurs ne cherchent pas à nier les principes du goût classique, la hiérarchie des genres, les règles dramatiques, etc. Cependant les nouveaux objectifs de la littérature débouchent sur la transformation de certains genres et sur la constitution de genres nouveaux: comédie larmoyante, drame bourgeois, critique d’art (Salons de peinture et critiques de Diderot), critique musicale. La préférence accordée à la prose résulte en partie de la conception rationaliste qui ne voit, en poésie, que la manière de « mieux dire » - en vers. Le rationalisme - en prose et en poésie - produit la nécessité d’un nouveau lyrisme. Le partage précédent entre le lyrique et le non-lyrique qui avait coïncidé avec les critères formels « vers - non-vers » n’est plus fonctionnel. Le nouveau concept du lyrisme surgit indépendamment des critères formels en devenant compatible avec la prose. L’émotionnalité du préromantisme se précise comme la recherche d’un ailleurs individuel, un secret profond du cœur. La voie est ouverte à la prose poétique de Jean-Jacques Rousseau et, plus tard, au poème en prose de la période romantique (Aloysius Bertrand, Maurice de Guérin, Charles Baudelaire). La prose, moins contrainte par les règles de la poétique du classicisme, trouve des formes et des nouveaux, notamment dans le domaine romanesque: roman épistolaire (Rousseau, Choderlos de Laclos), roman-dialogue (Diderot), roman pédagogique et de l’éducation sentimentale (Rousseau, Marivaux), roman de mœurs (Marivaux, Restif de la Bretonne), roman ou conte philosophique (Voltaire, Diderot, Sade), roman d’anticipation (Mercier). Penseurs de l’âge des lumières L’éveil de l’esprit philosophique des encyclopédistes du 18^e siècle s’insère dans la progression de la pensée critique, liée au développement de la philosophie rationaliste, naturaliste et sensualiste. Diderot le reconnaît en affirmant: « Nous avons eu des contemporains sous le règne de Louis XIV. » Or il aurait pu remonter, par-delà Descartes et les libres penseurs (les libertins), jusqu’à la Renaissance. La pensée profite de l’élargissement des horizons dû aux voyages et récits de voyage: Jean-Baptiste Tavernier (Turquie, Perse, Inde), le père Le Comte (Chine), Louis-Armand de Lom d’Arce de Lahontan (Amérique septentrionale). Les Dialogues curieux (1703) de ce dernier, notamment, confrontent la civilisation européenne aux valeurs non-européennes et débouchent sur la critique énoncée par le protagoniste du dialogue fictif - le chef indien Adario. L’image du bon sauvage qui s’en dégage connaîtra dès le milieu du siècle une fortune non moins importante que l’idée de la morale naturelle qui s’opposerait à la relativité des mœurs, des civilisations et des religions. Le regard critique porté sur la civilisation européenne touche également le christianisme. La querelle des Anciens et des Modernes conduit les Modernes à mettre en question l’autorité des historiens anciens, à la suite de Saint-Évremond (Réflexions sur les divers génies du peuple romain dans les différents temps de la République, 1663). Après les historiens anciens vient le tour de l’autorité de L’Écriture Sainte qui est soumise à un examen critique. Les catholiques aussi bien que les protestants entreprennent une exégèse critique de la Bible pour émonder les erreurs, les préjugés, les légendes. Les lois de la critique des textes (sacrés et autres) ont été formulées pertinemment par l’Histoire critique du Vieux Testament (1678), œuvre de l’oratorien Richard Simon (1638-1712) qui pose comme base le sens littéral des textes et des documents originaux (en hébreu, araméen, etc.). Les altérations, les contradictions et les incohérences chronologiques qu’il relève le conduisent à mettre en question la création du Pentateuque par Moïse seul. La méthodologie de Simon sera utilisée par les critiques de la religion chrétienne aux 17^e et 18^e siècles aussi bien que par les bollandistes, groupe d’exégètes qui, la suite du savant jésuite néerlandais Johannes Bollandus (1596-1665), rédigeaient les Acta sanctorum. Du côté protestant, le postulat de l’examen libre et individuel des textes sacrés a mené à un foisonnement de sectes critiques, doctrinales, dont la plus importante était celle des sociniens (du nom du penseur Fausto Sozzini, 1539-1604) qui, refusant la Sainte- Trinité, ne voulaient accepter comme base de la foi que ce qui était clairement exprimé dans l’Écriture. Cela équivalait à l’acceptation des vérités simples et universelles qui s’accordent avec la Raison, et la réfutation de tout ce qui dans la Tradition y était contraire: mystère, justification de l’institution ecclésiastique. La religion chrétienne se réduit ainsi à une philosophie morale, proche de celle des philosophes déistes. Dans le domaine des sciences et de la philosophie, l’exemple des penseurs étrangers s’impose: Thomas Hobbes (1588-1679), John Locke (1632-1704), Isaac Newton (1643-1727), Giambattista Vico (1688-1744), Baruch de Spinoza (1631-1677), Gottfried Wilhelm Leibniz (1646-1716), etc. Le rationalisme spinozien, notamment, aboutit à une critique radicale du christianisme, dans lequel il ne voit qu’un phénomène historique, et à une conception politique qui considère la démocratie comme le système politique le plus conforme à l’état de nature, car capable d’assurer, à tout individu, la liberté de pensée et d’action. Charles-Louis de Secondat, baron de La Brède et de Montesquieu (18.1. 1689 La Brède - 10.2. 1755 Paris) Descendant de la noblesse de robe il suit la tradition familiale par sa formation - collège d’oratoriens de Juilly et études de droit - et par sa carrière - conseiller (1714), puis président à mortier au Parlement de Guyenne (1716-1726) à Bordeaux. Conformément aux goûts de l’époque il s’intéresse aussi à la science: entré à l’Académie de Bordeaux (1716), il fonde un prix d’anatomie et présente plusieurs travaux sur divers sujets (fonctionnement des glandes rénales, effets d’écho, pesanteur, etc.). Il fréquente également les salons mondains - celui de Mme de Lambert et de Mme de Tencin - et le Club de l’Entresol. Il passe plusieurs mois de l’année à Paris. Ses premiers succès sont littéraires: Les Lettres Persanes (1721; roman épistolaire publié Amsterdam sans nom d’auteur), Le Temple de Gnide (1725, roman galant). Le premier, notamment, traduit la versatilité de l’esprit de l’auteur qui réussit un alliage heureux de la thématique galante et du récit de voyage sous forme épistolaire avec la réflexion politique et la critique sociale. Peu à peu toutefois, les intérêts théoriques l’emportent: Dissertation sur la politique des Romains dans la Religion (1716), Dialogue de Sylla et d’Eucrate (1722), De la monarchie universelle d’Europe. En 1728, il est élu à l’Académie Française, au moment où il avait déjà vendu sa charge de magistrat (1726) pour se dédier à la réflexion politique et juridique. Les années 1728-1731 sont consacrées aux voyages: Allemagne, Vienne (où il rencontre Eugène de Savoie), Hongrie (où il s’intéresse aux aspects du régime féodal), Venise, Gênes, Hollande, Angleterre (où il étudie les systèmes républicains et constitutionnels). De retour à La Brède, en août 1731, il précise le projet d’une étude sur la nature des lois et de leurs rapports entre elles. Une première étape de cette réflexion prend la forme d’un traité, publié séparément, Considérations sur les causes de la grandeur des Romains et de leur décadence (1734) où il analyse les principes régissant la construction d’un État. De l’Esprit des Lois est publié à Genève en 1748. Il s’agit d’une des œuvres fondatrices de la science politique. Les 31 livres traitant de la nature des lois et des facteurs qui les influencent se répartissent grosso modo en trois secteurs thématiques: la science politique proprement dite (nature des lois et des gouvernements, attributs d’un État et du gouvernement; répartition des pouvoirs exécutif, législatif et judiciaire), la politique et la géographie (facteur spatial: application de la théorie hippocratique des climats, diversification de la loi générale en fonction des conditions géographiques et historiques particulières et de l’esprit des nations), la politique et l’histoire du droit (facteur temporel: évolution des lois, étudiée ici en fonction de la théorie des lois féodales et de la monarchie des Francs). La conception de L’Esprit des Lois, qui définissait les lois comme des « rapports nécessaires qui dérivent de la nature des choses » provoqua des réactions négatives auxquelles Montesquieu donna une réponse dans La Défense de l’Esprit des Lois (1750). L’ouvrage théorique majeur ne doit pas occulter l’écrivain talentueux que fut Montesquieu, capable d’allier, dans ses œuvres littéraires proprement dites, la rigueur de l’argumentation au style mondain et à la galanterie rococo des salons. Une connaissance approfondie de la pensée et de la sensibilité de Montesquieu, penseur et écrivain, a été rendu possible grâce à la publication, relativement récente, des Pensées et fragments inédits (1899-1900), des Cahiers 1716-1755 (1941) et de la Correspondance (1998). Les Lettres Persanes (1721) Comment peut-on être persan ? Rica à Ibben, à Smyrne Les habitants de Paris, sont d’une curiosité qui va jusqu’à l’extravagance. Lorsque j’arrivai, je fus regardé comme si j’avais été envoyé du ciel : vieillards, hommes, femmes, enfants, tous voulaient me voir. Si je sortais, tout le monde se mettait aux fenêtres ; si j’étais aux Tuileries, je voyais aussitôt un cercle se former autour de moi : les femmes mêmes faisaient un arc-en-ciel, nuancé de mille couleurs, qui m’entourait ; si j’étais aux spectacles, je trouvais d’abord cent lorgnettes dressées contre ma figure : enfin jamais homme n’a été tant vu que moi. Je souriais quelquefois d’entendre des gens qui n’étaient presque jamais sortis de leurs chambre, qui disaient entre eux : « Il faut avouer qu’il a l’air bien persan. » Chose admirable ! je trouvais de mes portraits partout ; je me voyais multiplié dans toutes les boutiques, sur toutes les cheminées : tant on craignait de ne m’avoir pas assez vu. Tant d’honneurs ne laissent pas d’être à charge : je ne me croyais pas un homme si curieux et si rare ; et, quoique j’aie très bonne opinion de moi, je ne me serais jamais imaginé que je dusse troubler le repos d’une grande ville où je n’étais point connu. Cela me fit résoudre quitter l’habit persan et à en endosser un à l’européenne, pour voir s’il resterait encore dans ma physionomie quelque chose d’admirable. Cet essai me fit connaître ce que je valais réellement : libre de tous les ornements étrangers, je me vis apprécié au plus juste. J’eus sujet de me plaindre de mon tailleur, qui m’avait fait perdre en un instant l’attention et l’estime publique : car j’entrai tout à coup dans un néant affreux. Je demeurais quelquefois une heure dans une compagnie sans qu’on m’eût regardé, et qu’on m’eût mis en occasion d’ouvrir la bouche. Mais si quelqu’un, par hasard, apprenait à la compagnie que j’étais Persan, j’entendais aussitôt autour de moi un bourdonnement : « Ah ! ah ! Monsieur est Persan ? c’est une chose bien extraordinaire ! Comment peut-on être Persan ? » Lettre XXX Histoire des Troglodytes Montesquieu profite de la forme épistolaire non seulement pour ironiser la société française, mais aussi pour exposer ses idées politiques. Sous forme de récit utopique, renouant avec les mirabilia des récits de voyage antiques, il formule sa théorie de l’État. Méfaits de l’anarchie Usbek à Mirza, à Ispahan Il y avait en Arabie un petit peuple, appelé Troglodyte, qui descendait de ces anciens Troglodytes qui, si nous en croyons les historiens, ressemblaient plus à des bêtes qu’à des hommes. Ceux-ci n’étaient point si contrefaits, ils n’étaient point velus comme des ours, ils ne sifflaient point, ils avaient deux yeux ; mais ils étaient si méchants et si féroces, qu’il n’y avait parmi eux aucun principe d’équité ni de justice. Ils avaient un roi d’une origine étrangère, qui, voulant corriger la méchanceté de leur naturel, les traitait sévèrement ; mais ils conjurèrent contre lui, le tuèrent, et exterminèrent toute la famille royale. Le coup étant fait, ils s’assemblèrent pour choisir un gouvernement ; et, après bien des dissensions, ils créèrent des magistrats. Mais à peine les eurent-ils élus, qu’ils leur devinrent insupportables ; et ils les massacrèrent encore. Ce peuple, libre de ce nouveau joug, ne consulta plus que son naturel sauvage. Tous les particuliers convinrent qu’ils n’obéiraient plus à personne; que chacun veillerait uniquement à ses intérêts, sans consulter ceux des autres. Cette résolution unanime flattait extrêmement tous les particuliers. Ils disaient : « Qu’ai-je affaire d’aller me tuer à travailler pour des gens dont je ne me soucie point ? Je penserai uniquement à moi. Je vivrai heureux : que m’importe que les autres le soient ? Je me procurerai tous mes besoins ; et, pourvu que je les aie, je ne me soucie point que tous les autres Troglodytes soient misérables. » On était dans le mois où l’on ensemence les terres ; chacun dit : « Je ne labourerai mon champ que pour qu’il me fournisse le blé qu’il me faut pour me nourrir ; une plus grande quantité me serait inutile : je ne prendrai point de la peine pour rien. » Les terres de ce petit royaume n’étaient pas de même nature : il y en avait d’arides et de montagneuses, et d’autres qui, dans un terrain bas, étaient arrosées de plusieurs ruisseaux. Cette année la sécheresse fut très grande, de manière que les terres qui étaient dans les lieux élevés manquèrent absolument, tandis que celles qui purent être arrosées furent très fertiles. Ainsi les peuples des montagnes périrent presque tous de faim par la dureté des autres, qui leur refusèrent de partager la récolte. L’année d’ensuite fut très pluvieuse ; les lieux élevés se trouvèrent d’une fertilité extraordinaire, et les terres basses furent submergées. La moitié du peuple cria une seconde fois famine ; mais ces misérables trouvèrent des gens aussi durs qu’ils l’avaient été eux-mêmes. (…) Il y avait un homme qui possédait un champ assez fertile, qu’il cultivait avec grand soin. Deux de ses voisins s’unirent ensemble, le chassèrent de sa maison, occupèrent son champ ; ils firent entre eux une union pour se défendre contre tous ceux qui voudraient l’usurper, et, effectivement, ils se soutinrent par là pendant plusieurs mois. Mais un des deux, ennuyé de partager ce qu’il pouvait avoir tout seul, tua l’autre et devint seul maître du champ. Son empire ne fut pas long : deux autres Troglodytes vinrent l’attaquer ; il se trouva trop faible pour se défendre, et il fut massacré. (…) Cependant une maladie cruelle ravageait la contrée. Un médecin habile y arriva du pays voisin et donna ses remèdes si à propos qu’il guérit tous ceux qui se mirent dans ses mains. Quand la maladie eut cessé, il alla chez tous ceux qu’il avait traités demander son salaire ; mais il ne trouva que des refus. Il retourna dans son pays, et il y arriva accablé des fatigues d’un si long voyage. Mais bientôt après il apprit que la même maladie se faisait sentir de nouveau et affligeait plus que jamais cette terre ingrate. Ils allèrent à lui cette fois et n’attendirent pas qu’il vînt chez eux. « Allez, leur dit-il, hommes injustes ! Vous avez dans l’âme un poison plus mortel que celui dont vous voulez guérir ; vous ne méritez pas d’occuper une place sur la Terre, parce que vous n’avez point d’humanité et que les règles de l’équité vous sont inconnues : je croirais offenser les dieux, qui vous punissent, si je m’opposais à la justice de leur colère. » Lettre XI Les bons Troglodytes Usbek à Mirza, à Ispahan Tu as vu, mon cher Mirza, comment les Troglodytes périrent par leur méchanceté même, et furent les victimes de leurs propres injustices. De tant de familles ; il n’en resta que deux qui échappèrent aux malheurs de la nation. Il y avait dans ce pays deux hommes bien singuliers : ils avaient de l’humanité ; ils connaissaient la justice ; ils aimaient la vertu ; autant liés par la droiture de leur cœur que par la corruption de celui des autres, ils voyaient la désolation générale, et ne la ressentaient que par la pitié : c’était le motif d’une union nouvelle. Ils travaillaient avec une sollicitude commune pour l’intérêt commun ; ils n’avaient de différends que ceux qu’une douce et tendre amitié faisait naître ; et dans l’endroit du pays le plus écarté, séparés de leurs compatriotes indignes de leur présence, ils menaient une vie heureuse et tranquille: la terre semblait produire d’elle-même, cultivée par ces vertueuses mains. Ils aimaient leurs femmes, et ils en étaient tendrement chéris. Toute leur attention était d’élever leurs enfants à la vertu. Ils leur représentaient sans cesse les malheurs de leurs compatriotes, et leur mettaient devant les yeux cet exemple si triste ; ils leur faisaient surtout sentir que l’intérêt des particuliers se trouve toujours dans l’intérêt commun ; que vouloir s’en séparer, c’est vouloir se perdre ; que la vertu n’est point une chose qui doive nous coûter ; qu’il ne faut point la regarder comme un exercice pénible, et que la justice pour autrui est une charité pour nous. Ils eurent bientôt la consolation des pères vertueux, qui est d’avoir des enfants qui leur ressemblent. Le jeune peuple qui s’éleva sous leurs yeux s’accrut par d’heureux mariages : le nombre augmenta, l’union fut toujours la même ; et la vertu bien loin de s’affaiblir dans la multitude, fut fortifiée, au contraire, par un grand nombre d’exemples. Qui pourrait représenter ici le bonheur de ces Troglodytes ? Un peuple si juste devait être chéri des dieux. Dès qu’il ouvrit les yeux pour les connaître, il apprit à les craindre ; et la religion vint adoucir dans les mœurs ce que la nature y avait laissé de trop rude. Ils instituèrent des fêtes en l’honneur des dieux. Les jeunes filles, ornées de fleurs, et les jeunes garçons, les célébraient par leurs danses et par les accords d’une musique champêtre ; on faisait ensuite des festins où la joie ne régnait pas moins que la frugalité. (…) On allait au temple pour demander les faveurs des dieux : ce n’était pas les richesses et une onéreuse abondance ; de pareils souhaits étaient indignes des heureux Troglodytes ; ils ne savaient les désirer que pour leurs compatriotes. Ils n’étaient au pied des autels que pour demander la santé de leurs pères, l’union de leurs frères, la tendresse de leurs femmes, l’amour et l’obéissance de leurs enfants. Les filles y venaient apporter le tendre sacrifice de leur cœur et ne leur demandaient d’autre grâce que celle de pouvoir rendre un Troglodyte heureux. Le soir, lorsque les troupeaux quittaient les prairies ; et que les bœufs fatigués avaient ramené la charrue, ils s’assemblaient, et, dans un repas frugal, ils chantaient les injustices des premiers Troglodytes et leurs malheurs, la vertu renaissante avec un nouveau peuple et sa félicité. Ils célébraient les grandeurs des dieux, leurs faveurs toujours présentes aux hommes qui les implorent, et leur colère inévitable à ceux qui ne les craignent pas ; ils décrivaient ensuite les délices de la vie champêtre et le bonheur d’une condition toujours parée de l’innocence. Bientôt ils s’abandonnaient à un sommeil que les soins et les chagrins n’interrompaient jamais. La Nature ne fournissait pas moins à leurs désirs qu’à leurs besoins. Dans ce pays heureux, la cupidité était étrangère : ils se faisaient des présents où celui qui donnait croyait toujours avoir l’avantage. Le peuple troglodyte se regardait comme une seule famille ; les troupeaux étaient presque toujours confondus ; la seule peine qu’on s’épargnait ordinairement, c’était de les partager. Lettre XII De la démocratie à la monarchie Usbek à Mirza, à Ispahan Comme le peuple grossissait tous les jours, les Troglodytes crurent qu’il était propos de se choisir un roi. Ils convinrent qu’il fallait déférer la couronne à celui qui était le plus juste, et ils jetèrent tous les yeux sur un vieillard vénérable par son âge et par une longue vertu. Il n’avait pas voulu se trouver à cette assemblée ; il s’était retiré dans sa maison, le cœur serré de tristesse. Lorsqu’on lui envoya des députés pour lui apprendre le choix qu’on avait fait de lui : « À Dieu ne plaise, dit-il que je fasse ce tort aux Troglodytes, que l’on puisse croire qu’il n’y a personne parmi eux de plus juste que moi ! Vous me déférez la couronne, et, si vous le voulez absolument, il faudra bien que je la prenne. Mais comptez que je mourrai de douleur d’avoir vu en naissant les Troglodytes libres et de les voir aujourd’hui assujettis. » À ces mots, il se mit répandre un torrent de larmes. « Malheureux jour ! disait-il ; et pourquoi ai-je tant vécu ? » Puis il s’écria d’une voix sévère : « Je vois bien ce que c’est, ô Troglodytes ! votre vertu commence vous peser. Dans l’état où vous êtes, n’ayant point de chef, il faut que vous soyez vertueux malgré vous : sans cela vous ne sauriez subsister, et vous tomberiez dans le malheur de vos premiers pères. Mais ce joug vous paraît trop dur ; vous aimez mieux être soumis à un prince et obéir à ses lois, moins rigides que vos mœurs. Vous savez que, pour lors, vous pourrez contenter votre ambition, acquérir des richesses et languir dans une lâche volupté, et que, pourvu que vous évitiez de tomber dans les grands crimes, vous n’aurez pas besoin de la vertu. » Il s’arrêta un moment et ses larmes coulèrent plus que jamais. « Eh ! que prétendez-vous que je fasse ? Comment se peut-il que je commande quelque chose à un Troglodyte ? Voulez-vous qu’il fasse une action vertueuse parce que je la lui commande, lui qui la ferait tout de même sans moi, et par le seul penchant de sa nature ? O Troglodytes ! je suis à la fin de mes jours, mon sang est glacé dans mes veines, je vais bientôt revoir vos sacrés aïeux : pourquoi voulez-vous que je les afflige, et que je sois obligé de leur dire que je vous ai laissés sous un autre joug que celui de la vertu ? » Lettre XIV De l’Esprit des Lois (1748) De l’esclavage des nègres Voici un passage célèbre pour son ironie, souvent mal comprise. Montesquieu fustige l’esclavage en cachant son indignation sous un ton en apparence neutre et détaché. Si j’avais à soutenir le droit que nous avons eu de rendre les nègres esclaves, voici ce que je dirais : Les peuples d’Europe ayant exterminé ceux de l’Amérique, ils ont dû mettre en esclavage ceux de l’Afrique, pour s’en servir à défricher tant de terres. Le sucre serait trop cher, si l’on ne faisait travailler la plante qui le produit par des esclaves. Ceux dont il s’agit sont noirs depuis les pieds jusqu’à la tête ; et ils ont le nez si écrasé, qu’il est presque impossible de les plaindre. On ne peut se mettre dans l’esprit que Dieu, qui est un être très sage, ait mis une âme, surtout une âme bonne, dans un corps tout noir. (…) On peut juger de la couleur de la peau par celle des cheveux, qui, chez les Egyptiens, les meilleurs philosophes du monde, était d’une si grande conséquence, qu’ils faisaient mourir tous les hommes roux qui leur tombaient entre les mains. Une preuve que les nègres n’ont pas le sens commun, c’est qu’ils font plus de cas d’un collier de verre que de l’or, qui, chez des nations policées, est d’une si grande conséquence. Il est impossible que nous supposions que ces gens-là soient des hommes, parce que, si nous les supposions des hommes, on commencerait à croire que nous ne sommes pas nous-mêmes chrétiens. De petits esprits exagèrent trop l’injustice que l’on fait aux Africains : car, si elle était telle qu’ils disent, ne serait-il pas venu dans la tête des princes d’Europe, qui font entre eux tant de conventions inutiles, d’en faire une générale en faveur de la miséricorde et de la pitié ? XV, 5 Voltaire (François-Marie Arouet) (21.11. 1694 Paris - 30.5. 1778 Paris) Voltaire, un des personnages dominants de l’âge des lumières, illustre par sa vie l’ascension de la classe dont il est issu, la bourgeoisie. Ses dons poétiques, le brio et le mordant de son style, mais aussi ses activités multiples, son sens des affaires et son esprit d’entreprise et d’indépendance sont les clés d’une carrière réussie de poète, de dramaturge et de penseur du siècle. Fils de notaire, François-Marie Arouet, reçoit une éducation traditionnelle classique - le collège des jésuites Louis-le-Grand (1704-1710) et les études de droit. Brillant, intelligent, il se lie avec ses condisciples qui lui prêteront plus tard leur appui: d’Argental, d’Argenson, Cideville et Thieriot, son ami fidèle. Son goût de la littérature est stimulé par son oncle et parrain, abbé de Châteauneuf, qui l’introduit à la Société du Temple et au salon libertin de Ninon de Lenclos (Lanclos). Il entre en carrière comme clerc d’un procureur (1717), en littérature comme poète satirique et auteur d’épigrammes dirigées contre le poète La Motte et contre le Régent. Il se fait exiler deux fois en province (1716) avant d’être emprisonné pour onze mois (1717-1718) à la Bastille où il lit Homère et Virgile et écrit ses deux premières œuvres importantes qui lui assureront la gloire littéraire en lui ouvrant les salons mondains: la tragédie Œdipe (1718) et le poème épique La Ligue qui deviendra plus tard Henriade (1728, dédiée à la Reine d’Angleterre). C’est alors qu’il prend le nom de Voltaire, anagramme d’Arouet. La fortune dont il hérite et son habileté d’entrepreneur sachant bien placer son argent lui assurent une existence indépendante. Poète mondain, brillant dans les salons et à la cour royale (1718-1726), il gardera une assurance qui provoquera des conflits, comme celui avec le prince de Rohan. Au mépris du prince pour un bourgeois qui « n’a même pas de nom », Voltaire oppose sa réplique: « Mon nom, je le commence, et vous finissez le vôtre! » Il est bastonné comme un valet et lorsqu’il demande une réparation d’honneur par les armes, il est envoyé de nouveau à la Bastille avant d’être autorisé à s’exiler en Angleterre (1726). L’expérience anglaise (1726-1729) est pour Voltaire surtout celle d’une ouverture. Grâce aux lords Bolingbroke et Peterborough, il découvre le système politique anglais et les avantages du système des libertés parlementaires ; grâce à son hôte, le négociant Falkener, il apprécie l’importance économique du commerce et de l’industrie. Il découvre les différentes églises protestantes et leur coexistence. Il découvre aussi une autre culture, à bien des points de vue plus moderne. Il admire Shakespeare qui lui inspirera ses innovations de la tragédie classique, il rencontre les écrivains et poètes Swift, Pope, Gay, Young, les philosophes Berkeley et Clarke, il se fait expliquer la pensée de Locke et de Newton. Le séjour en Angleterre stimule puissamment le travail de l’écrivain. Il rédige des tragédies et se documente pour son œuvre historiographique et philosophique. Le nouvel intermède parisien (1729-1734) est placé sous le signe de la reconquête du public français. Il remporte un succès notable avec ses tragédies « shakespeariennes », notamment Brutus (1730) et Zaïre (1732). Il s’affirme en historien avec l’Histoire de Charles XII (1731) et en penseur-philosophe engagé avec les Lettres philosophiques ou Lettres anglaises (1734) qui, publiées sans autorisation royale et considérées comme un acte subversif, lui valent de nouveau l’exil, cette fois en Lorraine. Pour la décennie 1734-1744 Voltaire trouve refuge au château de Cirey, non loin de la frontière lorraine, auprès de son admiratrice Mme du Châtelet, femme intelligente, spirituelle, passionnée des sciences expérimentales. Depuis Cirey, Voltaire entretient une intense correspondance avec Paris, mais aussi avec celui en qui il verra pendant un certain temps son roi-disciple, Frédéric II, roi de Prusse. Il voyage: Belgique, Hollande, Prusse, Paris. Le théâtre, installé au grenier du château de Cirey, voit les premières représentations des nouvelles pièces du Voltaire dramaturge: les tragédies La mort de César (1735), Mahomet (1741), Mérope (1743), la comédie de mœurs L’Enfant prodigue (1736). Il rédige le Mondain (1736), poème qui est une célébration de la civilisation et du progrès, il popularise le savoir scientifique et la philosophie avec une Épître sur Newton (1736), Éléments de la philosophie de Newton (1738). Une seconde tentative de s’imposer comme poète de cour lui est offerte au moment où son ami d’Argenson devient ministre (1744). À Versailles, Voltaire devient historiographe du roi, il entre à l’Académie Française, mais retombé en disgrâce, il retourne à Cirey (1747) où la faveur de Mme du Châtelet lui permet de briller à la cour de Lorraine, à Lunéville (1747-1750). C’est à cette période que Voltaire conçoit l’idée des contes philosophiques dont le premier, Zadig (1747), reflète aussi la déception du courtisan versaillais. À la mort de sa protectrice, Voltaire accepte l’offre du roi de Prusse Frédéric II. C’est à Berlin (1750-1753) que Voltaire rédige son œuvre historiographique majeure Le Siècle de Louis XIV (1751), le Poème sur la loi naturelle (1752) et le conte philosophique Micromégas (1752). L’enthousiasme pour le monarque éclairé se transforme en aversion, soulignée par l’arrestation, à Francfort, que le roi fait subir à Voltaire lorsque celui-ci a décidé de le quitter. Bien qu’éclairé, le despotisme a révélé sa face brutale. Désormais, Voltaire tiendra à son indépendance. N’osant pas rentrer en France, il séjourne en Alsace (1753-1755) avant de s’installer aux portes de Genève, d’abord dans la propriété appelée Les Délices (1755-1760), puis à Ferney (1760-1788). Maître chez lui, Voltaire s’entoure d’amis - sa nièce et gouvernante Mme Denis, Mlle Corneille (arrière-petite-nièce de Pierre et Thomas Corneille), son médecin Tronchin, son chapelain le Père Adam. Il construit son propre théâtre pour lequel il compose des pièces où il joue également. Il entretient une vaste correspondance (plus de 6.000 lettres) avec les rois du Danemark, de Pologne, de Suède, avec Frédéric II, Catherine de Russie, avec ses amis parisiens d’Argental, Thieriot, avec les philosophes d’Alembert, Helvétius, Condorcet, avec les hommes politiques Turgot, Choiseul. Il accueille à Ferney de nombreux visiteurs - princes, écrivains. Il est craint pour ses pamphlets. Son indépendance lui assure un rayonnement européen et une influence sur l’opinion publique qu’il n’hésite pas à engager dans des batailles politiques et civiques, comme celle de l’affaire Calas, où il intervient pour réhabiliter un protestant injustement condamné: Traité sur la tolérance l’occasion de la mort de Jean Calas (1763). Il couronne son œuvre historiographique - l’Essai sur les mœurs (1756), il s’investit aussi dans la bataille philosophique - Poème sur le désastre de Lisbonne (1756), article « Genève » de l’Encyclopédie. Il est le propagandiste par excellence des idées nouvelles avec Le Dictionnaire philosophique portatif (1764) et ses nombreux contes philosophiques - Micromégas (1752), Candide (1759), Jeannot et Colin (1764), L’Ingénu (1767), La Princesse de Babylone (1767). Voltaire est aussi celui qui met ses idées en pratique: en propriétaire éclairé, moderne, il transforme Ferney en une région prospère: il dessèche les marais, plante des arbres, crée des prairies artificielles pour développer l’élevage, utilise de nouvelles machines agricoles, installe des ateliers - une tannerie, une fabrique de bas de soie et de montres, construit un théâtre, une église, des maisons: « Un repaire de quarante sauvages est devenu une petite ville opulente habitée par 1.200 personnes utiles. » Avant sa mort, Voltaire retrouve, en 1778, Paris, où il est triomphalement accueilli – à l’Académie et au théâtre, lors de la représentation de sa dernière tragédie Irène. En 1791, ses cendres sont transférées au Panthéon, trois ans avant celles de Rousseau. Lettres philosophiques (1734) Remarques sur les Pensées de Pascal La lettre XXV est la seule véritablement philosophique parmi les « reportages » sur l’Angleterre que sont en fait les Lettres précédentes. Par sa réfutation de Pascal Voltaire se situe dans la lignée humaniste qui remonte à Montaigne. L’argumentation qui, en recourant à l’autorité de l’opinion publique, refuse catégoriquement l’horizon métaphysique au profit de la « raison pratique ». Nous voici en présence d’une réflexion exemplaire du 18^e siècle. Voici des remarques critiques que j’ai faites depuis longtemps sur les pensées de M. Pascal. Ne me comparez point ici, je vous prie, à Ezéchias qui voulut faire brûler les livres de Salomon. Je respecte le génie et l’éloquence de M. Pascal ; mais plus je les respecte, plus je suis persuadé qu’il aurait lui-même corrigé beaucoup de ces Pensées, qu’il avait jetées au hasard sur le papier pour les examiner ensuite : et c’est en admirant son génie que je combats quelques-unes de ses idées. Il me paraît qu’en général l’esprit dans lequel M. Pascal écrivit ces Pensées était de montrer l’homme dans un jour odieux ; il s’acharne à nous peindre tous méchants et malheureux ; il écrit contre la nature humaine à peu près comme il écrirait contre les jésuites. Il impute l’essence de notre nature ce qui n’appartient qu’à certains hommes : il dit éloquemment des injures au genre humain. J’ose prendre le parti de l’humanité contre ce misanthrope sublime ; j’ose assurer que nous ne sommes ni si méchants ni si malheureux qu’il le dit. Je suis de plus très persuadé que s’il avait suivi, dans le livre qu’il méditait, le dessein qui paraît dans ses Pensées, il aurait fait un livre plein de paralogismes éloquents, et de faussetés admirablement déduites. On dit même que tous ces livres qu’on a faits depuis peu pour prouver la religion chrétienne, sont plus capables de scandaliser que d’édifier. Ces auteurs prétendent-ils en savoir plus que Jésus-Christ et ses apôtres ? C’est vouloir soutenir un chêne en l’entourant de roseaux inutiles sans craindre de faire tort à l’arbre. J’ai choisi avec discrétion quelques Pensées de Pascal : j’ai mis les réponses au bas. Au reste, on ne peut trop répéter ici combien il serait absurde et cruel de faire une affaire de parti de cet examen des Pensées de Pascal : je n’ai de parti que la vérité ; je pense qu’il est très vrai que ce n’est pas à la métaphysique de prouver la religion chrétienne, et que la raison est autant au-dessous de la foi que le fini est au-dessous de l’infini. Il ne s’agit ici que de raison, et c’est si peu de chose chez les hommes que cela ne vaut pas la peine de se fâcher. (...) (Pensées de Pascal) VI. « En voyant l’aveuglement et la misère de l’homme, et ces contrariétés étonnantes qui se découvrent dans sa nature, et regardant tout l’univers muet, et l’homme sans lumière, abandonné lui-même, et comme égaré dans ce recoin de l’univers, sans savoir qui l’y a mis, ce qu’il est venu y faire, ce qu’il deviendra en mourant, j’entre en effroi comme un homme qu’on aurait emporté endormi dans une île déserte et effroyable, et qui s’éveillerait sans connaître où il est et sans désespoir d’un si misérable état. » En lisant cette réflexion je reçois une lettre d’un de mes amis, qui demeure dans un pays fort éloigné. Voici ses paroles : « Je suis ici comme vous m’y avez laissé ; ni plus gai, ni plus triste, ni plus riche ni plus pauvre ; jouissant d’une santé parfaite, ayant tout ce qui rend la vie agréable ; sans amour, sans avarice, sans ambition et sans envie ; et tant que tout cela durera, je m’appellerai hardiment un homme très heureux. » Il y a beaucoup d’hommes aussi heureux que lui. Il en est des hommes comme des animaux : tel chien couche et mange avec sa maîtresse ; tel autre tourne la broche et est tout aussi content ; tel autre devient enragé, et on le tue. Pour moi, quand je regarde Paris ou Londres, je ne vois aucune raison pour entrer dans ce désespoir dont parle M. Pascal ; je vois une ville qui ne ressemble en rien à une île déserte, mais peuplée, opulente, policée, et où les hommes sont heureux autant que la nature humaine le comporte. Quel est l’homme sage qui sera plein de désespoir parce qu’il ne sait pas la nature de sa pensée, parce qu’il ne connaît que quelques attributs de la matière, parce que Dieu ne lui a pas révélé ses secrets ? Il faudrait autant se désespérer de n’avoir pas quatre pieds et deux ailes. Pourquoi nous faire horreur de notre être ? Notre existence n’est point si malheureuse qu’on veut nous le faire accroire. Regarder l’univers comme un cachot, et tous les hommes comme des criminels qu’on va exécuter, est l’idée d’un fanatique. Croire que le monde est un lieu de délices où l’on ne doit avoir que du plaisir, c’est la rêverie d’un sybarite. Penser que la terre, les hommes et les animaux sont ce qu’ils doivent être dans l’ordre de la Providence est, je crois, d’un homme sage. Mondain (1736 ; extrait) Voltaire, résolument moderniste et optimiste, avance les idées du capitalisme libéral : société de consommation (luxe), commerce qui stimule la production, cumulation du capital. À comparer avec le ton désabusé et le pessimisme du Poème sur le désastre de Lisbonne (1756). Regrettera qui veut le bon vieux temps Et l’âge d’or, et le règne d’Astrée, Et les beaux jours de Saturne et de Rhée Et le jardin de nos premiers parents ; Moi je rends grâce à la nature sage Qui, pour mon bien, m’a fait naître en cet âge Tant décrié par nos tristes frondeurs : Ce temps profane est tout fait pour mes mœurs. J’aime le luxe, et même la mollesse, Tous les plaisirs, les arts de toute espèce, La propreté, le goût, les ornements : Tout honnête homme a de tels sentiments. Il est bien doux pour mon cœur très immonde De voir ici l’abondance à la ronde, Mère des arts et des heureux travaux, Nous apporter, de sa source féconde, Et des besoins et des plaisirs nouveaux. L’or de la terre et les trésors de l’onde, Leurs habitants et les peuples de l’air, Tout sert au luxe, aux plaisirs de ce monde. Oh ! le bon temps que ce siècle de fer ! Le superflu, chose très nécessaire, A réuni l’un et l’autre hémisphère. Voyez-vous pas ces agiles vaisseaux Qui du Texel, de Londres, de Bordeaux, S’en vont chercher, par un heureux échange, Ces nouveaux biens, nés aux sources du Gange, Tandis qu’au loin vainqueurs des musulmans, Nos vins de France enivrent les sultans ! Quand la nature était dans son enfance, Nos bons aïeux vivaient dans l’ignorance, Ne connaissant ni le tien, ni le mien. Qu’auraient-ils pu connaître ? ils n’avaient rien ; Ils étaient nus, et c’est chose très claire Que qui n’a rien n’a nul partage à faire. Sobres étaient. Ah ! je le crois encore : Martialo (=cuisinier célèbre) n’est point du siècle d’or. D’un bon vin frais ou la mousse ou la sève Ne gratta point le triste gosier d’Ève ; La soie et l’or ne brillaient point chez eux. Admirez-vous pour cela nos aïeux ? Il leur manquait l’industrie et l’aisance : Est-ce vertu ? C’était pure ignorance. Quel idiot, s’il avait eu pour lors Quelque bon lit, aurait couché dehors ? Les lettres Lettre à Rousseau Après le succès du Discours sur les Sciences et les Arts (1750), Jean-Jacques Rousseau adresse Voltaire son Discours sur l’Inégalité (1755). Au lieu d’approuver, Voltaire attaque les idées de Rousseau avec une brutalité toute en finesse, ironique. La lettre, publiée dès 1755, brille par son indulgence feinte. Voltaire fut un polémiste implacable que l’on craignait. 30 août 1755 J’ai reçu, monsieur, votre nouveau livre contre le genre humain, je vous en remercie. Vous plairez aux hommes, à qui vous dites leurs vérités, mais vous ne les corrigerez pas. On ne peut peindre avec des couleurs plus fortes les horreurs de la société humaine, dont notre ignorance et notre faiblesse se promettent tant de consolations. On n’a jamais employé tant d’esprit vouloir nous rendre bêtes ; il prend envie de marcher à quatre pattes, quand on lit votre ouvrage. Cependant, comme il y a plus de soixante ans que j’en ai perdu l’habitude, je sens malheureusement qu’il m’est impossible de la reprendre, et je laisse cette allure naturelle à ceux qui en sont plus dignes que vous et moi. Je ne peux non plus m’embarquer pour aller trouver les sauvages du Canada ; premièrement, parce que les maladies dont je suis accablé me retiennent auprès du plus grand médecin de l’Europe, et que je ne trouverais pas les mêmes secours chez les Missouris, secondement, parce que la guerre est portée dans ces pays-là, et que les exemples de nos nations ont rendu les sauvages presque aussi méchants que nous. Je me borne à être un sauvage paisible dans la solitude que j’ai chosie auprès de votre patrie, où vous devriez être. Je conviens avec vous que les belles-lettres et les sciences ont causé quelquefois beaucoup de mal. Les ennemis du Tasse firent de sa vie un tissu de malheurs ; ceux de Galilée le firent gémir dans les prisons, à soixante et dix ans, pour avoir connu le mouvement de la terre ; et ce qu’il y a de plus honteux, c’est qu’ils l’obligèrent à se rétracter. Dès que vos amis eurent commencé le Dictionnaire encyclopédique, ceux qui osèrent être leurs rivaux les traitèrent de déistes ; d’athées, et même de jansénistes. (…) De toutes les amertumes répandues sur la vie humaine, ce sont là les moins funestes. Les épines attachées à la littérature et à un peu de réputation ne sont que des fleurs en comparaison des autres maux qui de tout temps ont inondé la terre. Avouez que ni Cicéron, ni Varron, ni Lucrèce, ni Virgile, ni Horace n’eurent la moindre part aux proscriptions. Marius était un ignorant ; le barbare Sylla, le crapuleux Antoine, l’imbécile Lépide lisaient peu Platon et Sophocle ; et, pour ce tyran sans courage, Octave Cépias, surnommé si lâchement Auguste, il ne fut un détestable assassin que dans le temps où il fut privé de la société des gens de lettres. Avouez que Pétrarque et Boccace ne firent pas naître les troubles de l’Italie ; avouez que le badinage de Marot n’a pas produit la Saint-Barthélemy et que la tragédie du Cid ne causa pas les troubles de la Fronde. Les grands crimes n’ont guère été commis que par de célèbres ignorants. Ce qui fait et fera toujours de ce monde une vallée de larmes, c’est l’insatiable cupidité et l’indomptable orgueil des hommes, depuis Thamas Kouli-Kan, qui ne savait pas lire, jusqu’à un commis de la douane qui ne sait que chiffrer. Les lettres nourrissent l’âme, la rectifient, la consolent ; elles vous servent, monsieur, dans le temps que vous écrivez contre elles : vous êtes comme Achille, qui s’emporte contre la gloire, et comme le P. Malebranche, dont l’imagination brillante écrivait contre l’imagination. Si quelqu’un doit se plaindre des lettres, c’est moi, puisque dans tous les temps et dans tous les lieux elles ont servi à me persécuter ; mais il faut aimer malgré l’abus qu’on en fait, comme il faut aimer la société dont tant d’hommes méchants corrompent les douceurs ; comme il faut aimer sa patrie, quelques injustice qu’on y essuie ; comme il faut aimer et servir l’Être suprême, malgré les superstitions et le fanatisme qui déshonorent si souvent son culte. M. Chappuis m’apprend que votre santé est bien mauvaise ; il faudrait la venir rétablir dans l’air natal, jouir de la liberté, boire avec moi du lait de nos vaches, et brouter nos herbes. Je suis très philosophiquement et avec la plus tendre estime, etc. Poème sur le désastre de Lisbonne (1756) Le tsunami qui le 1^er novembre détruisit la ville de Lisbonne en faisant entre 50.000 et 100.000 victimes sonna le glas de la théodicée leibnizienne qui sous-tendait, jusque-là, l’optimisme voltairien. L’horizon métaphysique, refoulé et nié dans les arguments que Voltaire avait opposés Pascal, revient au galop.^ Que peut donc de l’esprit la plus vaste étendue ? Rien : le livre du sort se ferme à notre vue. L’homme, étranger à soi, de l’homme est ignoré. Que suis-je, où suis-je, où vais-je, et d’où suis-je tiré ? Atomes tourmentés sur cet amas de boue, Que la mort engloutit et dont le sort se joue, Mais atomes pensants, atomes dont les yeux, Guidés par la pensée, ont mesuré les cieux, Au sein de l’infini nous élançons notre être, Sans pouvoir un moment nous voir et nous connaître. Ce monde, ce théâtre et d’orgueil et d’erreur, Est plein d’infortunés qui parlent de bonheur. Tout se plaint, tout gémit en cherchant le bien-être : Nul ne voudrait mourir, nul ne voudrait renaître. Quelquefois, dans nos jours consacrés aux douleurs, Par la main du plaisir nous essuyons nos pleurs ; Mais le plaisir s’envole et passe comme une ombre : Nos chagrins, nos regrets, nos pertes sont sans nombre. Le passé n’est pour nous qu’un triste souvenir ; Le présent est affreux, s’il n’est point d’avenir, Si la nuit du tombeau détruit l’être qui pense. Un jour tout sera bien, voilà notre espérance : Tout est bien aujourd’hui, voilà l’illusion. Les sages se trompaient, et Dieu seul a raison. Humble dans mes soupirs, soumis dans ma souffrance, Je ne m’élève point contre la Providence. Sur un ton moins lugubre on me vit autrefois Chanter des doux plaisirs les séduisantes lois : D’autres temps, d’autres mœurs : instruit par la vieillesse, Des humains égarés partageant la faiblesse, Dans une épaisse nuit cherchant à m’éclairer, Je ne sais que souffrir, et non pas murmurer. Un calife autrefois, à son heure dernière, Au Dieu qu’il adorait dit pour toute prière : « Je t’apporte, ô seul roi, seul être illimité, Tout ce que tu n’as pas dans ton immensité, Les défauts, les regrets, les maux et l’ignorance. » Mais il pouvait encore ajouter l’espérance. Candide (1759) Voltaire a longtemps négligé le conte, genre mineur, de peu de considération. Il découvre son efficacité sur le tard, passée la soixantaine. Pourtant, c’est ce genre qui assure, de nos jours, la célébrité de l’auteur. Candide est une réponse à la théodicée leibnizienne, mais aussi un règlement de comptes avec soi-même. Comment Candide fut élevé dans un beau château, et comment il fut chassé d’icelui Il y avait en Westphalie, dans le château de monsieur le baron de Thunder-ten-tronckh, un jeune garçon à qui la nature avait donné les mœurs les plus douces. Sa physionomie annonçait son âme. Il avait le jugement assez droit, avec l’esprit le plus simple ; c’est, je crois, pour cette raison qu’on le nommait Candide. Les anciens domestiques de la maison soupçonnaient qu’il était fils de la sœur de M. le baron et d’un bon et honnête gentilhomme du voisinage, que cette demoiselle ne voulut jamais épouser parce qu’il n’avait pu prouver que soixante et onze quartiers, et que le reste de son arbre généalogique avait été perdu par l’injure du temps. M. le baron était un des plus puissants seigneurs de la Westphalie, car son château avait une porte et des fenêtres. Sa grande salle même était ornée d’une tapisserie. Tous les chiens de ses basses-cours composaient une meute dans le besoin ; ses palefreniers étaient ses piqueurs ; le vicaire du village était son grand aumônier. Ils l’appelaient tous Monseigneur, et ils riaient quand il faisait des contes. Mme la baronne, qui pesait environ trois cent cinquante livres, s’attirait par là une très grande considération, et faisait les honneurs de la maison avec une dignité qui la rendait encore plus respectable. Sa fille Cunégonde, âgée de dix-sept ans, était haute en couleur, fraîche, grasse, appétissante. Le fils du baron paraissait en tout digne de son père. Le précepteur Pangloss était l’oracle de la maison, et le petit Candide écoutait ses leçons avec toute la bonne foi de son âge et de son caractère. Pangloss enseignait la métaphysico-théologo-cosmolonigologie. Il prouvait admirablement qu’il n’y point d’effet sans cause, et que, dans ce meilleur des mondes possibles, le château de monseigneur le baron était le plus beau des châteaux et madame la meilleure des baronnes possible. « Il est démontré, disait-il, que les choses ne peuvent être autrement : car, tout étant fait pour une fin, tout est nécessairement pour la meilleure fin. Remarquez bien que les nez ont été faits pour porter des lunettes, aussi avons-nous des lunettes. Les jambes sont visiblement instituées pour être chaussées, et nous avons des chausses. Les pierres ont été formées pour être taillées, et pour en faire des châteaux, aussi monseigneur a un très beau château ; le plus grand baron de la province doit être le mieux logé ; et, les cochons étant faits pour être mangés, nous mangeons du porc toute l’année : par conséquent, ceux qui ont avancé que tout est bien ont dit une sottise ; il fallait dire que tout est au mieux. » Candide écoutait attentivement, et croyait innocemment ; car il trouvait Mlle Cunégonde extrêmement belle, quoiqu’il ne prît jamais la hardiesse de le lui dire. Il concluait qu’après le bonheur d’être né baron de Thunder-ten-tronckh, le second degré de bonheur était d’être Mlle Cunégonde ; le troisième, de la voir tous les jours ; et le quatrième, d’entendre maître Pangloss, le plus grand philosophe de la province, et par conséquent de toute la terre. Un jour, Cunégonde en se promenant auprès du château, dans le petit bois qu’on appelait parc, vit entre des broussailles le docteur Pangloss qui donnait une leçon de physique expérimentale à la femme de chambre de sa mère, petite brune très jolie et très docile. Comme Mlle Cunégonde avait beaucoup de disposition pour les sciences, elle observa, sans souffler, les expériences réitérées dont elle fut témoin ; elle vit clairement la raison suffisante du docteur, les effets et les causes, et s’en retourna tout agitée, toute pensive, toute remplie du désir d’être savante, songeant qu’elle pourrait bien être la raison suffisante du jeune Candide, qui pouvait aussi être la sienne. Elle rencontra Candide en revenant au château, et rougit ; Candide rougit aussi ; elle lui dit bonjour d’une voix entrecoupée, et Candide lui parla sans savoir ce qu’il disait. Le lendemain après le dîner, comme on sortait de table, Cunégonde et Candide se trouvèrent derrière un paravent ; Cunégonde laissa tomber son mouchoir, Candide le ramassa, elle lui prit innocemment la main, le jeune homme baisa innocemment la main de la jeune demoiselle avec une vivacité, une sensibilité, une grâce toute particulière ; leurs bouches se rencontrèrent, leurs yeux s’enflammèrent, leurs genoux tremblèrent, leurs mains s’égarèrent. M. le baron de Thunder-ten-tronckh passa auprès du paravent, et, voyant cette cause et cet effet, chassa Candide du château à grands coups de pied dans le derrière ; Cunégonde s’évanouit, elle fut souffletée par Mme la baronne dès qu’elle fut revenue à elle-même ; et tout fut consterné dans le plus beau et le plus agréable des châteaux possibles. Dictionnaire philosophique (1764, élargi en rééditions ultérieures) Pour diffuser ses idées, Voltaire profite des avantages de la forme littéraire qu’il varie en vue de l’efficacité. Le Dictionnaire philosophique mélange récits, satires, commentaires, dialogues. Dieu Sous l’empire d’Arcadius, Logomacos, théologal de Constantinople, alla en Scythie, et s’arrêta au pied du Caucase, dans les fertiles plaines de Zéphirim, sur les frontières de la Colchide. Le bon vieillard Dondindac était dans sa grande salle basse, entre sa grande bergerie et sa vaste grange ; il était à genoux avec sa femme, ses cinq fils et ses cinq filles, ses parents et ses valets, et tous chantaient les louanges de Dieu après un léger repas. « Que fais-tu là, idolâtre ? lui dit Logomacos. — Je ne suis pas idolâtre, dit Dondindac. — Il faut bien que tu sois idolâtre, dit Logomacos, puisque tu n’es pas Grec. Çà, dis-moi, que chantais-tu dans ton barbare jargon de Scythie? — Toutes les langues sont égales aux oreilles de Dieu, répondit le Scythe ; nous chantions ses louanges. — Voilà qui est bien extraordinaire, reprit le théologal, une famille scythe qui prie Dieu sans avoir été instruite par nous ! » Il engagea bientôt une conversation avec le Scythe Dondindac, car le théologal savait un peu de scythe, et l’autre un peu de grec. On a retrouvé cette conversation dans un manuscrit conservé dans la bibliothèque de Constantinople. Logomacos: Voyons si tu sais ton catéchisme. Pourquoi pries-tu Dieu? Dondindac : C’est qu’il est juste d’adorer l’Être suprême de qui nous tenons tout. Logomacos : Pas mal pour un barbare ! Et que lui demandes-tu? DONDINDAC : Je le remercie des biens dont je jouis, et même des maux dans lesquels il m’éprouve ; mais je me garde bien de lui rien demander ; il sait mieux que nous ce qu’il nous faut, et je craindrais d’ailleurs de demander du beau temps quand mon voisin demanderait de la pluie. LOGOMACOS : Ah ! je me doutais bien qu’il allait dire quelque sottise. Reprenons les choses de plus haut. Barbare, qui t’a dit qu’il y a un Dieu ? Dondindac : La nature entière. Logomacos : Cela ne suffit pas. Quelle idée as-tu de Dieu ? DONDINDAC : L’idée de mon créateur, de mon maître, qui me récompensera si je fais bien, et qui me punira si je fais mal. Logomacos : Bagatelles, pauvretés que cela ! Venons à l’essentiel. Dieu est-il infini secundum quid, ou selon l’essence? Dondindac : Je ne vous entends pas. Logomacos : Bête brute ! Dieu est-il en un lieu, ou hors de tout lieu, ou en tout lieu ? Dondindac : Je n’en sais rien... tout comme il vous plaira. Logomacos : Ignorant ! Peut-il faire que ce qui a été n’ait point été, et qu’un bâton n’ait pas deux bouts? voit-il le futur comme futur ou comme présent? comment fait-il pour tirer l’être du néant, et pour anéantir l’être ? Dondindac : Je n’ai jamais examiné ces choses. Logomacos : Quel lourdaud ! Allons, il faut s’abaisser, se proportionner. Dis-moi, mon ami, crois-tu que la matière puisse être éternelle? DONDINDAC : Que m’importe qu’elle existe de toute éternité, ou non ? je n’existe pas, moi, de toute éternité. Dieu est toujours mon maître ; il m’a donné la notion de la justice, je dois la suivre ; je ne veux point être philosophe, je veux être homme. Logomacos : On a bien de la peine avec ces têtes dures. Allons pied à pied : qu’est-ce que Dieu? Dondindac : Mon souverain, mon juge, mon père. Logomacos : Ce n’est pas là ce que je demande. Quelle est sa nature? Dondindac : D’être puissant et bon. Logomacos : Mais, est-il corporel ou spirituel? Dondindac : Comment voulez-vous que je le sache ? Logomacos : Quoi ! tu ne sais pas ce que c’est qu’un esprit ? Dondindac : Pas le moindre mot : à quoi cela me servirait-il? en serais-je plus juste? serais-je meilleur mari, meilleur père, meilleur maître, meilleur citoyen ? Logomacos : Il faut absolument t’apprendre ce que c’est qu’un esprit ; c’est, c’est, c’est... Je te dirai cela une autre fois. Dondindac : J’ai bien peur que vous ne me disiez moins ce qu’il est que ce qu’il n’est pas. Permettez-moi de vous faire à mon tour une question. J’ai vu autrefois un de vos temples : pourquoi peignez-vous Dieu avec une grande barbe ? Logomacos : C’est une question très difficile, et qui demande des instructions préliminaires. Dondindac : Avant de recevoir vos instructions, il faut que je vous conte ce qui m’est arrivé un jour. Je venais de faire bâtir un cabinet au bout de mon jardin ; j’entendis une taupe qui raisonnait avec un hanneton : « Voilà une belle fabrique, disait la taupe ; il faut que ce soit une taupe bien puissante qui ait fait cet ouvrage. — Vous vous moquez, dit le hanneton ; c’est un hanneton tout plein de génie qui est l’architecte de ce bâtiment. » Depuis ce temps-là j’ai résolu de ne jamais disputer. Dogmes Le 18 février de l’an 1763 de l’ère vulgaire, le soleil entrant dans le signe des Poissons, je fus transporté au ciel, comme le savent tous mes amis. Ce ne fut point la jument Borac de Mahomet qui fut ma monture ; ce ne fut point le char enflammé d’Élie qui fut ma voiture ; je ne fus porté ni sur l’éléphant de Samnonocodom le Siamois, ni sur le cheval de saint George patron de l’Angleterre, ni sur le cochon de saint Antoine : j’avoue avec ingénuité que mon voyage se fit je ne sais comment. On croira bien que je fus ébloui ; mais ce qu’on ne croira pas, c’est que je vis juger tous les morts. Et qui étaient les juges ? C’étaient, ne vous en déplaise, tous ceux qui ont fait du bien aux hommes, Confucius, Solon, Socrate, Titus, les Antonins, Épictète, Charron, de Thou, le chancelier de l’Hospital : tous les grands hommes qui, ayant enseigné et pratiqué les vertus que Dieu exige, semblent seuls être en droit de prononcer ses arrêts. Je ne dirai point sur quels trônes ils étaient assis, ni combien de millions d’êtres célestes étaient prosternés devant l’éternel architecte de tous les globes, ni quelle foule d’habitants de ces globes innombrables comparut devant les juges, je ne rendrai compte ici que de quelques petites particularités tout à fait intéressantes dont je fus frappé. Je remarquai que chaque mort qui plaidait sa cause, et qui étalait ses beaux sentiments, avait côté de lui tous les témoins de ses actions. Par exemple, quand le cardinal de Lorraine se vantait d’avoir fait adopter quelques-unes de ses opinions par le concile de Trente, et que, pour prix de son orthodoxie, il demandait la vie éternelle, tout aussitôt (...) on voyait ceux qui avaient jeté avec lui les fondements de la Ligue ; tous les complices de ses desseins pervers venaient l’environner. Vis-à-vis du cardinal de Lorraine était Jean Chauvin, qui se vantait, dans son patois grossier, d’avoir donné des coups de pied à l’idole papale, après que d’autres l’avaient abattue. J’ai écrit contre la peinture et la sculpture, disait-il ; j’ai fait voir évidemment que les bonnes œuvres ne servent à rien du tout, et j’ai prouvé qu’il est diabolique de danser le menuet : chassez vite d’ici le cardinal de Lorraine, et placez-moi à côté de saint Paul. Comme il parlait, on vit auprès de lui un bûcher enflammé ; un spectre épouvantable, portant au cou une fraise espagnole à moitié brûlée, sortait du milieu des flammes avec des cris affreux. Monstre, s’écriait-il, monstre exécrable, tremble ! reconnais ce Servet que tu as fait périr par le plus cruel des supplices, parce qu’il avait disputé contre toi sur la manière dont trois personnes peuvent faire une seule substance. Alors tous les juges ordonnèrent que le cardinal de Lorraine serait précipité dans l’abîme, mais que Calvin serait puni plus rigoureusement. Je vis une foule prodigieuse de morts qui disaient : J’ai cru, j’ai cru ; mais sur leur front il était écrit : J’ai fait ; et ils étaient condamnés. Le jésuite Le Tellier paraissait fièrement, la bulle Unigenitus à la main. Mais à ses côtés s’éleva tout d’un coup un monceau de deux mille lettres de cachet. Un janséniste y mit le feu: Le Tellier fut brûlé jusqu’aux os ; et le janséniste, qui n’avait pas moins cabalé que le jésuite, eut sa part de la brûlure. Je voyais arriver à droite et à gauche des troupes de fakirs, de talapoins, de bonzes de moines blancs, noirs et gris, qui s’étaient tous imaginé que, pour faire leur cour à l’Être Suprême, il fallait ou chanter, ou se fouetter, ou marcher tout nus. J’entendis une voix terrible qui leur demanda : Quel bien avez-vous fait aux hommes ? À cette voix succéda un morne silence ; aucun n’osa répondre, et ils furent tous conduits aux Petites-Maisons de l’univers : c’est un des plus grands bâtiments qu’on puisse imaginer. L’un criait : C’est aux métamorphoses de Xaca qu’il faut croire ; l’autre : C’est à celles de Sammonocodom. Bacchus arrêta le soleil et la lune, disait celui-ci ; les dieux ressuscitèrent Pélops, disait celui-là. Voici la bulle In cœna Domini, disait un nouveau venu ; et l’huissier des juges criait : aux Petites-Maisons, aux Petites-Maisons ! Quand tous ces procès furent vidés, j’entendis alors promulguer cet arrêt : De par l’Éternel, Créateur, Conservateur, Rémunérateur, Vengeur, Pardonneur, etc. etc., soit notoire à tous les habitants des cent mille millions de milliards de mondes qu’il nous a plu de former, que nous ne jugerons jamais aucun desdits habitants sur leurs idées creuses, mais uniquement sur leurs actions ; car telle est notre justice. J’avoue que ce fut la première fois que j’entendis un tel édit : tous ceux que j’avais lus sur le petit grain de sable où je suis né finissaient par ces mots : Car tel est notre plaisir. Blé Paru en 1770 dans les Questions sur l’Encyclopédie, l’article Blé résume sous une forme piquante l’esprit du Dictionnaire Philosophique : lutte contre les erreurs et les superstitions, action prudente mais persévérante de la philosophie en faveur du progrès. Un dit proverbialement : « Manger son blé en herbe ; être pris comme dans un blé ; crier famine sur un tas de blé. » Mais de tous les proverbes que cette production de la nature et de nos soins a fournis, il n’en est point qui mérite plus d’attention des législateurs que celui-ci : « Ne nous remets pas au gland quand nous avons du blé. » Cela signifie une infinité de bonnes choses, comme par exemple : Ne nous gouverne pas dans le XVIII^e siècle comme on gouvernait du temps d’Albouin, de Gondebald, de Clodevick, nommé en latin Clodovœus. Ne parle plus des lois de Dagobert, quand nous avons les œuvres du chancelier d’Aguesseau, les discours de MM. les gens du roi, Montclar, Servan, Castillon, La Chalotais, Dupaty, etc. Ne nous cite plus les miracles de saint Amable, dont les gants et le chapeau furent portés en l’air pendant tout le voyage qu’il fit à pied du fond de l’Auvergne à Rome. Laisse pourrir tous les livres remplis de pareilles inepties, songe dans quel siècle nous vivons. Si jamais on assassine à coups de pistolet un maréchal d’Ancre, ne fais point brûler sa femme en qualité de sorcière, sous prétexte que son médecin italien lui a ordonné de prendre du bouillon fait avec un coq blanc, tué au clair de lune, pour la guérison de ses vapeurs. Distingue toujours les honnêtes gens qui pensent, de la populace qui n’est point faite pour penser. Si l’usage t’oblige à faire une cérémonie ridicule en faveur de cette canaille, et si en chemin tu rencontres quelques gens d’esprit, avertis-les par un signe de tête, par un coup d’œil, que tu penses comme eux, mais qu’il ne faut pas rire. Affaiblis peu à peu toutes les superstitions anciennes, et n’en introduis aucune nouvelle. Les lois doivent être pour tout le monde ; mais laisse chacun suivre ou rejeter à son gré ce qui ne peut être fondé que sur un usage indifférent. Si la servante de Bayle meurt entre tes bras, ne lui parle point comme à Bayle, ni à Bayle comme à sa servante. Si les imbéciles veulent encore du gland, laisse-les en manger ; mais trouve bon qu’on leur présente du pain. En un mot, ce proverbe est excellent en mille occasions. Jean-Jacques Rousseau (28. 6. 1712 Genève - 2.7. 1778 Ermenonville) Ce grand philosophe et écrivain suisse et français portera sur la culture française de son temps un regard « périphérique ». Sa périphérie est celle d’un protestant plongé dans une culture sensibilité majoritairement catholique, celle d’un Suisse cherchant la reconnaissance de son talent et de sa pensée dans les milieux parisiens, celle d’un marginal frayant les élites sociales et culturelles de son temps. Rousseau n’a pas connu le parcours de l’enseignement traditionnel de son temps, il n’a pas été formé comme la plupart des intellectuels de son époque. Sa vie se déroule et son œuvre s’inscrit entre Genève et Paris, entre le centre et la province, entre la ville et la campagne. La mère de Jean-Jacques Rousseau est morte des suites de l’accouchement. L’enfant est élevé par son père Isaac Rousseau, un horloger d’humeur fantasque qui laisse son fils puiser sans discernement dans sa bibliothèque: il lit L’Astrée, Plutarque, des romans de chevalerie. Le père, obligé de s’exiler à cause d’une rixe, met le jeune Jean-Jacques en pension chez le pasteur Lambercier, Bossey (1722-1724). Ce séjour tranquille à la campagne est suivi par la discipline sévère, infligée au garçon par le graveur genevois Ducommun chez qui Rousseau est en apprentissage (1727-1728). La période 1728-1732 est marquée par l’errance et la recherche d’un nouvel ancrage. L’adolescent s’enfuit, passe en Savoie où il est recueilli par Mme de Warens qu’il appellera « Maman ». Il se convertit au catholicisme, tente plusieurs métiers sans trouver sa carrière: laquais, secrétaire, maître de musique. Il entreprend de longues marches à pied entre Turin, Annecy et Neuchâtel. La faveur de Mme de Warens assure au futur philosophe une situation stable dans son domaine des Charmettes. La période 1732-1736 sera considérée par lui comme une période de bonheur. Il enseigne la musique, dirige de petits concerts. Privé de soucis matériels, il comble les lacunes de son instruction par des lectures méthodiques: histoire, géographie, latin, astronomie, physique, chimie. Dès 1737 cependant, il est supplanté, auprès de Mme de Warens, par un autre favori, rivalité que Rousseau supporte très mal. Les Charmettes se transforment peu à peu en séjour d’un solitaire. En 1740 Rousseau quitte la Savoie pour Lyon où il devient précepteur des enfants de M. de Mably - expérience désastreuse qui finit par le décider à monter à Paris, en 1742. Au centre de la vie politique, sociale et culturelle, Jean-Jacques Rousseau commence par s’imposer comme musicien. Il propose un nouveau système de notation musicale qui lui vaut des encouragements sans lui apporter la fortune. Il vit des leçons de musique tout en cherchant l’appui des grandes dames - Mme Dupin et surtout Mme de Broglie qui lui procure la place de secrétaire auprès de M. de Montaigu, ambassadeur de France à Venise. Ombrageux, susceptible et soucieux de ne pas tomber dans la situation inférieure de valet, Rousseau est un secrétaire peu sociable. Après la brouille, il doit regagner Paris (1743), avec un souvenir de Venise et l’émerveillement devant la musique italienne. À Paris, il vit très pauvrement, il tente de s’imposer avec un ballet Les Muses Galantes (1745), puis, devenu secrétaire de Mme Dupin, il se remet à la musique, compose une comédie L’Engagement téméraire. Dès 1742, il se lie avec Diderot, plus tard avec Grimm, il collabore à l’Encyclopédie. La notoriété vient avec son opéra Le Devin de village (1752). Il est reçu dans les salons, mais timide et orgueilleux à la fois, parleur médiocre, se sentant mal à l’aise dans la société brillante, il refuse l’honneur d’être présenté au roi tout en rêvant de gloire. Cette disqualification est doublée par le malaise de sa vie sentimentale - la relation avec la douce, mais ignorante et vulgaire servante d’auberge Thérèse Levasseur dont il aura, semble-t-il, cinq enfants, mis après la naissance aux Enfants Trouvés. Par habitude, par besoin d’affection, Rousseau se laissera enchaîner à Thérèse et à sa parenté. Dès 1752, année de sa gloire, Rousseau commence à s’éloigner des milieux intellectuels et des élites de la société en décidant d’être lui-même, de vivre une vie simple, en gagnant sa subsistance en « homme libre » comme copiste de partitions musicales. Ce tournant est symbolisé par sa mise simple, mais qui paraît extravagante. Le tournant de sa pensée se manifeste dans le Discours sur les Sciences et les Arts (1750, Prix de l’Académie de Dijon), le Discours sur l’origine de l’inégalité des conditions parmi les hommes (1755), mais aussi dans La Lettre à d’Alembert sur les spectacles (1761) qui marque la rupture définitive d’avec les encyclopédistes Diderot, d’Alembert, Grimm au moment même où ces derniers doivent affronter les attaques des ennemis de l’Encyclopédie. Ils considéreront les prises de position de Rousseau comme une trahison et, par la suite, lui refuseront leur appui au moment où Rousseau sera poursuivi. Rousseau rompt avec le « monde des esclaves », retourne à Genève, abjure le catholicisme pour redevenir « citoyen d’une cité libre ». La ville ne lui est cependant pas favorable, de plus, il se heurte à Voltaire, établi à proximité. Il retourne en France, accueilli par Mme d’Épinay qui l’installe dans une dépendance de son château de Montmorency - l’Ermitage où il trouve la paix de la campagne et où il déploie une intense activité en travaillant simultanément à son Dictionnaire de Musique, à sa Lettre sur la Providence, à L’Émile (1762), à La Nouvelle Héloïse (1761). Un amour secret pour la belle Mme d’Houdetot, la belle-sœur de Mme d’Épinay, ainsi que l’influence de Grimm et de Diderot compromettent la situation de Rousseau qui doit chercher un autre protecteur - le Maréchal de Luxembourg qui l’héberge à Montmorency pour une autre période de calme et de travail intense (1758-1762). Il termine et publie ses deux romans, il publie aussi La Lettre à d’Alembert (1761), Le Contrat social (1762) et La Profession de foi du Vicaire Savoyard (1762) qui fait scandale et attire la condamnation du parlement. Rousseau, menacé d’emprisonnement, s’enfuit en Suisse. Les années 1762-1770 sont une période d’errance, entre asiles et protecteurs: Genève, Yverdon, Môtiers en Suisse, Wootton en Angleterre (sur l’invitation du philosophe David Hume). En 1767 il rentre en France, séjournant à plusieurs endroits, souvent dans des lieux isolés. Le délire intermittent de persécution est compensé par la tentative de reconstituer le parcours de sa vie dans les Confessions qui sont aussi une autojustification. En 1770, Rousseau revient à Paris, où il vit pauvrement, à l’écart de la vie sociale, n’ayant pour ami que Bernardin de Saint-Pierre. Il termine les Confessions (1782, 1789), les Dialogues: Rousseau juge Jean-Jacques (1772-1776). Sa vie s’apaise, retrouve la sérénité qui imprègne les Rêveries d’un promeneur solitaire (1782). À la veille de sa mort, en 1778, Rousseau se voit offrir l’hospitalité de M. de Girardin qui l’accueille au château d’Ermenonville. Ses cendres seront transférées au Panthéon en 1794. Discours sur l’origine de l’inégalité des conditions parmi les hommes (1755) La propriété et la constitution des familles et des communautés vont de pair. Cette idée sera développée par la sociologie aussi bien que par la pensée révolutionnaire qui s’attaquera au principe de la propriété privée. Le premier qui ayant enclos un terrain s’avisa de dire : Ceci est à moi, et trouva des gens assez simples pour le croire, fut le vrai fondateur de la société civile. Que de crimes, de guerres, de meurtres, que de misères et d’horreurs n’eût point épargnés au genre humain celui qui, arrachant les pieux ou comblant le fossé, eût crié à ses semblables : « Gardez-vous d’écouter cet imposteur ; vous êtes perdus si vous oubliez que les fruits sont à tous, et que la terre n’est à personne ! » Mais il y a grande apparence qu’alors les choses en étaient déjà venues au point de ne pouvoir plus durer comme elles étaient : car cette idée de propriété, dépendant de beaucoup d’idées antérieures qui n’ont pu naître que successivement, ne se forma pas tout d’un coup dans l’esprit humain : il fallut faire bien des progrès, acquérir bien de l’industrie et des lumières, les transmettre et les augmenter d’âge en âge, avant que d’arriver à ce dernier terme de l’état de nature. (…) Quoique les hommes fussent devenus moins endurants, et que la pitié naturelle eût déjà souffert quelque altération, cette période du développement des facultés humaines, tenant un juste milieu entre l’indolence de l’état primitif et la pétulante activité de notre amour-propre, dut être l’époque la plus heureuse et la plus durable. Plus on y réfléchit, plus on trouve que cet état était le moins sujet aux révolutions, le meilleur à l’homme, et qu’il n’en a dû sortir que par quelque funeste hasard, qui, pour l’utilité commune, eût dû ne jamais arriver. L’exemple des sauvages qu’on a presque tous trouvés à ce point, semble confirmer que cet état est la véritable jeunesse du monde, et que tous les progrès ultérieurs ont été en apparence autant de pas vers la perfection de l’individu, et en effet vers la décrépitude de l’espèce. Tant que les hommes se contentèrent de leurs cabanes rustiques, tant qu’il se bornèrent à coudre leurs habits de peaux avec des épines ou des arêtes, à se parer de plumes et de coquillages, à se peindre le corps de diverses couleurs, à perfectionner ou embellir leurs arcs et leurs flèches, tailler avec des pierres tranchantes quelques canots de pêcheurs, ou quelques grossiers instruments de musique, en un mot, tant qu’ils ne s’appliquèrent qu’à des ouvrages qu’un seul pouvait faire, et qu’à des arts qui n’avaient pas besoin du concours de plusieurs mains, ils vécurent libres, sains, bons et heureux autant qu’ils pouvaient l’être par leur nature et continuèrent à jouir entre eux des douceurs d’un commerce indépendant, mais dès l’instant qu’un homme eut besoin du secours d’un autre, dès qu’on s’aperçut qu’il était utile à un seul d’avoir des provisions pour deux, l’égalité disparut, la propriété s’introduisit, le travail devint nécessaire et les vastes forêts se changèrent en des campagnes riantes qu’il fallut arroser de la sueur des hommes, et dans lesquelles on vit bientôt l’esclavage et la misère germer et croître avec les moissons. La métallurgie et l’agriculture furent les deux arts dont l’invention produisit cette grande révolution. Pour le poète, c’est l’or et l’argent ; mais pour le philosophe, ce sont le fer et le blé qui ont civilisé les hommes et perdu le genre humain. (…) Dès qu’il fallut des hommes pour fondre et forger le fer, il fallut d’autres hommes pour nourrir ceux-là. (…) De la culture des terres s’ensuivit nécessairement leur partage, et de la propriété une fois reconnue les premières règles de justice : car, pour rendre à chacun le sien, il faut que chacun puisse avoir quelque chose ; de plus, les hommes commençant à porter leurs vues dans l’avenir, et se voyant tous quelques biens à perdre, il n’y en avait aucun qui n’eût à craindre pour soi la représaille des torts qu’il pouvait faire à autrui. Cette origine est d’autant plus naturelle, qu’il est impossible de concevoir l’idée de la propriété naissant d’ailleurs que de la main-d’œuvre ; car on ne voit pas ce que, pour s’approprier les choses qu’il n’a point faites, l’homme y peut mettre de plus que son travail. C’est le seul travail qui, donnant droit au cultivateur sur le produit de la terre qu’il a labourée, lui en donne par conséquent sur le fonds, au moins jusqu’à la récolte, et ainsi d’année en année ; ce qui, faisant une possession continue, se transforme aisément en propriété. La Nouvelle Héloïse (1761) Le projet de ce roman épistolaire est la peinture d’une communauté non corrompue, au sein des montagnes suisses, loin de la corruption des villes. Le motif amoureux destiné avant tout susciter l’intérêt des lecteurs a pris toutefois le dessus. L’effet de sincérité et d’authenticité du genre épistolaire convient à l’expression des sentiments. L’imaginaire de Rousseau, fort, archétypal, rehausse la qualité esthétique du roman. L’amour impossible entre Julie d’Étange et son précepteur, Saint-Preux, se heurte à l’ordre social. La scène des adieux frappe par la violence des sentiments réprimés et qui contrastent avec l’apaisement de la nature vespérale. Saint-Preux à Milord Edouard Revenus lentement au port après quelques détours, nous nous séparâmes. Elle voulut rester seule, et je continuai de me promener sans trop savoir où j’allais. À mon retour, le bateau n’étant pas encore prêt, ni l’eau tranquille, nous soupâmes tristement, les yeux baissés, l’air rêveur, mangeant peu et parlant encore moins. Après le souper, nous fûmes nous asseoir sur la grève en attendant le moment du départ. Insensiblement la lune se leva, l’eau devint plus calme, et Julie me proposa de partir. Je lui donnai la main pour entrer dans le bateau ; et , en m’asseyant à côté d’elle, je ne songeai plus à quitter sa main. Nous gardions un profond silence. Le bruit égal et mesuré des rames m’excitait à rêver. Le chant assez gai des bécassines, me retraçant les plaisirs d’un autre âge, au lieu de m’égayer m’attristait. Peu à peu je sentis augmenter la mélancolie dont j’étais accablé. Un ciel serein, la fraîcheur de l’air, les doux rayons, le concours des plus agréables sensations, la présence même de cet objet chéri, rien ne put détourner de mon cœur mille réflexions douloureuses. Je commençai par me rappeler une promenade semblable faite autrefois avec elle durant le charme de nos premières amours. Tous les sentiments délicieux qui remplissaient alors mon âme s’y retracèrent pour l’affliger ; tous les événements de notre jeunesse, nos études, nos entretiens, nos lettres, nos rendez-vous, nos plaisirs, E tanta fede, e si dolce memorie, E si lungo costume ! ces foules de petits objets qui m’offraient l’image de mon bonheur passé ; tout revenait pour augmenter ma misère présente, prendre place en mon souvenir. « C’en est fait, disais-je en moi-même, ces temps, ces temps heureux ne sont plus ; ils ont disparu pour jamais. Hélas ! ils ne reviendront plus ; et nous vivons, et nous sommes ensemble, et nos cœurs sont toujours unis ! » Il me semblait que j’aurais porté plus patiemment sa mort ou son absence, et que j’avais moins souffert tout le temps que j’avais passé loin d’elle. Quand je gémissais dans l’éloignement, l’espoir de la revoir soulageait mon cœur ; je me flattais qu’un instant de sa présence effacerait toutes mes peines ; j’envisageais au moins dans les possibles un état moins cruel que le mien. Mais se trouver auprès d’elle, mais la voir, la toucher, lui parler, l’aimer, l’adorer, et, presque en la possédant encore, la sentir perdue à jamais pour moi ; voilà ce qui me jetait dans des accès de fureur et de rage qui m’agitèrent par degrés jusqu’au désespoir. Bientôt je commençai de rouler dans mon esprit des projets funestes, et dans un transport dont je frémis en y pensant, je fus violemment tenté de la précipiter avec moi dans les flots, et d’y finir dans ses bras ma vie et mes longs tourments. Cette horrible tentation devint à la fin si forte que je fus obligé de quitter brusquement sa main pour passer à la pointe du bateau. Là, mes vives agitations commencèrent à prendre un autre cours ; un sentiment plus doux s’insinua peu à peu dans mon âme, l’attendrissement surmonta le désespoir, je me mis à verser des torrents de larmes ; et cet état, comparé à celui dont je sortais, n’était pas sans quelques plaisirs ; je pleurai fortement, longtemps, et fus soulagé. Quand je me trouvai bien remis, je revins auprès de Julie, je repris sa main. Elle tenait son mouchoir ; je le sentis fort mouillé. « Ah ! lui dis-je tout bas, je vois que nos cœurs n’ont jamais cessé de s’entendre ! – Il est vrai, dit-elle d’une voix altérée, mais que ce soit la dernière fois qu’ils auront parlé sur ce ton. » Livre IV, 17 Émile ou de l’éducation (1762) Projet conçu dans le prolongement des Discours, Émile expose une conception révolutionnaire de la pédagogie basée sur une ontologie radicalement novatrice : la dualité du corps et de l’âme, inhérente à la conception cartésienne (et chrétienne), cède à l’idée de continuité du biologique et du spirituel. Pour Rousseau le corps ne s’oppose pas à l’esprit, il est son support, la base même de son développement. De même, il n’y a pas de rupture, mais une continuité entre la nature et l’homme : en cela Rousseau sera l’inspirateur des conceptions Modernes, y compris l’écologie. Pour mon élève, ou plutôt celui de la nature, exercé de bonne heure à se suffire à lui-même autant qu’il est possible, il ne s’accoutume point à recourir sans cesse aux autres, encore moins à leur étaler son grand savoir. En revanche, il juge, il prévoit, il raisonne en tout ce qui se rapproche immédiatement à lui. Il ne jase pas, il agit ; il ne sait pas un mot de ce qui se fait dans le monde, mais il sait fort bien faire ce qui lui convient. Comme il est sans cesse en mouvement, il est forcé d’observer beaucoup de choses, de connaître beaucoup d’effets ; il acquiert de bonne heure une grande expérience, il prend ses leçons de la nature et non pas des hommes ; il s’instruit d’autant mieux qu’il ne voit nulle part l’intention de l’instruire. Ainsi son corps et son esprit s’exercent à la fois. Agissant toujours d’après sa pensée, et non d’après celle d’un autre, il unit continuellement deux opérations ; plus il se rend fort et robuste, plus il devient sensé et judicieux. C’est le moyen d’avoir un jour ce qu’on croit incompatible, et ce que presque tous les grands hommes ont réuni, la force du corps et celle de l’âme, la raison d’un sage et la vigueur d’un athlète. (...) Tout ce qui donne du mouvement au corps sans le contraindre est toujours facile à obtenir des enfants. Il y a mille moyens de les intéresser à mesurer, à connaître, à estimer les distances. Voilà un cerisier fort haut, comment ferons-nous pour cueillir des cerises ? L’échelle de la grange est-elle bonne pour cela ? Voilà un ruisseau fort large, comment le traverserons-nous ? une des planches de la cour posera-t-elle sur les deux bords ? Nous voudrions, de nos fenêtres, pêcher dans les fossés du château ; combien de brasses doit avoir notre ligne ? Je voudrais faire une balançoire entre ces deux arbres ; une corde de deux toises nous suffira-t-elle ? On me dit que dans l’autre maison notre chambre aura vingt-cinq pieds carrés ; croyez-vous qu’elle nous convienne ? sera-t-elle plus grande que celle-ci ? Nous avons grand-faim ; voilà deux villages ; auquel des deux serons-nous plus tôt pour dîner ? Livre II ***** En quoi donc consiste la sagesse humaine ou la route du vrai bonheur ? Ce n’est pas précisément diminuer nos désirs ; car, s’ils étaient au-dessous de notre puissance, une partie de nos facultés resterait oisive, et nous ne jouirions pas de tout notre être. Ce n’est pas non plus à étendre nos facultés, car si nos désirs s’étendaient à la fois en plus grand rapport, nous n’en deviendrions que plus misérables : mais c’est à diminuer l’excès des désirs sur les facultés, et à mettre en égalité parfaite la puissance et la volonté. C’est alors seulement que, toutes les forces étant en action, l’âme cependant restera paisible, et que l’homme se trouvera bien ordonné. (...) Quand on dit que l’homme est faible, que veut-on dire ? Ce mot de faiblesse indique un rapport, un rapport de l’être auquel on l’applique. Celui dont la force passe les besoins, fût-il un insecte, un ver, est un être fort ; celui dont les besoins passent la force, fût-il un éléphant, un lion, fût-il un conquérant, un héros, fût-il un Dieu, c’est un être faible. L’Ange rebelle qui méconnut sa nature était plus faible que l’heureux mortel qui vit en paix selon la sienne. L’homme est très fort quand il se contente d’être ce qu’il est, il est très faible quand il veut s’élever au-dessus de l’humanité. N’allez donc pas vous figurer qu’en étendant vos facultés vous étendez vos forces ; vous les diminuez, au contraire, si votre orgueil s’étend plus qu’elles. Mesurons le rayon de notre sphère, et restons au centre comme l’insecte au milieu de sa toile; nous nous suffirons toujours nous-mêmes, et nous n’aurons point à nous plaindre de notre faiblesse, car nous ne la sentirons jamais. Livre II ***** Lecteur, j’aurai beau faire, je sens bien que vous et moi ne verrons jamais mon Émile sous les mêmes traits ; vous vous le figurez toujours semblable à vos jeunes gens, toujours étourdi, pétulant, volage, errant de fête en fête, d’amusement en amusement, sans jamais pouvoir se fixer rien. Vous rirez de me voir faire un contemplatif, un philosophe, un vrai théologien, d’un jeune homme ardent, vif, emporté, fougueux, dans l’âge le plus bouillant de la vie. Vous direz : ce rêveur poursuit toujours sa chimère ; en nous donnant un élève de sa façon, il ne le forme pas seulement, il le crée, il le tire de son cerveau ; et croyant toujours suivre : la nature, il s’en écarte à chaque instant. Moi, comparant mon élève aux vôtres, je trouve à peine ce qu’ils peuvent avoir de commun. Nourri si différemment, c’est presque un miracle s’il leur ressemble en quelque chose. Comme il a passé son enfance dans toute la liberté qu’ils prennent dans leur jeunesse, il commence à prendre dans sa jeunesse la règle à laquelle on les a soumis enfants : cette règle devient leur fléau, ils la prennent en horreur, ils n’y voient que la longue tyrannie des maîtres, ils croient ne sortir de l’enfance qu’en secouant toute espèce de joug, ils se dédommagent alors de la longue contrainte où on les a tenus, comme un prisonnier, délivré des fers, étend, agite et fléchit ses membres. Émile, au contraire, s’honore de se faire homme, et de s’assujettir au joug de la raison naissante ; son corps, déjà formé, n’a plus besoin des mêmes mouvements, et commence à s’arrêter de lui-même, tandis que son esprit, à moitié développé, cherche à son tour à prendre l’essor. Ainsi l’âge de raison n’est pour les uns que l’âge de la licence ; pour l’autre, il devient l’âge du raisonnement. (...) Il a, dans ses travaux et dans ses jeux, appris à penser. Parvenu donc à ce terme par cette route, il se trouve tout disposé pour celle où je l’introduis ; les sujets de réflexion que je lui présente irritent sa curiosité, parce qu’ils sont beaux par eux-mêmes, qu’ils sont tout nouveaux pour lui, et qu’il est en état de les comprendre. Au contraire, ennuyés, excédés de vos fades leçons, de vos longues morales, de vos éternels catéchismes, comment vos jeunes gens ne se refuseraient-ils pas à l’application d’esprit qu’on leur a rendue triste, aux lourds préceptes dont on n’a cessé de les accabler, aux méditations sur l’auteur de leur être, dont on a fait l’ennemi de leurs plaisirs ? Ils n’ont conçu pour tout cela qu’aversion, dégoût, ennui, la contrainte les en a rebutés ; le moyen désormais qu’ils s’y livrent quand ils commencent à disposer d’eux ? Il leur faut du nouveau pour leur plaire, il ne leur faut plus rien de ce qu’on dit aux enfants. C’est la même chose pour mon élève ; quand il devient homme, je lui parle comme à un homme, et ne lui dis que des choses nouvelles ; c’est précisément parce qu’elles ennuient les autres qu’il doit les trouver de son goût. Livre IV Les Confessions (1765-1770) Il ne s’agit pas seulement d’une autobiographie, mais aussi d’une nouvelle sensibilité individualiste qui annonce les confessions romantiques d’Alfred de Musset, de Benjamin Constant, de Stendhal et de tant d’autres. Je forme une entreprise qui n’eut jamais d’exemple et dont l’exécution n’aura point d’imitateur. Je veux montrer à mes semblables un homme dans toute la vérité de la nature ; et cet homme ce sera moi. Moi seul. Je sens mon cœur et je connais les hommes. Je ne suis fait comme aucun de ceux que j’ai vus ; j’ose croire n’être fait comme aucun de ceux qui existent. Si je ne vaux pas mieux, au moins je suis autre. Si la nature a bien ou mal fait de briser le moule dans lequel elle m’a jeté, c’est ce dont on ne peut juger qu’après m’avoir lu. Que la trompette du jugement dernier sonne quand elle voudra, je viendrai, ce livre à la main, me présenter devant le souverain juge. Je dirai hautement : « Voilà ce que j’ai fait, ce que j’ai pensé, ce que je fus. J’ai dit le bien et le mal avec la même franchise. Je n’ai rien tu de mauvais, rien ajouté de bon, et s’il m’est arrivé d’employer quelque ornement indifférent, ce n’a jamais été que pour remplir un vide occasionné par mon défaut de mémoire ; j’ai pu supposer vrai ce que je savais avoir pu l’être, jamais ce que je savais être faux. Je me suis montré tel que je fus : méprisable et vil quand je l’ai été, bon, généreux, sublime, quand je l’ai été : j’ai dévoilé mon intérieur tel que tu l’as vu toi-même, Être éternel. Rassemble autour de moi l’innombrable foule de mes semblables ; qu’ils écoutent mes confessions, qu’ils gémissent de mes indignités, qu’ils rougissent de mes misères. Que chacun d’eux découvre à son tour son cœur aux pieds de ton trône avec la même sincérité, et puis qu’un seul te dise, s’il ose : « Je fus meilleur que cet homme-là ». Livre I Les Rêveries d’un promeneur solitaire (1776) C’est moins une suite des Confessions qu’une notation des sentiments et impressions, libérée des entraves et des conventions sociales et qui donne lieu à une écriture étonnamment moderne. Seconde promenade Depuis quelques jours on avait achevé la vendange ; les promeneurs de la ville s’étaient déj retirés ; les paysans aussi quittaient les champs jusqu’aux travaux d’hiver. La campagne, encore verte et riante, mais défeuillée en partie et déjà presque déserte, offrait partout l’image de la solitude et des approches de l’hiver. Il résultait de son aspect un mélange d’impression douce et triste, trop analogue à mon âge et à mon sort pour que je ne m’en fisse pas l’application. Je me voyais au déclin d’une vie innocente et infortunée, l’âme encore pleine des sentiments vivaces, et l’esprit encore orné de quelques fleurs, mais déjà flétris par la tristesse et desséchées par les ennuis. Seul et délaissé, je sentais venir le froid des premières glaces, et mon imagination tarissante ne peuplait plus ma solitude d’êtres formés selon mon cœur. Je me disais en soupirant : « Qu’ai-je fait ici bas ? J’étais pour vivre, et je meurs sans avoir vécu. Au moins ce n’a pas été ma faute, et je porterai à l’auteur de mon être, sinon l’offrande des bonnes œuvres qu’on ne m’a pas laissé faire, du moins un tribut de bonnes intentions frustrées, de sentiments sains, mais rendus sans effet, et d’une patience à l’épreuve des mépris des hommes. » Je m’attendrissais sur ces réflexions ; je récapitulais les mouvements de mon âme dès ma jeunesse, et pendant mon âge mûr, et depuis qu’on m’a séquestré de la société des hommes, et durant la longue retraite dans laquelle je dois achever mes jours. Je revenais avec complaisance sur toutes les affections de mon cœur, sur ses attachements si tendres, mais si aveugles, sur les idées moins tristes que consolantes dont mon esprit s’était nourri depuis quelques années, et je me préparais à les rappeler assez pour les décrire avec un plaisir presque égal à celui que j’avais pris à m’y livrer. Cinquième Promenade Quand le lac agité ne me permettait pas la navigation, je passais mon après-midi à parcourir l’île, en herborisant à droite et à gauche, m’asseyant tantôt dans les réduits les plus riants et les plus solitaires pour y rêver à mon aise, tantôt sur les terrasses et les tertres, pour parcourir des yeux le superbe et ravissant coup d’œil du lac et de ses rivages, couronnés d’un côté par des montagnes prochaines, et de l’autre élargis en riches et fertiles plaines, dans lesquelles la vue s’étendait jusqu’aux montagnes bleuâtres, plus éloignées, qui la bornaient. Quand le soir approchait, je descendais des cimes de l’île, et j’allais volontiers m’asseoir au bord du lac, sur la grève, dans quelque asile caché ; là, le bruit des vagues et l’agitation de l’eau, fixant mes sens et chassant de mon âme toute autre agitation, la plongeaient dans une rêverie délicieuse, où la nuit me surprenait souvent sans que je m’en fusse aperçu. Le flux et reflux de cette eau, son bruit continu, mais renflé par intervalles, frappant sans relâche mon oreille et mes yeux, suppléaient aux mouvements internes que la rêverie éteignait en moi, et suffisaient pour me faire sentir avec plaisir mon existence, sans prendre la peine de penser. De temps à autre naissait quelque faible et courte réflexion sur l’instabilité des choses de ce monde dont la surface des eaux m’offrait l’image ; mais bientôt ces impressions légères, s’effaçaient dans l’uniformité du mouvement continu qui me berçait, et qui, sans aucun concours actif de mon âme, ne laissait pas de m’attacher au point qu’appelé par l’heure et par le signal convenu, je ne pouvais m’arracher de là sans effort. (…) De quoi jouit-on dans une pareille situation ? De rien d’extérieur à soi, de rien sinon de soi-même et de sa propre existence ; tant que cet état dure, on se suffit à soi-même, comme Dieu. Le sentiment de l’existence dépouillé de toute autre affection est par lui-même un sentiment précieux de contentement et de paix, qui suffirait seul pour rendre cette existence chère et douce à qui saurait écarter de soi toutes les impressions sensuelles et terrestres qui viennent sans cesse nous en distraire, et en troubler ici-bas la douceur. Mais la plupart des hommes, agités de passions continuelles, connaissent peu cet état, et ne l’ayant goûté qu’imparfaitement durant peu d’instants, n’en conservent qu’une idée obscure et confuse, qui ne leur en fait pas sentir le charme. Il ne serait pas même bon, dans la présente constitution des choses, qu’avides de ces douces extases, ils s’y dégoûtassent de la vie active dont leurs besoins toujours renaissants leur prescrivent le devoir. Mais un infortuné qu’on a retranché de la société humaine, et qui ne peut plus rien faire ici-bas d’utile et de bon pour autrui ni pour soi, peut trouver, dans cet état, toutes les félicités humaines des dédommagements que la fortune et les hommes ne lui sauraient ôter. Lettre à Voltaire sur le désastre de Lisbonne (1756) La lettre est une réaction au poème de Voltaire sur le cataclysme qui a profondément impressionné l’auteur de Candide au point de mettre en doute la théodicée leibnizienne et, conjointement, la vision optimiste du poète anglais Alexander Pope (An Essay on Man, 1734). Rousseau reproche Voltaire cette attitude pessimiste, résignée. 18 août 1756 Vos deux derniers poèmes, Monsieur, me sont parvenus dans ma solitude, et quoique mes amis connaissent l’amour que j’ai pour vos écrits, je ne sais de quelle part ceux-ci me pourraient venir, à moins que ce ne soit de la vôtre… Je ne vous dirai pas que tout m’en plaise également, mais les choses qui m’y blessent ne font que m’inspirer plus de confiance pour celles qui me transportent…. Tous mes griefs sont donc contre votre Poème sur le désastre de Lisbonne, parce que j’en attendais des effets plus dignes de l’Humanité qui paraît vous l’avoir inspiré. Vous reprochez à Pope et à Leibniz d’insulter à nos maux en soutenant que tout est bien, et vous amplifiez tellement le tableau de nos misères que vous en aggravez le sentiment : au lieu de consolations que j’espérais, vous ne faites que m’affliger ; on dirait que vous craignez que je ne voie pas assez combien je suis malheureux, et vous croiriez, ce semble, me tranquilliser beaucoup en me prouvant que tout est mal. Ne vous y trompez pas, Monsieur, il arrive tout le contraire de ce que vous proposez. Cet optimisme que vous trouvez si cruel, me console pourtant dans les mêmes douleurs que vous me peignez comme insupportables. Le Poème de Pope adoucit mes maux, et me porte à la patience, le vôtre aigrit mes peines, m’excite au murmure, et m’ôtant tout hors une espérance ébranlée, il me réduit au désespoir. Dans cette étrange opposition qui règne entre ce que vous prouvez et ce que j’éprouve, clamez la perplexité qui m’agite, et dites-moi qui s’abuse du sentiment ou de la raison. « Homme, prends patience, me disent Pope et Leibniz. Tes maux sont un effet nécessaire de ta nature, et de la constitution de cet univers. Si l’Être éternel n’a pas mieux fait, c’est qu’il ne pouvait mieux faire. » Que me dit maintenant votre poème ? « Souffre à jamais, malheureux. S’il est un Dieu qui t’ait créé, sans doute il est tout-puissant ; il pouvait prévenir tous tes maux : n’espère donc jamais qu’ils finissent ; car on ne saurait voir pourquoi tu existes, si ce n’est pour souffrir et mourir. » Je ne sais ce qu’une pareille doctrine peut avoir de plus consolant que l’optimisme, et que la fatalité même : pour moi, j’avoue qu’elle me paraît plus cruelle encore que le manichéisme. Si l’embarras de l’origine du mal vous forçait d’altérer quelqu’une des perfections de Dieu, pourquoi justifier sa puissance aux dépens de sa bonté ? S’il faut choisir entre deux erreurs, j’aime encore mieux la première. (...) Je ne vois pas qu’on puisse chercher la source du mal moral ailleurs que dans l’homme libre, perfectionné, partant corrompu ; et, quant aux maux physiques, ils sont inévitables dans tout système dont l’homme fait partie ; la plupart de nos maux physiques sont encore notre ouvrage. Sans quitter votre sujet de Lisbonne, convenez, par exemple, que la nature n’avait point rassemblé l vingt mille maisons de six à sept étages, et que si les habitants de cette grande ville eussent été dispersés plus également, et plus légèrement logés, le dégât eût été beaucoup moindre, et peut-être nul. Combien de malheureux ont péri dans ce désastre, pour vouloir prendre l’un ses habits, l’autre ses papiers, l’autre son argent ? Vous auriez voulu, et qui ne l’eût pas voulu ! que le tremblement se fût fait au fond d’un désert. Mais que signifierait un pareil privilège ? (...) Serait-ce à dire que la nature doit être soumise à nos lois ? J’ai appris dans Zadig, et la nature me confirme de jour en jour, qu’une mort accélérée n’est pas toujours un mal réel et qu’elle peut passer quelquefois pour un bien relatif. De tant d’hommes écrasés sous les ruines de Lisbonne, plusieurs, sans doute, ont évité de plus grands malheurs ; et malgré ce qu’une pareille description a de touchant, et fournit à la poésie, il n’est pas sûr qu’un seul de ces infortunés ait plus souffert que si, selon le cours ordinaire des choses, il eût attendu dans de longues angoisses la mort qui l’est venue surprendre. Pour revenir, Monsieur, au système que vous attaquez, je crois qu’on ne peut l’examiner convenablement, sans distinguer avec soin le mal particulier, dont aucun philosophe n’a jamais nié l’existence, du mal général que nie l’optimisme. Il n’est pas question de savoir si chacun de nous souffre ou non, mais s’il était bon que l’univers fût, et si nos maux étaient inévitables dans la constitution de l’univers, et au lieu de Tout est bien, il vaudrait peut-être mieux dire : Le tout est bien, ou Tout est bien pour le tout. Alors il est très évident qu’aucun homme ne saurait donner des preuves directes ni pour ni contre. Si je ramène ces questions diverses à leur principe commun, il me semble qu’elles se rapportent toutes à celle de l’existence de Dieu. Si Dieu existe, il est parfait ; s’il est parfait, il est sage, puissant et juste ; s’il est juste et puissant, mon âme est immortelle ; si mon âme est immortelle, trente ans de vie ne sont rien pour moi, et sont peut-être nécessaires au maintien de l’univers. Si l’on m’accorde la première proposition, jamais on n’ébranlera les suivantes ; si on la nie, il ne faut point disputer sur ses conséquences. Non, j’ai trop souffert en cette vie pour n’en pas attendre une autre. Toutes les subtilités de la métaphysique ne me feront pas douter un moment de l’immortalité de l’âme, et d’une Providence bienfaisante. Denis Diderot (5.10. 1713 Langres - 30.7. 1784 Paris) Il est avant tout connu comme un des organisateurs et auteurs de la vaste entreprise que fut la rédaction et la publication de l’Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers (1751-1772, 35 tomes dont 17 contenant les entrées, 11 contenant les illustrations, 2 les index et 5 les suppléments). En fait les activités de Diderot furent beaucoup plus variées, ainsi que sa pensée qui, jugée souvent contradictoire, n’en était pas moins vivifiante pour la postérité. Comme Rousseau, Diderot fut un provincial qui connut des débuts difficiles avant de s’imposer. Il fut l’aîné de sept enfants dans une famille aisée de Langres où son père exerçait le métier de coutelier. La famille destinait Denis à une carrière ecclésiastique: on l’envoya d’abord au collège des jésuites de Langres, ensuite à Paris où il devint maître ès arts en 1732. En rupture avec sa famille, il fuit la carrière ecclésiastique, perd la foi. Pendant près de dix ans il vit d’expédients en exerçant divers métiers: il enseigne les mathématiques, rédige les sermons d’un ecclésiastique, redevient précepteur, songe à devenir comédien. D’un naturel sociable, il se lie d’amitié avec Rousseau, Grimm, d’Alembert, plus tard avec le baron d’Holbach, Mme d’Épinay, Mme d’Houdetot et bien d’autres. En 1743, il brave encore l’interdit de la famille, qui tente de l’enfermer dans un couvent, en épousant une lingère, Antoinette Champion, qu’il aimera bien moins, par la suite, que leur fille Angélique. Diderot trouvera par contre une âme sœur dans Sophie Volland, avec laquelle il entretiendra une correspondance suivie depuis 1756 jusqu’à la mort de son amie. Vers 1745 il s’affirme enfin comme écrivain et penseur avec la traduction libre de l’Essai sur le mérite et la vertu de Shaftesbury (1745) et avec les Pensées philosophiques (1746) où il attaque le christianisme au nom de la religion naturelle. Il publie aussi un roman philosophique et libertin Les Bijoux indiscrets (1747). Le scepticisme religieux et le matérialisme affiché de la Lettre sur les aveugles à l’usage de ceux qui voient (1749) lui valent la prison de Vincennes où Rousseau viendra lui rendre visite (leur rupture ne va se produire que plus tard, définitivement après la Lettre à d’Alembert sur les spectacles de Rousseau, en 1761). Dès 1746, il s’engage auprès du libraire Le Breton à diriger, avec son ami d’Alembert, les travaux de l’Encyclopédie, tâche écrasante de plus de vingt ans, qui ne l’empêche pas pour autant de rédiger en même temps la majorité de son œuvre philosophique et littéraire. L’indépendance de sa pensée est freinée dès 1765, l’année où, pour pouvoir constituer une dot pour sa fille Angélique, Diderot vend sa bibliothèque à Catherine, l’impératrice de Russie. Celle-ci lui impose des obligations en échange de la jouissance viagère des biens vendus. Le philosophe devient son agent et conseiller pour les acquisitions et achats d’œuvres d’art, il lui recommande le sculpteur Falconet pour la statue de Pierre le Grand. En 1773, il arrive à Saint-Pétersbourg sur l’invitation de l’impératrice qui le convie à des entretiens philosophiques tout en exploitant ce patronage sur le plan politique et diplomatique: Diderot se sent manipulé sans déroger à la liberté de pensée comme le montrent le Plan d’une université ou d’une éducation publique dans toutes les sciences ou les Principes de la politique des souverains (in: Mémoires pour Catherine II). Par son œuvre, Diderot a influencé radicalement plusieurs domaines, entre autres le théâtre où il s’est imposé surtout comme théoricien. Il propose le renouveau du genre dramatique par le drame et la comédie sérieuse. Le drame est « une tragédie domestique et bourgeoise » opposée à la tragédie héroïque. D’où la nécessité d’une nouvelle thématique, puisée dans la vie quotidienne de la famille bourgeoise. La peinture des conditions (professions) et des relations familiales et sociales doit remplacer les caractères et l’intrigue de la tragédie classique. Le drame doit aussi avoir un but moral, il doit attaquer le mal social au nom de la raison, de la nature et du sentiment. Si Diderot veut, en principe, maintenir les unités dramatiques tout en leur conférant une assise différente (notamment en ce qui concerne l’unité de ton), il projette de remplacer la tension dramatique et les coups de théâtre par les tableaux pathétiques. Il accorde une attention particulière au décor qui doit devenir précis, voire réaliste. La prose est préférée aux vers, car elle est plus naturelle, plus vraie. La mimique et le jeu doit avoir autant d’importance que les paroles, les acteurs ont même le droit d’improviser leur répliques si la situation momentanément créée y invite. Par ses idées théoriques, Diderot devance, en leur servant d’inspiration, les auteurs et metteurs en scène du 19^e siècle: la comédie bourgeoise et la pièce à thèse d’Augier, Dumas fils, d’Hervieu, les conceptions du Théâtre libre d’Antoine. Parmi les écrits théoriques de Diderot, il convient de citer le Discours sur la poésie dramatique (1758), les Entretiens sur le Fils naturel (1771), Le Paradoxe sur le comédien (1778). Diderot est aussi l’auteur des drames Le Fils naturel (1757), Le Père de famille (1758) et de la comédie Est-il bon? Est-il méchant? (1781). Denis Diderot est un des fondateurs de la critique d’art et de la théorie esthétique moderne. Pour l’Encyclopédie il rédige l’article « Beau », il publie aussi le Traité du beau (1751), alors que l’Essai sur la peinture ne paraît qu’en édition posthume (1796). Il est surtout l’auteur d’un grand nombre de critiques consacrées à la peinture - les Salons (1759-1781), destinés primitivement à la Correspondance littéraire de son ami Melchior, baron de Grimm. Bien des peintres et sculpteurs sont ses amis: Greuse, Falconet, Chardin, Vernet, La Tour. Ses idées esthétiques essaiment dans plusieurs autres œuvres: les Lettres à Sophie Volland, Le Neveu de Rameau, les Entretiens sur le Fils naturel. L’esthétique de Diderot accorde une place importante à l’intensité de l’émotion et la sensibilité. En même temps il procède à une analyse philosophique du beau qui, pour lui, est la fois absolu, puisqu’il se définit par ses principes, et relatif à l’objet variable de l’œuvre. Cette conception prélude aux idées de Kant et à l’esthétique moderne. Diderot est aussi le défenseur de l’autonomie de l’art. Le Diderot philosophe est un penseur protéiforme qui procède par dédoublement et questionnement. En fait, il apporte moins de réponses qu’il ne pose de questions, celles que la philosophie s’efforcera par la suite d’éclaircir: telle l’épaisseur ontologique et noétique du présent, à la fois déterminé par le passé, mais indéterminé par rapport à l’avenir, telle aussi la nature paradoxale de la morale, à la fois absolue et relative, le caractère limité, mais aussi absolu de la raison. La stratégie dialogique de certains textes philosophiques - Le Neveu de Rameau (1762) ou Jacques le fataliste (1763) - lui permet d’exposer la problématique en adoptant, à tour de rôle, des prises de position contraires. Parmi les œuvres majeures, il faut compter encore les Pensées sur l’interprétation de la nature (1754), Le rêve de d’Alembert (réd. 1769, publ. 1830) l’Entretien entre d’Alembert et Diderot (réd. 1769, publ. 1830). Certains de ses écrits - Le Neveu de Rameau (1762) ou Jacques le fataliste (1763) - sont aussi reconnus, aujourd’hui, comme des textes fondamentaux de la prose moderne, au même titre que le roman La Religieuse (réd. 1760, publ. 1796). Admirateur des Anglais Sterne et Richardson, Diderot contribue, à côté de Rousseau, à la promotion de la nouvelle sensibilité et des nouveaux goûts préromantiques. Entretiens sur le Fils naturel (1757) Les Entretiens sont publiés en même temps que la pièce qui illustre la nouvelle conception du théâtre que Diderot décide d’appeler drame (action en grec). Dorval est le personnage de la pièce qui, ici, dialogue avec son auteur. MOI. – Mais, quels seront les sujets de ce comique sérieux, que vous regardez comme une branche nouvelle du genre dramatique ? Il n’y a, dans la nature humaine, qu’une douzaine, tout au plus, de caractères vraiment comiques et marqués de grands traits. DORVAL. – Je le pense. MOI. – Les petites différences qui se remarquent dans les caractères des hommes ne peuvent être maniées aussi heureusement que les caractères tranchés. DORVAL. – Je le pense. Mais savez-vous ce qui s’ensuit de là ? … Que ce ne sont plus, à proprement parler, les caractères qu’il faut mettre sur la scène, mais les conditions. Jusqu’à présent, dans la comédie, le caractère a été l’objet principal, et la condition n’a été que l’accessoire ; il faut que la condition devienne aujourd’hui l’objet principal, et que le caractère ne soit que l’accessoire. C’est du caractère qu’on tirait toute l’intrigue. On cherchait en général les circonstances qui le faisaient sortir, et l’on enchaînait ces circonstances. C’est la condition, ses devoirs, ses avantages, ses embarras, qui doivent servir de base à l’ouvrage. Il me semble que cette source est plus féconde, plus étendue et plus utile que celle des caractères. Pour peu que le caractère fût chargé, un spectateur pouvait se dire à lui-même, ce n’est pas moi. Mais il ne peut se cacher que l’état qu’on joue devant lui ne soit le sien ; il ne peut méconnaître ses devoirs. Il faut absolument qu’il s’applique à ce qu’il entend. MOI. – Il me semble qu’on a déjà traité plusieurs de ces sujets. DORVAL. – Cela n’est pas. Ne vous y trompez point. MOI. – N’avons-nous pas des financiers dans nos pièces ? DORVAL. – Sans doute, il y en a. Mais le financier n’est pas fait. MOI. – On aurait de la peine à en citer une sans un père de famille. DORVAL. – J’en conviens ; mais le père de famille n’est pas fait. En un mot, je vous demanderai si les devoirs des conditions, leurs avantages, leurs inconvénients, leurs dangers ont été mis sur la scène. Si c’est la base de l’intrigue et de la morale de nos pièces. Ensuite, si ces devoirs, ces avantages, ces inconvénients, ces dangers ne nous montrent pas, tous les jours, les hommes dans les situations très embarrassantes. MOI. – Ainsi, vous voudriez qu’on jouât l’homme de lettres, le philosophe, le commerçant, le juge, l’avocat, le politique, le citoyen, le magistrat, le financier, le grand seigneur, l’intendant. DORVAL. – Ajoutez à cela toutes les relations : le père de famille, l’époux, la sœur, les frères. Le père de famille ! Quel sujet, dans un siècle tel que le nôtre, où il ne paraît pas qu’on ait la moindre idée de ce que c’est qu’un père de famille ! Songez qu’il se forme tous les jours des conditions nouvelles. Songez que rien, peut-être, ne nous est moins connu que les conditions, et ne doit nous intéresser davantage. Nous avons chacun notre état dans la société ; mais nous avons affaire à des hommes de tous les états. Les conditions ! combien de détails importants ; d’actions publiques et domestiques ! de vérités inconnues ! de situations nouvelles à tirer de ce fonds ! Et les conditions n’ont-elles pas entre elles les mêmes contrastes que les caractères ? Et le poète ne pourra-t-il pas les opposer ? Le Père de famille (1758) Ce drame bourgeois en cinq actes, représenté pour la première fois en 1761, met en scène les amours contrariés de Saint-Albin et de Sophie, simple ouvrière d’origine inconnue. On songe même enfermer Sophie dans un couvent pour empêcher le mariage. Elle est secourue par Cécile, la sœur de Saint-Albin, qui obtient de Germeuil, ami du père, de cacher la malheureuse. Or, le commandeur d’Auville qui avait formé le projet du couvent s’aperçoit que Sophie est en fait sa nièce. Rien ne s’oppose, dès lors, au double mariage : de Saint-Albin avec Sophie, de Cécile avec Germeuil. Acte II, scène 2 En conflit, avec son père, au sujet de son mariage, Cécile évoque elle aussi le couvent. LE PÈRE DE FAMILLE Ma fille, avez-vous réfléchi ? CÉCILE Oui, mon père. LE PÈRE DE FAMILLE Qu’avez-vous résolu ? CÉCILE De faire en tout votre volonté. LE PÈRE DE FAMILLE Je m’attendais à cette réponse. CÉCILE Si cependant il m’était permis de choisir un état… LE PÈRE DE FAMILLE Quel est celui que vous préféreriez ?… Vous hésitez… Parlez, ma fille. CÉCILE Je préférerais la retraite. LE PÈRE DE FAMILLE Que voulez-vous dire ? Un couvent ? CÉCILE Oui, mon père. Je ne vois que cet asile contre les peines que je crains. LE PÈRE DE FAMILLE Vous craignez des peines, et vous ne pensez pas à celles que vous me causeriez ? Vous m’abandonneriez ? Vous quitteriez la maison de votre père pour un cloître ? La société de votre oncle, de votre frère et la mienne, pour la servitude ? Non ma fille, cela ne sera point. Je respecte la vocation religieuse ; mais ce n’est pas la vôtre. La nature, en vous accordant les qualités sociales, ne vous destina point à l’inutilité… Cécile, vous soupirez… Ah ! Si ce dessein te venait de quelque cause secrète, tu ne sais pas le sort que tu te préparerais. Tu n’as pas entendu les gémissements des infortunées dont tu iras augmenter le nombre. Ils percent la nuit et le silence de leurs prisons. C’est alors, mon enfant, que les larmes coulent amères et sans témoin, et que les couches solitaires en sont arrosées… Mademoiselle, ne me parlez jamais de couvent… Je n’aurai point donné la vie à un enfant, je ne l’aurai point élevé ; je n’aurai point travaillé sans relâche à assurer son bonheur, pour le laisser descendre tout vif dans un tombeau ; et avec lui, mes espérances et celles de la société trompées… Et qui la repeuplera de citoyens vertueux, si les femmes les plus dignes d’être les mères de famille s’y refusent ? CÉCILE Je vous ai dit, mon père, que je ferais en tout votre volonté. LE PÈRE DE FAMILLE Ne me parlez donc jamais de couvent. CÉCILE Mais j’ose espérer que vous ne contraindrez pas votre fille à changer d’état, et que, du moins, il lui sera permis de passer des jours tranquilles et libres à côté de vous. LE PÈRE DE FAMILLE Si je ne considérais que moi, je pourrais approuver ce parti. Mais je dois vous ouvrir les yeux sur un temps où je ne serai plus… Cécile, la nature a ses vues ; et si vous regardez bien, vous verrez sa vengeance sur tous ceux qui les ont trompées ; les hommes, punis du célibat par le vice ; les femmes, par le mépris et par l’ennui… Vous connaissez les différents états ; dites-moi, en est-il un plus triste et moins considéré que celui d’une fille âgée ? Mon enfant, passé trente ans, on suppose quelque défaut de corps ou d’esprit à celle qui n’a trouvé personne qui fût tenté de supporter avec elle les peines de la vie. Que cela soit ou non, l’âge avance, les charmes passent, les hommes s’éloignent, la mauvaise humeur prend ; on perd ses parents, ses connaissances, ses amis. Une fille surannée n’a plus autour d’elle que des indifférents qui la négligent, ou des âmes intéressées qui comptent ses jours. Elle le sent, elle s’en afflige ; elle vit sans qu’on la console, et meurt sans qu’on la pleure. CÉCILE Cela est vrai. Mais est-il un état sans peine ; et le mariage n’a-t-il pas les siennes ? LE PÈRE DE FAMILLE. Qui le sait mieux que moi ? Vous me l’apprenez tous les jours. Mais c’est un état que la nature impose. C’est la vocation de tout ce qui respire… Ma fille, celui qui compte sur un bonheur sans mélange, ne connaît ni la vie de l’homme, ni les desseins du ciel sur lui… Si le mariage expose des peines cruelles, c’est aussi la source des plaisirs les plus doux. Où sont les exemples de l’intérêt pur et sincère, de la tendresse réelle, de la confiance intime, des secours continus, des satisfactions réciproques, des chagrins partagés, des soupirs entendus, des larmes confondues, si ce n’est dans le mariage ? Qu’est-ce que l’homme de bien préfère à sa femme ? Qu’y a-t-il au monde qu’un père aime plus que son enfant ?… Ô lien sacré des époux, si je pense à vous, mon âme s’échauffe et s’élève !… Ô noms tendres de fils et de fille, je ne vous prononçai jamais sans tressaillir, sans être touché ! Rien n’est plus doux à mon oreille ; rien n’est plus intéressant mon cœur… Cécile, rappelez-vous la vie de votre mère : en est-il une plus douce que celle d’une femme qui a employé sa journée à remplir les devoirs d’épouse attentive, de mère tendre, de maîtresse compatissante ?… Quel sujet de réflexion délicieuse elle emporte en son cœur, le soir, quand elle se retire ! Le Neveu de Rameau (1762-1780) Ce dialogue curieux entre le moi et un autre moi attribué à Jean-François Rameau, neveu du compositeur Jean-Philippe Rameau, et une sorte de raté génial, bohème avant le temps, fut découvert par Gœthe qui, en 1805, le traduisit en allemand. C’est par son biais que le public français découvre cet ouvrage, dont la version authentique ne fut publiée qu’en 1891, grâce au manuscrit retrouvé. La lecture du dialogue déroute par l’effet de la perspective narrative qui efface la charpente axiologique. Le lecteur n’aura jamais d’appui pour établir la « vraie » pensée de Diderot qui se plaît à se contredire. Qu’il fasse beau, qu’il fasse laid, c’est mon habitude d’aller sur les cinq heures du soir me promener au Palais-Royal. C’est moi qu’on voit toujours seul, rêvant sur le banc d’Argenson. Je m’entretiens avec moi-même de politique, d’amour, de goût ou de philosophie. J’abandonne mon esprit à tout son libertinage. Je le laisse maître de suivre la première idée sage ou folle qui se présente, comme on voit, dans l’allée de Foy, nos jeunes dissolus marcher sur les pas d’une courtisane à l’air éventé, au visage riant, à l’œil vif, au nez retroussé, quitter celle-ci pour une autre, les attaquant toutes et ne s’attachant à aucune. Mes pensées, ce sont mes catins. Si le temps est trop froid, ou trop pluvieux, je me réfugie au café de la Régence ; là, je m’amuse à voir jouer aux échecs. Paris est l’endroit du monde, et le café de la Régence est l’endroit de Paris où l’on joue le mieux à ce jeu. C’est chez Rey que font assaut Legal le profond, Philidor le subtil, le solide Mayot, qu’on voit les coups les plus surprenants et qu’on entend les plus mauvais propos ; car si l’on peut être homme d’esprit et grand joueur d’échecs comme Legal, on peut être aussi un grand joueur d’échecs et un sot comme Foubert et Mayot. Un après-dîner, j’étais là, regardant beaucoup, parlant peu, et écoutant le moins que je pouvais, lorsque je fus abordé par un des plus bizarres personnages de ce pays où Dieu n’en a pas laissé manquer. C’est un composé de hauteur et de bassesse, de bon sens et de déraison. Il faut que les notions de l’honnête et du déshonnête soient bien étrangement brouillées dans sa tête, car il montre ce que la nature lui a donné de bonnes qualités sans ostentation et ce qu’il en a reçu de mauvaises sans pudeur. Au reste, il est doué d’une organisation forte, d’une chaleur d’imagination singulière, et d’une vigueur de poumons peu commune. Si vous le rencontrez jamais et que son originalité ne vous arrête pas, ou vous mettrez vos doigts dans vos oreilles, ou vous vous enfuirez. Dieux, quels terribles poumons ! Rien ne dissemble plus de lui que lui-même. Quelquefois, il est maigre et hâve comme un malade au dernier degré de la consomption ; on compterait ses dents à travers ses joues. On dirait qu’il a passé plusieurs jours sans manger, ou qu’il sort de la Trappe. Le mois suivant, il est gras et replet, comme s’il n’avait pas quitté la table d’un financier, ou qu’il eût été renfermé dans un couvent de Bernardins. Aujourd’hui, en linge sale, en culotte déchirée, couvert de lambeaux, presque sans souliers, il va la tête basse, il se dérobe, on serait tenté de l’appeler pour lui donner l’aumône. Demain, poudré, chaussé, frisé, bien vêtu, il marche la tête haute, il se montre, et vous le prendriez à peu près pour un honnête homme. Il vit au jour la journée. Triste ou gai, selon les circonstances. Son premier soin, le matin, quand il est levé, est de savoir où il dînera ; après dîner, il pense où il ira souper. La nuit mène aussi son inquiétude. Ou il regagne, à pied, un petit grenier qu’il habite, à moins que l’hôtesse, ennuyée d’attendre son loyer, ne lui en ait redemandé la clef ; ou il se rabat dans une taverne du faubourg où il attend le jour entre un morceau de pain et un pot de bière. Quand il n’a pas six sols dans sa poche, ce qui lui arrive quelquefois, il a recours soit à un fiacre de ses amis, soit au cocher d’un grand seigneur qui lui donne un lit sur de la paille, à côté de ses chevaux. Le matin, il a encore une partie de son matelas dans ses cheveux. Si la saison est douce, il arpente toute la nuit le cours ou les Champs-Élysées. Il reparaît avec le jour, à la ville, habillé de la veille pour le lendemain, et du lendemain quelquefois pour le reste de la semaine. Je n’estime pas ces originaux-là. D’autres en font leurs connaissances familières, même leurs amis. Ils m’arrêtent une fois l’an quand je les rencontre, parce que leur caractère tranche avec celui des autres, et qu’ils rompent cette fastidieuse uniformité que notre éducation, nos conventions de société, nos bienséances d’usage ont introduite. S’il en paraît un dans une compagnie, c’est un grain de levain qui fermente et qui restitue à chacun une portion de son individualité naturelle. Il secoue, il agite, il fait approuver ou blâmer ; il fait sortir la vérité ; il fait connaître les gens de bien ; il démasque les coquins ; c’est alors que l’homme de bon sens écoute, et démêle son monde. (...) MOI. – Mais j’ai peur que vous ne deveniez jamais riche. LUI. – Moi, j’en ai le soupçon. MOI. – S’il en arrivait autrement, que feriez-vous ? LUI. – Je ferais comme tous le gueux revêtus ; je serais le plus insolent maroufle qu’on eût encore vu. C’est alors que je me rappellerais tout ce qu’ils m’ont fait souffrir, et je leur rendrais bien les avanies qu’ils m’ont faites. J’aime à commander, et je commanderai. J’aime qu’on me loue, et l’on me louera. J’aurai à mes gages toute la troupe Vilmorienne, et je leur dirai, comme on me l’a dit : « Allons, faquins, qu’on m’amuse », et l’on m’amusera ; « Qu’on me déchire les honnêtes gens », et on les déchirera, si l’on en trouve encore ; et puis nous aurons des filles, nous nous tutoierons quand nous serons ivres ; nous nous enivrerons, nous ferons des contes, nous aurons toutes sortes de travers et de vices. Cela sera délicieux. Nous prouverons que de Voltaire est sans génie ; que Buffon, toujours guindé sur des échasses, n’est qu’un déclamateur ampoulé ; que Montesquieu n’est qu’un bel esprit ; nous reléguerons d’Alembert dans ses mathématiques, nous en donnerons sur dos et ventre à tous ces petits Catons comme vous, qui nous méprisent par envie, dont la modestie est le manteau de l’orgueil, et dont la sobriété est la loi du besoin. Et de la musique ? c’est alors que nous en ferons. MOI. – Au digne emploi que vous feriez de la richesse, je vois combien c’est grand dommage que vous soyez gueux. Vous vivriez là d’une manière bien honorable pour l’espèce humaine, bien utile à vos concitoyens, bien glorieuse pour vous. LUI. – Mais je crois que vous vous moquez de moi. Monsieur le philosophe, vous ne savez pas à qui vous vous jouez ; vous ne vous doutez pas que dans ce moment je représente la partie la plus importante de la ville et de la cour. Nos opulents dans tous les états ou se sont dit à eux-mêmes ou ne se sont pas dit les mêmes choses que je vous ai confiées ; mais le fait est que la vie que je mènerais à leur place est exactement la leur. Voilà où vous en êtes, vous autres. Vous croyez que le même bonheur est fait pour tous. Quelle étrange vision ! Le vôtre suppose un certain tour d’esprit romanesque que nous n’avons pas, une âme singulière, un goût particulier. Vous décorez cette bizarrerie du nom de vertu, vous l’appelez philosophie. Mais la vertu, la philosophie sont-elles faites pour tout le monde ? En a qui peut, en conserve qui peut. Imaginez l’univers sage et philosophe, vive la sagesse de Salomon : boire de bon vin, se gorger de mets délicats, se rouler sur de jolies femmes, se reposer dans des lits bien mollets. Excepté cela, le reste n’est que vanité. MOI. – Quoi ! défendre sa patrie ? LUI. – Vanité ! Il n’y a plus de patrie : je ne vois d’un pôle à l’autre que des tyrans et des esclaves. MOI. – Servir ses amis ? LUI. – Vanité ! Est-ce qu’on a des amis ? Quand on en aurait, faudrait-il en faire des ingrats ? Regardez-y bien, et vous verrez que c’est presque toujours là ce qu’on recueille des services rendus. La reconnaissance est un fardeau, et tout fardeau est fait pour être secoué. MOI. – Avoir un état dans la société et en remplir les devoirs ? LUI. – Vanité ! Qu’importe qu’on ait un état ou non, pourvu qu’on soit riche, puisqu’on ne prend un état que pour le devenir ? Remplir ses devoirs, à quoi cela mène-t-il ? à la jalousie, au trouble, à la persécution. Est-ce ainsi qu’on s’avance ? Faire sa cour, morbleu ! faire sa cour, voir les grands, étudier leurs goûts, se prêter à leurs fantaisies, servir leurs vices, approuver leurs injustices : voilà le secret. MOI. – Veiller à l’éducation de ses enfants ? LUI. – Vanité ! C’est l’affaire d’un précepteur. MOI. – Mais si ce précepteur, pénétré de vos principes, néglige ses devoirs, qui est-ce qui en sera châtié ? LUI. – Ma foi, ce ne sera pas moi, mais peut-être un jour le mari de ma fille ou la femme de mon fils. MOI. – Mais l’un et l’autre se précipitent dans la débauche et les vices ? LUI. – Cela est de leur état. MOI. – S’ils se déshonorent ? LUI. – Quoi qu’on fasse, on ne peut se déshonorer quand on est riche. Le théâtre au 18^e siècle Tout comme le siècle précédent, et comme le 19^e siècle, l’âge des lumières fut passionné de théâtre, malgré l’opposition progressive du roi Louis XIV qui, de partisan et instigateur des spectacles royaux, devint l’adversaire des mondanités. En 1697, la troupe du Théâtre des Italiens reçoit l’ordre de quitter Paris d’où elle sera éclipsée jusqu’en 1716. Pourtant les spectacles n’en jouissent pas moins de la faveur du public: entre 1695 et 1715, le taux de fréquentation au Théâtre Français est de 200.000 entrées par an. Par son évolution, le théâtre cherche à desserrer le carcan de l’esthétique du classicisme qui représente toujours son point de référence. Si les essais de réformer la tragédie se heurtent à la tradition établie, les nouvelles idées s’imposent plus facilement dans les genres réputés moins nobles, telle la comédie. La proposition d’une innovation radicale du genre sérieux n’apparaît qu’au milieu du siècle avec la nouvelle conception du drame, présentée par Denis Diderot (voir ci-dessus). La tragédie L’ombre de Racine et l’exemple de Shakespeare polarisent les tentatives de renouvellement. Les propositions radicales des Modernes – Fontenelle, Houdar de la Motte – sont une première brèche dans le système classique. Dans le Discours sur la poésie (1709) et surtout dans la Suite de réflexions sur la tragédie (1730) Houdar de la Motte (1672–1731) se prononce pour la supériorité de la prose sur la poésie et pour le non-respect des unités dramatiques. Il illustre ses thèses en composant des tragédies en vers où les trois unités dramatiques ne sont pas maintenues - Les Macchabées (1721), Romulus (1722), ainsi qu’une tragédie en prose – Œdipe (1730). Par ailleurs il transcrit en prose le premier acte de Mithridate de Racine pour prouver le bien-fondé de sa démarche qu’il applique, également, aux comédies – Le Magnifique, L’Amant difficile. Toutefois sa pièce la plus réussie est une tragédie régulière Inès de Castro (1723). La tragédie du 18^e siècle débutant retrouve le goût de la théâtralité baroque qui par sa démesure et sa complexité actionnelle constitue un autre type de réaction esthétique à la régularité classique, respectée toutefois dans le principe. Les tragédies mélodramatiques de Prosper Jolyot de Crébillon (1674-1762) frappent les esprits par leurs intrigues compliquées et leurs scènes terrifiantes et sanglantes (incestes, parricides): La Mort de Brutus (1705), Idoménée (1705), Atrée et Thyeste (1707), Rhadamiste et Zénobie (1711), Pyrrhus (1726), Catilina (1748). Un des plus grands dramaturges du siècle et un des plus féconds fut sans aucun doute Voltaire, auteur de 27 tragédies. L’expérience anglaise (1726-1729) et la connaissance de William Shakespeare l’amènent aux innovations scéniques et thématiques. Tout en refusant la voie proposée par Houdar de la Motte, Voltaire cherche à réduire l’importance de l’intrigue sentimentale (amour, passion) en voulant retrouver la grandeur de l’action qui est aussi celle de Pierre Corneille. Cette « virilisation » de la tragédie s’accompagne de la variété thématique. Voltaire puise aussi bien dans l’antiquité (Œdipe, 1718; Brutus, 1731; La Mort de César, 1735) que dans l’histoire nationale (Adélaïde du Guesclin, 1734) et dans la thématique exotique (Zaïre, 1732; Alzire ou les Américains, 1736; L’Orphelin de la Chine, 1755) qu’il associe parfois à la propagande philosophique (Mahomet ou le fanatisme, 1742; Les Guèbres ou la tolérance, 1769 – le conflit concerne le zoroastrisme perse). Voltaire met l’accent sur la mise en scène et les effets scéniques, il insiste sur une diction plus naturelle et sur le respect de la couleur locale dans les costumes. La comédie avant 1750 La stature de Molière reste présente dans les esprits, car le grand comédiographe avait cultivé avec un grand bonheur tous les genres comiques: farce, comédie d’intrigue, comédie de mœurs, comédie de caractères. Il aura des successeurs qui toutefois se spécialiseront chacun dans l’une des variétés du comique sans pouvoir en embrasser la totalité comme l’avait fait Molière. Ainsi Regnard excelle dans la comédie d’intrigue, Florent Carton Dancourt (1661-1725) dans celle de mœurs (Le Chevalier à la mode, La Coquette), tout comme Lesage (Turcaret), alors qu’Alexis Piron (1689-1773) s’essaie à la comédie de caractères (Métromanie). Toutefois, l’apport majeur de la comédie consiste dans les nouvelles conceptions du comique. On apprécie l’allure spirituelle des dialogues, la finesse de l’ironie, le ton satirique, l’humour lié aux sentiments et à la sentimentalité, l’analyse psychologique. La comédie larmoyante vise l’attendrissement et le ton moralisateur. Avec Pierre-Augustin Caron de Beaumarchais (1732-1799), à l’autre bout du siècle, la comédie participe aux luttes politiques et sociales du moment. Jean-François Regnard (7.2. 1655 Paris - 4.9. 1709 Grillon) Issu d’une riche famille de marchands parisiens, Regnard eut le goût de l’aventure. Après les études classiques, il voyagea en Italie et en Orient, où il fut capturé et vendu comme esclave en Algérie. Libéré au bout de deux ans contre une rançon, il poursuivit ses voyages, cette fois vers le nord et l’est - Pays-Bas, Danemark, Suède, Pologne, Hongrie, Allemagne. Ses errances lui inspirèrent le récit de sa captivité (La Provençale) et le récit de voyage (Voyage en Laponie, 1682-1683). À Paris, il collabore avec le Théâtre des Italiens, à partir de 1696 avec le Théâtre Français. Il a le rire robuste et le don des comédies d’intrigue: Le joueur (1696), Le Distrait (1697), Les Ménechmes (1705). Sa meilleure pièce est sans aucun doute Le Légataire universel (1709). Le Légataire universel (1709) La comédie en cinq actes et en vers tisse l’intrigue autour de l’amour et de l’héritage. Éraste, amoureux d’Isabelle, a besoin, pour l’épouser, de l’héritage de son oncle Géronte. Crispin, le valet d’Éraste, profite de la maladie de Géronte pour se déguiser tour à tour en neveu devant Géronte, en Géronte devant le notaire Scrupule. Il obtient ainsi l’héritage pour son maître tout en s’en réservant une partie, en vue de son mariage avec la servante de Géronte Lisette. Or Géronte se remet de sa maladie. Il s’agit, pour sauver la situation, de faire passer pour vraie et advenue toutes les fausses actions. Acte V, scène 7 M. SCRUPULE Certes, je suis ravi, monsieur, qu’en moins d’une heure Vous jouissiez déjà d’une santé meilleure. Je savais bien qu’ayant fait votre testament, Vous sentiriez bientôt quelque soulagement. Le corps se porte mieux lorsque l’esprit se trouve Dans un parfait repos. GÉRONTE Tous les jours je l’éprouve. M. SCRUPULE Voici donc le papier que, selon vos desseins, Je vous avais promis de remettre en vos mains. GÉRONTE Quel papier, s’il vous plaît ? Pourquoi ? Pour quelle affaire ? M. SCRUPULE C’est votre testament que vous venez de faire. GÉRONTE J’ai fait mon testament ? M. SCRUPULE Oui, sans doute, monsieur. LISETTE, bas Crispin, le cœur me bat. CRISPIN, bas Je frissonne de peur. GÉRONTE Eh ! parbleu, vous rêvez, monsieur c’est pour le faire Que j’ai besoin ici de votre ministère. M. SCRUPULE Je ne rêve, monsieur, en aucune façon ; Vous nous l’avez dicté, plein de sens et raison. Le repentir sitôt saisirait-il votre âme ? Monsieur était présent, aussi bien que votre madame ; Ils peuvent là-dessus dire ce qu’ils ont vu. ERASTE, bas Que dire ? LISETTE, bas Juste ciel ! CRISPIN, bas Me voilà confondu ! GÉRONTE Éraste était présent ? M. SCRUPULE Oui, monsieur, je vous jure. GÉRONTE Est-il vrai, mon neveu ? Parle, je t’en conjure. ÉRASTE Ah ! ne me parlez point, monsieur, de testament ; C’est m’arracher le cœur trop tyranniquement. GÉRONTE Lisette, parle donc. LISETTE Crispin, parle en ma place ; Je sens dans mon gosier, que ma voix s’embarrasse. CRISPIN, à Géronte Je pourrais là-dessus, vous rendre satisfait ; Nul ne sait mieux que moi la vérité du fait. GÉRONTE J’ai fait mon testament ? CRISPIN On ne peut pas vous dire Qu’on vous l’ait vu tantôt absolument écrire ; Mais je suis très certain qu’aux lieux où vous voilà, Un homme, à peu près mis comme vous êtes là, Assis dans un fauteuil auprès de deux notaires, A dicté mot à mot ses volontés dernières. Je n’assurerai pas que ce fût vous. Pourquoi ? C’est qu’on peut se tromper. Mais c’était vous, ou moi. M. SCRUPULE, à Géronte Rien n’est plus véritable, et vous pouvez m’en croire. GÉRONTE Il faut donc que mon mal m’ait ôté la mémoire ; Et c’est ma léthargie. CRISPIN Oui, c’est elle en effet. LISETTE N’en doutez nullement : et, pour prouver le fait, Ne vous souvient-il pas que, pour certaine affaire, Vous m’avez dit tantôt d’aller chez le notaire ? GÉRONTE Oui. LISETTE Qu’il est arrivé dans votre cabinet ; Qu’il a pris aussitôt sa plume et son cornet, Et que vous lui dictiez à votre fantaisie ? GÉRONTE Je ne m’en souviens point. LISETTE C’est votre léthargie… GÉRONTE Je crois qu’ils ont raison, et mon mal est réel. LISETTE Ne vous souvient-il pas que monsieur Clistorel… ÉRASTE Pourquoi tant répéter cet interrogatoire ? Monsieur convient de tout, du tort de sa mémoire, Du notaire mandé, du testament écrit. GÉRONTE Il faut bien qu’il soit vrai, puisque chacun le dit. Mais voyons donc enfin ce que j’ai fait écrire. CRISPIN, à part Ah ! voilà bien le diable. M. SCRUPULE Il faut donc vous le lire. « Fut présent devant nous, dont les noms sont au bas, Maître Mathieu Géronte, en son fauteuil à bras, Étant en son bon sens, comme on a pu connaître Par le geste et maintien qu’il nous a fait paraître, Quoique de corps malade, ayant sain jugement ; Lequel, après avoir réfléchi mûrement Que tout est ici-bas fragile et transitoire… » CRISPIN Ah ! quel cœur de rocher et quelle âme assez noire Ne se fendrait en quatre, en entendant ces mots ? LISETTE Hélas ! je ne saurais arrêter mes sanglots. GÉRONTE En les voyant pleurer, mon âme est attendrie. M. SCRUPULE, continuant de lire « Considérant que rien ne reste en même état, Ne voulant pas aussi décéder intestat… » CRISPIN Intestat !… LISETTE Intestat !… Ce mot me perce l’âme. M. SCRUPULE Faites trêve un moment à vos soupirs, madame. « Considérant que rien ne reste en même état, Ne voulant pas aussi décéder intestat… » CRISPIN Instestat !… LISETTE Intestat !… M. SCRUPULE Mais laissez-moi donc lire ; Si vous pleurez toujours, je ne pourrai rien dire. « A fait, dicté, nommé, rédigé par écrit Son susdit testament, en la forme qui suit. » GÉRONTE De tout ce préambule et de cette légende, S’il m’en souvient d’un mot, je veux bien qu’on me pende. LISETTE C’est votre léthargie. CRISPIN Ah ! je vous en répond. Ce que c’est que de nous ! Moi, cela me confond… M. SCRUPULE, lisant « Je fais mon légataire unique, universel, « Éraste, mon neveu. » ÉRASTE Se peut-il ? Juste ciel !… GÉRONTE Oui, je voulais nommer Éraste légataire. À cet article-là, je vois présentement Que j’ai bien pu dicter le présent testament. M. SCRUPULE, lisant « Item. Je donne et lègue, en espèce sonnante, A Lisette… » LISETTE Ah ! grand dieux ! M. SCRUPULE, lisant « Qui me sert de servante, Pour épouser Crispin en légitime nœud, Deux mille écus. » CRISPIN, à Géronte Monsieur… en vérité… pour peu… Non… jamais… car enfin… ma bouche… quand j’y pense… Je me sens suffoquer par la reconnaissance. À Lisette Parle donc. LISETTE, embrassant Géronte Ah ! monsieur… GÉRONTE Qu’est-ce à dire cela ? Je ne suis point l’auteur de ces sottises-là. Deux mille écus comptant ! LISETTE Quoi ! déjà, je vous prie, Vous repentiriez-vous d’avoir fait œuvre pie ? Une fille nubile, exposée au malheur, Qui veut faire une fin en tout bien, tout honneur, Lui refuseriez-vous cette petite grâce ? GÉRONTE Comment ! Six mille francs ! Quinze ou vingt écus, passe. LISETTE Les maris aujourd’hui, monsieur, sont si courus ! Et que peut-on, hélas ! avoir pour vingt écus ? GÉRONTE On a ce que l’on peut, entendez-vous, m’amie ? Il en est à tout prix. Au notaire Achevez, je vous prie. M. SCRUPULE « Item. Je donne et lègue… » CRISPIN, à part Ah ! c’est mon tour enfin. Et l’on va me jeter… M. SCRUPULE « À Crispin… » (Crispin se fait petit.) GÉRONTE , regardant Crispin À Crispin ! M. SCRUPULE, lisant « Pour tous les obligeants, bons et loyaux services Qu’il rend à mon neveu dans divers exercices, Et qu’il peut bien encor lui rendre à l’avenir… » GÉRONTE Où donc ce beau discours doit-il enfin venir. Voyons. M. SCRUPULE, lisant « Quinze cents francs de rentes viagères, Pour avoir souvenir de moi dans ses prières. » CRISPIN, se prosternant aux pieds de Géronte Oui, je vous le promets, monsieur, à deux genoux ; Jusqu’au dernier soupir je prierai Dieu pour vous. Voilà ce qui s’appelle un vraiment honnête homme ! Si généreusement me laisser cette somme ! GÉRONTE Non ferai-je, parbleu ! Que veut dire ceci ? Au notaire Monsieur, de tous ces legs je veux être éclairci. Alain-René Lesage (8.5. 1668 Sarzeau - 17.11. 1747 Boulogne-sur-Mer) Fils d’un officier du roi, ce Breton reçoit une bonne culture au collège des jésuites de Vannes qu’il complète par des études de droit. Établi à Paris, il n’exerce que brièvement le métier d’avocat, les lettres l’attirant davantage. Il vivra, avec beaucoup de mal, de sa plume, écrivant beaucoup, gagnant peu pour nourrir sa famille. C’est la culture espagnole qui lui sert de modèle. Il rédige la continuation de Cervantès avec les Nouvelles aventures de l’admirable Don Quijotte de la Manche (1704), il s’inspire du récit de Luiz Vélez de Guevara pour son Diable boiteux (1707), il situe en Espagne sn Histoire de Gil Blas de Santillane (1715-1735). Lesage adapte les pièces espagnoles: Point d’honneur (1702), Crispin rival de son maître (1707). Sa comédie la plus célèbre est sans aucun doute Turcaret (1709) qui fustige le mal social représenté par le pouvoir de l’argent. La satire des mœurs donne au comique de Lesage une teinte amère qui prélude aux transformations ultérieures du genre comique. Turcaret (1709) Le riche fermier général Turcaret s’éprend de la baronne, amoureuse à son tour du chevalier qui n’hésite pas à lui soutirer de l’argent, grâce surtout à l’art de son valet Frontin. Féroce en affaires, Turcaret se laisse abuser en amour ; jouant les autres, il est joué par Frontin qui entre à son service pour faire profiter le chevalier et lui-même. À la fin, les escroqueries de Turcaret sont punies, il est arrêté, alors que Frontin s’enrichit pour prendre sa place. La comédie de mœurs de Molière se transforme, avec Lesage, en satire sociale. Acte II, scène 4 LA BARONNE, à M. Turcaret Monsieur, voilà le garçon que je veux vous donner. M. TURCARET Il paraît un peu innocent. LA BARONNE Que vous vous connaissez bien en physionomie ! M. TURCARET J’ai le coup d’œil infaillible... (À Frontin.) Approche, mon ami : dis-moi un peu, as-tu déj quelques principes ? FRONTIN Qu’appelez-vous des principes ? M. TURCARET Des principes de commis ; c’est-à-dire, si tu sais comment on peut empêcher les fraudes ou les favoriser ? FRONTIN Pas encore, Monsieur ; mais je sens que j’apprendrai cela fort facilement. M. TURCARET Tu sais, du moins, l’arithmétique ? Tu sais faire des comptes à parties simples ? FRONTIN Oh ! oui, Monsieur ; je sais même faire des parties doubles. J’écris aussi de deux écritures, tantôt de l’une et tantôt de l’autre. M. TURCARET De la ronde, n’est-ce pas ? FRONTIN De la ronde, de l’oblique. M. TURCARET Comment, de l’oblique ? FRONTIN Hé ! oui, d’une écriture que vous connaissez... là... d’une certaine écriture qui n’est pas légitime. M. TURCARET (à la baronne) Il veut dire de la bâtarde. FRONTIN Justement : c’est ce mot-là que je cherchais. M. TURCARET (à la baronne) Quelle ingénuité !... Ce garçon-là, Madame, est bien niais. LA BARONNE Il se déniaisera dans vos bureaux. M. TURCARET Oh ! qu’oui, Madame, oh ! qu’oui. D’ailleurs, un bel esprit n’est pas nécessaire pour faire son chemin. Hors moi et deux ou trois autres, il n’y a parmi nous que des génies assez communs. Il suffit d’un certain usage, d’une routine que l’on ne manque guère d’attraper. Nous voyons tant de gens ! Nous nous étudions à prendre ce que le monde a de meilleur ; voilà toute notre science. LA BARONNE Ce n’est pas la plus inutile de toutes. M. TURCARET (à Frontin) Oh ça ! mon ami, tu es à moi, et tes gages courent dès ce moment. FRONTIN Je vous regarde donc, Monsieur, comme mon nouveau maître. Acte III, scène 7 M. Turcaret De quoi est-il question, monsieur Rafle ? Pourquoi me venir chercher jusqu’ici ? Ne savez-vous pas bien que, quand on vient chez les dames, ce n’est pas pour y entendre parler d’affaires ? M. Rafle L’importance de celles que j’ai à vous communiquer doit me servir d’excuse. M. Turcaret Qu’est-ce que c’est donc que ces choses d’importance ? M. Rafle Peut-on parler ici librement ? M. Turcaret Oui, vous le pouvez ; je suis le maître. Parlez. M. Rafle, tirant des papiers de sa poche et regardant dans un bordereau Premièrement, cet enfant de famille à qui nous prêtâmes l’année passée trois mille livres, et à qui je fis faire un billet de neuf par votre ordre, se voyant sur le point d’être inquiété pour le paiement, a déclaré la chose à son oncle le président, qui, de concert avec toute la famille, travaille actuellement à vous perdre. M. Turcaret Peine perdue que ce travail-là ... Laissons-les venir ; je ne prends pas facilement l’épouvante. M. Rafle, après avoir regardé dans son bordereau Ce caissier, que vous avez cautionné, et qui vient de faire banqueroute de deux cent mille écus... M. Turcaret, l’interrompant C’est par mon ordre qu’il... Je sais où il est. M. Rafle Mais les procédures se font contre vous. L’affaire est sérieuse et pressante. M. Turcaret On l’accommodera. J’ai pris mes mesures : cela sera réglé demain. M. Rafle J’ai peur que ce ne soit trop tard. M. Turcaret Vous êtes trop timide... Avez-vous passé chez ce jeune homme de la rue Quincampoix, à qui j’ai fait avoir une caisse? M. Rafle Oui, monsieur. Il veut bien vous prêter vingt mille francs des premiers deniers qu’il touchera, condition qu’il fera valoir à son profit ce qui pourra lui rester à la Compagnie, et que vous prendrez son parti, si l’on vient à s’apercevoir de la manœuvre. M. Turcaret Cela est dans les règles ; il n’y a rien de plus juste ; voilà un garçon raisonnable. Vous lui direz, monsieur Rafle, que je le protégerai dans ; toutes ses affaires. Y a-t-il encore quelque chose ? M. RAFLE, après avoir encore regardé dans le bordereau Ce grand homme sec, qui vous donna, il y a deux mois, deux mille francs pour une direction que vous lui avez fait avoir à Valognes. M. Turcaret Eh bien ? M. Rafle Il lui est arrivé un malheur. M. Turcaret Quoi ? M. Rafle On a surpris sa bonne foi ; on lui a volé quinze mille francs... Dans le fond, il est trop bon. M. Turcaret Trop bon, trop bon ! Eh ! pourquoi diable s’est-il donc mis dans les affaires? Trop bon, trop bon ! M. Rafle Il m’a écrit une lettre fort touchante, par laquelle il vous prie d’avoir pitié de lui. M. Turcaret Papier perdu, lettre inutile. M. Rafle Et de faire en sorte qu’il ne soit point révoqué. M. Turcaret Je ferai plutôt en sorte qu’il le soit : l’emploi me reviendra ; je le donnerai à un autre pour le même prix. M. Rafle C’est ce que j’ai pensé comme vous. M. Turcaret J’agirais contre mes intérêts ; je mériterais d’être cassé à la tête de la Compagnie. M. Rafle Je ne suis pas plus sensible que vous aux plaintes des sots... Je lui ai déjà fait réponse, et lui ai mandé tout net qu’il ne devait point compter sur nous. M. Turcaret Non, parbleu ! M. Rafle, regardant encore dans son bordereau Voulez-vous prendre, au denier quatorze, cinq mille francs qu’un honnête serrurier de ma connaissance a amassés par son travail et par ses épargnes ? M. Turcaret Oui, oui, cela est bon : je lui ferai ce plaisir-là. Allez me le chercher ; je serai au logis dans un quart d’heure. Qu’il apporte l’espèce. Allez, allez. Pierre Carlet de Chamblain de Marivaux (4.2. 1688 Paris - 12.2. 1763 Paris) Parisien de naissance, il passa une partie de son adolescence à Riom où son père fut le directeur des Monnaies. C’est à Limoges qu’il fait jouer, à 18 ans, sa première comédie. À Paris, il rejoint les rangs des Modernes et collabore avec Houdar de la Motte et Fontenelle en participant à leur journal le Nouveau Mercure (1717-1720). Spirituel et mondain, il brille dans les salons, notamment dans celui de Mme de Lambert, plus tard il fréquente les salons de Mme du Deffand, de Mme Geoffrin et de Mme de Tencin qui l’appuie lors de son élection à l’Académie Française (1742), contre Voltaire. Comme la banqueroute du banquier Law en 1720 le prive d’une partie substantielle de ses biens, il est contraint au métier d’écrivain professionnel. Sa carrière littéraire se concentre essentiellement sur trois domaines: journalisme, théâtre, roman. Le Marivaux journaliste lance plusieurs titres: Le Spectateur français (1722-1724), inspiré par le Spectator anglais, L’Indigent philosophe (1728), Le Cabinet du philosophe (1734). Plus tard il renouvelle sa collaboration au Mercure (1751-1755). La prédominance des questions littéraires et morales n’amoindrit pas la versatilité thématique et stylistique des articles. Le Marivaux dramaturge évite les impératifs du théâtre classique en accordant ses préférences au Théâtre des Italiens, moins lié par les règles dramatiques et qui se réinstalle à Paris dès 1716. Il y trouve d’ailleurs une interprète idéale de ses personnages féminins en la personne de Gianetta Benozzi, dite Silvia. Il y donne 27 comédies en prose qui illustrent la variété de ses intérêts et de son inspiration: comédie héroïque et romanesque (Le Prince travesti, Le Triomphe de l’amour), comédie mythologique (Le Triomphe de Plutus), comédie de mœurs (L’Héritier de Village, L’École des mères), comédie sentimentale et moralisante (La Mère confidente, La Femme fidèle), comédie à thèse sociale et philosophique (L’Ile des Esclaves, L’Ile de la Raison, La Colonie). Ce dernier genre aborde, sous forme utopique et sur un ton humoristique, de graves problèmes sociaux et politiques: renversement de l’ordre social où les esclaves commandent, le règne des géants raisonnables, la société où les femmes ont aboli le mariage et la soumission aux hommes pour créer une société égalitaire. Toutefois l’originalité de Marivaux consiste dans le nouvel aspect qu’il a su insuffler au comique. Ses héros amusent le public sans être ridicules ni grotesques, sans être frappés de vice à fustiger. Marivaux excelle par l’art de l’analyse psychologique qui lie la vérité psychologique la fantaisie et à la poésie, l’ironie subtile à la complicité et à la tendresse amusée. S’y ajoute la finesse du langage. Le spectateur doit être attentif aux moindres nuances des termes. Cette résurgence du langage de la préciosité porte le nom de marivaudage. Les meilleures et les plus célèbres comédies sont Le Jeu de l’Amour et du Hasard (1730) et Les Fausses Confidences (1737). N’ayant qu’un succès modéré au 18^e siècle, le théâtre de Marivaux ne sera véritablement apprécié qu’à partir du siècle suivant. Les comédies de Musset ainsi que les pièces de Giraudoux et d’Anouilh reflètent l’influence de Marivaux. Le Marivaux romancier représente un passage entre la tradition du roman précieux qu’il parodie en partie (Pharsamon ou les Folies amoureuses; composé en 1712, publié en 1737) et le roman de mœurs. À la veine réaliste, sous forme de « scènes de vie », se joint une fine analyse psychologique et un art de raconter, non dissemblables du ton des comédies. Les romans de Marivaux sont donc aussi psychologiques. La Vie de Marianne (1731-1741) et Le Paysan parvenu (1735-1736), restés inachevés, trouveront leurs continuateurs - Mme Riccoboni pour Marianne et un auteur anonyme pour le protagoniste du Paysan parvenu, Jacob qui, dans la continuation du récit, s’élèvera dans l’échelle sociale jusqu’à la charge de fermier général, seigneur de son village. L’Île des Esclaves (1725) L’intrigue semble typique de Marivaux : échange de rôles et d’identités entre deux maîtres (Iphicrate et Euphrosine) et serviteurs (Arlequin et Cléanthis), sauf que cette fois l’échange, imposé par le gouverneur de l’île Trivelin, prête à la satire sociale et à celle de la coquetterie des femmes. CLÉANTHIS Oh ! que cela est bien inventé ! Allons, me voilà prête ; interrogez-moi, je suis dans mon fort. EUPHROSINE, doucement Je vous prie, Monsieur, que je me retire, et que je n’entende point ce qu’elle va dire. TRIVELIN Hélas, ma chère Dame, cela n’est fait que pour vous ; il faut que vous soyez présente. CLÉANTHIS Restez, restez ; un peu de honte est bientôt passé. TRIVELIN Vaine, minaudière et coquette, voilà d’abord à peu près sur quoi je vais vous interroger au hasard. Cela la regarde-t-il ? CLÉANTHIS Vaine, minaudière et coquette, si cela la regarde ! Eh ! voilà ma chère maîtresse ; cela lui ressemble comme son visage. EUPHROSINE N’en voilà-t-il pas assez, Monsieur ? TRIVELIN Ah ! je vous félicite du petit embarras que cela vous donne ; vous sentez, c’est bon signe, et j’en augure bien pour l’avenir ; mais ce ne sont encore là que les grands traits ; détaillons un peu cela. En quoi donc, par exemple, lui trouvez-vous les défauts dont nous parlons ? CLÉANTHIS En quoi ? partout, à toute heure, en tous lieux ; je vous ai dit de m’interroger ; mais par où commencer ? je n’en sais rien, je m’y perds… Vous souvenez-vous d’un soir où vous étiez avec ce cavalier si bien fait ? j’étais dans la chambre ; vous vous entreteniez bas, mais j’ai l’oreille fine : vous vouliez lui plaire sans faire semblant de rien ; vous parliez d’une femme qu’il voyait souvent. « Cette femme-là est aimable, disiez-vous ; elle a les yeux petits, mais très doux » ; et là-dessus vous ouvriez les vôtres, vous vous donniez des tons, des gestes de tête, de petites contorsions, des vivacités. Je riais. Vous réussîtes pourtant, le cavalier s’y prit ; il vous offrit son cœur. « À moi ? lui dîtes-vous. – Oui, Madame, à vous-même, à tout ce qu’il y a de plus aimable au monde. – Continuez, folâtre, continuez », dîtes-vous, en ôtant vos gants sous prétexte de m’en demander d’autres. Mais vous avez la main belle ; il la vit, il la prit, il la baisa ; cela anima sa déclaration ; et c’était là les gants que vous demandiez. Eh bien ! y suis-je ? TRIVELIN, à Euphrosine En vérité ; elle a raison. CLÉANTHIS Écoutez, écoutez, voici le plus plaisant. Un jour qu’elle pouvait m’entendre, et qu’elle croyait que je ne m’en doutais pas, je parlais d’elle, et je dis : « Oh ! pour cela il faut l’avouer, Madame est une des plus belles femmes du monde. » Que de bontés, pendant huit jours, ce petit mot-là ne me valut-il pas ? J’essayais en pareille occasion de dire que madame était une femme très raisonnable : oh ! je n’eus rien, cela ne prit point ; et c’était bien fait, car je la flattais. EUPHROSINE Monsieur, je ne resterai point, ou l’on me fera rester par force ; je ne puis en souffrir davantage. TRIVELIN En voilà donc assez pour à présent. CLÉANTHIS J’allais parler des vapeurs de mignardise auxquelles Madame est sujette à la moindre odeur. Elle ne sait pas qu’un jour je mis à son insu des fleurs dans la ruelle de son lit pour voir ce qu’il en serait. J’attendais une vapeur, elle est encore à venir. Le lendemain, en compagnie, une rose parut ; crac ! la vapeur arrive… (S’en allant) Une autre fois je vous dirai comme quoi Madame s’abstient souvent de mettre de beaux habits, pour en mettre un négligé qui lui marque tendrement la taille. C’est encore une finesse que cet habit-là ; on dirait qu’une femme qui le met ne se soucie pas de paraître, mais à d’autres ! on s’y ramasse dans un corset appétissant, on y montre sa bonne façon naturelle ; on y dit aux gens : « Regardez mes grâces, elles sont à moi, celles-là » ; et d’un autre côté on veut leur dire aussi : « Voyez comme je m’habille, quelle simplicité ! il n’y a point de coquetterie dans mon fait ». Les Fausses Confidences (1737) Comédie en trois actes, en prose : Aramint, une riche veuve, et Dorante, désargenté, . Leur relation est contrariée par une double intrigue : on veut marier Dorante avec Marton et la mère d’Araminte veut lui faire épouser un comte. Les deux amoureux doivent s’expliquer l’un à l’autre. Acte II, scène15 ARAMINTE, à part, émue Cette folle ! (Haut.) Je suis charmée de ce qu’elle vient de m’apprendre. Vous avez fait là un très bon choix : c’est une fille aimable et d’un excellent caractère. DORANTE, d’un air abattu Hélas ! Madame, je ne songe point à elle. ARAMINTE Vous ne songez point à elle ! Elle dit que vous l’aimez, que vous l’aviez vue avant de venir ici. DORANTE, tristement C’est une erreur où Monsieur Remy l’a jetée sans me consulter ; et je n’ai point osé dire le contraire, dans la crainte de m’en faire une ennemie auprès de vous. Il en est de même de ce riche parti qu’elle croit que je refuse à cause d’elle ; et je n’ai nulle part à tout cela. Je suis hors d’état de donner mon cœur à personne : je l’ai perdu pour jamais, et la plus brillante de toutes les fortunes ne me tenterait pas. ARAMINTE Vous avez tort. Il fallait désabuser Marton. DORANTE Elle vous aurait peut-être empêchée de me recevoir, et mon indifférence lui en dit assez. ARAMINTE Mais dans la situation où vous êtes, quel intérêt aviez-vous d’entrer dans ma maison, et de la préférer à une autre ? DORANTE Je trouve plus de douceur à être chez vous, Madame. ARAMINTE Il y a quelque chose d’incompréhensible en tout ceci ! Voyez-vous souvent la personne que vous aimez ? DORANTE, toujours abattu Pas souvent à mon gré, Madame ; et je la verrais à tout instant, que je ne croirais pas la voir assez. ARAMINTE, à part Il a des expressions d’une tendresse ! (Haut.) Est-elle fille ? A-t-elle été mariée ? DORANTE Madame, elle est veuve. ARAMINTE Et ne devez-vous pas l’épouser ? Elle vous aime, sans doute ? DORANTE Hélas ! Madame, elle ne sait pas seulement que je l’adore. Excusez l’emportement du terme dont je me sers. Je ne saurais presque parler d’elle qu’avec transport ! ARAMINTE Je ne vous interroge que par étonnement. Elle ignore que vous l’aimez, dites-vous, et vous lui sacrifiez votre fortune ? Voilà de l’incroyable. Comment, avec tant d’amour, avez-vous pu vous taire ? On essaie de se faire aimer, ce me semble : cela est naturel et pardonnable. DORANTE Me préserve le ciel d’oser concevoir la plus légère espérance ! Être aimé, moi ! non, Madame. Son état est bien au-dessus du mien. Mon respect me condamne au silence ; et je mourrai du moins sans avoir eu le malheur de lui déplaire. ARAMINTE Je n’imagine point de femme qui mérite d’inspirer une passion si étonnante : je n’en imagine point. Elle est donc au-dessus de toute comparaison ? DORANTE Dispensez-moi de la louer, Madame : je m’égarerais en la peignant. On ne connaît rien de si beau ni de si aimable qu’elle ! et jamais elle ne me parle ou ne me regarde, que mon amour n’en augmente. ARAMINTE baisse les yeux et continue Mais votre conduite blesse la raison. Que prétendez-vous avec cet amour pour une personne qui ne saura jamais que vous l’aimez ? Cela est bien bizarre. Que prétendez-vous ? DORANTE Le plaisir de la voir quelquefois, et d’être avec elle, est tout ce que je me propose. ARAMINTE Avec elle ! Oubliez-vous que vous êtes ici ? DORANTE Je veux dire avec son portrait, quand je ne la vois point. ARAMINTE Son portrait ! Est-ce que vous l’avez fait faire ? DORANTE Non, Madame ; mais j’ai, par amusement, appris à peindre, et je l’ai peinte moi-même. Je me serais privé de son portrait si je n’avais pu l’avoir que par le secours d’un autre. ARAMINTE, à part Il faut le pousser à bout. (Haut.) Montrez-moi ce portrait. DORANTE Daignez m’en dispenser, Madame : quoique mon amour soit sans espérance, je n’en dois pas moins un secret inviolable à l’objet aimé. ARAMINTE Il m’en est tombé un par hasard entre les mains : on l’a trouvé ici. (Montrant la boîte.) Voyez si ce ne serait point celui dont il s’agit. DORANTE Cela ne se peut pas. ARAMINTE, ouvrant la boîte Il est vrai que la chose serait assez extraordinare : examinez. DORANTE Ah ! Madame, songez que j’aurais perdu mille fois la vie avant d’avouer ce que le hasard vous découvre. Comment pourrai-je expier ?… (Il se jette à ses genoux.) ARAMINTE Dorante, je ne me fâcherai point. Votre égarement m’a fait pitié. Revenez-en, je vous le pardonne. MARTON paraît et s’enfuit Ah ! Dorante se lève vite. ARAMINTE Ah ciel ! c’est Marton ! Elle vous a vu. DORANTE, feignant d’être déconcerté Non, Madame, non : je ne crois pas. Elle n’est point entrée. ARAMINTE Elle vous a vu, vous dis-je : laissez-moi, allez-vous-en, vous m’êtes insupportable. Rendez-moi la lettre. (Quand il est parti.) Voilà pourtant ce que c’est que de l’avoir gardé ! ***** Le renouveau du théâtre au milieu du siècle La voie indiquée par la comédie annonce les mutations et les transformations ultérieures des genres dramatiques. Le déclin de la tragédie, malgré les efforts de Voltaire, en fait un genre ressenti comme périmé. Voltaire lui-même subit, d’ailleurs, l’influence des tendances moralisatrices qui font du théâtre un instrument de propagande, conformément aux concepts d’utilité et d’engagement qui caractérisent l’âge des lumières. En ce qui concerne le genre comique, la moralisation, l’émotion et la sensibilité, pour ne pas dire la sensiblerie, l’emportent. La comédie Le Glorieux (1732) de Destouches (de son nom Philippe Néricault; 1680 Tours – 1754 Fortoiseau) noie le comique sous d’édifiantes tirades moralisatrices. La tendance émotionnelle aboutit à la naissance de la comédie larmoyante, attribuée à Pierre Claude Nivelle de La Chaussée (1692 Paris – 1754 Paris), auteur d’une vingtaine de comédies en vers, telles que Le Préjugé à la mode (1735), L’École des amis (1737), Mélanide (1741), L’École des mères (1744), La Gouvernante (1744), L’École de la jeunesse (1749). Par son œuvre, Nivelle de la Chaussée, annonce les réformes proposées par Diderot à partir des années 1750, notamment la comédie sérieuse et le drame, défini comme une tragédie domestique et bourgeoise (voir ci-dessus). Michel-Jean Sedaine (4.7. 1719 Paris – 17.5. 1797 Paris) Il doit sa carrière littéraire à son assiduité d’autodidacte, car à treize ans, après la ruine de son père, maçon et entrepreneur des bâtiments du roi, il doit abandonner ses études et travailler comme tailleur de pierre pour subvenir aux besoins d’une famille de sept enfants dont il était l’aîné. Il se fait connaître d’abord comme poète (Poésies fugitives), ensuite comme auteur de livrets d’opéras-comiques (L’Huître et les Plaideurs, Le Jardinier et son Seigneur, Le Roi et le Fermier, Aucassin et Nicolette, Richard Cœur de Lion, Guillaume Tell). Ami de Diderot, il applique les théories de ce dernier avec Le Philosophe sans le savoir (1765), sans doute la meilleure pièce du nouveau genre dont l’action illustre la « condition » du père de famille, un riche négociant. Le philosophe sans le savoir (1765) Ce drame en cinq actes, en prose, fonde son intrigue sur le duel par lequel fils Vanderk défend son honneur et celui de la famille. Le père, anxieux, attend l’issue du duel, alors qu’il doit traiter affaires avec M. d’Esparville, père de l’adversaire du fils Vanderk. La mauvaise nouvelle – si le fils est tué – doit être annoncée par trois coups frappés à la porte. Acte V, scènes IV, V,IX, XI M. D’ESPARVILLE PÈRE Monsieur, voilà de l’honnêteté, voilà de l’honnêteté ; vous ne savez pas toute l’obligation que je vous dois, toute l’étendue du service que vous me rendez. M. VANDERK PÈRE Je souhaite qu’il soit considérable. M. D’ESPARVILLE PÈRE Ah ! monsieur, monsieur, que vous êtes heureux. Vous n’avez qu’une fille, vous ? M. VANDERK PÈRE J’espère que j’ai un fils. M. D’ESPARVILLE PÈRE Un fils ! Mais il est apparemment dans le commerce, dans un état tranquille ; mais le mien, le mien est dans le service ; à l’instant que je vous parle, n’est-il pas occupé à se battre ! M. VANDERK PÈRE À se battre ! M. D’ESPARVILLE PÈRE Oui, monsieur, à se battre… Un autre jeune homme, dans un café… un petit étourdi lui a cherché querelle, je ne sais pourquoi, je ne sais comment ; il ne le sait pas lui-même. M. VANDERK PÈRE Que je vous plains ! et qu’il est à craindre… M. D’ESPARVILLE PÈRE À craindre ! je ne crains rien ; mon fils est brave, il tient de moi, et adroit, adroit ; à vingt pas il couperait une balle en deux sur une lame de couteau ; mais il faut qu’il s’enfuie, c’est le diable, c’est un duel, vous entendez bien, vous entendez bien ; je me fie à vous, vous m’avez gagné l’âme. M. VANDERK PÈRE Monsieur, je suis flatté de votre… (On frappe à la porte un coup.) Je suis flatté de ce que… (Un second coup.) M. D’ESPARVILLE PÈRE Ce n’est rien ; c’est qu’on frappe chez vous. (On frappe un troisième coup. M. Vanderk père tombe sur un siège.) Vous ne vous trouvez pas indisposé ? M. VANDERK PÈRE Ah ! monsieur tous les pères ne sont pas malheureux ! (Le domestique entre avec les 2400 livres.) Voilà votre somme ! partez, monsieur, vous n’avez pas de temps à perdre. M. D’ESPARVILLE PÈRE Ah ! monsieur, que je vous suis obligé. (Il fait quelques pas et revient.) Monsieur, au service que vous me rendez, pourriez-vous en ajouter un second ? Auriez-vous de l’or ? C’est ce que je vais donner à mon fils… M. VANDERK PÈRE Oui, monsieur. M. D’ESPARVILLE PÈRE Avant que j’aie pu rassembler quelques louis, je peux perdre un temps infini. M. VANDERK PÈRE, au domestique Retirez les deux sacs de douze cents livres ; voici ; monsieur, quatre rouleaux de vingt-cinq louis chacun ; ils sont cachetés et comptés exactement. M. D’ESPARVILLE PÈRE Ah ! monsieur, que vous m’obligez ! M. VANDERK PÈRE Partez, monsieur, permettez-moi de ne pas vous reconduire. M. D’ESPARVILLE PÈRE Restez, restez, monsieur, je vous en prie, vous avez affaire ! Ah ! le brave homme ! Ah ! L’honnête homme ! Monsieur, mon sang est à vous ; restez, restez, restez, je vous en supplie. M. VANDERK PÈRE , seul Mon fils est mort… Je l’ai vu là… Et je ne l’ai pas embrassé.. Que de peines sa naissance me préparait ! Que de chagrin sa mère !… (…) M. VANDERK PÈRE Eh bien ? ANTOINE Ah ! mon maître ! tous deux ; j’étais très loin, mais j’ai vu, j’ai vu… Ah ! monsieur ! M. VANDERK PÈRE Mon fils ? ANTOINE Oui, ils se sont approchés à bride abattue : l’officier a tiré, votre fils ensuite ; l’officier est tombé d’abord, il est tombé le premier. Après cela, monsieur… Ah ! mon cher maître ! les chevaux se sont séparés… Je suis accouru… je… je… M. VANDERK PÈRE Voyez si mes chevaux sont mis : faites approcher par la porte de derrière, venez m’avertir ; courons-y. Peut-être n’est-il que blessé. ANTOINE Mort ! mort ! J’ai vu sauter son chapeau. Mort !… (...) Interruption : Victorine, fille d’Antoine, entre pour inviter tout le monde à table. Soudain, coup de théâtre, Vanderk fils paraît. M. VANDERK PÈRE Mon fils ! M. VANDERK FILS Mon père ! M. VANDERK PÈRE Mon fils !… je t’embrasse… je te revois sans doute honnête homme ? M. D’ESPARVILLE Oui, morbleu ! il l’est. M. VANDERK FILS Je vous présente messieurs d’Esparville. M. VANDERK PÈRE Messieurs… M. D’ESPARVILLE PÈRE Monsieur, je vous présente mon fils… N’était-ce pas mon fils, n’était-ce pas lui justement qui était son adversaire ? M. VANDERK PÈRE Comment ! est-il possible que cette affaire… M. D’ESPARVILLE PÈRE Bien, bien, morbleu ! bien. Je vais vous raconter… M. D’ESPARVILLE FILS Mon père, permettez-moi de parler. M. VANDERK FILS Qu’allez-vous dire ? M. D’ESPARVILLE FILS Souffrez de moi cette vengeance. M. VANDERK FILS Vengez-vous donc. M. D’ESPARVILLE FILS Le récit serait trop court si vous le faisiez, monsieur ; et à présent votre honneur est le mien… (A M. Vanderk père). Il me paraît, monsieur, que vous étiez aussi instruit que mon père l’était. Mais voici ce que vous ne saviez pas. Nous nous sommes rencontrés ; j’ai couru sur lui : j’ai tiré ; il a foncé sur moi, il m’a dit : « Je tire en l’air » ; il l’a fait. « Écoutez, m’a-t-il dit en me serrant la botte, j’ai cru que vous insultiez mon père, en parlant des négociants. Je vous ai insulté, j’ai senti que j’avais tort ; je vous en fais excuse. N’êtes-vous pas content ? Éloignez-vous, et recommençons ». Je ne puis, monsieur, vous exprimer ce qui s’est passé en moi ; je me suis précipité de mon cheval : il en a fait autant, et nous nous sommes embrassés. J’ai rencontré mon père, lui à qui, pendant ce temps-là, lui à qui vous rendiez service. Ah ! monsieur ! M. D’ESPARVILLE PÈRE Eh ! vous le saviez, morbleu ! et je parie que ces trois coups frappés à la porte… Quel homme êtes-vous ? Et vous m’obligiez pendant ce temps-là ! Moi, je suis ferme, je suis honnête homme ; mais en pareille occasion, à votre place, j’aurais envoyé le baron d’Esparville à tous les diables ! Pierre-Augustin Caron de Beaumarchais (24. 1. 1732 Paris - 18.5. 1799 Paris) La comédie sérieuse et la comédie larmoyante ayant épuisé leurs attraits, le public retrouve, dès les années 1770, le goût du franc comique de la comédie d’intrigue. Ce renouveau de la comédie traditionnelle est lié surtout au génie dramatique de Beaumarchais. Sa vie est riche en renversements de fortune, non moins dramatiques que l’action de ses pièces. Fils d’horloger et apprenti horloger à treize ans, il devient horloger du roi, fonction qui est à l’origine de son ascension sociale rapide. En 1761 il achète la charge de secrétaire du roi et est anobli. Musicien talentueux, plein d’esprit, il attire la faveur des filles de Louis XV, il cumule les charges publiques. Les revers viennent avec les procès concernant la litigieuse succession de son ami et protecteur Pâris-Duverney. Beaumarchais, condamné pour un faux en écriture (1773), n’obtient qu’une satisfaction partielle après avoir mis de son côté l’opinion publique par ses Mémoires. Agent secret du roi, il s’acquitte de plusieurs missions à Londres. En 1775, il s’engage pour la cause de la révolution américaine en créant une compagnie privée de commerce et de navigation qui, grâce au financement secret du gouvernement, vend des armes aux insurgés. Il organise aussi la publication des œuvres complètes de Voltaire (1783-1790). Cette entreprise, réalisée à Kehl, en Allemagne, pour éviter la censure, était considérée comme le signe de la victoire des encyclopédistes sur l’absolutisme. Beaumarchais, en défaveur à la cour de Versailles, salue la Révolution. Celle-ci lui apporte plusieurs déceptions. Sa richesse, matérialisée en 1791 sous forme d’une maison construite dans le voisinage de l’ancienne Bastille, éveille des soupçons. Au moment où Beaumarchais organise l’achat de 60.000 fusils pour la révolution aux Pays-Bas, il est suspecté de trahison, emprisonné sous la Terreur, mais s’échappe à Hambourg où il vit misérablement. Il ne rentre en France qu’en 1796, peu avant sa mort, vieilli, sourd, épuisé. La carrière littéraire de Beaumarchais ne représente qu’une partie des activités déployées. Ses débuts sont placés sous le signe des réformes de Diderot et sous l’influence de Sedaine: Eugénie (1767) est un mélodrame emphatique et moralisant, Les Deux Amis (1770) illustrent la conception du drame diderotien. Les deux pièces passent inaperçues. Le chemin du succès ne sera pas sans complications. Le Barbier de Séville (1775) est à l’origine une « parade » jouée sur une scène privée, puis un opéra-comique refusé par le Théâtre des Italiens, ensuite une comédie en cinq actes que le public siffle. Seule la seconde version, en quatre actes, réussit, avec un succès immédiat. Ce cheminement reflète aussi les efforts liés au renouveau du genre. Beaumarchais retrouve la verve du comique de la comédie d’intrigue qu’il enrichit de forts accents critiques en la transformant en comédie satirique. Le sommet en est sans aucun doute Le Mariage de Figaro (1784) qui, s’étant attiré l’interdiction du roi, fut considéré comme un signe annonciateur de la révolution. À la fin de sa carrière dramatique, Beaumarchais écrit un opéra Tatare (1787) et revient, sans succès, au drame avec la Mère coupable (1792). Le mariage de Figaro (1784) Au château d’Aguas-Frescas, le puissant comte Almaviva convoite la fiancée de Figaro Suzanne, servante de la comtesse. L’intrigue habituelle où tout se joue entre deux maîtres et deux valets prend toutefois une tonalité sociale et politique qui annonce le Révolution de 1789. Le célèbre monologue de Figaro résume la nouvelle donne sociale. Acte V, scène 3 FIGARO, seul, se promenant dans l’obscurité, dit du ton le plus sombre : Ô femme ! femme ! femme ! créature faible et décevante !... nul animal créé ne peut manquer à son instinct ; le tien est-il donc de tromper ?... Après m’avoir obstinément refusé quand je l’en pressais devant sa maîtresse ; à l’instant qu’elle me donne sa parole, au milieu même de la cérémonie... Il riait en lisant, le perfide ! et moi comme un benêt... ! non, Monsieur le Comte, vous ne l’aurez pas... vous ne l’aurez pas. Parce que vous êtes un grand seigneur, vous vous croyez un grand génie !... noblesse, fortune, un rang, des places ; tout cela rend si fier ! Qu’avez-vous fait pour tant de biens ! vous vous êtes donné la peine de naître, et rien de plus. Du reste homme assez ordinaire ! tandis que moi, morbleu ! perdu dans la foule obscure, il m’a fallu déployer plus de science et de calculs pour subsister seulement, qu’on n’en a mis depuis cent ans à gouverner toutes les Espagnes ; et vous voulez jouter... On vient... c’est elle... ce n’est personne. - La nuit est noire en diable, et me voilà faisant le sot métier de mari, quoique je ne le sois qu’à moitié ! (Il s’assied sur un banc.) Est-il rien de plus bizarre que ma destinée ! fils de je ne sais pas qui ; volé par des bandits, élevé dans leurs mœurs, je m’en dégoûte et veux courir une carrière honnête ; et partout je suis repoussé ! J’apprends la chimie, la pharmacie, la chirurgie, et tout le crédit d’un grand seigneur peut à peine me mettre à la main une lancette vétérinaire ! - Las d’attrister des bêtes malades, et pour faire un métier contraire, je me jette à corps perdu dans le théâtre ; me fussé-je mis une pierre au cou ! Je broche une comédie dans les mœurs du sérail; auteur espagnol, je crois pouvoir y fronder Mahomet sans scrupule : à l’instant un envoyé... de je ne sais où se plaint que j’offense dans mes vers la Sublime Porte, la Perse, une partie de la presqu’île de l’Inde, toute l’Égypte, les royaumes de Barca, de Tripoli, de Tunis, d’Alger et de Maroc : et voilà ma comédie flambée pour plaire aux princes mahométans, dont pas un, je crois, ne sait lire, et qui nous meurtrissent l’omoplate, en nous disant : Chiens de chrétiens ! - Ne pouvant avilir l’esprit, on se venge en le maltraitant. - Mes joues creusaient ; mon terme était échu ; je voyais de loin arriver l’affreux recors, la plume fichée dans sa perruque ; en frémissant je m’évertue. Il s’élève une question sur la nature des richesses ; et comme il n’est pas nécessaire de tenir les choses pour en raisonner, n’ayant pas un sol, j’écris sur la valeur de l’argent et sur son produit net; sitôt je vois, du fond d’un fiacre, baisser pour moi le pont d’un château fort, à l’entrée duquel je laissai l’espérance et la liberté. (Il se lève). Que je voudrais bien tenir un de ces puissants de quatre jours, si légers sur le mal qu’ils ordonnent, quand une bonne disgrâce a cuvé son orgueil ! je lui dirais... que les sottises imprimées n’ont d’importance, qu’aux lieux où l’on en gêne le cours ; que sans la liberté de blâmer, il n’est point d’éloge flatteur ; et qu’il n’y a que les petits hommes, qui redoutent les petits écrits. (Il se rassied) Las de nourrir un obscur pensionnaire, on me met un jour dans la rue ; et comme il faut dîner, quoiqu’on ne soit plus en prison, je taille encore ma plume, et demande à chacun de quoi il est question : on me dit que, pendant ma retraite économique, il s’est établi dans Madrid un système de liberté sur la vente des productions, qui s’étend même à celles de la presse ; et que, pourvu que je ne parle en mes écrits, ni de l’autorité, ni du culte, ni de la politique, ni de la morale, ni des gens en place, ni des corps en crédit, ni de l’opéra, ni des autres spectacles, ni de personne qui tienne à quelque chose ; je puis tout imprimer librement, sous l’inspection de deux ou trois censeurs. Pour profiter de cette douce liberté, j’annonce un écrit périodique, et, croyant n’aller sur les brisées d’aucun autre, je le nomme Journal inutile. Pou-ou ! je vois s’élever contre moi, mille pauvres diables à la feuille, on me supprime, et me voilà derechef sans emploi ! - Le désespoir m’allait saisir ; on pense à moi pour une place, mais par malheur j’y étais propre: il fallait un calculateur, ce fut un danseur qui l’obtint. Il ne me restait plus qu’à voler ; je me fais banquier de pharaon: alors, bonnes gens ! je soupe en ville, et les personnes dites comme il faut m’ouvrent poliment leur maison, en retenant pour elles les trois quarts du profit. J’aurais bien pu me remonter ; je commençais même comprendre que pour gagner du bien, le savoir-faire vaut mieux que le savoir. Mais comme chacun pillait autour de moi, en exigeant que je fusse honnête, il fallut bien périr encore. Pour le coup je quittais le monde ; et vingt brasses d’eau m’en allaient séparer, lorsqu’un dieu bienfaisant m’appelle à mon premier état. Je reprends ma trousse et mon cuir anglais; puis laissant la fumée aux sots qui s’en nourrissent, et la honte au milieu du chemin, comme trop lourde à un piéton, je vais rasant de ville en ville, et je vis enfin sans souci. Un grand seigneur passe à Séville ; il me reconnaît, je le marie ; et pour prix d’avoir eu par mes soins son épouse, il veut intercepter la mienne ! intrigue, orage à ce sujet. Prêt à tomber dans un abîme, au moment d’épouser ma mère, mes parents m’arrivent à la file. (Il se lève en s’échauffant.) On se débat ; c’est vous, c’est lui, c’est moi, c’est toi ; non, ce n’est pas nous ; eh mais qui donc ? (Il retombe assis.) Ô bizarre suite d’événements ! Comment cela m’est-il arrivé ? Pourquoi ces choses et non pas d’autres ? Qui les a fixées sur ma tête ? Forcé de parcourir la route où je suis entré sans le savoir, comme j’en sortirai sans le vouloir, je l’ai jonchée d’autant de fleurs que ma gaieté me l’a permis ; encore je dis ma gaieté, sans savoir si elle est à moi plus que le reste, ni même quel est ce moi dont je m’occupe : un assemblage informe de parties inconnues ; puis un chétif être imbécile ; un petit animal folâtre ; un jeune homme ardent au plaisir, ayant tous les goûts pour jouir, faisant tous les métiers pour vivre ; maître ici, valet là, selon qu’il plaît à la fortune ! ambitieux par vanité, laborieux par nécessité, mais paresseux... avec délices ! orateur selon le danger, poète par délassement, musicien par occasion, amoureux par folles bouffées, j’ai tout vu, tout fait, tout usé. Puis l’illusion s’est détruite et, trop désabusé... Désabusé !... Désabusé !... Suzon, Suzon, Suzon ! que tu me donnes de tourments !... J’entends marcher... on vient. Voici l’instant de la crise. (Il se retire près de la première coulisse à sa droite.) Le roman au 18^e siècle Genre narratif « libre », capable d’absorber les thèmes les plus divers, mais aussi genre centré sur les destinées individuelles insérées dans le tissu des relations sociales, le roman connaît, au 18^e siècle, une grande fortune. Son développement renoue avec une tradition déj constituée, notamment celle du roman antibaroque bourgeois (Sorel, Scarron, Furetière) et celle du roman précieux et classique (Mme de La Fayette, Guilleragues). La narration romanesque, comme il a été déjà souligné plus haut, sert de support à la problématique philosophique (Montesquieu, Voltaire, Diderot, Rousseau), mais l’inverse est vrai aussi: même les auteurs dont les visées sont tout autres que philosophiques ou propagandistes ne restent pas souvent étrangers à une intentionnalité engagée - moralisante, satirique ou critique. Cette tendance s’affirme dès les premiers grands romans de l’âge des lumières, ceux d’Alain-René Lesage. En fonction de leurs orientations et modalités on peut distinguer le roman de mœurs, le roman sentimental, le roman libertin, le roman philosophique. Cependant les genres se combinent souvent, pour le grand bonheur de la littérature. Alain-René Lesage (8.5. 1668 Sarzeau - 17.11. 1747 Boulogne-sur-Mer) Lesage prosateur a trouvé son inspiration dans l’esprit et la forme du roman picaresque espagnol où un personnage marginal traverse divers milieux sociaux au cours d’épisodes successifs, librement reliés. L’aventure individuelle se double d’une traversée critique, voire satirique, des conditions sociales. La voie s’ouvre au roman de mœurs. Inspirés par la littérature espagnole, les romans de Lesage sont campés dans une Espagne derrière laquelle transparaît cependant la France de l’époque. Si le Diable boiteux (1707) reprend le récit de Luiz Vélez de Guevara, les 12 volumes de l’Histoire de Gil Blas de Santillane (1715-1735) témoignent déjà d’une plus grande indépendance vis-à-vis des modèles littéraires. La thématique espagnole est présente dans d’autres romans - Histoire de Guzman d’Alfarache (1732) et Le Bachelier de Salamanque (1734), Estevanille de Gonzalez (1737), même si, chez Lesage, l’ancrage français n’est pas exclu comme l’attestent Les Aventures de Robert Chevalier dit de Beauchêne (1732). Histoire de Gil Blas de Santillane (1717-1735) Le cadre espagnol de ce roman picaresque est en partie trompeur, car son thème se situe dans le prolongement du regard critique et satirique de la comédie Turcaret. Gil Blas raconte, à la première personne, sa vie : né dans la misère, il est éduqué par son oncle chanoine. À 17 ans il se rend à Salamanque pour études. Mais le hasard lui donne pour compagnons des voleurs de grand chemin, il connaît des déboires, fait l’expérience des cours de justice, devient valet..., entre en contact, comme témoin, avec différentes couches de la société. Lorsque l’omelette qu’on me faisait fut en état de m’être servie, je m’assis tout seul à une table. Je n’avais pas encore mangé le premier morceau, que l’hôte entra, suivi de l’homme qui l’avait arrêté dans la rue. Ce cavalier portait une longue rapière, et pouvait bien avoir trente ans. Il s’approcha de moi d’un air empressé. « Seigneur écolier, me dit-il, je viens d’apprendre que vous êtes le seigneur Gil Blas de Santillane, l’ornement d’Oviedo et le flambeau de la philosophie. Est-il bien possible que vous soyez ce savantissime, ce bel esprit dont la réputation et si grande en ce pays-ci ? Vous ne savez pas ce que vous possédez. Vous avez un trésor dans votre maison. Vous voyez dans ce jeune gentilhomme la huitième merveille du monde. » Puis, se tournant de mon côté, et me jetant les bras au cou : « Excusez mes transports, ajouta-t-il ; je ne suis point maître de la joie que votre présence me cause. » Je ne pus lui répondre sur-le-champ, parce qu’il me tenait si serré que je n’avais pas la respiration libre, et ce ne fut qu’après que j’eus la tête dégagée de l’embrassade, que je lui dis : « Seigneur cavalier, je ne croyais pas mon nom connu à Peñaflor. – Comment connu ? reprit-il sur le même ton. Nous tenons registre de tous les grands personnages qui sont à vingt lieues à la ronde. Vous passez ici pour un prodige ; et je ne doute pas que l’Espagne ne se trouve un jour aussi vaine de vous avoir produit, que la Grèce d’avoir vu naître ses sages. » Ces paroles furent suivies d’une nouvelle accolade, qu’il me fallut encore essuyer, au hasard d’avoir le sort d’Antée. Pour peu que j’eusse eu d’expérience, je n’aurais pas été la dupe de ses démonstrations ni de ses hyperboles ; j’aurai bien connu, à ses flatteries outrées, que c’était un de ces parasites que l’on trouve dans toutes les villes, et qui, dès qu’un étranger arrive, s’introduisent auprès de lui pour remplir leur ventre à ses dépens ; mais ma jeunesse et ma vanité m’en firent juger tout autrement. Mon admirateur me parut un fort honnête homme, et je l’invitai à souper avec moi. « Ah ! très volontiers, s’écria-t-il ; je sais trop bon gré à mon étoile de m’avoir fait rencontrer l’illustre Gil Blas de Santillane, pour ne pas jouir de ma bonne fortune le plus longtemps que je pourrai. Je n’ai pas grand appétit, poursuivit-il ; je vais me mettre à table pour vous tenir compagnie seulement, et je mangerai quelques morceaux par complaisance. » En parlant ainsi mon panégyriste s’assit vis-à-vis de moi. On lui apporta un couvert. Il se jeta d’abord sur l’omelette avec tant d’avidité, qu’il semblait n’avoir mangé de trois jours. À l’air complaisant dont il s’y prenait, je vis bien qu’elle serait bientôt expédiée, J’en ordonnai une autre, qui fut faite si promptement, qu’on nous la servit comme nous achevions, ou plutôt comme il achevait de manger la première. Il y procédait pourtant d’une vitesse toujours égale, et trouvait moyen, sans perdre un coup de dent, de me donner louanges sur louanges : ce qui me rendait fort content de ma petite personne. Il buvait aussi fort souvent ; tantôt c’était à ma santé, et tantôt à celle de mon père et de ma mère, dont il ne pouvait assez vanter le bonheur d’avoir un fils tel que moi. En même temps, il versait du vin dans mon verre, et m’excitait à lui faire raison. Je ne répondis point mal aux santés qu’il me portait : ce qui, avec ses flatteries, me mit insensiblement de si belle humeur que, voyant notre seconde omelette à moitié mangée, je demandai l’hôte s’il n’avait pas de poisson à nous donner. Le seigneur Corcuelo, qui, selon toutes les apparences, s’entendait avec le parasite, me répondit : « J’ai une truite excellente ; mais elle coûtera cher à ceux qui la mangeront : c’est un morceau trop friand pour vous. – Qu’appelez-vous trop friand, dit alors mon flatteur d’un ton de voix élevé ; vous n’y pensez pas, mon ami. Apprenez que vous n’avez rien de trop bon pour le seigneur Gil Blas de Santillane, qui mérite d’être traité comme un prince. » Je fus bien aise qu’il eût relevé les dernières paroles de l’hôte, et il ne fit en cela que me prévenir. Je m’en sentais offensé, et je dis fièrement à Corcuelo : « Apportez-nous votre truite, et ne vous embarrassez pas du reste. » L’hôte, qui ne demandait pas mieux, se mit l’apprêter, et ne tarda guère à nous la servir. A la vue de ce nouveau plat, je vis briller une grande joie dans les yeux du parasite, qui fit paraître une nouvelle complaisance, c’est-à-dire qu’il donna sur le poisson comme il avait donné sur les œufs. Il fut pourtant obligé de se rendre, de peur d’accident, car il en avait jusqu’à la gorge. Enfin, après avoir bu et mangé tout son soûl, il voulut finir la comédie. « Seigneur Gil Blas, me dit-il en se levant de table, je suis trop content de la bonne chère que vous m’avez faite, pour vous quitter sans vous donner un avis important, dont vous me paraissez avoir besoin. Soyez désormais en garde contre les louanges. Défiez-vous des gens que vous ne connaîtrez point. Vous en pourrez rencontrer d’autres qui voudront, comme moi, se divertir de votre crédulité, et peut-être pousser les choses encore plus loin. N’en soyez point la dupe, et ne vous croyez point sur leur parole la huitième merveille du monde. » En achevant ces mots, il me rit au nez et s’en alla. Pierre Carlet de Chamblain de Marivaux (4.2. 1688 Paris - 12.2. 1763 Paris) La structure du roman picaresque est utilisée aussi par Pierre Carlet de Chamblain de Marivaux, connu surtout comme dramaturge (voir ci-dessus). La tradition romanesque précieuse qu’il parodie avec Pharsamon ou les Folies amoureuses (composé en 1712, publié en 1737) se reflète néanmoins dans l’intérêt qu’il accorde à l’analyse psychologique dans deux romans de mœurs importants: La Vie de Marianne (1731-1741) et Le Paysan parvenu (1735-1736). En effet, les aventures sociales des personnages importent moins que leur évolution psychologique et le difficile compromis entre l’apprentissage social et la fidélité à soi-même. L’émotion annonce la nouvelle sensibilité qui apparaît dans les romans de l’abbé Prévost. La Vie de Marianne (1731-1742) La publication des onze volumes de ce roman inachevé s’échelonne de 1731 à 1742. La continuation a été tentée par Marie-Jeanne Riccoboni (voir plus loin). Marianne, élevée par le curé du village, se retrouve à Paris. Logée chez une lingère, Mme Dutour, elle est convoitée par M. de Climal qui tente de la séduire, alors qu’une amitié qui pourrait aussi être l’amour la lie au neveu de M. de Climal, le jeune Valville. D’intrigues en calomnies, de relations en diverses liaisons avec différents personnages, Marianne fait carrière dans la société malgré ses origines obscures qui laissent toutefois entrevoir une possible ascendance aristocratique. J’étais si rêveuse, que je n’entendis pas le bruit d’un carrosse qui venait derrière moi, et qui allait me renverser, et dont le cocher s’enrouait à me crier : Gare ! Son dernier cri me tira de ma rêverie ; mais le danger où je me vis m’étourdit si fort, que je tombai en voulant fuir, et me blessai le pied en tombant. Les chevaux n’avaient plus qu’un pas à faire pour marcher sur moi : cela alarma tout le monde ; on se mit à crier ; mais celui qui cria le plus fort fut le maître de cet équipage, qui en sortit aussitôt, et qui vint à moi : j’étais encore à terre, d’où malgré mes efforts je n’avais pu me relever. On me releva pourtant, ou plutôt on m’enleva, car on vit bien qu’il m’était impossible de me soutenir. Mais jugez de mon étonnement, quand, parmi ceux qui s’empressaient à me secourir, je reconnus le jeune homme que j’avais laissé à l’église ! C’était lui à qui appartenait le carrosse, sa maison n’était qu’à deux pas plus loin ; et ce fut où il voulut qu’on me transportât. Je ne vous dis point avec quel air d’inquiétude il s’y prit , ni combien il parut touché de mon accident. À travers le chagrin qu’il en marqua, je démêlai pourtant que le sort ne l’avait pas tant désobligé en m’arrêtant. « Prenez bien garde à Mademoiselle, disait-il à ceux qui me tenaient ; portez-la doucement, ne vous pressez point » ; car dans ce moment ce ne fut point moi qu’il parla. Il me sembla qu’il s’en abstenait à cause de mon état et des circonstances, et qu’il ne se permettait d’être tendre que dans ses soins. De mon côté, je parlai aux autres, et ne lui dis rien non plus : je n’osais même le regarder, ce qui faisait que j’en mourais d’envie : aussi le regardai-je, toujours en n’osant, et je ne sais ce que mes yeux lui dirent ; mais les siens me firent une réponse si tendre qu’il fallait que les miens l’eussent méritée. Cela me fit rougir, et me remua le cœur à un point qu’ peine m’aperçus-je de ce que je devenais. Je n’ai de ma vie été si agitée. Je ne saurais vous définir ce que je sentais. C’était un mélange de trouble, de plaisir et de peur ; ou, de peur, car une jeune fille qui est là-dessus à son apprentissage ne sait point où tout cela la mène : ce sont des mouvements inconnus qui l’enveloppent, qui disposent d’elle, qu’elle ne possède point, qui la possèdent ; et la nouveauté de cet état l’alarme. Il est vrai qu’elle y trouve du plaisir ; mais c’est un plaisir fait comme un danger, sa pudeur même en est effrayée ; il y a quelque chose qui la menace, qui l’étourdit, et qui prend déjà sur elle. On se demanderait volontiers dans ces instants-là : Que vais-je devenir ? Car, en vérité, l’amour ne nous trompe point : dès qu’il se montre, il nous dit ce qu’il est, et de quoi il sera question : l’âme, avec lui, sent la présence d’un maître qui la flatte, mais avec une autorité déclarée qui ne la consulte pas, et qui lui laisse hardiment les soupçons de son esclavage futur. Voilà ce qui m’a semblé de l’état où j’étais, et je pense aussi que c’est l’histoire de toutes les jeunes personnes de mon âge en pareil cas. Enfin on me porta chez Valville, c’était le nom du jeune homme en question, qui fit ouvrir une salle où l’on me mit sur un lit de repos. J’avais besoin de secours, je sentais beaucoup de douleur à mon pied, et Valville envoya sur-le-champ chercher un chirurgien, qui ne tarda pas à venir. Je passe quelques petites excuses que je lui fis dans l’intervalle sur l’embarras que je lui causais ; excuses communes que tout le monde sait faire, et auxquelles il répondit à la manière ordinaire. Ce qu’il y eut pourtant de particulier entre nous deux, c’est que je lui parlai de l’air d’une personne qui sent qu’il y a bien autre chose sur le tapis que des excuses ; et qu’il me répondit d’un ton qui me préparait à voir entamer la matière. Nos regards même l’entamaient déjà ; il n’en jetait pas un sur moi qui ne signifiât : Je vous aime ; et moi, je ne savais que faire des miens, parce qu’ils lui en auraient dit autant. Nous en étions, lui et moi, à ce muet entretien de nos cœurs, quand nous vîmes entrer le chirurgien, qui, sur le récit que lui fit Valville de mon accident, débuta par dire qu’il fallait voir mon pied. À cette proposition, je rougis d’abord par un sentiment de pudeur ; et puis, en rougissant, pourtant je songeai que j’avais le plus joli petit pied du monde, que Valville allait le voir, que ce ne serait point ma faute, puisque la nécessité voulait que je le montrasse devant lui ; et qui était une bonne fortune pour moi, bonne fortune honnête et faite à souhait : car on croyait qu’elle me faisait de la peine ; on tâchait de m’y résoudre, et j’allais en avoir le profit immodeste, en conservant tout le mérite de la modestie, puisqu’il me venait d’une aventure dont j’étais innocente : c’était ma chute qui avait tort. Combien dans le monde y a-t-il d’honnêtes gens qui me ressemblent, et qui, pour pouvoir garder une chose qu’ils aiment, ne fondent pas mieux leur droit d’en jouir que je faisais le mien dans cette occasion-là ! On croit souvent avoir la conscience délicate, non pas à cause des sacrifices qu’on lui fait, mais à cause de la peine qu’on prend avec elle pour s’exempter de lui en faire. Ce que je dis là peint surtout beaucoup de bigots qui voudraient bien gagner le ciel, sans rien perdre à la terre, et qui croient avoir de la pitié, moyennant les cérémonies pieuses qu’ils font toujours avec eux-mêmes, et dont ils bercent leur conscience. Mais n’admirez-vous pas, au reste, cette morale que mon pied amène ? Je fis quelque difficulté de le montrer, et je ne voulais ôter que le soulier ; mais ce n’était pas assez. « Il faut absolument que je voie le mal, disait le chirurgien, qui y allait tout uniment ; je ne saurais rien dire sans cela » ; et là-dessus une femme de charge, que Valville avait chez lui, fut sur-le-champ appelée pour me déchausser ; ce qu’elle fit pendant que Valville et le chirurgien se retirèrent un peu à l’écart. Quand mon pied fut en état, voilà le chirurgien qui l’examine et qui le tâte. Le bonhomme, pour mieux juger du mal, se baissait beaucoup, parce qu’il était vieux ; et Valville, en conformité de geste, prenait sensiblement la même attitude, et se baissait beaucoup aussi, parce qu’il était jeune ; car il ne connaissait rien à mon mal, mais il se connaissait à mon pied, et m’en paraissait aussi content que je l’avais espéré. Pour moi, je ne disais mot et ne donnais aucun signe des observations clandestines que je faisais sur lui ; il n’aurait pas été modeste de paraître soupçonner l’attrait qui l’attirait : et d’ailleurs j’aurais tout gâté si je lui avais laissé apercevoir que je comprenais ces petites façons : cela m’aurait obligée moi-même d’en faire davantage, et peut-être aurait-il rougi des siennes ; car le cœur est bizarre : il y a des moments où il est confus et choqué d’être pris sur le fait quand il se cache ; cela l’humilie : et ce que je dis là, je le sentais par instinct. Antoine-François Prévost d’Exiles (1.4. 1697 Hesdin - 25.11. 1763 Croix-de-Courteuil) Sa vie prêterait à une transposition romanesque. Après ses études au collège des jésuites à Hesdin et à Paris, il se fait enrôler dans l’armée (1712) qu’il quitte pour le noviciat chez les jésuites, puis chez les bénédictins. Ordonné prêtre en 1726, il quitte le couvent, s’enfuit en Angleterre et en Hollande, d’où il ne peut revenir à Paris qu’en 1734. Aumônier du prince de Conti, il fréquente les salons parisiens, connaît de nombreuses aventures passionnelles dont une, pour « Lenki » Eckhart, le réduit à la misère. Assagi, à partir de 1742, et pourvu d’un bénéfice ecclésiastique (1743) il rédige l’histoire des Condé et médite sur des ouvrages d’apologétique. L’intense activité littéraire (112 volumes) est pour Prévost une nécessité existentielle. Journaliste, il publie le journal Le Pour et le Contre (1733-1740). Il traduit de l’anglais, en particulier les romans de Richardson: Paméla (1742), Clarisse Harlow (1751), Grandisson (1755). Il est l’auteur de plusieurs romans: Histoire de Monsieur Cleveland, fils naturel de Cromwell (1731-1739), Le Doyen de Killerine (1735, 1739), Histoire de Marguerite d’Anjou (1740). Histoire d’une Grecque moderne (1740), Voyages de Robert Lade (1744). En 1728 il commence à publier les Mémoires et aventures d’un homme de qualité dont l’Histoire du chevalier Des Grieux et de Manon Lescaut (1731) est le dernier volume. L’Histoire du chevalier Des Grieux et de Manon Lescaut (1731) Ce roman de mœurs est aussi une transposition des déboires intimes de l’écrivain. La peinture de la passion sous forme d’une quête douloureuse et ravageuse du bonheur conjugue la nouvelle sensibilité avec l’analyse psychologique de la meilleure veine classique. Le pessimisme de Prévost débouche sur la constatation de l’incompatibilité du bonheur avec la nature sensible de l’homme. Abandonné par Manon pour un amant riche, Des Grieux entre au séminaire pour devenir prêtre. C’est là que, deux ans plus tard, Manon vient le chercher. Il était six heures du soir. On vint m’avertir, un moment après mon retour, qu’une dame demandait à me voir. J’allai au parloir sur-le-champ. Dieux ! quelle apparition surprenante ! j’y trouvai Manon. C’était elle, mais plus aimable et plus brillante que je ne l’avais jamais vue. Elle était dans sa dix-huitième année. Ses charmes surpassaient tout ce qu’on peut décrire. C’était un air si fin, si doux ; si engageant ! l’air de l’Amour même. Toute sa figure me parut un enchantement. Je demeurai interdit à sa vue, et, ne pouvant conjecturer quel était le dessein de cette visite, j’attendais, les yeux baissés et avec tremblement, qu’elle s’expliquât. Son embarras fut, pendant quelque temps, égal au mien, mais voyant que mon silence continuait, elle mit la main devant ses yeux, pour cacher quelques larmes. Elle me dit, d’un ton timide, qu’elle confessait que son infidélité méritait ma haine ; mais que, s’il était vrai que j’eusse jamais eu quelque tendresse pour elle ; il y avait eu, aussi, bien de la dureté à laisser passer deux ans sans prendre soin de m’informer de son sort, et qu’il y en avait beaucoup encore à la voir dans l’état où elle était en ma présence, sans lui dire une parole. Le désordre de mon âme, en l’écoutant, ne saurait être exprimé. Elle s’assit. Je demeurai debout, le corps à demi tourné, n’osant l’envisager directement. Je commençai plusieurs fois une réponse, que je n’eus pas la force d’achever. Enfin, je fis un effort pour m’écrier douloureusement : « Perfide Manon ! Ah ! perfide ! perfide ! elle me répéta, en pleurant à chaudes larmes, qu’elle ne prétendait point justifier sa perfidie. Que prétendez-vous donc ? M’écriai-je encore. – Je prétends mourir, répondit-elle, si vous ne me rendez votre cœur, sans lequel il est impossible que je vive. – Demande donc ma vie, infidèle ! repris-je en versant moi-même des pleurs, que je m’efforçai en vain de retenir. Demande ma vie, qui est l’unique chose qui me reste à te sacrifier ; car mon cœur n’a jamais cessé d’être à toi. » À peine eus-je achevé ces derniers mots, qu’elle se leva avec transport pour venir m’embrasser. Elle m’accabla de mille caresses passionnées. Elle m’appela par tous les noms que l’amour invente pour exprimer ses plus vives tendresses. Je n’y répondais encore qu’avec langueur. Quel passage, en effet, de la situation tranquille où j’avais été aux mouvements tumultueux que je sentais renaître ! J’en étais épouvanté. Je frémissais, comme il arrive lorsqu’on se trouve la nuit dans une campagne écartée : on se croit transporté dans un nouvel ordre des choses ; on y est saisi d’une horreur secrète, dont on ne se remet qu’après avoir considéré longtemps tous les environs. Nous nous assîmes l’un près de l’autre. Je pris ses mains dans les miennes. « Ah ! Manon, lui dis-je en la regardant d’un œil triste, je ne m’étais pas attendu à la noire trahison dont vous avez payé mon amour. Il vous était bien facile de tromper un cœur dont vous étiez la souveraine absolue, et qui mettait toute sa félicité à vous plaire et à vous obéir. Dites-moi maintenant si vous en avez trouvé d’aussi tendres et d’aussi soumis. Non, non, la Nature n’en fait guère de la même trempe que le mien. Dites-moi, du moins, si vous l’avez quelquefois regretté. Quel fond dois-je faire sur ce retour de bonté qui vous ramène aujourd’hui pour le consoler ? Je ne vois que trop que vous êtes plus charmante que jamais ; mais, au nom de toutes les peines que j’ai souffertes pour vous, belle Manon, dites-moi si vous serez plus fidèle. » Elle me répondit des choses si touchantes sur son repentir, et elle s’engagea à la fidélité par tant de protestations et de serments, qu’elle m’attendrit à un degré inexprimable. « Chère Manon ! lui dis-je, avec un mélange profane d’expressions amoureuses et théologiques, tu es trop adorable pour une créature. Je me sens le cœur emporté par une délectation victorieuse. Tout ce qu’on dit de la liberté à Saint-Sulpice est une chimère. Je vais perdre ma fortune et ma réputation pour toi, je le prévois bien ; je lis ma destinée dans tes beaux yeux ; mais de quelles pertes ne serai-je pas consolé par ton amour ! Les faveurs de la fortune ne me touchent point ; la gloire me paraît une fumée ; tous mes projets de vie ecclésiastique étaient de folles imaginations ; enfin tous les biens différents de ceux que j’espère avec toi sont des biens méprisables, puisqu’ils ne sauraient tenir un moment dans mon cœur, contre un seul de tes regards. » En lui promettant néanmoins un oubli général de ses fautes, je voulus être informé de quelle manière elle s’était laissé séduire par B. Elle m’apprit que, l’ayant vue à sa fenêtre, il était devenu passionné pour elle ; qu’il avait fait sa déclaration en fermier général, c’est-à-dire en lui marquant dans une lettre que le payement serait proportionné aux faveurs ; qu’elle avait capitulé d’abord, mais sans autre dessein que de tirer de lui quelque somme considérable qui pût servir à nous faire vivre commodément. (…) Enfin, elle me dit qu’elle était venue droit au séminaire, avec la résolution d’y mourir si elle ne me trouvait pas disposé à lui pardonner. Où trouver un barbare qu’un repentir si vif et si tendre n’eût pas touché ? Pour moi, je sentis, dans ce moment, que j’aurais sacrifié pour Manon tous les évêchés du monde chrétien. Je lui demandai quel nouvel ordre elle jugeait à propos de mettre dans nos affaires. Elle me dit qu’il fallait sur-le-champ sortir du séminaire et remettre à nous arranger dans un lieu plus sûr. Je consentis à toutes ses volontés sans réplique. Elle entra dans son carrosse, pour aller m’attendre au coin de la rue. Je m’échappai un moment après, sans être aperçu du portier. Claudine Alexandrine Guérin, Mme de Tencin (27.4. 1682 Grenoble – 4.12.1749 Paris) Sous sa nouvelle forme, le roman de mœurs évolue vers le roman sentimental où s’illustrent, entre autres, plusieurs femmes-écrivains. Mme de Tencin est avant tout une femme du pouvoir qu’elle exerce soit par l’intermédiaire de ses amis et amants (le Régent et son ministre le cardinal Dubois), soit par l’attrait intellectuel de son salon littéraire et philosophique fréquenté par Fontenelle et Marivaux. Ses romans thématisent l’infériorité de la condition féminine: la femme, empêchée par la société (pères et maris tyranniques, devoirs imposés à la femme), n’a pas la maîtrise de son amour: Mémoires du comte de Comminge (1735), Le Siège de Calais (1739), Les Malheurs de l’amour (1747). Mémoires du comte de Comminge (1735) Le jeune comte de Comminge et Adélaïde de Lussan, cousins issus de deux frères ennemis, s’aiment d’un amour impossible. Les pères veulent empêcher leur amour : Adelaïde se voit forcée au mariage avec M. de Benavides, alors que le comte de Comminge est enfermé par son père dans une tour. La rencontre ultérieure des deux amants est interrompue par l’arrivée inopinée de M. de Benavides qui sera blessé et laissé pour mort, suite à l’altercation. Pour expier le crime présumé le comte se fait moine. C’est là qu’Adelaïde le rejoint, sous déguisement, sans se faire reconnaître. Le roman connut un succès fulgurant, il fut réédité l’année même et une cinquantaine fois encore durant le 19^e siècle. C’est un des précurseurs du roman gothique. J’aimais et j’étais aimée d’un jeune homme d’une condition égale à la mienne : la haine de nos pères mit obstacle à notre mariage. Je fus même obligée, pour l’intérêt de mon amant, d’en épouser un autre. Je cherchai jusque dans le choix de mon mari à lui donner des preuves de mon fol amour : celui qui ne pouvait m’inspirer que de la haine fut préféré, parce qu’il ne pouvait lui donner de jalousie. Dieu a permis qu’un mariage contracté dans des vues si criminelles ait été pour moi une source de malheurs. Mon mari et mon amant se blessèrent à mes yeux ; le chagrin que j’en conçus me rendit malade ; je n’étais pas encore rétablie que mon mari m’enferma dans une tour de sa maison, et me fit passer pour morte ; je fus deux ans en ce lieu, sans autre consolation que celle que tâchait de me donner celui qui était chargé de m’apporter ma nourriture ; mon mari, non content des maux qu’il me faisait souffrir, avait encore la cruauté d’insulter à ma misère. Tant d’afflictions ne me firent point ouvrir les yeux sur mes égarements : bien loin de pleurer mes péchés, je ne pleurais que mon amant. La mort de mon mari me mit enfin en liberté ; le même domestique, seul instruit de ma destinée, vint m’ouvrir ma prison et m’apprit que j’avais passé pour morte dès l’instant qu’on m’avait enfermée. La crainte des discours, que mon aventure ferait tenir de moi, me fit penser à la retraite ; et pour achever de m’y déterminer, j’appris qu’on ne savait aucune nouvelle de la seule personne qui pût me retenir dans le monde. Je pris un habit d’homme pour sortir avec plus de facilité du château ; le couvent que j’avais choisi et où j’avais été élevée n’était qu’à quelques lieues d’ici : j’étais en chemin pour m’y rendre, quand un mouvement inconnu m’obligea d’entrer dans cette église : à peine y étais-je que je distinguai, parmi ceux qui chantaient les louanges du Seigneur, une voix trop accoutumée à aller jusqu’à mon cœur ; je crus être séduite par la force de mon imagination ; je m’approchai et, malgré le changement que le temps et les austérités avaient apporté sur son visage, je reconnus ce séducteur si cher à mon souvenir. Je ne pus m’éloigner d’un lieu qui renfermait ce que j’aimais et, pour ne plus m’en séparer, je me présentai à vous, mon père; vous fûtes trompé par l’empressement que je montrais pour être admise dans votre maison ; vous m’y reçûtes. (...) Il y a deux mois que, pour obéir à la règle du saint fondateur qui a voulu, par l’idée continuelle de la mort, sanctifier la vie de ses religieux, il leur fut ordonné à tous de se creuser chacun leur tombeau. Je suivais, comme à l’ordinaire, celui à qui j’étais liée par des chaînes si honteuses : la vue de ce tombeau, l’ardeur avec laquelle il le creusait, me pénétrèrent d’une affliction si vive, qu’il fallut m’éloigner pour laisser couler des larmes qui pouvaient me trahir; il me semblait, depuis ce moment, que j’allais le perdre ; cette idée ne m’abandonnait plus ; mon attachement en prit encore de nouvelles forces ; je le suivais partout ; et si j’étais quelques heures sans le voir, je croyais que je ne le verrais plus. Voici le moment heureux que Dieu avait préparé pour m’attirer à lui ; nous allions dans la forêt pour couper du bois à l’usage de la maison, quand j’aperçus que mon compagnon m’avait quittée ; mon inquiétude m’obligea à le chercher. Après avoir parcouru plusieurs routes du bois, je le vis dans un endroit écarté, occupé à regarder quelque chose qu’il avait tiré de son sein. Sa rêverie était si profonde que j’allai à lui et que j’eus le temps de considérer ce qu’il tenait sans qu’il m’aperçût. Quel fut mon étonnement quand je reconnus mon portrait ! Je vis alors que, bien loin de jouir de ce repos que j’avais tant craint de troubler, il était comme moi la malheureuse victime d’une passion criminelle. (...) Si le compagnon de mes égarements gémit encore sous le poids du péché, qu’il jette les yeux sur moi, qu’il considère ce qu’il a follement aimé, qu’il pense à ce moment redoutable où je touche, et où il touchera bientôt ; à ce jour où Dieu fera taire sa miséricorde pour n’écouter que sa justice ! Mais je sens que le temps de mon dernier sacrifice s’approche ; j’implore le secours des prières de ces saints religieux ; je leur demande pardon du scandale que je leur ai donné ; et je me reconnais indigne de partager leur sépulture. Françoise d’Happoncourt, Mme de Graffigny (11.2. 1695 Nancy – 12.12. 1758 Paris) Elle comptait parmi ses amis Prévost, Rousseau, Marivaux, Crébillon et Malhesherbes. Elle s’attache à peindre la femme comme un être naturel, doué pour la sincérité et le bonheur, mais victime de la société masculine. C’est bien le cas de son roman épistolaire Lettres d’une Péruvienne (1747) aussi bien que de son théâtre ‑ comédies Cénie (1750) et La Fille d’Aristide (1759). Lettres d’une Péruvienne (1747) Comme dans Les Lettres Persanes de Montesquieu, un regard qui vient de l’extérieur éclaire les défauts de la société française. Zilia, une Jeune Péruvienne, est emmenée de force en France qu’elle observe dans ses lettres adressée à son frère Aza. Le roman fut un grand succès de librairie : quarante-deux rééditions en cinquante ans, traductions en cinq langues. Je ne sais quelles sont les suites de l’éducation qu’un père donne à son fils : je ne m’en suis pas informée. Mais je sais que du moment que les filles commencent à être capables de recevoir des instructions, on les enferme dans une maison religieuse, pour leur apprendre à vivre dans le monde ; que l’on confie le soin d’éclairer leur esprit à des personnes auxquelles on ferait peut-être un crime d’en avoir, et qui sont incapables de leur former le cœur qu’elles ne connaissent pas. Les principes de la religion, si propres à servir de germe à toutes les vertus, ne sont appris que superficiellement et par mémoire. Les devoirs à l’égard de la divinité ne sont pas inspirés avec plus de méthode. Ils consistent dans de petites cérémonies d’un culte extérieur, exigées avec tant de sévérité, pratiquées avec tant d’ennui, que c’est le premier joug dont on se défait en entrant dans le monde, et si l’on en conserve encore quelques usages, à la manière dont on s’en acquitte, on croirait volontiers que ce n’est qu’une espèce de politesse que l’on rend par habitude à la divinité. D’ailleurs rien ne remplace les premiers fondements d’une éducation mal dirigée. On ne connaît presque point en France le respect pour soi-même, dont on prend tant de soin de remplir le cœur de nos jeunes vierges. Ce sentiment généreux qui nous rend le juge le plus sévère de nos actions et de nos pensées, qui devient un principe sûr quand il est bien senti, n’est ici d’aucune ressource pour les femmes. Au peu de soin que l’on prend de leur âme, on serait tenté de croire que les Français sont dans l’erreur de certains peuples barbares qui leur en refusent une. Régler les mouvements du corps, arranger ceux du visage, composer l’extérieur, sont les points essentiels de l’éducation. C’est sur les attitudes plus ou moins gênantes de leurs filles que les parents se glorifient de les avoir bien élevées. (...) Quand tu sauras qu’ici l’autorité est entièrement du côté des hommes, tu ne douteras pas, mon cher Aza, qu’ils ne soient responsables de tous les désordres de la société. Ceux qui, par une lâche indifférence, laissent suivre à leurs femmes le goût qui les perd, sans être les plus coupables, ne sont pas les moins dignes d’être méprisés ; mais on ne fait pas assez d’attention à ceux qui, par l’exemple d’une conduite vicieuse et indécente, entraînent leurs femmes dans le dérèglement, ou par dépit ou par vengeance. Et en effet, mon cher Aza, comment ne seraient-elles pas révoltées contre l’injustice des lois qui tolèrent l’impunité des hommes, poussée au même excès que leur autorité ? Un mari, sans craindre aucune punition, peut avoir pour sa femme les manières les plus rebutantes, il peut dissiper en prodigalités, aussi criminelles qu’excessives, non seulement son bien, celui des enfants, mais même celui de la victime qu’il fait gémir presque dans l’indigence, par une avarice pour les dépenses honnêtes, qui s’allie très communément ici avec la prodigalité. Il est autorisé à punir rigoureusement l’apparence d’une légère infidélité, en se livrant sans honte à toutes celles que le libertinage lui suggère. Enfin, mon cher Aza, il semble qu’en France les liens du mariage ne soient réciproques qu’au moment de la célébration, et que dans la suite les femmes seules y doivent être assujetties. Je pense et je sens que ce serait les honorer beaucoup de les croire capables de conserver de l’amour pour leur mari, malgré l’indifférence et les dégoûts dont la plupart sont accablées. Mais qui peut résister au mépris ? Lettre XXXIV Marie-Jeanne Riccoboni (25.10. 1713 Paris – 7.12. 1792 Paris) Femme d’un comédien italien et comédienne elle-même, elle souscrit à la mode du roman sentimental avec Les Lettres de Mistriss Fanni Butlerd (1757). Mme Riccoboni a entrepris également la continuation de La Vie de Marianne de Marivaux en dénonçant, notamment, la duplicité des sentiments masculins. Lettres de Mistriss Fanni Butlerd (1757) Le moi sur lequel vous comptez n’est pas toujours le plus fort. J’ai, comme Sosie, un autre moi difficile à réduire et qui l’emporte souvent sur tout ce que je lui oppose. Ce méchant moi ne m’a pas laissée tranquille un instant, depuis que j’ai quitté Londres ; il m’a fait pleurer, vous quereller, pardonner, me fâcher, rester ici pour vous chagriner, m’ennuyer, me priver du seul plaisir où mon cœur puisse être sensible. Je voulais partir ce matin, mais mylord Clarendon a changé ma résolution. Il vint hier souper ici, on vous nomma ; il nous dit qu’il vous avait laissé chez la duchesse de Rutland, que vous y étiez seul. Ô quel mouvement ce discours éleva dans mon âme ! Quoi ! seul chez cette femme qui vous cherche, qui vous fuit avec affectation ! Il me fut impossible de souper. Je me plains de la migraine, je cours m’enfermer. Je relis ce billet si tendre, où vous vous soumettez à toutes mes volontés, où vous me conjurez de revenir, avec un empressement si flatteur : je n’y trouve que de la fausseté, des mensonges, le désir de me tromper. Une heure sonne, je vous vois seul avec la duchesse. Cette image ne peut s’effacer ; je vous écris des duretés ; puis je ne saurais écrire. Pan ! la lettre chiffonnée, déchirée, la plume à terre, la table repoussée. Je me couche, tout l’enfer est dans mon lit. Je ne peux dormir, je ne saurais lire ; l’anglais, le français, l’espagnol, tout m’est odieux. Je me lève brusquement, je vais, je viens dans ma chambre : je me fais honte de mon peu de raison. Le jour luit, et ses premiers rayons me font apercevoir mon accablement. Je retourne dans mon lit : l’extrême lassitude m’assoupit. Réveillée à dix heures, je vous écris à onze une plate et courte élégie dans la prose la plus commune : j’admire ce chef-d’œuvre. Je plie le papier tout de travers ; je mets la cire sur mes doigts, et le cachet à côté de la lettre, puis je sonne, et puis je ne veux rien. Je déchire la belle lettre, on m’apporte la vôtre, je la prends, et je me fâche de ce que vous me dites, avant de l’avoir ouverte, sans savoir ce qu’elle contient. Après... après je ne fais ce que je veux. Je suis malheureuse en vérité. Mon état est bizarre, ridicule. Une âme tendre est la source de toutes les peines d’une femme ; la sensibilité est en elle un poison actif, que les soins d’un homme qui veut plaire font fermenter pour détruire son bonheur, égarer sa raison, et répandre l’amertume sur tous ses sentiments. J’ai envie de m’établir ici ; je hais Londres, ses habitants, l’univers, vous, moi, l’amour, et toutes les folies qu’il inspire. Aimez-moi, ne m’aimez pas ; restez, partez, qu’importe ? Ô ma paisible indifférence, qu’êtes-vous devenue ! Laissez-moi, mylord, laissez-moi... ***** La nouvelle sensibilité s’affirme grâce au succès de La Nouvelle Héloïse (1761) de Jean-Jacques Rousseau (voir ci-dessus). Le roman sentimental profitera, en l’intégrant, de la découverte préromantique de la nature et de l’exotisme comme dans le cas de Jacques-Henri Bernardin de Saint-Pierre (1737 Le Havre – Éragny-sur-Oise1814), auteur de Paul et Virginie (1788). Mais le roman sentimental et le roman de mœurs évoluent aussi, dans l’ambiance du goût hédonique du rococo, vers le roman libertin qui comporte parfois de fortes connotations érotiques. L’analyse morale et l’analyse psychologique soutiennent l’histoire du désir de domination des individus qui, par leur intelligence réussissent à manipuler les autres. Parmi les meilleurs auteurs du genre il faut citer Claude-Prosper Jolyot de Crébillon, dit Crébillon fils (1707 Paris - 1777 Paris), dont Les Égarements du cœur et de l’esprit ou Mémoires de M. de Meilcourt (1736-1738) sont parfois comparés à Manon Lescaut de Prévost, alors que Le Sopha, conte moral (1745) est rapproché des Bijoux indiscrets de Diderot. L’esprit licencieux, quoique sur un fond moralisateur, caractérise aussi les Lettres de la marquise de M... au comte de R... (1732) et L’Écumoire ou Tanzaï et Néaderné (1734). Le ton léger du libertinage mondain, doublé d’un pessimisme désabusé, sous-tend les proses de l’historiographe du roi Charles Pinot Duclos (1704 Dinan - 1772 Paris) Histoire de Madame Luz (1741) et Les Confessions du comte... (1742). Pierre Ambroise Choderlos de Laclos (18.10. 1741 Amiens - 5.9. 1803 Tarente) Le roman libertin dont l’essor se situe dans les années 1740 et 1750 influencera une des œuvres majeures du 18^e siècle, Les Liaisons dangereuses (1782). La protagoniste, Mme de Merteuil, est une lectrice des romans licencieux de Crébillon fils, tout comme Choderlos de Laclos fut l’auteur des récits érotiques La Procession ou Le Bon choix. Les Liaisons dangereuses condensent, sous forme épistolaire, le roman de mœurs, la finesse psychologique et la liberté d’analyse du roman libertin. Toujours est-il que le libertinage laclosien s’accorde à l’esprit du siècle par son cartésianisme appliqué, comme le montre la comparaison de plusieurs citations. Lettre IV Le vicomte de Valmont à la marquise de Merteuil à Paris Vos ordres sont charmants ; votre façon de les donner est plus aimable encore ; vous feriez chérir le despotisme. Ce n’est pas la première fois, comme vous savez, que je regrette de ne plus être votre esclave ; et tout monstre que vous dites que je suis, je ne me rappelle jamais sans plaisir le temps où vous m’honoriez de noms plus doux. Souvent même je désire les mériter de nouveau, et de finir par donner, avec vous, un exemple de constance au monde. Mais de plus grands intérêts nous appellent ; conquérir est notre destin ; il faut le suivre : peut-être au bout de la carrière nous rencontrerons-nous encore ; car, soit dit sans vous fâcher, ma très belle marquise, vous me suivez au moins d’un pas égal ; et depuis que, nous séparant, pour le bonheur du monde, nous prêchons la foi chacun de notre côté, il me semble que dans cette mission d’amour, vous avez fait plus de prosélytes que moi. Je connais votre zèle, votre ardente ferveur ; et si ce Dieu-l nous jugeait sur nos œuvres, vous seriez un jour la patronne de quelque grande ville, tandis que votre ami serait au plus un saint de village. Ce langage vous étonne, n’est-il pas vrai ? Mais depuis huit jours, je n’en entends, je n’en parle pas d’autre ; et c’est pour m’y perfectionner, que je me vois forcé de vous désobéir. Ne vous fâchez pas et écoutez-moi. Dépositaire de tous les secrets de mon cœur, je vais vous confier le plus grand projet que j’aie jamais formé. Que me proposez-vous ? de séduire une jeune fille qui n’a rien vu, ne connaît rien ; qui, pour ainsi dire, me serait livrée sans défense ; qu’un premier hommage ne manquera pas d’enivrer, et que la curiosité mènera peut-être plus vite que l’amour. Vingt autres peuvent y réussir comme moi. Il n’en est pas ainsi de l’entreprise qui m’occupe ; son succès m’assure autant de gloire que de plaisir. L’amour qui prépare ma couronne hésite lui-même entre le myrte et le laurier, ou plutôt il les réunira pour honorer mon triomphe. Vous-même, ma belle amie, vous serez saisie d’un saint respect, et vous direz avec enthousiasme : « Voilà l’homme selon mon cœur. » Vous connaissez la présidente de Tourvel, sa dévotion, son amour conjugal, ses principes austères. Voilà ce que j’attaque ; voilà l’ennemi digne de moi ; voilà le but où je prétends atteindre. Vous saurez donc que le président est en Bourgogne, à la suite d’un grand procès (j’espère lui en faire perdre un plus important). Son inconsolable moitié doit passer ici tout le temps de cet affligeant veuvage. Une messe chaque jour, quelques visites aux pauvres du canton, des prières du matin et du soir, des promenades solitaires, de pieux entretiens avec ma vieille tante, et quelquefois un triste wisk, devaient être ses seules distractions. Je lui en prépare de plus efficaces. Mon bon ange m’a conduit ici, pour son bonheur et pour le mien. Insensé ! je regrettais vingt-quatre heures que je sacrifiais à des égards d’usage. Combien on me punirait, en me forçant de retourner à Paris ! Heureusement il faut être quatre pour jouer au wisk ; et comme il n’y a ici que le curé du lieu, mon éternelle tante m’a beaucoup pressé de lui sacrifier quelques jours. Vous devinez que j’ai consenti. Vous n’imaginez pas combien elle me cajole depuis ce moment, combien surtout elle est édifiée de me voir régulièrement à ses prières et à sa messe. Elle ne se doute pas de la divinité que j’y adore. Me voilà donc, depuis quatre jours, livré à une passion forte. Vous savez si je désire vivement, si je dévore les obstacles : mais ce que vous ignorez, c’est combien la solitude ajoute l’ardeur du désir. Je n’ai plus qu’une idée ; j’y pense le jour, et j’y rêve la nuit. J’ai bien besoin d’avoir cette femme, pour me sauver du ridicule d’en être amoureux : car où ne mène pas un désir contrarié ? Ô délicieuse jouissance ! Je t’implore pour mon bonheur et surtout pour mon repos. Que nous sommes heureux que les femmes se défendent si mal ! nous ne serions auprès d’elles que de timides esclaves. J’ai dans ce moment un sentiment de reconnaissance pour les femmes faciles, qui m’amène naturellement à vos pieds. Je m’y prosterne pour obtenir mon pardon, et j’y finis cette trop longue lettre. Adieu, ma très belle amie : sans rancune. Du château de…, 5 août 17** Lettre LXXXI La marquise de Merteuil au vicomte de Valmont Que vos craintes me causent de pitié ! combien elles me prouvent ma supériorité sur vous ! et vous voulez m’enseigner, me conduire ? Ah ! mon pauvre Valmont, quelle distance il y a encore de vous à moi ! Non, tout l’orgueil de votre sexe ne suffirait pas pour remplir l’intervalle qui nous sépare. Parce que vous ne pourriez exécuter mes projets, vous les jugez impossibles ! Être orgueilleux et faible, il te sied bien de vouloir calculer mes moyens et juger de mes ressources ! Au vrai, Vicomte, vos conseils m’ont donné de l’humeur, et je ne puis vous les cacher. Que pour masquer votre incroyable gaucherie auprès de votre Présidente, vous m’étaliez comme un triomphe d’avoir déconcerté un moment cette femme timide et qui vous aime, j’y consens ; d’en avoir obtenu un regard, un seul regard, je souris et vous le passe. Que sentant, malgré vous, le peu de valeur de votre conduite, vous espériez la dérober à mon attention, en me flattant de l’effort sublime de rapprocher deux enfants qui, tous deux, brûlent de se voir, et qui, soit dit en passant, doivent à moi seule l’ardeur de ce désir ; je le veux bien encore. Qu’enfin vous vous autorisiez de ces actions d’éclat, pour me dire d’un ton doctoral, qu’il vaut mieux employer son temps à exécuter ses projets qu’à les raconter ; cette vanité ne me nuit pas, et je la pardonne. Mais que vous puissiez croire que j’aie besoin de votre prudence, que je m’égarerais en ne déférant pas à vos avis, que je dois leurs sacrifier un plaisir, une fantaisie : en vérité, Vicomte, c’est aussi vous trop enorgueillir de la confiance que je veux bien avoir en vous ! Et qu’avez-vous donc fait, que je n’aie surpassé mille fois ? Vous avez séduit, perdu même beaucoup de femmes : mais quelles difficultés avez-vous eues à vaincre ? quels obstacles surmonter ? où est le mérite qui soit véritablement à vous ? Une belle figure, pur effet du hasard ; des grâces, que l’usage donne presque toujours, de l’esprit à la vérité, mais auquel du jargon suppléerait au besoin ; une impudence assez louable, mais peut-être uniquement due à la facilité de vos premiers succès ; si je ne me trompe, voilà tous vos moyens : car, pour la célébrité que vous avez pu acquérir, vous n’exigerez pas, je crois, que je compte pour beaucoup l’art de faire naître ou de saisir l’occasion d’un scandale. Quant à la prudence, à la finesse, je ne parle pas de moi : mais quelle femme n’en aurait pas plus que vous ? Eh ! votre Présidente vous mène comme un enfant. Croyez-moi, Vicomte, on acquiert rarement les qualités dont on peut se passer. Combattant sans risque, vous devez agir sans précaution. Pour vous autres hommes, les défaites ne sont que des succès de moins. Dans cette partie si inégale, notre fortune est de ne pas perdre, et votre malheur de ne pas gagner. Quand je vous accorderais autant de talents qu’à nous, de combien encore ne devrions-nous pas vous surpasser, par la nécessité, où nous sommes d’en faire un continuel usage ! Supposons, j’y consens, que vous mettiez autant d’adresse à nous vaincre, que nous à nous défendre ou à céder, vous conviendrez au moins, qu’elle vous devient inutile après le succès. Uniquement occupé de votre nouveau goût, vous vous y livrez sans crainte, sans réserve : ce n’est pas à vous que sa durée importe. En effet, ces liens réciproquement donnés et reçus, pour parler le jargon de l’amour, vous seul pouvez, à votre choix, les resserrer ou les rompre : heureuses encore, si dans votre légèreté, préférant le mystère à l’éclat, vous vous contentez d’un abandon humiliant, et ne faites pas de l’idole de la veille la victime du lendemain ! Mais qu’une femme infortunée sente la première le poids de sa chaîne, quels risques n’a-t-elle pas à courir, si elle tente de s’y soustraire, si elle ose seulement la soulever ? Ce n’est qu’en tremblant qu’elle essaie d’éloigner d’elle l’homme que son cœur repousse avec effort. S’obstine-t-il à rester, ce qu’elle accordait à l’amour, il faut le livrer à la crainte : Ses bras s’ouvrent encore, quand son cœur est fermé. Sa prudence doit dénouer avec adresse, ces mêmes liens que vous auriez rompus. À la merci de son ennemi, elle est sans ressource, s’il est sans générosité : et comment en espérer de lui, lorsque, si quelquefois, on le loue d’en avoir, jamais pourtant on ne le blâme d’en manquer ? Sans doute, vous ne nierez pas ces vérités que leur évidence a rendues triviales. Si cependant vous m’avez vue, disposant des événements et des opinions, faire de ces hommes si redoutables le jouet de mes caprices ou de mes fantaisies ; ôter aux uns la volonté, aux autres la puissance à me nuire ; si j’ai su tour à tour, et suivant mes goûts mobiles, attacher à ma suite ou rejeter loin de moi. Ces tyrans détrônés devenus mes esclaves ; si, au milieu de ces révolutions fréquentes, ma réputation s’est pourtant conservée pure ; n’avez-vous pas dû en conclure que, née pour venger mon sexe et maîtriser le vôtre, j’avais su me créer des moyens inconnus jusqu’à moi ? Ah ! gardez vos conseils et vos craintes pour ces femmes à délire, et qui se disent sentiment ; dont l’imagination exaltée ferait croire que la nature a placé leurs sens dans leur tête ; qui, n’ayant jamais réfléchi, confondent sans cesse l’amour et l’amant ; qui, dans leur folle illusion, croient que celui-là seul avec qui elles ont cherché le plaisir, en est l’unique dépositaire ; et vraies superstitieuses, ont pour le prêtre, le respect et la foi qui n’est dû qu’ la divinité. Craignez encore pour celles qui, plus vaines que prudentes, ne savent pas au besoin consentir à se faire quitter. Tremblez surtout pour ces femmes actives dans leur oisiveté, que vous nommez sensibles et dont l’amour s’empare si facilement et avec tant de puissance ; qui sentent le besoin de s’en occuper encore, même lorsqu’elles n’en jouissent pas ; et s’abandonnant sans réserve à la fermentation de leurs idées, enfantent par elles ces lettres si douces, mais si dangereuses écrire ; et ne craignent pas de confier ces preuves de leur faiblesse à l’objet qui les cause : imprudentes, qui, dans leur amant actuel, ne savent pas voir leur ennemi futur. Mais moi, qu’ai-je de commun avec ces femmes inconsidérées ? quand m’avez-vous vue m’écarter des règles que je me suis prescrites, et manquer à mes principes ? je dis mes principes, et je le dis à dessein : car ils ne sont pas, comme ceux des autres femmes, donnés au hasard, reçus sans examen et suivis par habitude, ils sont le fruit de mes profondes réflexions ; je les ai créés, et je puis dire que je suis mon ouvrage. ***** Libertinage - un cartésianisme détourné ? Comparaisons Mme de Merteuil : « Entrée dans le monde dans le temps où, fille encore, j’étais vouée par état au silence et à l’inaction, j’ai su en profiter pour observer et réfléchir. » (Lettre LXXXI) Valmont à Merteuil: « Jusque-là, ma belle amie, vous me trouverez, je crois, une pureté de méthode qui vous fera plaisir ; et vous verrez que je ne me suis écarté en rien des vrais principes de cette guerre, que nous avons remarqué souvent être si semblable à l’autre. » (Lettre CXXV) Descartes: « (…) le plus ferme et le plus résolu en mes actions que je pourrais, est de ne suivre pas moins constamment les opinions les plus douteuses, lorsque je m’y serais une fois déterminé, que si elles eussent été très assurées. » Descartes : « (…) en toutes les neuf années suivantes, je ne fis autre chose que rouler çà et l dans le monde, tâchant d’y être spectateur plutôt qu’acteur en toutes les comédies qui s’y jouent ; et faisant particulièrement réflexion, en chaque matière, sur ce qui la pouvait rendre suspecte et nous donner occasion de nous méprendre, je déracinais cependant de mon esprit toutes les erreurs qui s’y étaient pu glisser auparavant. » Mme de Merteuil: « Cette première nuit, dont on se fait pour l’ordinaire une idée si cruelle ou si douce, ne me présentait qu’une occasion d’expérience : douleur et plaisir, j’observais tout exactement, et ne voyais dans ces diverses sensations, que des faits à recueillir et méditer. (...). Je ne désirais pas de jouir, je voulais savoir... » (Lettre LXXXI) Descartes : « (…) j’étais une substance dont toute l’essence ou la nature n’est que de penser, et qui, pour être, n’a besoin d’aucun lieu, ni ne dépend d’aucune chose matérielle. En sorte que ce moi, c’est-à-dire l’âme, par laquelle je suis ce que je suis, est entièrement distincte du corps... ». Nicolas Edme Restif de la Bretonne (23.10. 1734 Sacy – 3.2. 1806 Paris) La complexité et la variété de l’écriture romanesques de la seconde moitié du 18^e siècle correspondent au besoin d’exprimer les nouvelles dimensions de l’individu et de la société, de refléter la nouvelle réalité, de formuler la nécessité des changements. La diversité, parfois jusqu’à la contradiction, caractérise l’œuvre de plusieurs auteurs. Ainsi Restif de la Bretonne est à la fois élève de Rousseau et libertin. En dosages variés, le goût du libertinage pimente sa transposition autobiographique Monsieur Nicolas (1796), ses proses Le Pied de Fanchette (1769), Sara ou la dernière aventure d’un homme de quarante-cinq ans (1783) ou bien les quarante-deux volumes des Contemporaines ou Aventures des plus jolies femmes de l’âge présent. Issu du milieu campagnard, Restif de la Bretonne critique la société urbaine tout en gardant la nostalgie de la société villageoise: Le Paysan perverti (1775), La Vie de mon père (1779), La Paysanne pervertie (1784). Il suit Rousseau dans L’École des pères ou le Nouvel Émile (1776) et, comme lui, il propose des réformes sociales et autres - Le Pornographe (prostitution), Le Thesmographe (société communautaire), Le Mimographe (théâtre), Le Glossographe (langue). Les récits rassemblés dans les Nuits de Paris (1788) s’inspirent des flâneries nocturnes à travers la capitale dont ils saisissent la face cachée. La Paysanne pervertie (1784) À la fois roman de mœurs, roman sentimental, roman libertin sur le détournement d’une jeune fille innocente et sa dépravation dans le milieu urbain, La Paysanne pervertie annonce les noires couleurs du mélodrame. La vengeance est le motif du séducteur qui clame haut, ici, sa victoire. Infâme ! tu cherches ta fille ! elle est à Paris. Je l’ai déshonorée, avilie, fait passer par cent mains différentes ; les plus vils des hommes l’ont... humiliée. Reconnais la vengeance ! cette passion que tu chéris, que tu as si cruellement exercée sur un chef-d’œuvre de beauté, n’est jamais stérile ; chaque jouissance la féconde : la tienne a enfanté cent mille indignités qu’essuie ta fille... Je ne forme qu’un désir, c’est de voir ta rage, ton impuissante fureur. Je tiens à présent ta fille entre mes mains ; je l’ai séduite, corrompue ; j’ai gagné sa gouvernante, qui me l’a livrée chez toi : je l’ai ensuite enlevée... Je la tiens ; un lieu infâme est son palais ; elle y est soumise à tous les caprices de la plus vile espèce des hommes... Je te dévoue aux furies par cet écrit. Lis, lis-le, infâme ! lis, lis-le ! tu me venges de toi, en le lisant. Lis donc, infâme profanateur de la beauté, de la jeunesse, de la volupté, lis, lis, lis ! Enfonce toi-même, par tes yeux, le poignard d’Alecto dans ton mauvais cœur... Je te brave ; tu ne me découvriras pas. Et quand tu me découvrirais ? qu’en serait-il ? Que nous péririons ensemble. Tu sais ce que tu as fait à Ursule R** ? Eh bien, ta fille, ta chère fille, l’objet de ta tendresse, de tes complaisances, en a souffert autant... autant, jusqu’au nègre... et pis encore. Tu la verras, quand il en sera temps. Tes yeux paternels la verront fanée, flétrie, dégradée, malade... C’est ton sang : il est coupable. Adieu. Lettre CXLI. 1784. Nuits de Paris (1788) Ces récits du flâneur nocturne annoncent le réalisme du 19^e siècle. Les titres sont révélateurs : La fille sauvée, La femme violentée, L’impudente, La fille de joie, La Nuit des Halles, Les violateurs de sépultures, La morte vivante, L’assassiné, etc. L’observation réaliste se mêle à un imaginaire quasi fantastique : la frontière qui les sépare est parfois indécidable. Le tonnerre nocturne Le temps s’était couvert pendant ma lecture. À ma sortie, un orage épouvantable commençait. Les éclairs éblouissaient ; une pluie à larges gouttes bruissait comme la grêle. Bientôt les échenés saillants versèrent à seaux leur eau fétide sur les imprudents qui avaient trop prolongé leur promenade au-dehors. On était dans le premier quartier de la lune ; point de lumière ; on aurait dit que les ténèbres avaient de la densité. Les éclats de la foudre, précédés d’une lumière tremblotante, redoublaient la pluie fouettée par le vent. Les rues devinrent des lacs et les ruisseaux des fleuves. Je marchais néanmoins et je me disais : « Dans la capitale de la France, au XVIII^e siècle, pas un abri public ! Point de conduits souterrains pour les eaux pluviales !... » J’étais enveloppé dans mon manteau jusqu’aux yeux. Un éclair brûlant, suivi d’un horrible coup de tonnerre, interrompit mes réflexions. Au même instant, j’entendis un cri aigu. C’était une femme, un homme et deux jeunes personnes, qui revenaient de la promenade hors de Paris et qui, sans prévoyance, s’étaient arrêtés aux premières gouttes d’eau, tandis qu’il fallait doubler le pas. L’orage ne permettait plus de quitter un demi-abri, qui ne garantissait pas leurs jambes. La femme était enceinte et venait d’être si fort effrayée par le cri de l’une des jeunes filles qu’elle s’était blessée. Point de secours à espérer. Le vent, la pluie, le tonnerre faisaient un bruit épouvantable. Je connaissais le quartier ; je tâchai de porter la femme jusqu’à une allée dont je savais le secret ; le mari m’aida ; les deux jeunes personnes pouvaient à peine se soutenir. Le large ruisseau de la vieille rue du Temple était à traverser : nous entreprîmes de le franchir. Au milieu, le pied vint à manquer au mari et je demeurai chargé de tout le fardeau. J’entrai, par la rue des Rosiers, dans celle des Écouffes ; j’ouvris la porte de l’allée d’une fruitière et nous fûmes à l’abri. La femme accoucha. Nous étions dans un embarras étrange. J’allai frapper au premier. On s’éveilla difficilement. « Sauvez la vie à une pauvre femme ! » dis-je à ces bonnes gens. On alluma une lampe, on descendit, on trouva la femme presque mourante. Nous la montâmes, nous la mîmes au lit ; on la réchauffa, on soigna l’enfant ; la fruitière était toute activité. J’obligeai le mari et les deux jeunes personnes, ses sœurs, à se rendre chez eux, la pluie étant cessée ; je leur recommandai de se mettre au lit en arrivant, de se reposer et de ne revenir qu’après quelques heures de sommeil. Je m’en allai aussi ; j’étais trempé jusqu’aux os et je pouvais dire comme Panurge, l’eau de mes souliers me sort par le collet de ma chemise. Quant l’accouchée, elle était aussi bien qu’elle pouvait être. La chiffonnière Je m’en revenais en rêvant, suivant mon usage. Dans la rue Pavée, presque vis-à-vis l’hôtel de Lamoignon, j’aperçus à terre quelque chose de noir, qui se mouvait. Cela ressemblait à un gros chien. Je redoute cet animal depuis que j’en ai été mordu dans mon enfance. Je tressaillis. Un cri plaintif et profond, mais moins effrayant pour moi que l’aboiement d’un chien, me fit présumer que c’était une créature humaine. Je m’approchai, les cheveux hérissés de terreur. C’était une vieille chiffonnière, ivre d’eau-de-vie, couchée par terre, la tête appuyée sur un sac, où étaient enfermés quelques chiens et quelques chats, qu’elle avait assommés pour en avoir la chair et la peau. Je l’éveillai. « Allons, la mère, levez-vous ! Votre sommeil doit vous avoir rafraîchie. Où demeurez-vous ? » Elle s’éveilla un peu... « Pas moins de douze sous le gros matou ! Je le guette depuis trois soirs. Il appartient à une dévote ; il est gras à lard ; la peau est belle. » Et elle le tira du sac ; il remuait encore ! « Levez-vous ! - Les deux petits chiens ? Ils n’ont que six mois : c’est tendre comme rosée ! On m’en a fait manger dimanche, à la Maison-Blanche, pour du lapin de garenne. Le pâtissier du faubourg en fait son hachis. Le charcutier de la Barrière en bonifie ses cervelas. » Elle les étala. « Ma bonne ! je ne suis ni guinguettier, ni pâtissier, ni marchand de cochon. - Qu’es-tu donc pour me tirer les vers du nez ? Passe ton chemin ! » Et elle voulut m’allonger un coup de crochet. Je fus obligé de me retirer. La morte vivante Il n’était que minuit, lorsque je me trouvai devant un cimetière. Je vis des garçons-chirurgiens errer autour de la porte. J’appris d’un homme du voisinage, qui rentrait chez lui, qu’on avait enterré, le soir même, une jeune fille de dix-huit ans. Les chirurgiens entrèrent, lorsque je me fus retiré. Mais je les observais. Ils emportèrent la bière, après en avoir enlevé une planche, pour reconnaître le corps. Je les vis entrer dans une petite rue étroite et sale, où il y avait un amphithéâtre. Ce trait ressemble beaucoup à celui que j’ai déjà rapporté; mais les détails en sont bien différents. La fraîcheur de la terre avait ranimé la jeune fille ; elle soupira, dès qu’on eût ôté la planche. Les garçons-chirurgiens n’en furent que plus empressés à l’emporter. Arrivés à leur amphithéâtre secret, dans lequel était un lit, ils l’y déposèrent et employèrent, pour achever de la ranimer, les fomentations les plus douces. Elle revint. Ils lui administrèrent un cordial, et, en très peu de temps, elle recouvra une entière connaissance. Elle fut très surprise de se voir en pareille société. Ils la rassurèrent par les plus grands égards. Ils lui dissimulèrent la situation d’où ils l’avaient retirée, de peur de lui causer un saisissement; ils lui firent entendre qu’elle avait été dans un état désespéré, qui avait obligé ses parents à la leur confier. Elle eut une seconde attaque de sa maladie, qui lui était causée par un développement trop violent des facultés physiques et morales. Ils la calmèrent d’une manière, qui n’aurait pas eu lieu chez ses parents. Donatien Alphonse François, marquis de Sade (2.7. 1740 Paris – 2.12. 1814 Charenton) À part - dans le registre rationaliste, mais résolument anti-humaniste - se situe l’œuvre de le « divin marquis » de Sade. Comme autant de philosophes de son temps, lui aussi propose une réforme de l’homme qui devrait vivre selon la nature. Seulement, sa vision de la nature est foncièrement différente de celle de Rousseau - c’est la loi du plus fort, de la vie et du bonheur des uns au prix de la vie et du bonheur des autres. C’est en ce sens qu’il convient d’interpréter ses nombreux romans, à la fois philosophiques, pédagogiques et libertins: Les Cent Vingt Journées de Sodome (1785), Justine ou les malheurs de la vertu (1791), La Philosophie dans le boudoir (1795), La Nouvelle Justine, suivie de l’Histoire de Juliette, sa sœur ou les Prospérités du vice (1797), etc. La Nouvelle Justine, suivie de l’Histoire de Juliette, sa sœur ou les Prospérités du vice (1797) On appelle conscience, ma chère Juliette, cette espèce de voix intérieure qui s’élève en nous à l’infraction d’une chose défendue, de quelque nature qu’elle puisse être :définition bien simple, et qui fait voir du premier coup d’œil que cette conscience n’est l’ouvrage que du préjugé reçu par l’éducation, tellement que tout ce qu’on interdit à l’enfant lui cause des remords dès qu’il l’enfreint, et qu’il conserve ses remords jusqu’à ce que le préjugé vaincu lui ait démontré qu’il n’y avait aucun mal réel dans la chose défendue. N’éprouvons-nous pas ce que je te dis dans tous les prétendus crimes où la volupté préside ? Pourquoi ne se repent-on jamais d’un crime de libertinage ? Parce que le libertinage devient très promptement une habitude. Il en pourrait être de même de tous les autres égarements ; tous peuvent, comme la lubricité, se changer aisément en coutume, et tous peuvent, comme la luxure, exciter dans le fluide nerval un chatouillement qui, ressemblant beaucoup à cette passion, peut devenir aussi délicieux qu’elle, et par conséquent, comme elle, se métamorphoser en besoin. Ô Juliette, si tu veux, comme moi, vivre heureuse dans le crime… et j’en commets beaucoup, ma chère… si tu veux, dis-je, y trouver le même bonheur que moi, tâche de t’en faire, avec le temps, une si douce habitude, qu’il te devienne comme impossible de pouvoir exister sans le commettre ; et que toutes les convenances humaines te paraissent si ridicules, que ton âme flexible, et malgré cela nerveuse, se trouve imperceptiblement accoutumée à se faire des vices de toutes les vertus humaines et des vertus de tous le crimes : alors un nouvel univers semblera se créer à tes regards ; un feu dévorant et délicieux se glissera dans tes nerfs, il embrasera ce fluide électrique dans lequel réside le principe de la vie. Assez heureuse pour vivre dans un monde dont ma triste destinée m’exile, tu formeras de nouveaux projets, et chaque jour leur exécution te comblera d’une volupté sensuelle qui ne sera connue que de toi. Tous les êtres qui t’entoureront te paraîtront autant de victimes dévouées par le sort à la perversité de ton cœur ; plus de liens, plus de chaînes, tout disparaîtra promptement sous le flambeau de tes désirs, aucune voix ne s’élèvera plus dans ton âme pour énerver l’organe de leur impétuosité, nuls préjugés ne militeront plus en leur faveur, tout sera dissipé par la sagesse, et tu arriveras insensiblement aux derniers excès de la perversité par un chemin couvert de fleurs. C’est alors que tu reconnaîtras la faiblesse de ce qu’on t’offrait autrefois comme des inspirations de la nature ; quand tu auras badiné quelques années avec ce que les sots appellent ses lois. (…) Prends garde surtout à la religion, rien ne te détournera du bon chemin comme ses inspirations dangereuses : semblable à l’hydre dont les têtes renaissent à mesure qu’on les coupe, elle te fatiguera sans cesse, si tu n’as le plus grand soin d’en anéantir perpétuellement les principes. Je crains que les idées bizarres de ce Dieu fantastique dont on empoisonna ton enfance ne reviennent troubler ton imagination au milieu de ses plus divins écarts : ô Juliette, oublie-la, méprise-la, l’idée de ce Dieu vain et ridicule ; son existence est une ombre que dissipe l’instant le plus faible effort de l’esprit, et tu ne seras jamais tranquille tant que cette odieuse chimère n’aura pas perdu sur ton âme toutes les facultés que lui donna l’erreur. La Philosophie dans le boudoir (1795) À quel titre ménagerions-nous donc un individu qui ne nous touche en rien ? À quel titre lui éviterions-nous une douleur qui ne nous coûtera jamais une larme, quand il est certain que de cette douleur va naître un très grand plaisir pour nous ? Avons-nous jamais éprouvé une seule impulsion de la nature qui nous conseille de préférer les autres à nous, et chacun n’est-il pas pour soi dans le monde ? Vous nous parlez d’une voix chimérique de cette nature, qui nous dit de ne pas faire aux autres ce que nous ne voudrions pas qu’il nous fût fait ; mais cet absurde conseil ne nous est jamais venu que des hommes, et d’hommes faibles. Ce furent les premiers chrétiens qui, journellement persécutés pour leur imbécile système, criaient à qui voulait l’entendre : « Ne nous brûlez pas, ne nous écorchez pas ! La nature dit qu’il ne faut pas faire aux autres ce que nous ne voudrions pas qu’il nous fût fait. » Imbéciles ! Comment la nature, qui nous conseille toujours de nous délecter, qui n’imprime jamais en nous d’autres mouvements, d’autres aspirations, pourrait-elle, le moment d’après, par une inconséquence sans exemple, nous assurer qu’il ne faut pourtant pas nous aviser de nous délecter si cela peut faire de la peine aux autres ? Ah ! croyons-le, croyons-le, Eugénie, la nature, notre mère à tous, ne nous parle jamais que de nous : rien n’est égoïste comme sa voix, et ce que nous y reconnaissons de plus clair est l’immuable et saint conseil qu’elle nous donne de nous délecter, n’importe aux dépens de qui. Mais les autres, vous dit-on à cela, peuvent se venger… À la bonne heure, le plus fort seul aura raison. Eh bien, voilà l’état primitif de guerre et de destruction perpétuelle pour lequel sa main nous créa, et dans lequel seul il lui est avantageux que nous soyons. Voilà, ma chère Eugénie, comme raisonnent ces gens-là, et moi j’y ajoute, d’après mon expérience et mes études, que la cruauté, bien loin d’être un vice, et le premier sentiment qu’imprime en nous la nature. L’enfant brise son hochet, mord le téton de sa nourrice, étrangle son oiseau, bien avant que d’avoir l’âge de raison. La cruauté est empreinte dans les animaux, chez lesquels, ainsi que je crois vous l’avoir dit, les lois de la nature se lisent bien plus énergiquement que chez nous ; elle est chez les sauvages bien plus rapprochée de la nature que chez l’homme civilisé : il serait donc absurde d’établir qu’elle est une suite de la dépravation. Ce système est faux, je le répète. La cruauté est dans la nature ; nous naissons tous avec une dose de cruauté que la seule éducation modifie ; mais l’éducation n’est pas dans la nature, elle nuit autant aux effets sacrés de la nature que la culture nuit aux arbres. Comparez dans vos vergers l’arbre abandonné aux soins de la nature, avec celui que votre art soigne en le contraignant, et vous verrez lequel est le plus beau, vous éprouverez lequel vous donnera de meilleurs fruits. La cruauté n’est autre chose que l’énergie de l’homme que la civilisation n’a point encore corrompue : elle est donc une vertu et non pas un vice. Jacques Cazotte (7.10. 1719 Dijon – 25. 9. 1792 Paris) Élevé par les jésuites, licencié de droit de l’université de Dijon, il fait carrière comme employé du Ministère de la Marine, détaché en Martinique. Il se fait connaître par ses contes féériques, de tonalité orientale : La patte du chat (1741), Mille et une fadaises. Contes à dormir debout (1742), Continuation des Mille et Une Nuit (1788). Ennemi des encyclopédistes, partisan du mysticisme et de l’illuminisme, conservateur monarchiste, Jacques Cazotte fut une des premières victimes de la terreur révolutionnaire. Son œuvre majeure est Le Diable amoureux (1772) où l’imaginaire se greffe sur le roman libertin. L’ouvrage inspirera par sa dimension fantastique et son ésotérisme le conte fantastique du 19^e siècle. Le roman témoigne en même temps de la présence des nouvelles sensibilités antirationalistes, préromantiques de la seconde moitié du siècle des lumières. Le Diable amoureux (1772) Un jeune officier, Alvare, convoque par forfanterie le diable à qui il impose d’abord l’apparence d’un chien, puis celle d’une séduisante jeune fille. Ainsi il tombe amoureux de la belle Biondetta qu’il veut épouser. Ce projet sérieux lui permet de résister à la séduction de Biondetta tout au long du voyage de Naples en Espagne où il veut présenter sa fiancé à sa mère. Pris entre la séduction diabolique et sa mère, il est sauvé in extremis par l’amour maternel. Après dîner, on propose une promenade à pied vers les ruines de Portici. Nous sommes en route : nous arrivons. Ces restes des monuments les plus augustes, écroulés, brisés, épars, couverts de ronces, portent à mon imagination des idées qui ne m’étaient pas ordinaires. Voilà, disais-je, le pouvoir du temps sur les ouvrages de l’orgueil et de l’industrie des hommes. Nous avançons dans les ruines, et enfin nous sommes parvenus, presque à tâtons, à travers ces débris, dans un lieu si obscur, qu’aucune lumière extérieure n’y pouvait pénétrer. Mon camarade me conduisait par le bras ; il cesse de marcher et je m’arrête. Alors un de la compagnie bat le fusil et allume une bougie. Le séjour où nous étions s’éclaire, quoique faiblement, et je découvre que nous sommes sous une voûte assez bien conservée, de vingt-cinq pieds en carré à peu près, et ayant quatre issues. Nous observions le plus parfait silence. Mon camarade, à l’aide d’un roseau qui lui servait d’appui dans sa marche, trace un cercle autour de lui sur le sable léger dont le terrain était couvert, et en sort après y avoir dessiné quelques caractères. « Entrez dans ce pentacle mon brave, me dit-il, et n’en sortez qu’à bonnes enseignes… - Expliquez-vous mieux, à quelles enseignes en dois-je sortir ?… - Quand tout vous sera soumis, mais avant ce temps, si la frayeur vous faisait faire une fausse démarche, vous pourriez courir les risques les plus grands. » Alors il me donne une formule d’évocation courte, pressante, mêlée de quelques mots que je n’oublierai jamais. « Récitez, me dit-il, cette conjuration avec fermeté et appelez ensuite trois fois clairement Béelzébuth, et surtout n’oubliez pas ce que vous avez promis de faire. » Je me rappelai que je m’étais vanté de lui tirer les oreilles. « Je tiendrai parole, lui dis-je, ne voulant pas en avoir le démenti. - Nous vous souhaitons bien du succès, me dit-il ; quand vous aurez fini, vous nous avertirez. Vous êtes directement vis-à-vis de la porte par laquelle vous devez sortir pour nous rejoindre. » Ils se retirent. Jamais fanfaron ne se trouva dans une crise plus délicate : je fus au moment de les rappeler ; mais il y avait trop à rougir pour moi ; c’était d’ailleurs renoncer à toutes mes espérances. Je me raffermis sur la place où j’étais, et tins un moment conseil. « On a voulu m’effrayer, dis-je ; on veut voir si je suis pusillanime. Les gens qui m’éprouvent sont à deux pas d’ici, et à la suite de mon évocation, je dois m’attendre à quelque tentative de leur part pour m’épouvanter. Tenons bon ; tournons la raillerie contre les mauvais plaisants. » Cette délibération fut assez courte, quoiqu’un peu troublée par le ramage des hiboux et des chats-huants qui habitaient les environs, et même l’intérieur de ma caverne. Un peu rassuré par mes réflexions, je me rassois sur mes reins, je me piète, je prononce l’évocation d’une voix claire et soutenue, et en grossissant le son, j’appelle à trois reprises et à très courts intervalles, Béelzébuth. Un frisson courait dans toutes mes veines, et mes cheveux se hérissaient sur ma tête. À peine avais-je fini, une fenêtre s’ouvre à deux battants, vis-à-vis de moi, au haut de la voûte : un torrent de lumière plus éblouissante que celle du jour fond par cette ouverture : une tête de chameau horrible, autant par sa grosseur que par sa forme, se présente à la fenêtre ; surtout elle avait des oreilles démesurées. L’odieux fantôme ouvre la gueule, et d’un ton assorti au reste de l’apparition, me répond : « Che vuoi ? » Toutes les voûtes, tous les caveaux des environs retentissent à l’envi du terrible Che vuoi ? Je ne saurais peindre ma situation ; je ne saurais dire qui soutint mon courage et m’empêcha de tomber en défaillance à l’aspect de ce tableau, au bruit plus effrayant encore qui retentissait à mes oreilles. Je sentis la nécessité de rappeler mes forces : une sueur froide allait les dissiper : je fis un effort sur moi. Il faut que notre âme soit bien vaste, et ait un prodigieux ressort ; une multitude de sentiments, d’idées, de réflexions touchent mon cœur, passent dans mon esprit, et font leur impression toutes à la fois. La révolution s’opère, je me rends maître de ma terreur. Je fixe hardiment le spectre. « Que prétends-tu toi-même, téméraire, en te montrant sous cette forme hideuse ? » Le fantôme balance un moment : « Tu m’as demandé, dit-il, d’un ton de voix plus bas… - L’esclave, lui dis-je, cherche-t-il à effrayer son maître ? Si tu viens recevoir mes ordres, prends une forme convenable et un ton soumis. - Maître, me dit le fantôme, sous quelle forme me présenterai-je pour vous être agréable ? » La première idée qui me vint à la tête étant celle d’un chien : « Viens, lui dis-je, sous la figure d’un épagneul. » À peine avais-je donné l’ordre, l’épouvantable chameau allonge le col de seize pieds de longueur, baisse la tête jusqu’au milieu du salon, et vomit un épagneul blanc, à soies fines et brillantes, les oreilles traînantes jusqu’à terre. La fenêtre s’est refermée, toute autre vision a disparu, et il ne reste sous la voûte, suffisamment éclairée, que le chien et moi. Il tournait tout autour du cercle en remuant la queue, et faisant des courbettes. « Maître, me dit-il, je voudrais bien vous lécher l’extrémité des pieds ; mais le cercle redoutable qui vous environne me repousse. » La poésie du 18^e siècle Le goût moderne place la poésie du 18^e siècle bien moins haut que celle de la Renaissance, du baroque ou des périodes qui suivront. S’il est licite de parler d’une crise de la poésie, elle concerne moins la poétique elle-même, c’est-à-dire les procédés et la langue qui restent toujours ceux de la poétique et de la rhétorique traditionnelles, que la dimension soit noétique, soit éthique qui avait sous-tendu la poésie de la Renaissance et du baroque. Le pœta vates ou le visionnaire sont évincés par le rationalisme de l’esthétique du classicisme qui réduit la rhétorique poétique à un ensemble de règles. Les auteurs du 18^e siècle en sont souvent bien conscients. Le poète Houdar de la Motte (1672-1731), un des représentants des Modernes, conclut, dans son Discours sur la poésie (1707), à la supériorité de la prose sur la poésie. Bernard Le Bovier de Fontenelle (1657-1757), un autre des représentants des Modernes n’y voit qu’un langage ornemental qui peut gêner la bonne compréhension (Traité sur la poésie). Cette évolution inquiète certains esprits lucides, tel le mathématicien et philosophe Jean Le Rond d’Alembert (1717-1783) qui dans le Discours préliminaire de l’Encyclopédie constate: « Cet esprit philosophique, si à la mode aujourd’hui, qui veut tout voir et ne rien supposer, s’est répandu jusque dans les belles lettres; on prétend même qu’il est nuisible à leurs progrès, et il est difficile de se le dissimuler. » En fait, la crise de la poésie fait partie du début d’une transformation du champ de la poésie ou plutôt de ce qui est considéré comme poétique. En effet, la moitié du 18^e siècle commence à mettre en question la vieille équation poésie = vers en forgeant une nouvelle notion, celle du poétique qui peut s’exprimer soit par les vers, soit par la prose. Souvent, les pages les plus poétiques sont celles des proses de Jean-Jacques Rousseau, de Bernardin de Saint-Pierre, imprégnés de la sensibilité préromantique. La voie est ouverte à la révolution romantique et symboliste - au poème en prose et au vers libre qui n’apparaîtront, cependant, qu’au siècle suivant. Plusieurs poètes méritent toutefois d’être mentionnés. Jean-Baptiste Rousseau (6.4. 1671 Paris - 17.3. 1741 Genette) D’origine modeste, il doit son ascension aux études. Le poste de secrétaire du comte Tallard lui permet d’entrer en contact avec les élites littéraires. Il devient élève de Boileau, écrit des opéras (Jason ou la Toison d’or) et des comédies (Le Café, Le Flatteur). Ses épigrammes lui valent la condamnation à l’exil. Sauf un court retour à Paris en 1738 il vit en Suisse et en Belgique. Il fut considéré comme un des plus grands poètes de son temps. On apprécie ses épigrammes, où il projette ses amertumes et ses déceptions, aussi bien que ses Odes et Cantates, imprégnées du lyrisme impersonnel du classicisme et, souvent, d’inspiration religieuse. Stances Que l’homme est bien, durant sa vie, Un parfait miroir de douleurs, Dès qu’il respire, il pleure, il crie Et semble prévoir ses malheurs. Dans l’enfance toujours des pleurs, Un pédant porteur de tristesse, Des livres de toutes couleurs, Des châtiments de toute espèce. L’ardente et fougueuse jeunesse Le met encore en pire état. Des créanciers, une maîtresse Le tourmentent comme un forçat. Dans l’âge mûr, autre combat, L’ambition le sollicite. Richesses, dignités, éclat, Soins de famille, tout l’agite. Vieux, on le méprise, on l’évite. Mauvaise humeur, infirmité. Toux, gravelle, goutte, pituite, Assiègent sa caducité. Pour comble de calamité, Un directeur s’en rend le maître. Il meurt enfin, peu regretté. C’était bien la peine de naître ! Ode tirée du Cantique d’Ézéchias J’ai vu mes tristes journées Décliner vers leur penchant ; Au midi de mes années Je touchais à mon couchant : La Mort, déployant ses ailes, Couvrait d’ombres éternelles La clarté dont je jouis ; Et, dans cette nuit funeste, Je cherchais en vain le reste De mes jours évanouis. Grand Dieu, votre main réclame Les dons que j’en ai reçus ; Elle vient couper la trame Des jours qu’elle m’a tissus : Mon dernier soleil se lève Et votre souffle m’enlève De la terre des vivants, Comme la feuille séchée, Qui, de sa tige arrachée, Devient le jouet des vents. Comme un lion plein de rage, Le mal a brisé mes os ; Le tombeau m’ouvre un passage Dans ses lugubres cachots. Victime faible et tremblante, À cette image sanglante Je soupire nuit et jour ; Et, dans ma crainte mortelle, Je suis comme l’hirondelle Sous les griffes du vautour. Ainsi, de cris et d’alarmes, Mon mal semblait se nourrir ; Et mes yeux, noyés de larmes, Étaient lassés de s’ouvrir. Je disais à la nuit sombre : Ô nuit, tu vas dans ton ombre M’ensevelir pour toujours ! Je redisais à l’aurore : Le jour que tu fais éclore Est le dernier de mes jours ! Mon âme est dans les ténèbres, Mes sens sont glacés d’effroi : Écoutez mes cris funèbres, Dieu juste, répondez-moi. Mais enfin sa main propice A comblé le précipice Qui s’entr’ouvrait sous mes pas : Son secours me fortifie, Et me fait trouver la vie Dans les horreurs du trépas. Seigneur, il faut que la terre Connaisse en moi vos bienfaits : Vous ne m’avez fait la guerre Que pour me donner la paix. Heureux l’homme à qui la grâce Départ ce don efficace, Puisé dans ces saints trésors ; Et qui, rallumant sa flamme, Trouve la santé de l’âme Dans les souffrances du corps ! C’est pour sauver la mémoire De vos immortels secours ; C’est pour vous pour votre gloire, Que vous prolongez nos jours. Non, non, vos bontés sacrées Ne seront point célébrées Dans l’horreur des monuments : La Mort, aveugle et muette, Ne sera point l’interprète De vos saints commandements. Mais ceux qui de sa menace, Comme moi, sont rachetés, Annonceront à leur race Vos célestes vérités. J’irai, Seigneur, dans vos temples, Réchauffer par mes exemples Les mortels les plus glacés, Et, vous offrant mon hommage, Leur montrer l’unique usage Des jours que vous leur laissez. Jacques Delille (22.6. 1738 Clermont-Ferrand - 1.5. 1813 Paris) Professeur de latin au Collège de France, il se fit connaître par la traduction des Géorgiques de Virgile et des Saisons du poète écossais Thomson. Sa poésie, mi-descriptive, mi-didactique, annonce le romantisme par la sensibilité qu’inspire la nature: Les Jardins (1780), L’Homme des champs ou les Géorgiques françaises (1800). Les Jardins (1780) Le doux printemps revient... Le doux printemps revient, et ranime à la fois Les oiseaux, les zéphirs, et les fleurs, et ma voix. Pour quel sujet nouveau dois-je monter ma lyre ? Ah ! Lorsque d’un long deuil la terre enfin respire, Dans les champs, dans les bois, sur les monts d’alentour, Quand tout rit de bonheur, d’espérance et d’amour, Qu’un autre ouvre aux grands noms les fastes de la gloire ; Sur un char foudroyant qu’il place la victoire ; Que la coupe d’Atrée ensanglante ses mains : Flore a souri ; ma voix va chanter les jardins. Je dirai comment l’art, dans de frais paysages, Dirige l’eau, les fleurs, les gazons, les ombrages. Toi donc, qui, mariant la grâce et la vigueur, Sais du chant didactique animer la langueur, Ô muse ! Si jadis, dans les vers de Lucrèce, Des austères leçons tu polis la rudesse ; Si par toi, sans flétrir le langage des dieux, Son rival a chanté le soc laborieux ; Viens orner un sujet plus riche, plus fertile, Dont le charme autrefois avait tenté Virgile. N’empruntons point ici d’ornement étranger ; Viens, de mes propres fleurs mon front va s’ombrager ; Et, comme un rayon pur colore un beau nuage, Des couleurs du sujet je tiendrai mon langage. L’art innocent et doux que célèbrent mes vers, Remonte aux plus beaux jours de l’antique univers. Chant I Ô Versaille ! (...) Ô Versaille ! ô regrets ! ô bosquets ravissants, Chefs-d’œuvre d’un grand roi, de Le Nôtre et des ans ! La hache est à vos pieds et votre heure est venue. Ces arbres dont l’orgueil s’élançait dans la nue, Frappés dans leur racine, et balançant dans l’air Leurs superbes sommets ébranlés par le fer, Tombent, et de leurs troncs jonchent au loin ces routes Sur qui leurs bras pompeux s’arrondissaient en voûtes. Ils sont détruits, ces bois, dont le front glorieux Ombrageait de Louis le front victorieux, Ces bois où, célébrant de plus douces conquêtes, Les arts voluptueux multipliaient les fêtes ! Amour, qu’est devenu cet asile enchanté Qui vit de Montespan soupirer la fierté ? Qu’est devenu l’ombrage où, si belle et si tendre, À son amant surpris et charmé de l’entendre La Vallière apprenait le secret de son cœur, Et sans se croire aimée avouait son vainqueur ? Tout périt, tout succombe ; au bruit de ce ravage Voyez-vous point s’enfuir les hôtes du bocage ? Tout ce peuple d’oiseaux fiers d’habiter ces bois, Qui chantaient leurs amours dans l’asile des rois, S’exilent à regret de leurs berceaux antiques. Ces dieux, dont le ciseau peupla ces verts portiques, D’un voile de verdure autrefois habillés, Tous honteux aujourd’hui de se voir dépouillés, Pleurent leur doux ombrage ; et, redoutant la vue, Vénus même une fois s’étonna d’être nue. Croissez, hâtez votre ombre, et repeuplez ces champs, Vous, jeunes arbrisseaux ; et vous, arbres mourants, Consolez-vous. Témoins de la faiblesse humaine, Vous avez vu périr et Corneille et Turenne : Vous comptez cent printemps, hélas ! Et nos beaux jours S’envolent les premiers, s’envolent pour toujours ! (...) Chant II Évariste-Désiré de Forges, chevalier de Parny (6.2. 1753 L’Île de Bourbon - 5.12. 1814 Paris) Issu d’une riche famille créole, il abandonne la carrière ecclésiastique pour s’engager dans l’armée et mener une vie aventureuse. Amoureux d’une jeune créole, Éléonore, il compose des élégies où résonnent la nostalgie et la volupté: Poésies érotiques (1778), Élégie (1778), Opuscules poétiques (1779). Élégies (1778) Oranger dont la voûte épaisse Servit à cacher nos amours, Reçois et conserve toujours Ces vers, enfants de ma tendresse Et dis à ceux qu’un doux loisir Amènera dans ce bocage Que si l’on mourait de plaisir Je serais mort sous ton ombrage. ***** Fuyons ces tristes lieux, ô maîtresse adorée ! Nous perdons en espoir la moitié de nos jours Et la crainte importune y trouble nos amours. Non loin de ce rivage est une île ignorée Interdite aux vaisseaux et d’écueils entourée. Un zéphir éternel y rafraîchit les airs. Libre et nouvelle encore, la prodigue nature Embellit de ses dons ce point de l’univers : Des ruisseaux argentés roulent sur la verdure Et vont en serpentant se perdre au fond des mers. Une main favorable y reproduit sans cesse L’ananas parfumé des plus douces odeurs, Et l’oranger touffu, courbé sous sa richesse, Se couvre en même temps et de fruits et de fleurs. Que nous faut-il de plus ? Cette île fortunée Semble par la nature aux amants destinée. L’océan la resserre et deux fois en un jour De cet asile étroit on achève le tour. Là je ne craindrai plus un père inexorable, C’est là qu’en liberté tu pourras être aimable Et couronner l’amant qui t’a donné son cœur. Vous coulerez alors, mes paisibles journées, Par les nœuds du plaisir l’une à l’autre enchaînées : Laissez-moi peu de gloire et beaucoup de bonheur. Viens : la nuit est obscure et le ciel sans nuage : D’un éternel adieu, saluons ce rivage Où par toi seule encore mes pas sont retenus. Je vois à l’horizon l’étoile de Vénus : Vénus dirigera notre course incertaine. Éole exprès pour nous vient d’enchaîner les vents ; Sur les flots aplanis, Zéphir souffle à peine. Viens : l’amour jusqu’au port conduira deux amants. Élégies, Livre I, 1778. ***** Bel arbre, pourquoi conserver Ces deux noms qu’une main trop chère Sur ton écorce solitaire Voulut elle-même graver ? Ne parle plus d’Éléonore ; Rejette ces chiffres menteurs : Le temps a désuni les cœurs Que ton écorce unit encore. Élégies, Livre IV, 1778 André Chénier (30.10. 1762 Constantinople - 25.7. 1794 Paris) Il fut sans aucun doute le plus grand poète du 18^e siècle en donnant à la poésie une nouvelle impulsion dont les romantiques profiteront. Fils d’un marchand de drap et plus tard consul de France au Maroc et d’une mère dont le poète soulignait l’origine grecque, pourtant putative, Chénier voue un véritable culte à l’antique Grèce et à la beauté hellénique. À Paris, il fait de brillantes études au Collège de Navarre, découvre sa vocation poétique, voyage en Suisse et en Italie, sans pouvoir se rendre en Grèce dont il rêve. En 1787, il travaille à Londres comme secrétaire d’ambassade. Saluant la Révolution, il rentre en France en 1790, fonde avec ses amis la « Société de 1789 ». Modéré dans ses opinions, il collabore cependant avec Malesherbes à la défense du roi. Après l’exécution de ce dernier, il devient suspect. Arrêté en mars 1794, condamné comme ennemi du peuple, il est guillotiné deux jours avant la chute de Robespierre, sans que son frère cadet et poète comme lui, Marie-Joseph Chénier (1764-1811), jacobin et radical, puisse le sauver. Classique par sa culture, Chénier renouvelle la poésie en lui rendant la dimension de l’enthousiasme sacré, du culte de la beauté, mais aussi de l’inspiration qui est celle - personnelle, moderne - du cœur. Lecteur attentif des auteurs grecs et latins - Archiloque, poètes alexandrins, Pindare, Properce, Tibulle, Horace, il confère un nouveau contenu à la doctrine de l’imitation. Sa poésie, à la fois plastique et musicale, annonce l’art pour l’art et le Parnasse. La publication des œuvres complètes, en 1819, influencera bien des auteurs romantiques - Vigny, Hugo, Musset. Œuvres (édition posthume 1819) Élégies Les Bucoliques L’Amérique L’Invention Les Iambes Élégies La jeune Tarentine Pleurez, doux alcyons, ô vous oiseaux sacrés, Oiseaux chers à Téhtis, doux alcyons, pleurez. Elle a vécu, Myrto, la jeune Tarentine. Un vaisseau la portait aux bords de Camarine. Là l’hymen, les chansons, les flûtes, lentement Devaient la reconduire au seuil de son amant. Une clef vigilante a pour cette journée Dans le cèdre enfermé sa robe d’hyménée Et l’or dont au festin ses bras seraient parés Et pour ses blonds cheveux les parfums préparés. Mais, seule sur la proue, invoquant les étoiles, Le vent impétueux qui soufflait dans les voiles L’enveloppe. Étonnée, et loin des matelots, Elle crie, elle tombe, elle est au sein des flots. Elle est au sein des flots, la jeune Tarentine. Son beau corps a roulé sous la vague marine. Thétis, les yeux en pleurs, dans le creux d’un rocher Aux monstres dévorants eut soin de le cacher. Par ses ordres bientôt les belles Néréides L’élèvent au-dessus des demeures humides, Le portent au rivage, et dans ce monument L’ont, au cap du Zéphyr, déposé mollement. Puis de loin à grands cris appelant leurs compagnes, Et les Nymphes des bois, des sources, des montagnes, Toutes, frappant leur sein et traînant un long deuil, Répétèrent : « Hélas ! » autour de son cercueil. Hélas ! chez ton amant tu n’es point ramenée. Tu n’as point revêtu ta robe d’hyménée. L’or autour de tes bras n’a point serré de nœuds. Les doux parfums n’ont point coulé sur tes cheveux. Les Iambes Comme un dernier rayon… Comme un dernier rayon, comme un dernier zéphyre Animent la fin d’un beau jour, Au pied de l’échafaud j’essaye encor ma lyre. Peut-être est-ce bientôt mon tour. Peut-être avant que l’heure en cercle promenée Ait posé sur l’émail brillant, Dans les soixante pas où sa route est bornée, Son pied sonore et vigilant, Le sommeil du tombeau pressera ma paupière. Avant que de ses deux moitiés Ce vers que je commence ait atteint la dernière, Peut-être en ces murs effrayés Le messager de mort, noir recruteur des ombres, Escorté d’infâmes soldats, Ébranlant de mon nom ces longs corridors sombres, Où seul dans la foule à grands pas J’erre, aiguisant ces dards persécuteurs du crime, Du juste trop faibles soutiens, Sur mes lèvres soudain va suspendre la rime ; Et chargeant mes bras de liens, Me traîner amassant en foule à mon passage Mes tristes compagnons reclus, Qui me connaissaient tous avant l’affreux message, Mais qui ne me connaissent plus. Eh bien ! j’ai trop vécu. Quelle franchise auguste, De mâle constance et d’honneur Quels exemples sacrés, doux à l’âme du juste, Pour lui quelle ombre de bonheur, Quelle Thémis terrible aux têtes criminelles, Quels pleurs d’une noble pitié, Des antiques bienfaits quels souvenirs fidèles ; Quels beaux échanges d’amitié, Font digne de regrets l’habitacle des hommes ? La peur fugitive est leur Dieu ; La bassesse ; la feinte. Ah ! lâches que nous sommes Tous, oui, tous. Adieu, terre, adieu. Vienne, vienne la mort ! – Que la mort me délivre ! Ainsi donc mon cœur abattu Cède aux poids de ses maux ? Non, non. Puissé-je vivre ! Ma vie importe à la vertu. Car l’honnête homme enfin, victime de l’outrage, Dans les cachots, près du cercueil, Relève plus altiers son front et son langage, Brillants d’un généreux orgueil. S’il est écrit aux cieux que jamais une épée N’étincellera dans mes mains, Dans l’encre et l’amertume une autre arme trempée Peut encor servir les humains. Justice, Vérité, si ma main, si ma bouche, Si mes pensers les plus secrets Ne froncèrent jamais votre sourcil farouche, Et si les infâmes progrès, Si la risée atroce, ou, plus atroce injure, L’encens de hideux scélérats Ont pénétré vos cœurs d’une longue blessure, Sauvez-moi. Conservez un bras Qui lance votre foudre, un amant qui vous venge. Mourir sans vider mon carquois ! Sans percer, sans fouler, sans pétrir dans leur fange Ces bourreaux barbouilleurs de lois, Ces vers cadavéreux de la France asservie, Égorgée ! O mon cher trésor, O ma plume ! fiel, bile, horreur, Dieux de ma vie ! Par vous seuls je respire encor : Comme la poix brûlante agitée en ses veines Ressuscite un flambeau mourant, Je souffre ; mais je vis ; Par vous loin de mes peines, D’espérance un vaste torrent Me transporte. Sans vous, comme un poison livide, L’invisible dent du chagrin, Mes amis opprimés, du menteur homicide Les succès, le sceptre d’airain Des bons proscrits par lui la mort ou la ruine, L’opprobre de subir sa loi, Tout eût tari ma vie ou contre ma poitrine Dirigé mon poignard. Mais quoi ! Nul ne resterait donc pour attendrir l’histoire Sur tant de justes massacrés ? Pour consoler leurs fils, leurs veuves, leur mémoire, Pour que des brigands abhorrés Frémissent aux portraits noirs de leur ressemblance, Pour descendre jusqu’aux enfers Nouer le triple fouet, le fouet de la vengeance, Déjà levé sur ces pervers ? Pour cracher sur leurs noms, pour chanter leurs supplices ? Allons, étouffe tes clameurs ; Souffre, ô cœur gros de haine, affamé de justice. Toi, Vertu, pleure si je meurs. La Jeune Captive L’épi naissant mûrit de la faux respecté ; Sans crainte du pressoir, le pampre tout l’été Boit les doux présents de l’aurore ; Et moi, comme lui belle, et jeune comme lui, Quoi que l’heure présente ait de trouble et d’ennui, Je ne veux point mourir encore. Qu’un stoïque aux yeux secs vole embrasser la mort : Moi je pleure et j’espère. Au noir souffle du nord Je plie et relève ma tête. S’il est des jours amers, il en est de si doux ! Hélas ! quel miel n’a point de tempête ? L’illusion féconde habite dans mon sein. D’une prison sur moi les murs pèsent en vain, J’ai les ailes de l’espérance. Échappée aux réseaux de l’oiseleur cruel, Plus vive, plus heureuse, aux campagnes du ciel Philomèle chante et s’élance. Est-ce à moi de mourir ? Tranquille je m’endors Et tranquille je veille ; et ma veille aux remords Ni mon sommeil ne sont en proie. Ma bienvenue au jour me rit dans tous les yeux ; Sur des fronts abattus, mon aspect dans ces lieux Ranime presque de la joie. Mon beau voyage encore est si loin de sa fin ! Je pars, et des ormeaux qui bordent le chemin J’ai passé les premiers à peine. Au banquet de la vie à peine commencé, Un instant seulement mes lèvres ont pressé La coupe en mes mains encor pleine. Je ne suis qu’au printemps. Je veux voir la moisson, Et comme le soleil, de saison en saison, Je veux achever mon année. Brillante sur ma tige et l’honneur du jardin, Je n’ai vu luire encore que les feux du matin, Je veux achever ma journée. O mort ! tu peux attendre ; éloigne, éloigne-toi ; Va consoler les cœurs que la honte, l’effroi, Le pâle désespoir dévore. Pour moi Palès encore a des asiles verts ; Les amours des baisers, les Muses des concerts ; Je ne veux point mourir encore. » Ainsi, triste et captif, ma lyre toutefois S’éveillait, écoutant ces plaintes, cette voix, Ces vœux d’une jeune captive ; Et secouant le faix de mes jours languissants, Aux douces lois des vers je pliais les accents De sa bouche aimable et naïve. Ces chants, de ma prison témoins harmonieux, Feront à quelque amant des loisirs studieux Chercher quelle fut cette belle : La grâce décorait son front et ses discours, Et comme elle craindront de voir finir leurs jours Ceux qui les passeront près d’elle. ________________________________ [1] Voir Kyloušek, Petr. Renaissance et baroque. Textes choisis. Brno: Masarykova univerzita, 2013, pp. 166-173. [2] Il s’agit de François de Malherbe dont les propos sont rapportés par Racan dans Vie de Malherbe. [3] Publius Terentius Afer, comédiographe romain (vers 190 – 159 av. J.C.), modèle du classicisme. Tabarin, de son vrai nom Antoine Girard ( 1584-1626), bateleur, prestidigitateur, comédien du théâtre de la foire, exemple du théâtre populaire.