Aime Cesaire UNE TEMPETE theatre d'apr^s «La Tempete» de Shakespeare Adaptation pour un theatre negre Editions du Seuil 25139130962197640860261^7201673016168319120^ 9999999999999^ le meneur de jeu Allons, Messieurs, servez-vous... A chacun son personnage et ä chaque personnage son masque. Toi, Prospero? Pour-quoi pas? II y a des volontes de puissance qui s'ignorent! Toi, Caliban? Tiens, tiens, c'est r6velateur! Toi, Ariel! Je n'y vois aucun inconvenient. Et Stephano? Et Trinculo? Pas d'amateurs? Oui! A la bonne heure! II faut de tout pour faire un monde. Et apres tout, ceux-lä ne sont pas les pires! Pour les jeunes premiers Miranda et Ferdinand, pas de difficultes... Vous, d'accord! Pas de difficultes non plus pour les scelerats : vous Antonio, vous Alonso, parfait! Dieu! J'oubliais les dieux! Eshu te va comme un gant! Quant aux autres, debrouillez-vous! Alors, choisissez... Mais il y en a un que je choisis : c'est toi! Tu comprends, c'est la Tempete. lime faut une tempete ä tout casser... Alors, il me faut un costaud pour faire le Vent. Alors, c'est toi? D'accord! Et puis un Commandant ä poigne pour le bateau! Bon, maintenant, allez-y... Attention! C'est parti! Vents, soufflez! Pluie et eclairs, k volonte! Acte I Scéne 1 gonzalo Bien entendu, nous ne sommes qu'un fetu de paille dans cet ocean dechainS, mais Messieurs, tout n'est pas pour autant perdu, il n'y a qu'a tacher de gagner le centre de la tempete. antonio II est dit que ce vieux radoteur nous rasera jusqu'au bout! sebastien Helas! Jusqu'a la derniere tasse. gonzalo Saisissez-moi bien. Imaginez un gigantesque verre de lampe qui se propulserait a la vitesse d'un cheval au galop et dont le centre resterait impassible comme l'oeil du cyclope. C'est precisement ce secteur de calme que Ton appelle l'oeil du cyclone et qu'il s'agirait d'atteindre. antonio Joli! En somme vous voulez dire que le cyclone ou le cyclope, ne voyant pas la paille qui est dans son ceil, nous en rechap-perions! Cela est en effet lumineux! gonzalo Si vous voulez; c'est une maniere plaisante de dire la chose. 13 Litteralement faux et absolument vrai. Mais pourquoi ce remue-menage? Le capitaine a Fair inquiet! // appelle ... Capitaine! le capitaine haussant leg epaules Maitre! le maitre Präsent! le capitaine Nous sommes au vent de l'ile. Du train dont ca va, on echoue! II n'y a plus qu'ä manoeuvres Faut voir ä mettre ä la cape. // sort. le maitre Allons les gars! A la manoeuvre! Amenez le hunier! Range k la hale! Halez bas! Halez bas! alonzo s'approchant Alors, Maitre, oil en sommes-nous? Comment se presente la situation? lb maitre Selon moi, feriez mieux de rester dans vos cabines. antonio II a l'air de mauvais poil, interrogeons plutot le capitaine. Maitre! Ou est le capitaine? II &ait lä il y a une seconde et le voilä disparu! le maitre A vos niches que j'vous dis! Faudrait quand meme voir a ne pas gener ceux qui travaillent! gonzalo Brave homme, je comprends votre enervement, mais le propre d'un homme est de savoir se dominer dans toutes les situations, meme les plus enervantes. le maitre Ecrasez, que j'vous dis! Si vous tenez a vos carcasses, allez vous pagnoter dans vos cabines de luxe. gonzalo Dites done, l'ami! Vous semblez ne pas tres bien vous rendre compte a qui vous parlez! Faisant les prisentations Le frere du Roi, la fille du Roi, et moi-meme, le conseiller du Roi! le maitre Le Roi! Le Roi! Eh bien, il y en a un qui se fout du Roi comme de toi et moi, il s'appelle le Vent! Sa Majesty le Vent! Pour le moment, e'est lui qui commande et nous sommes ses sujets! gonzalo Si e'est la l'infernal nocher, il faut avouer qu'il est bien mal embouchi! antonio En un certain sens, le gaillard me ragaillardit. Nous en r&happerons, vous verrez, car il n'a pas mine de noye' mais gueule de pendu. 14 15 sebastien Le resultat est le meme. Si nous echappons aux poissons, il n'echappera pas aux corbeaux. gonzalo II m'a fort irrit6! Cependant je plaiderai pour lui lescircons-tances attenuantes. II faut bien dire qu'il ne manque ni de courage ni d'entrain. Rentre le mattre d'equipage. le maitre Range ä haier les bonnettes! Et venez au vent, timonier, au vent, tout au vent! Rentrent Sebastien, Antonio, Gonzalo. le maitre Encore vous! Si vous continuez ä venir nous emmerder ici au lieu d'aller faire vos patenötres, je laisse lä tout en plan et vous abandonne la manoeuvre. Entre Belzebuth et vos ämes, ne comptez plus sur moi pour m'interposer. antonio C'est intolerable! Ce gueulard abuse par trop de la situation! le maitre Au vent, tout au vent! Vent et eclairs. sebastien Ho! ho! gonzalo Vous avez vu? Au sommet des mats, ä l'embranchement des vergues, au hauban, cette lepre de feu qui court, qui court, legere et bleue? On a bien raison de dire que ce sont des pays merveilleux. Rjen de commun avec nos pays d'Europe. Vous avez remarque? Meme leurs eclairs sont differents! antonio Peut-etre est-ce un avant-gout de l'enfer qui s'apprete a nous devorer. gonzalo Je vous trouve pessimiste. Moi, en tout cas, toute ma vie, je me suis tenu pret a entrer dans le sein du Seigneur. A ce moment entrent les matelots. les matelots Malediction! Nous sombrons! Chant des passagers : « Plus pres de toi, men Dieu, plus pres de toi. » le maitre Lofez! Lofez tout! Lof sur lof! ferdinand entrant Helas! L'enfer est vide, et tous les diables sont ici! Le bateau sombre. 16 Scene 2 miranda Mon Dieu! Mon Dieu! Un vaisseau qui coule! Pere, pere, au secours! prospero accourant, wi poríe-voix en main Allons, petite fille! Du calme! Du calme, voyons! Spectacle! Du spectacle! Rien de bien méchant dans tout cela. D'ail-leurs, tout ce qui arrive lá, c'est pour ton bien. Fais-moi confiance. Je n'en dirai pas plus. miranda. Un si beau vaisseau! Et tant de vies, belles et braves, som-brées, englouties, roulées aux varechs... II faudrait qu'il fut plus dur qu'un rocher, pour que le cceur n'en soit pas déchiré! prospero Engloutis! Engloutis... Hum! C'est á voir... Tiens, approche, petite Princesse, le moment est venu. Eh oui, Princesse! miranda Vous vous moquez, mon pere, sauvageonne je suis, et m'en voyez fort aise! Quelque chose comme la reine des pistils, 19 des pistes et des eaux vives, toujours ä courir pieds nus pármi les épines et les fleurs, respectée des unes et caressée des autres. prospero Princesse, comment appeler autrement une fille de Prince! Je ne veux pas te faire languir plus longtemps. Milan est la cité oú tu naquis, Milan dont je fus longtemps le Due. miranda Mais alors, comment sommes-nous arrives ici? Par suite, dites, de quels avatars un prince est-il devenu, reclus danscette ile perdue, l'anachorete que voici? Dégout du monde, ou perfidie d'ennemi? Prison ou Thébaíde? Bien des fois tu allumes ma euriosité, puisses-tu la satisfaire aujourd'hiii tout entiere. prospero C'est un peu de tout cela ä la fois qu'il s'agit. Et d'abord ďinimitiés politiques, d'intrigues aussi, d'un cadet ambitieux. Antonio est le nom de ton oncle, Alonso celui du convoiteux roi de Naples. Comment leurs ambitions se conjuguérent, comment mon frere devint le complice de mon rival, comment celui-ci promit ä celui-lá sa protection en méme temps que mon tróne, le diable seul sait comment ces choses s'arran-gérent. Quoi qu'il en soit, quand ils surent que par mes calculs, j'avais situé avec precision ces terres qui depuis des siécles sont promises ä la quéte de l'homme, et que je commencais mes préparatifs pour en prendre possession, ils ourdirent un complot pour me voler cet empire ä naitre. Ils subornérent mes gens, dérobérent mes papiers, et pour se débarrasser de moi me dénoncérent ä l'Inquisition comme magicien et sorcier. Bref, un jour, je vis arriver au palais des gens á qui je n'avais point donne audience : les prétres du Saint-Office. On voit rétrospectivement un « fratre » lisant un rouleau de parchemin devant Prospero en habit ducal. le fratre « La trěs Sainte Inquisition pour 1'intégrité de la foi et la poursuite de la perversitě hérétique, agissant par delegation speciále du Saint-Siěge apostolique, informé des erreurs que tu professes, insinues et publies contre Dieu et la Creation quant á la forme de la terre et á la possibilité de découvrir d'autres terres, alors qu'il est avéré que le Propněte Isaie nous apprend que le Seigneur est assis sur le cercle du monde, qu'en son milieu se trouve Jerusalem et qu'au-dela de ce monde se trouve l'inaccessible Paradis, convaincue que c'est scietnment, méchamment et malencontreusement que tu cites pour soutenir ton hérésie, Strabon, Ptolémée, l'auteur tragique Séněque, aceréditant ainsi 1'idée qu'il peut y avoir dans les éeritures profanes une autoritě capable de contester avec succěs ce qu'il y a de plus probant dans les Saintes Éeritures, attendu l'usage notoire auquel tu te livres de main diurne et nocturne, de calculs arabiques, de grimoires hébraíques, syriaques et autres langues démoniaques, attendu enfin que tu n'as jusqu'ici échappé au chátiment que parce que te couvrant ďune autoritě temporelle, sinon usurpée, du moins transformée, par l'usage que tu en as fait, en tyrannic te démet provisoirement de tes litres, charges et hon-neurs, et ce, afin qu'il soit procédé contre toi, et selon les formes en vigueur, á ample et rigoureux examen, ce pour-quoi te requérons de nous suivre. » prospero reprenant son récit Cependant, le proces dont on me flattait n'eut pas liéu. Tant ces etres de nuit craignent la lumiere. Bref, ils choi-sirent, non de me tuer, mais pire, de m'abandonner avec toi sur une ile deserte. miranda C'est affreux! Que le monde est méchant! Quelles épreuves ont dú ětre les tiennes! 20 21 prospero Dans cette histoire de félonie et de trahison, un seul nom honorable á citer : celui de l'excellent Gonzalo, conseiller du Roi de Naples, et digne de servir un meilleur maitre. Me pourvoyant de vivres et de větements, m'apportant ici mes livres, mes instruments, il fit tout pour nous rendre supportable cet habitacle grassier. Or, voici que par un singulier accident, la Fortune vient ďamener sur ces rivages les hommes du complot. D'ailleurs, ma science prophétique me l'avait depuis longtemps prédit, qu'apres s'etre emparé en Europe de mes biens, ils ne s'arre-teraient pas en si bel appétít, et que, leur avidité prenant le pas sur leur couardise, ils affronteraient l'ocean et cingle-raient pour leur compte vers les terres pressenties par mon génie. Cest ce que je ne pouvais laisser faire sans réagir, et ayant pouvoir de l'empecher, je le fis, aide d'Ariel. Nous manigancámes la tempete á laquelle tu viens d'assister, qui preserve mes biens d'outre-mer et met en méme temps ces sacripants en ma possession. Entre Ariel. prospero Alors, Ariel? ariel Mission accomplie. prospero Bravo! Du beau travail! Mais qu'est-ce qui t'arrive? Je te complimente et tu n'as pas l'air content. Fatigue? ariel Fatigue non pas, mais dégoúté. Je vous ai obéi, mais pour-quoi le cacher, la mort au coeur. Cétait pitié de voir sombrer ce grand vaisseau plein de vie. prospero Allons bon! Ta crise! Cest toujours comme 5a avec les intellectuels!... Et puis zut! Ce qui in'interesse, ce ne sont pas tes transes, mais tes oeuvres. Partageons : Je prends pour moi ton zěle et te laisse tes doutes. D'accord? ariel * Maitre, je vous demande de me décharger de ce genre d'emploi. prospero criant Écoute une fois pour toutes. J'ai une ceuvre k faire, et je ne regarderai pas aux moyens! ariel Vous m'avez mille fois promis ma liberté et je l'attends encore. prospero Ingrat, qui ťa délivré de Sycorax? Qui fit báiller le pin oil tu étais enfermé et te délivras? ariel Parfois je me prends á le regretter... Aprěs tout j'aurais peut-étre fini par devenir arbre... Arbre, un des mots qui m'exaltent! J'y ai pense souvent : Palmier! Fusant trés haut one nonchalance oil nage une elegance de poulpe. Baobab! Douceur d'entrailles des monstres! Demande-le plutot á l'oiseau calao qui s'y claustre une saison. Ceiba! Éployé au soleil fier! Oiseau! Les serres plantées dans le vif de la terre! prospero Éerase! Je n'aime pas les arbres á paroles. Quant á ta liberie, tn Fauras, mais á mon heure. En attendant, occupe-toi du 22 23 vaisseau. Moi, je vais toucher deux mots au sieur Caliban. Celui-la, je l'ai a Fail, il s'emancipe un peu trop. // appelle ... Caliban! Caliban! // soupire. Caliban entre. caliban Uhuru! prospero Qu'est-ce que tu dis? caliban Je dis Uhuru! prospero Encore une remontee de ton langage barbare. Je t'ai deja dit que je n'aime pas ca. D'ailleurs, tu pourrais etre poli, un bonjour ne te tuerait pas! caliban Ah! J'oubliais... Bonjour. Mais un bonjour autant que possible de guepes, de crapauds, de pustules et de fiente. Puisse le jour d'aujourd'hui hater de dix ans le jour oil les ] oiseaux du ciel et les betes de la terre se rassasieront de ta charogne! prospero Toujours gracieux je vois, vilain singe! Comment peut-on etre si laid! caliban Tu me trouves laid, mais moi je ne te trouve pas beau du tout! Avec ton nez crochu, tu ressembles a un vieux vautour! Ilrit. Un vieux vautour au cou pele! prospero Puisque tu manies si bien 1'invective, tu pourrais au moins me benir de t'avoir appris a parler. Un barbare! Une b€te brute que j'ai ecluquee, formee, que j'ai tiree de Fanimalite' qui Fengangue encore de toute part! caliban D'abord ce n'est pas vrai. Tu ne m'as rien appris du tout. Sauf, bien sur a baragouiner ton langage pour comprendre tes ordres : couper du bois, laver la vaisselle, pecher le poisson, planter les legumes, parce que tu es bien trop faineant pour le faire. Quant a ta science, est-ce que tu me Fas jamais apprise, toi? Tu t'en es bien gard6! Ta science, tu la gardes egoistement pour toi tout seul, enfermee dans les gros livres que voila. prospero Sans moi, que serais-tu? caliban Sans toi? Mais tout simplement le roi! Le roi de File! Le roi de mon ile, que je tiens de Sycorax, ma mere. prospero JJ y a des genealogies dont il vaut mieux ne pas se vanter. Une goule! Une sorciere dont, Dieu merci, la mort nous a delivres! caliban Morte ou vivante, c'est ma mere et je ne la renierai pas! D'ailleurs, tu ne la crois morte que parce que tu crois que la terre est chose morte... C'est tellement plus commode! Morte, alors on la pi&ine, on la souille, on la foule d'un 24 25 pied vainqueur! Moi, je la respecte, car je sais qu'elle vit, et que vit Sycorax. Sycorax ma mere! Serpent! Pluie! eclairs! Et je te retrouve partout : Dans l'ceil de la mare qui me regarde, sans ciller, a travers les scirpes. Dans le geste de la racine tordue et son bond qui attend. Dans, la nuit, la toute-voyante aveugle, la toute-flaireuse sans naseaux! ... D'ailleurs souvent par le reve elle me parle et m'avertit... Tiens, hier encore, lorsque je me voyais a plat ventre sur le bord du marigot, lapant une eau fangeuse, et que la Bete s'appretait a m'assaillir, un bloc de rocher a la main. prospero En tout cas, si tu continues, ta sorcellerie ne te mettra pas a l'abri du chatiment. caliban C'est sa! Au debut, Monsieur me cajolait: Mon cher Caliban par cj, mon petit Caliban par la! Dame! Qu'aurais-tu fait sans moi, dans cette contree inconnue? Ingrat! Je t'ai appris les arbres, les fruits, les oiseaux, les saisons, et maintenant je t'en fous... Caliban la brute! Caliban Pesclave! Recette connue! l'orange pressee, on en rejette l'ecorce! prospero Oh! caliban Je mens, peut-etre? C'est pas vrai que tu m'as fichu a la porte de chez toi et que tn m'as loge dans une grotte infecte? Le ghetto, quoi! prospero L» gbefftp, c'ess ^ite dit! Elle serait moins « ghetto » si ts ec dooms la pane de la tenir propre! Et puis il y a une chose que tu as oublie de dire, c'est que c'est ta lubricite qui m'a oblige de t'eloigner. Dame! Tu as essaye de violer ma fille! caliban Violer! violer! Dis-donc, vieux bouc, tu me pretes tes idees Iibidineuses. Sache-le : Je n'ai que faire de ta fille, ni de ta grotte, d'ailleurs. Au fond, si je rouspete, c'est pour le principe, car ca ne me plaisait pas du tout de vivre a cot6 de toi : tu pues des pieds! prospero Mais je ne t'ai pas appele pour discuter! Ouste! Au travail! Du bois, de l'eau, en quantite! Je recois du monde aujourd'hui. caliban Je commence a en avoir marre! Du bois, il y en a un tas haut comme 9a! prospero Caliban, j'en ai assez! Attention! Si tu rouspetes, la trique! Et si tu lanternes, ou fais greve, ou sabotes, la trique! La trique, c'est le seul langage que tu comprennes; eh bien, tant pis pour toi, je te le parlerai haut et clair. Depeche-toi! caliban Bon! J'y vais... mais pour la derniere fois. La derniere, tu entends! Ah! j'oubliais... j'ai quelque chose d'important a te dire. prospero D'important? Alors, vite, accouche. caliban Eh bien, voila : j'ai decide que je ne serai plus Caliban. 26 27 prospero Qu'est-ce que cette foutaise? Je ne comprends pas! caliban Si tu veux, je te dis que desormais je ne repondrai plus au nom de Caliban. prospero D'oii ca t'est venu? caliban Eh bien, y a que Caliban n'est pas mon nom. C'est simple! prospero C'est !.e mien peut-etre! caliban C'est le sobriquet dont ta haine m'a affubl6 et dont chaque rappel m'insulte. prospero Diable! On devient susceptible! Alors propose... II faut bien que je t'appelle! Ce sera comment? Cannibale t'irait bien, mais je suis sur que tu n'en voudras pas! Voyons, Hannibal! Ca te va! Pourquoi pas! lis aiment tous les noms historiques! caliban Appelle-moi X. Ca vaudra mieux. Comme qui dirait I'homme ! sans nom. Plus exactement, I'homme dont on a vole le nom. j Tu paries d'histoire. Eh bien ca, c'est de l'histoire, et fa-meuse! Chaque fois que tu m'appeleras, ca me rappellera le fait fondamental, que tu m'as tout vote et jusqu'a mon identite! Uhuru! // se retire. Entre Ariel en nymphe marine. Mon cher Ariel, tu as vu comme il m'a regards, cette lueur dans ses yeux? Ca c'est nouveau. Eh bien, je te le dis, Caliban, voila l'ennemi. Quant aux gens du vaisseau, mes sentiments a leur egard ont change. Effraye-les, j'y consens. Mais, par Dieu, qu'il ne soit pas touchy a un seul de leurs cheveux! Tu m'en reponds sur ta tete! ariel J'ai trop souffert d'avoir du etre l'agent de leurs souffrances pour ne pas applaudir a voire misericorde. Comptez sur moi, Maitre. prospero Oui, quelque grands que soient leurs crimes, s'ils sTen repentent, assure-les de mon pardon : ce sont gens de ma race, et de haut rang. Moi-meme, je suis a un age ou, par-dela disputes et querelles, il faut songer a batir 1'avenir. J'ai une fille. Aionso a un fils. Qu'ils s'aiment, j'y consens. Que Ferdinand epouse Miranda, et que ce mariage ramene parmi nous la concorde et la paix. Tel est mon plan. Je veux qu'on I'execute. Quant a Caliban, qu'importe ce que peut machiner contre moi ce scelerat. Toute la noblesse d'ltalie, Naples et Milan desormais confondues, me fera rempart de son corps. Va! ariel Bien, Maitre. Tes ordres seront executes en tous points. Ariel chantant Alezan des sables leur morsure Mouroir des vagues longueur pure. Oil s'epuise la vague, tous id venez, 28 29 par la main vous tenez et dansez. Blondeur des sables, lew brulure! longueur des vagues Mouroir pur. Ici des levres lechent et pourlichent nos blessures. ferdinand Quelle est cette musique? Je l'ai suivie jusqu'ici et voici qu'elle s'arrSte... Non, elle recommence... Ariel chantant line flottaison s'acheve... Rien h"est, tout devient... La saison est proche et etrange. Pure prunelle est perle fine Caur corail, os madrepore Ici s'acheve la flottaison Selon en nous la mue marine. ferdinand Qui vois-je? Une deesse? Une mortelle? miranda Et moi, je vois a qui j'ai affaire : a un complimenteur. Faire des compliments dans la situation dans laquelle vous vous trouvez, jeune homme, prouve du moins votre courage. Qui Stes-vous? ferdinand Vous le voyez : un pauvre naufrage. miranda En tout cas, un naufrage de haute mine! 30 ferdinand En d'autre lieux on efit dit « Prince », « fíls de Roi »... Mais non, j'allais l'oublier, Roi, hélas! Roi, puisque mon pere vient de périr dans le naufrage. miranda Pauvre jeune homme! Je voudrais vous dire qu'ici on vous accueille d'un cceur hospitalier et que nous prenons grand part á votre infortune. ferdinand Hélas! Mon pere... Serais-je un fils denature? Votre pitié, Mademoiselle, me fait trouver doux mes malheurs les plus grands. miranda J'espere que vous vous plairez parmi nous, l'ile est si jolie. Je vous montrerai les plages et les foréts, je vous nommerai les fruits et les fleurs, je vous ferai découvrir un monde ďinsectes, des lézards de toutes les couleurs, des oiseaux... Oh! Si vous saviez... Les oiseaux!... prospero Tout beau, ma fille! II m'irrite, ce babil qui, je vous 1'assure, n'est point de circonstance. Cest faire trop ďhonneur á un imposteur. Jeune homme, vous étes un traitre, un espion, un coureur de jupons, en plus! Pas plutót sauvé des eaux, Ie voilá qui conte fleuretíe á la premiére fille qu'il rencontre! Mais je ne m'en laisserai pas conter, moi. Ca tombe bien, j'ai besoin de bras, tu me serviras d'esclave dans mon hacienda. ferdinand En voyant mademoiselle plus belle qu'une nymphe, je me suis cru Ulysse dans l'ile de Nausicaa. Mais á vous entendre, Monsieur, je comprends mieux mon sort, et que je suis tombé en Barbarie dans les mains d'un naufrageur cruel. 31 Degainant Mais un gentilhomme prefere la mort au deshonneur! Monsieur, je defendrai ma vie avec ma liberte! prospero Pauvre sot! Regarde : ton bras faiblit, tes genoux se dero-bent! Traitre! Je pourrais te tuer!... Mais j'ai besoin de main-d'oeuvre. Suis-moi. ariel Inutile d'insister, jeune homme. Mon maitre estunmagicien : ni votre fougue ni votre jeunesse ne peuvent rien contre lui. Suivez-nous et obeissez, c'est ce que vous avez de inieux ä faire. ferdinand Dieu! Quelle est cette sorcellerie? Vaincu et captif, loin de me rebeller contre mon sort, je trouve doux mon servage. Oh! que ma prison soit ä vie si Ie ciel m'accorde qu'une fois chaque jour, j'apercoive le visage du soleil, le visage de mon soleil. Adieu, Nausicaa. lis sortent. Acte II Scene 1 Grotte de Caliban. Caliban est en train de travailler en chant ant, quand Ariel survient. II Vecoute tin moment. caliban (chantant) Qui mange son mats sans songer a Shango Mai lui en prend! Sous son ongle se glisse Shango et toute la part il prend! Shango Shango ho! Ne lui offrez pas de siege! A votre guise! Cest sur votre nez qu'il prendra son assise! Pas une place sous votre toit! Cest votre affaire! Le toit, il le prend de force et a'en couvre la tete! Qui veut en confer a Shango fait mal son compte! Shango Shango ho! ariel Salut, Caliban! Je sais que tu ne m'estimes guere, mais i ^pres tout nous sommes freres, freres dans la souffrance et Fesclavage, frdres aussi dans l'esperance. Tous deux nous ■anions la liberte, seules nos mlthodes different. 35 caliban Salut a toi. Ce n'est quand meme pas pour me faire cette profession de foi que tu es venu me voir! Allons, Alastor! C'est le vieux qui t'envoie, pas vrai? Beau metier : exe-cuteurs des haute pens6es du Maftre! ariel Non, je viens de moi-meme. Je suis venu t'avertir. Prospero medite sur toi d'epouvantables vengeances. J'ai cru de mon devoir de te mettre en garde. caliban Je 1'attends de pied ferme. ariel Pauvre Caliban, tu vas a ta perte. Tu sais bien que tu n'es pas le plus fort, que tu ne seras jamais le plus fort. A quoi te sert de lutter? caliban Et toi? A quoi font servi ton ob&ssance, ta patience d'oncle Tom, et toute cette leche? Tu le vois bien, l'homme devient chaque jour plus exigeant et plus despotique. ariel N'empeche que j'ai obtenu un premier resultat, il m'a promis ma liberty. A terme, sans doute, mais c'est la premiere fois qu'il me l'a promise. caliban Du flan! II te promettra mille fois et te trahira mille fois. D'ailleurs, demain ne m'inteVesse pas. Ce que je veux, c'est, // crie « Freedom now! » ariel Soit. Mais tu sais bien que tu ne peux l'arracher maintenant 36 et qu'il est le plus fort. Je suis bien place- pour savoir ce qu'il a dans son arsenal. caliban Le plus fort? Qu'en sais-tu? La faiblesse a toujours mille moyens que seule la couardise nous empeche d'inventorier. ariel Je ne crois pas a la violence. caliban A quoi crois-tu done? A la lachete? A la demission? A la genuflexion? C'est ca! On te frappe sur la joue droite, tu tends la joue gauche. On te botte la fesse gauche, tu tends la fese droite; comme ca, pas de jaloux. Eh bien, tres peu pour Caliban! ariel Ta sais bien que ce n'est pas ce que je pense. Ni violence, mi soumission. Comprends-moi bien. C'est Prospero qu'il fiatf changer. Troubler sa serenite jusqu'a ce qu'il reconnaisse l'existence de sa propre injustice et qu'il y mette un caliban la la! Laisse-moi rigoler! La conscience de Prospero! Itespero est un vieux ruffian qui n'a pas de conscience. ariel Jntement, il faut travailler a lui en donner une. Je ne me lab pas seulement pour ma liberte, pour notre liberte, mais ■■a pour Prospero, pour qu'une conscience naisse a >. Aide-moi, Caliban. caliban (done, mon petit Ariel, des fois, je me demande si tu i tingle! Que la conscience naisse a Prospero? Autant se mettre devant une pierre et attendre qu'ü tori poosse des fleurs! ariel Tu me desesperes. J'ai souvent fait le reve exattant qu'un jour, Prospero, toi et moi, nous entreprendrioos, freres associes, de bätir un monde merveilleux, chacon apportant en contribution ses qualites propres : patience, vitalite, amour, volonte aussi, et rigueur, sans compter tes quelques bouffees de reve sans quoi l'humanite perirait d'asphyxie. caliban Tu n'as rien compris ä Prospero. C'est pas un type ä colla-borer. C'est un mec qui ne se sent que s'il ecrase quelqu'un. Un ecraseur, un broyeur, voilä le genre! Et tu paries de fraternite! ariel Alors, que reste-t-il? La guerre? Et tu sais qu'ä ce jeu-lä Prospero est imbattable. caliban Mieux vaut la mort que l'humiliation et rinjustice... D'ailleurs, de toute maniere, le dernier motm'appartiendra... A moins qu'il n'appartienne au neant. Le jour oil j'aurai le sentiment que tout est perdu, laisse-moi voler quelques barils de ta poudre infernale, et cette ile, mon bien, mon ceuvre, du haut de Pempyree oü tu aimes planer, tu Ia verras sauter dans les airs, avec, je Pespere, Prospero et moi dans les debris. J'espere que tu goüteras le feu d'artifice : ce sera sign6 Caliban. ariel Chacun de nous entend son tambour. Tu marches au son du tien. Je marche au son du mien. Je te souhaite du courage, mon frere. caliban Adieu, Ariel, je te souhaite bonne chance, mon frere. Scene 2 gonzalo Magnifique pays! Le pain est suspendu aux arbres, et l'abricot y est plus gros qu'un lourd t6tin de femme. sebastien Dommage que la terre y soit si fauve, par endroits. gonzalo Oh! Qu'a cela ne tienne! Si poison il y a, je suis sur que le contrepoison est a cote, tant la nature se complalt a l'harmonie. Tenez, j'ai lu quelque part que pour la sterilite" des sols, le guano est excellent. sebastien Le guano, qu'est-ce que c'est que cet animal? N'est-ce pas de Piguane que vous voulez parler? gonzalo Jeune horn me, si je dis guano, c'est que je veux dire guano. Oui, guano est le nom de la fiente d'oiseaux accumulee depuis des siecles et qui est bien le plus merveilleux fertili-sant que Pon connaisse. C'est dans les grottes que ca se niche... Tl faudrait, a mon sens, prospecter une a une toutes les grottes de cette ile pour voir s'il s'en trouve, auquel cas ce pays, sous une sage direction, sera plus riche que PEgypte avec son Nil. 39 itmwmmitHTmmwBmmmiiiiiTi!T!;n!'iii;ni»iini!TiiiminflBmr ANTONIO Si je comprends bien, votre grotte de guano est un fleuve de fiente desséchée. GONZALO Pour continuer votre métaphore, il suffit d'irriguer, si je puis dire, les champs de cette merveilleuse mariěre fécale, et tout fleurit. SÉBASTIEN Faut-il encore qu'il y ait des bras pour les cultiver. Est-ce que seulement cette He est habitée? GONZALO Évidemment, tout le probléme est lá. Mais si elle Test, 9a ne peut étre que par des gens merveilleux. C'est clair : une terre merveilleuse ne peut porter que des etres merveilleux. ANTONIO Oui! Des hommes dont le corps est mince et vigoureux Et des femmes dont Vail par sa franchise étonne... GONZALO II y a de ca! Je vois que vous connaissez vos auteurs. Seulement, dans ce cas, attention. Cela nous imposerait, á nous, de nouveaux devoirs. SÉBASTIEN Comment Tentendez-vous? GONZALO Je veux dire que si l'ile est habitée, comme je le pense, et que nous la colonisons, comme je le souhaite, il faudra se garder comme de la peste d'y apporter nos défauts, oui, 40 ce que nous appelons la civilisation. Qu'ils restent ce qu'ils sont : des sauvages, de bons sauvages, libres, sans complexes ni complications. Quelque chose comme un reservoir d'6ter-nelle jouvence oil nous viendrions periodiquement rafraichir nos ames vieillies et citadines. ALONSO A la fin, Monsieur Gonzalo, quand done cesserez-vous de jacasser? GONZALO Oh! Majesty si je vous importune, je m'arrete. Ce que j'en disais, e'etait pour vous divertir et distraire le courstrop triste de vos malheureuses pensees. Chut! Je me tais. D'ail-leurs, mes vieux os n'en peuvent plus. Ouf! Je m'assieds, avec votre permission, bien entendu. ALONSO Noble vieillard, quoique plus jeune, nous sommes loge a la meme enseigne. GONZALO Alors, vous etes creve! Crave" de fatigue et de faim. ALONSO Je n'ai jamais pretendu etre au-dessus de l'humaine condition! Musique etrange et solennelle. ... Ecoutez! Ecoutez! Vous avez entendu? GONZALO Oui, c'est une etrange harmonie! Prospero entre, invisible. Entrent egalement des figures bizarres qui opponent une table servie. Elles dansent et invitent gracieusement le Roi et sa suite a manger, puis elles disparaissent. 41 alonso Protegez-nous! Ciel! Des marionnettes Vivantes! gonzalo Quelle grace! Quelle musique! Hum! Tout cela est bien etrange! sebastien Disparus! Evanouis! Mais qu'importe, puisqu'ils ont laisse leurs victuailles. Jamais repas n'est tombe plus ä propos. A table, Messieurs! alonso Oui, prenons part k ce banquet, düt-il etre notre dernier repas. Iis s'appretent ä manger, mais les lutins rentrent et, avec force contorsions et grimaces, empörtem la table. gonzalo Oh Oh! En voilä des facons! alonso Je crois bien que nous sommes tömbes entre les mains de puissances qui jouent avec nous au chat et ä la souris. C'est une cruelle maniere de nous faire sentir notre dependance. gonzalo Au point oil en sont les choses, il n'y a pas k s'etonner et il ne servirait ä rien de nous revolter. De nouveau les lutins rentrent, rapportant le repas. alonso Oh! non, cette fois, on ne m'y prendra plus! sebastien Aflame comme je suis, je fais taire mes scrupules. 42 gonzalo a Alonso Pourquoi ne pas essayer? Peut-etre qu'a voir nos mines decues, les Puissances dont nous dependons ont-elles eu pitie de nous. Apres tout, Tantale, cent fois de9U, recommenr cait cent fois. alonso Aussi bien 6tait-ce la son supplice. Je ne toucherai pas a ce repas. prospero invisible Je n'aime pas ce refus, Ariel. Tourmente-les jusqu'a ce qu'ils mangent. ariel Pourquoi nous mettre en frais pour eux? S'ils ne mangent pas, ils en seront quittes pour mourir de faim. prospero Non, je veux qu'ils mangent. ariel C'est du despotisme. Ce que tout a l'heure, vous m'avez oblige a derober a leurs bouches avides, maintenant qu'ils le refusent, vous etes pret a les en gaver de force. prospero Treve de raisonnement! Mon humeur est changee! Ils me leseraient de ne point manger. Qu'ils se sentent manger dans ma main comme des poussins. C'est une marque de soumis-sion que j'exige d'eux. ariel C'est mal de jouer avec leur faim comme avec leurs angoisses et leurs esperances. 43 PROSPERO C'est a cela que se mesure la puissance. Je suis la Puissance. Alonso et sa state mangent. ALONSO Helas, quand je pense... GONZALO C'est la votre mal, Seigneur : Vous pensez trop. ALONSO Ainsi done, je ne pourrai meme plus penser a mon fils perdu! A mon trone! A ma patrie! GONZALO mangeant Votre fils! Qui dit que vous ne le retrouverez past Quant au reste... Voyez-vous, Seigneur, cet habitacle est desormais pour nous le monde. Pourquoi chercher au-dela? Si vos pensees sont trop larges, il n'y a qu'a couper dans vos pensees. lis mangent. ALONSO Soit! Mais j'aime encore mieux dormir. Dormir et oublier. GONZALO A la bonne heure! Suspendons nos hamacs! lis s'endorment. Scene 3 ANTONIO Regardez-les, ces croulants, ces gluants, tout pris dans les rets de leur morve et de leur catarrhe : Idiots et visqueux, on dirait des meduses echouees. SEBASTIEN Chut! C'est le Roi. Et cette barbe chenue, c'est son vene-rable conseiller. ANTONIO Le Roi est celui qui veille, quand dort le troupeau. Celui-la ne veille pas. Ergo, ce n'est pas le Roi. Brusquement C'est n'avoir pas de sang dans les veines que de voir dormir un roi sans que ca vous donne certaines idees... SEBASTIEN II faut croire que je n'ai pas de sang, mais de l'eau. ANTONIO Ne calomnions pas l'eau. Je ne m'y suis jamais mir£ que je ne m'y sois decouvert plus beau, plus essentiel. Mon eau m'a toujours donn£ ma grandeur, ma vraie grandeur, non celle que les hommes me pretent. 45 sebastien Alors, disons que je suis une eau stagnante. antonio L'eau ne stagne jamais. Elle travaille, elle nous travaille. G'est elle qui donne ä l'homme sa dimension, la vraie. Croyez-moi, vous avez tort de ne pas profiter de Poccasion qui s'offre. Elle ne se presentera peut-etre jamais plus. sebastien Oil voulez-vous en venir? Je crains de deviner. antonio Devinez, devinez que diable!... Voyez cet arbre qui balance au vent son panache. Ca s'appelle un coco tier... Mon eher Sebastien, si vous m'en croyez, le moment est venu de secouer le cocotier. sebastien Je comprends de moins en moins. antonio Quelle bourrique! Voyez ma position : Je suis Due de Milan. Or, je ne Pai pas toujours 6t6. J'avais un frere afn6. C'&ait le Due Prospero. Si maintenant je suis le Due Antonio, e'est que j'ai su secouer ä temps le cocotier. sebastien Et Prospero? antonio Que me demandes-tu lä? Quand on secoue un arbre, il faut bien que quelqu'un tombe. Et il faut croire que ce n'est pas moi qui suis tomW, puisque me voici : pour vous aider et vous servir, Majesty! sebastien Suffit! Mais e'est mon frere! Un scrupule me retient. Charge-toi de lui pendant que j'expedie le vieux Conseiller. lis dégainent. ariel Arrétez, ruffians! Inutile de résister : vos épées sont enchan-tées et vous tombent des mains! antonio, sebastien Malediction! ariel Holá! Les dormeurs! Réveillez-vous! Réveillez-vous, vous dis-je. II y va de votre vie. Avec ces gaillards á longues dents et a longues rapiéres, qui trop s'endort risque de s'endormir pour longtemps. Alonso et Gonzalo se réveillent. alonso se frattant les yeux Qu'y a-t-il? Je dormais et j'ai fait un révě bien affreux! ariel Non, vous ne rěviez pas. Les beaux seigneurs que voici sont des criminels qui s'appretaient á pcrpétrer sur vous leur forfait le plus odieux. Oui, Alonso, admirez qu'un dieu vienne ainsi á votre secours. Plut au ciel que vous Payiez mieuxmérité! alonso Je n'ai jamais manqué á la divinité. 46 47 ariel Je ne sais ce que eette riouvelle öveillera dans votre äme : Prospero est le nom de celui qui m'envoie. alonso Prospero! Grands Dieux! // se jette ä genoux. ariel Je comprends votre emotion : il vit. C'est lui qui regne sur eette ile, comme il regne sur les esprits qui peuplent l'air que vous respirez... Mais relevez-vous... II n'y a plus Heu de craindre. II ne vous a point sauve pour vous perdre. Votre repentir lui suffit, car je le vois sincere et profond. A Antonio et ä Sebastien Quant ä vous, Messieurs, le pardon de mon maitre vous est acquis ä vous aussi, pourvu que, sachant leur vanite, vous sachiez renoncer ä vos entreprises. sebastien ä Antonio On pourrait s'en tirer plus mal! antonio S'il s'agit des hommes, aucun d'eux ne me fera reculer, mais quand il s'agit de demons et de magie, il n'y a aucune honte ä se soumettre. A Ariel ... Nous sommes du Due les tres humbles et tres ob&ssants serviteurs. Veuillez lui demander de nous recevoir ä merci. gonzalo Oh! Les scelerates gens! Vous etes bien bon d'ainsi passer l'eponge! Messieurs, attention! Pas de repentir du bout des lévres! Pas seulement de l'attrition, de la contrition aussi... Pourquoi me regardez-vous comme si vous ne compreniez pas? Eh bien : Attrition : sentiment intéressé, regret ďavoir offense Dieu cause par la crainte des peines. Contrition : Sentiment désintéressé, merne regret, mais avec la seule attention au mécontentement de Dieu. ariel Honnéte Gonzalo, merci de votre mise au point. Votre eloquence a facilité ma mission et votre pédagogie ľa abrégée, car en peu de mots, vous avez exprimé la pensée de mon maitre. Puissiez-vous étre entendu! Aussi, tournons la page! Pour clore cet episode, il ne me reste plus qu'á vous convier tous, au nom de mon maitre, aux réjouissances qui doivent marquer aujourd'hui meme les fiancailles de sa fille Miranda. Alonso, j'ai pour vous de bonnes nouvelles... alonso Quoi? Mon fils? ariel Lui-méme. Sauvé de la fureur des flots par la grace de mon maitre. alonso tombant ä genoux Dieu soit loué! et de cela plus que tout le reste! Rang, for-? tune, tróne, je suis prét ä tout abandonner si mon fils m'est rendu... ariel Venez, Messieurs, suivez-moi. 48 Acte III Scene 1 FERDINAND piochant le sol; il chante Mais la vie a change, maintenant houe en main tout le jour je travaille. A travailler houe en main je passe mon temps milancolique... CALIBAN Pauvre petit! Qu'est-ce qu'il dirait s'il etait Caliban! Soir et matin. Et s'il chante, c'est : « Ouendi, Ouendi, Ouendi Macaya... » Et pas de belle fille pour le consoler! Voyant Miranda arriver Voyons, voyons! Ecbutons 9a! FERDINAND chantant Mais la vie a change, maintenant houe en main tout le jour je travaille... 53 miranda Pauvre jeune homme! Puis-je vous aider? Vous avez l'air tellement peu fait pour ce genre de travaux! ferdinand Un mot de vous m'aiderait plus que n'importe quelle force au monde. miranda De moi? Un mot? En verity, je ne sais... ferdinand Votre nom. Rien que votre nom! miranda Oh! ca, c'est impossible! Pere me Fa expressement interdit! ferdinand C'est la seule faveur apres quoi je soupire. miranda Puisque je vous dit que c'est defendu! caliban profitant d'un moment d'inattention de Miranda, souffle a Ferdinand le nom de la jeune fille Mi-ran-da! ferdinand Alors, je vous nomine et vous baptise. Je vous appelerai Miranda. miranda Ah! ca alors! Le vilain tricheur! Vous aurez entendu pere m'appeler... A moins que ce ne soit Faffreux Caliban, lequel me poursuit de ses assiduites et hurle mon nom dans ses reves Idiots! ferdinand Non, Miranda... Je n'ai fait que laisser parler mes yeux, comme vous votre visage. miranda Chut! voila mon pere qui arrive! Faudrait pas qu'il vous surprenne a me raconter vos histoires... ferdinand se remet a travailler en chantant Mais les temps ont change, maintenant, soir et matin a travailler je passe mon temps melancolique! prospero C'est bien, jeune homme! Le rendement n'est pas mauvais pour un commencement. Je vois que je vous avais mal juge. Mais vous ne perdez rien a bien me servir. Voyez-vous, mon jeune ami, dans la vie, trois choses : Travail, Patience, Continence, et le monde est a vous... Dis done, Caliban, j'emmene ce garcon. II en a assez fait pour aujourd'hui. Comme le travail est pressed veille a le terminer. caliban Moi? prospero Eh oui! Toi! Tu m'as assez vole de ton temps, a paresser et a baguenauder pour qu'une fois tu travailles double ration. caliban Je ne vois pas pourquoi je ferais le boulot d'un autre! prospero Qui est-ce qui commande ici? Toi ou moi? Monstre, si tu as un poil dans la main, compte sur moi pour te Farracher. 54 55 Prospero et Ferdinand s'éloignent. caliban Va, va... Je t'aurai bieu un jour, furnier! // se remet au travail en chantant : « Ottende, Ouende, Ouende Macaya... » Merde, la pluie! II ne manquait plus que 9a! Brusquement, tine voix, Caliban sursaute. Tu entends, fiston, cette voix ä travers l'orage... Bah! C'est Ariel... Non, c'est pas sa voix... Alors quoi? Faut s'attendre ä tout avec un gaillard comme Prospero... Un de ses flics, sans doute! Bon! Me voilä bon! Hommes et elements contre moi! Mais bah! J'ai Phabitude... Patience! Je les aurai. En attendant, cachons-nous... Laissons passer Prospero, son orage, ses flics, et aboyer les sept gueules de la Malediction! Scene 2 Entre Trinculo. trinculo chantant Virginie, les larmes aux yeux, Je viens te faire mes adieux. Nous partons pour le Mexique, Nous allons droit au couchant. Voile au vent, man eher amant, ca me cause du tourment. II viendra quelque tempěte Et quelque orage grondant Qui enlěveront tout Vequipage! Ca, on peut dire : Ma chěre Virginie, foi de Trinculo, en orages grondants, on a été servis, et plus souvent qu'ä son tour! Je te jure : Tout 1'équipage lessivé, nettoyé, liquide... Rien... Plus rien... Rien qu'un pauvre Trinculo errant et vagissant! C'est pas pour dire, mais c'est pas demain qu'on m'y reprendra, ä quitter les femmes aimantes et les patelins charmants pour aller affronter les orages grondants! Quelle pluie! Apercevant Caliban sous la brouette Tiens, un Indien! Mort ou vivant? Avec ces races pas fran- 57 ches, on ne sait jamais... Peuh! De toute maniere, ca fait mon affaire! Mort, je m'abrite sous sa souquenille; je m'en fais un manteau, un abri, un parapet. Vivant, je le fais pri-sonnier et le ramene en Europe, et la, ma parole, ma fortune est faite! Je le vends a un forain. Non! Je l'exhibe moi-meme-dans les foires! Ca alors, quelle veine! Installons-nous bien au chaud et laissons grander Forage! // s'installe sous Id couverture, dos a dos avec Caliban. Entre Stephano. stephano chantant Hardi les gars, vireveau et guindeau, hardi les gars, adieu Bordeaux, au Cap Horn, il ne fera pas chaud, pour faire la peche au cachalot. Plus d'un y laissera sa peau, adieu misere, adieu bateau, ceux qui reviendront pavilion haut, c'est premier brin de matelot. II boit un coup et reprend Hardi les gars, vireveau et guindeau, hardi les gars, adieu Bordeaux... De Bordeaux, heureusement qu'il m'en reste un souvenir dans cette bouteille... De quoi me donner du courage! Confiance, Stephano! Tant qu'il y a de la vie, il y a de la soif... Et reciproquement! Brusquement, il apergoit la tete de Caliban qui dipasse sous la couverture. Foi de Stephano, on dirait un Zindien! S'approchant Ma parole, c'est bien 9a! Un Zindien! Chic alors! Debridement, je suis verni. Pensez done, un Zindien comme ca, mais c'est du pognon! Exhibe dans une foire! Entre la femme a barbe et l'61eveur de puces, un Zindien! Un authen-tique Zindien des Caralbes! Du fric, que je vous dis, ou je suis le dernier des cons! Tdtant Caliban Mais il est tout froid! Je ne sais pas la temperature du sang zindien, mais celui-la me parait bien froid! Pourvu qu'il n'aille pas crever! Vous vous rendez compte de la malchance : trouver un Zindien et il creve! Une fortune qui vous file entre.les doigts... Mais j'ai une idee... Un bon coup de ce cordial entre les gencives... Ca va le rechauffer. // fait boire Caliban. Tiens, Ca va deja mieux. On dirait meme qu'il en reveut, le petit glouton! Une seconde, une seconde! II fait le tour de la brouette et apercoit la lite de Trinculo qui depasse sous la couverture. Zut! Je n'ai pas la berlue, des fois! Deux gueules! Un Zindien a deux gueules! Merde! a abreuver ces deux entonnoirs, il ne restera plus grand-chose dans ma bouteille! Mais n'importe! Mais n'importe! C'est formidable! Un Zindien simple, c'est deja quelque chose, mais un Zindien a deux gueules, un Zindien frere siamois, un Zindien a deux gueules et huit pattes, ca alors! Ma fortune est faite! Allons, beau monstre, tends ta deuxieme gueule! // s"approche de Trinculo. Tiens, tiens! Cette gueule me dit quelque chose! Ce nez qui luit comme un phare... trinculo Ce ventre... 58 59 STBPHANO Ce nez me dit quelque chose. trinculo Ce ventre, il n'y en a pas deux pareils dans ce bas monde! stephano Mille millions de bons dieux! J'y suis! C'est cette fripouille de Trinculo. trinculo Ma parole, c'est Stephano! stephano Alors Trinculo, toi aussi tu en as rechapp6... Faut croire qu'il y a un bon dieu pour les ivrognes!... trinculo Eh oui! C'est le Dieu Tonneau... C'est en flottant sur un tonneau que j'ai aborde cette terre hospitaliere. stephano Moi, sur mon ventre, c'est un peu la meme chose. Mais quel est cet Stre? N'est-ce pas un Zindien? trinculo C'est bien ce que je me disais... Oui, ma foi, un Indien. C'est une chance, il nous conduira. stbphano II n'a pas l'air bete, si j'en juge par la pente de son gosier! Je vais entreprendre de le civiliser... Oh! Pas trop! Mais assez pour que nous puissions en tirer parti. 60 trinculo Le civiliser! Peste! Mais est-ce que seulement il parle? stephano Je n'ai pas reussi a lui tirer un mot, mais je sais un moyen de lui delier la langue. 77 tire une bouteille de sa poche. trinculo Varretant Dis done, tu ne vas quand meme pas gaspiller cette ambroisie dans la gorge du premier sauvage venu! stephano Egoiste... Va! Laisse-moi accomplir ma mission civilisatrice. Offrant a boire a Caliban Remarque, un peu degrossi, il sera de meilleur rapport et pour toi et pour moi. D'accord? On Fexploite en commun? Marche conclu? A Caliban ... Bois, mon gros. Toi essayer... Bonne bibine! Caliban boit. Toi boire encore un coup... Caliban refuse. Toi plus soif ? Stephano boit. ... Moi toujours sojf! Stephano et Trinculo boivent. 61 stephano caliban Trinculo, j'avais des préjugés contre les naufrages. J'avais tort C'est pas une mauvaise chose du tout. trinculo C'est vrai. Une bonne trempette qui, au dejeuner, vous fait mieux apprécier ľapéritif. stephano Sans compter qu'il nous débarrasse ďun tas d'hurluberlus qui ont toujours empeché le pauvre monde de vivre! Paix ä leurs ámes! Mais tu les aimais, toi, ces Rois, ces Dues, toute cette noblesse? Je les servais, dame, il faut bien gagner son vin... Mais jamais, tu m'entends, je n'ai pu les blairer. Trinculo, mon ami, je suis un vieux républicain! Oui, c'est pas pour dire, j'ai les tripes républicaines! A bas les tyrans! trinculo Au fait, tu m'y fais penser. Si, comme tout le laisscsupposer, le Roi et le Due sont morts, il y a sur cette terre une couronne et un tróne en déshérence. stephano Ma foi, c'est vrai! Genial Trinculo! Eh bien, je m'en fais ľhéritier. Je me couronne roi de l'ile. trinculo Ouais! Pourquoi toi? Je suis le premier qui y ai pensé, ä cette couronne. stephano Dis done, Trinculo! Non mais des fois! Tu ne t'es pas regardé! Qu'est-ce qu'il faut ä un roi? De la prestance. Et moL c'est pas pour dire, j'ai de la prestance. Ce qui n'est pas le cas pour tout le monde! Done, je suis le roi! Vive le Roi! stephano Miracle! 11 parle!... Et il parle d'or. Brave sauvage! // ľembrasse. Tu vois, mon eher Trinculo, c'est la Voix du Peuple! Vox populi, vox Dei... Mais je t'en prie, ne te désole pas. Stephano est magnanime et n'abandonnera pas l'ami Trinculo, l'ami des mauvais jours. Trinculo, nous avons mangé ensemble le pain noir, bu ensemble la piquette. Je veüx faire quelque chose pour toi. Je te nomme Maréchal. Tu commanderas ma garde personnelle. Mais revenons á notre brave sauvage... Miracle de la Science! II parle! caliban Oui, Monseigneur, l'enthousiasme m'a rendu la parole! Vive le Roi! Mais attention á l'usurpateur! stephano L'usurpateur? Qui? Trinculo? caliban Non, ľautre! Prospero! stephano Prospero? Connais pas. caliban Eh bien, il y a que cette ile m'appartenait, mais qu'un certain Prospero me ľa prise. Je t'abandonne volontiers tout mon droit... Seulement, il faudra livrer bataille ä Prospero. 62 63 stephano caliban Qu'a cela ne tienne, brave monstre. Marche conclu! En deu coups de cuiller a pot, je te d6barrasse de ce Prospero. CALIBAN Attention, il est puissant. stephano Mon cher sauvage, des Prospero comme ca, j'en mange tous les jours une douzaine a mon petit dejeuner. Mais assez parte! Trinculo, prends le commandement des troupes! Marchons a l'ennemi! TRINCULO Oui, marchons. Mais auparavant, buvons. Nous aurons besoin de force et d'enthousiasme. CALIBAN Buvons, mes nouveaux amis, et chantons. Chantons le jour conquis et la fin des tyrans. // chante Noir picoreur de la savane le quiscale arpente le jour nouveau dm et vif dans son armure hautaine. zip! Uincisif colibri au fond d'une corolle s'ejouit fera-t-il fou, fera-t-U ivre lyre rameutant nos delires la Liberte ohil La Liberte! STEPHANO Ct TRINCULO en chaw-La Liberte ohil La Liberte"! Ramier halte dans ces bois Errant des ties c'est ici le repos Le miconia est pillage pur du sang violet de la baie mure de sang de sang barbouitle ton plumage voyageur! Dang le dos des jours fourbus qu'on entende la Liberte one! La Liberte! stephano Ca va, monstre! Assez de roucoulades. Le chant assoiffe. Buvons plutot. Encore et encore! La liqueur est porteuse de bravoure. Se oersant une rasade Fais-nous la voie large, 6 vin genereux. Soldats! En avant marche! ... Ou plutöt non! Repos! Le soir tombe, les lu-cioles se mettent k zigzaguer, les criquets ä ho-hoqueter, toutes bStes be-ke-ketent... Puisque nuit il y a, consacrons-la k reparer nos forces quelque peu eprouvees par les trop copieuses... emotions de la journde, et demain ä l'aube, d'un jarret rajeuni, nous tombons sur le poil du tyran. Bonne nuit, Messieurs. // s'endort et se met ä ronfler. 64 Scene 3 La grotte de Prospero. prospero Alors, Ariel! Oil sont les dieux et les deesses? Qu'ils se hátent! Oui, toute ta bandě, d'ailleurs! Je veux que tous ils jouent leur role dans le divertissement que j'ai imagine pour nos chers enfants. Que dis-je « divertissement »? Je veux leur donner děs aujourd'hui, leur inculquer le spectacle de ce monde de demain : de raison, de beauté, d'harmonie, dont, á force de volonté, j'ai jeté le fondement. A mon áge, hélas, il faut songer non plus á fa ire, mais á transmettre. Allons, entrez! Les dieux et les déesses entrent. jukon A vous honneur et richesse! Longue vie et longue lignée! Ainsi Junon vous chante ses benedictions. ceres Que disette et besoin s'ecarten t de vous! Tel est le voeu de Ceres. iris faisant signe aux Naiades Naiades, venez célébrer ici une union d'amour pur. 67 Les Naiades entrent et dansent. prospero Merci, Deesses, et merci a toi, Iris. Merci de vos bonsvceux. Les dieux et les deesses continuent leur ballet. ferdinand Quelle majestueuse vision! Oserais-je croire que ce sont la des esprits! prospero Oui! Des esprits que par raon art j'ai fait sortir de leur retraite pour vous saluer et vous benir! Entre Eshu. miranda Mais quel est celui-ci? II n'a pas Pair particulierement benisseur! Si je ne craignais de blasphemer, je dirais qu'il tient du diable plutot que du dieu. eshu riant C'est que vous ne vous trompez pas, ma belle demoiselle. Dieu pour les amis, diable pour les ennemis! Et de la rigo-lade pour toute la compagnie! prospero has Ariel se sera tromp6. Y aurait-il quelque chose qui grince dans ma magie? haut Qu'est-ce que tu es venu faire ici? Qui t'a invit6? Je n'aime pas le sans-gene! Meme chez les dieux! 68 eshu Mais c'est que precisement, personne ne m'a invite... C'est pas gentil, ca! Personne n'a songe au pauvre Eshu !Alors, le pauvre Eshu, il est venu quand meme! Hihihi! Dites, on peut boire un coup? Sans attendre la reponse, il se verse d boire. ...Pas mauvaise, votre boisson! Mais remarquez, j'aime mieux les chiens! regardant Iris Je vols que ca surprend la petite dame, mais chacun ses gouts. D'autres preferent les poules, d'autres les chevres. Moi, la volaille, tres peu pour moi! Mais si vous avez un chien noir, pensez au pauvre Eshu! prospero Va-t'en. Retire-toi! On n'a que faire de tes grimaces et de tes pitreries dans cette noble assemblee. // fait une passe magique. eshu On y va, patron, on y va... Mais pas sans avoir pousse la chansonnette en l'honneur de la mariee et de la noble compagnie, comme vous dites. Eghu est un joueur de tours, sacrifiez a Eshu vingt chienS afin qu'il ne vous joue des tours de cochon. Eshu joue un tour a la Reine, Sa Majeste perd la tete, la voila qui se leve et dans la rue sort nue Eshu joue un tour a la jeune mariee, et la voila qui le jour du mariage 69 se trompe de lit et se retrouve dans le lit d'un homme qui n'est pas le marie! Eshu! La pietre qu'il a lancee hier c'est aujourd'hui qu'elle tue I'oiseau. Du desordre il fait I'ordre, de I'ordre le desordre! Ah! Eshu est un mauvais plaisant. Eshu n'est pas une tete d porter des farceaux, c'est un gaillard a la tete pointue. Quand il danse il danSe sans remuer les epaules. Ah! Eshu est un luron joyeux! Eshu est un joyeux luron, de son penis il frappe, II frappe II frappe... ceres Dis done, Iris, tu ne trouves pas ca obscene, cette chanson? junon Degoutant! C'est intolerable... S'il continue, je sors! iris C'est Liber ou Priape! junon Ne prononce pas ce nom devant moi! eshu continuant d chanter ... Desonpenis II frappe... junon Ah! Ca! Va-t-on le sortir? Moi, je me retire! eshu Ca va, ca va... Eshu s'en va... Adieu, mescheres commeres! Les dieux sortent. prospero Ouf! Le voilä parti. Mais hilas! Le mal est fait! Je suis tourmente\ Mon vieux cerveau se trouble. Puissance! Puissance! Helas! Tout cela passera un jour comme l'ecume, comme la nuee, comme le monde! Et puis qu'est-ce que la puissance si je ne peux dompter mon inquietude! Allons! Ma puissance a froid! // appelle Ariel! ariel accourant Qu'y a-t-il, Monseigneur? prospero Caliban vit, il conspire, il installe sa guerilla et toi, tu ne dis rien... Allons, occupe-toi de lui... Viperes, scorpions, heris-sons, toutes betes ä dard et ä venin, ne lui menage rien. II lui faut un chätiment exemplaire! Ah! N'oublie pas la boue et les moustiques! ariel Maitre, permettez-moi d'interceaer en sa faveur et dedeman-der votre indulgence... II faut le comprendre : c'est un revoke. prospero Par cette insubordination, c'est tout I'ordre du monde qu'il remet en cause. La Divinity peut s'en moquer, eile! Moi, j'ai le sens de mes responsabilites! ariel Bien, Maitre. 70 71 prospero Une idee... Fais disposer sur la route que suivent le general Caliban et sa troupe quelques verroteries, de la pacotille, de la friperie aussi, mais eclatante. Les sauvages adorent les vStements barioles... Maitre. ariel prospero Tu finiras par me facher... II n'y a rien a comprendre... II y a a chatier. Je ne compose pas avec le mal. Depeche-toi, si tu ne veux pas menter a ton tour ma coldre. Sort Ariel. Scene 4 Dans la nature, fin de la mat; bourdoanattj, far ennu de la foret tropicale. la voix Mouche! Present. Fourmi! Present. Charognard! Present. la voix Crabe tourteau, Calao, Crabe, Colibri! voix diverses Prösent. Present. Present. 73 une voix la voix une voix la voix une voix la voix Crampe, crime, croc, sarigue! voix Kra kra kra. la voix Gros herisson, tu nous seras aujourd'hui le soleil. Touffu, griffu, tetu. Qu'il brale! Lune, ma grasse mygale, ma grosse matoutou-sommeil, va te coucher, mon velours! les voix chantant Kingue Kingue { Vonvon Maloto Vloum-voum! Le soleil se leve, la bande d'Ariel s'evanouit. \ Caliban reste un instant a se frotter les yeux. J caliban l se leve et fouille les buissons \ Faut songer a reprendre la route. Arriere, viperes, scorpions | et herissons! Tputes betes piquantes, mordantes et perfo- rantes! A dard! A fievre! A venin! Arriere! Ou si vous y j tenez, pour me lecher, decouvrez-vous une langue favorable, tel le crapaud dont la pure bave sait me bercer, propice, des songes charmants du futur. Car e'est pour vous tous, pour J nous tous, que j'affronte aujourd'hui l'ennemi commun. | Oui, hereditaire et commun... Tiens, un herisson! Mon doux I petit... Qu'un animal, si je puis dire, naturel, s'en prenne a j moi le jour ou je pars a l'assaut de Prospero, plus souvent! 1 Prospero, e'est Panti-Nature. Moi je dis : A bas 1'anti- 1 Nature! Voyez, a ces mots, notre herisson se h6risse? Non, il rentre ses piquants! C'est 9a, la Nature! C'est gentil, en somme! Sufflt de savoir lui parler! Allons, la voie est degagee: En route! Le groupe se met en marche. Caliban avance en enton-nant son chant de guerre : Shango est un manieur de baton II frappe et Vargent meurtl II frappe et le mensonge meurtl 11 frappe et le larcin meurtl Shango Shango ho! Shango est Vameuteur de pluies Bien enveloppe il passe dans son manteau de feu. Des paves du del le sabot de son cheval tire des eclairs de feu. Shango est un grand cavalier Shango Shango ho! On entend le grondement de la mer. stephano Dis-moi, brave sauvage, qu'est-ce que c'est, ce bruit? On dirait le grondement d'une bete traquee. caliban Non pas traquee, mais tapie... Ne t'en fais pas, c'est ma copine. stephano Tu as l'air bien discret sur tes frequentations. caliban Meme qu'elle m'aide a respirer... C'est pourquoi jeTappelle une copine. De temps en temps, elle eternue et une goutte me tombe sur le front et me rafraichit de son sel ou me benit... 75 (i stephano Comprends pas. Tu ne serais pas saoul, des fois? caliban Ben quoi! La houlante, la pas tellement patiente, la rumi-nante, qui brusquement se reveille dans un tonnerre de Dieu et vous plaque au visage, la lancant des fins fonds de l'abysse, sa gifle de lessive hysterique! La mer, quoi! stephano Etrange pays! Etrange bapteme! caliban Mais le plus beau, c'est encore le vent et ses musiques, le salace hoquet quand il farfouille les halliers, ou son triomphe, quand il passe, brisant les arbres, avec dans sa barbe, les bribes de leurs gemissements. stephano Ca! Ce monstre delire ä plein tube... Trinculo, pas de chance, notre monstre bat la Campagne! trinculo Moi aussi, je la bats, h61as! Resultat : je suis epuise! Jamais vu un terrain si glissant! Sauvage, on peut dire qu'il y a de la boue dans ton bled! caliban C'est pas de la boue... C'est une invention de Prospero. trinculo C'est 9a, la sauvagerie... Tout est toujours ä quelqu'un! Le soleil, c'est le sourire de Prospero. La pluie, c'est la larme ä l'ceil de Prospero... La boue, je parie que c'est la merde de Prospero. Et les moustiques, qu'est-ce que tu en dis? Zi... Ziii... Tu les entends? J'en ai le visage devort! caliban C'est pas les moustiques. C'est un gaz qui vous pique le nez, la gorge, et donne des démangeaisons. Encore une invention de Prospero. Ca fait partie de son arsenal. stephano Tu dis? caliban Ben quoi! Son arsenal anti-émeutes... II a un tas de trues comme ca : Pour assourdir, pour aveugler, pour faire éter-nuer, pour faire pleurer... trinculo ... Pour faire glisser! Diable! Dans quelle aventure tu nous a entrainés! Ouf! j'n'en peux plus! Je m'assieds! stephano Je ťen prie, Trinculo, un peu de courage, que diable! Nous sommes dans une guerre de mouvement, et tu sais ce que cela demande : dynamisme, initiative, decision prompte devant les situations nouvelles, et par-dessus tout, mobilite. AHons! Debout! Mobilite! trinculo Puisque je te dis que j'ai les pieds en sang! stephano Debout, ou je t'assomme! Trinculo se remet en marche. Mais dis done, brave monstre, il a ľair drôlement protégé, ton usurpateur. Ca peut etre dangereux de l'attaquer! 76 77 CALIBAN II ne faut pas le sous-estimer. Pas le surestimer non plus... II etale sa force, mais surtout pour nous impressionner. stephano N'importe, Trinculo, il faut prendre nos precautions. Axiome : Ne jamais sous-estimer l'ennemi. Tiens, passe-moi la bouteille. Elle me servira toujours de casse-tete. On voit des habits de toutes couleurs suspendus a une corde. trinculo Tu as raison, Stephano. Combattons... Auboutdelavictoire, il y a le butin... En voici les premices! Les beaux habits que voila! Trinculo, mon ami, m'est avis que tu vas enfiler ce haut-de-chausses qui remplacera tres avantageusement ton pantalon troue. stephano Attention, Trinculo, si tu bouges, je t'assomme. Sur ce haut-de-chausses, en ma qualite de roi, j'ai le droit de cuissage. trinculo Mais c'est moi qui l'ai vu le premier! stephano Dans tous les pays du monde, le roi se sert le premier. trinculo Ca, c'est de la tyrannie, Stephano. Je ne me laisserai pas faire. lis se bat tent. 78 caliban Laisse done cela, imbecile, je te parle de dignite k conquerir et non de deTroques k empörter! A lui-meme M'embarrasser de ces coquins! Imbecile que je suis! Comment ai-je pu croire que des ventres et des trognes pourraient faire la Rdvolution! Mais tant mieux! L'Histoire ne me reprochera pas de n'avoir pas su me liberer tout seul. Prospero, ä nous deux! // se pricipite, une arme ä la-main, sur Prospero qui vient d'apparaitre. prospero tendant la poitrine Frappe, mais frappe done! Ton maitre! Ton bienfaiteur! Tu ne vas quand meme pas l'epargner! Caliban live le bras, mais hisite. Allons! Tu n'oses pas! Tu vois bien que tu n'es qu'un animal: tu ne sais pas tuer. caliban Alors, defends-toi! Je ne suis pas un assassin. prospero tres calme Eh bien tant pis pour toi. Tu as laisse passer ta chance. Bete comme un esclave! Et maintenant, finie la comedie! // appelle Ariel! A Ariel Ariel, occupe-toi des prisonniers. Caliban, Trinculo et Stephano sont fait prisonniers. Scene 5 Grotte de Prospero. Miranda et Ferdinand jouent aux echecs. miranda Vous trichez, Monseigneur! ferdinand Et si je vous repondais que pour vingt royaumes je ne Je ferais? miranda Je n'en croirais pas un mot, mais je vous pardonnerais... Soyez franc : Vous avez triche! ferdinand Je sui s content que vous vous en soyez apercue. Riant Cefa me fait concevoir moins d'inquietude ä l'idee que vous passerez bientöt de votre innocent royaume de fleurs ä mon moins innocent royaume d'hommes. miranda Oh! Vous savez, accrochee ä votre etoile, Monseigneur... Je suis prete k affronter les demons de l'enfer! 81 Entrent les seigneurs. alonso Mon fils! Ce mariage! j'en perds la parole de saisissement! De saisissement et de joie! gonzalo Heureuse conclusion d'un ties heureux naufrage! alonso Naufrage unique, en effet, puisqu'on peut legitimement le qualifier d'heureux! gonzalo Regardez-les! C'est-y pas beau! Si je ne pleurais interieu-rement, j'aurais deja pris, exterieurement, la parole, pour dire succinctement a ces enfants toute la joie qu'6prouve mon vieux cceur a les voir filer le parfait amour, et nourrir l'un pour l'autre de si beaux sentiments. alonso a Ferdinand et Miranda Mes enfants, donnez-moi vos mains! Que le Seigneur vous benisse. gonzalo Ainsi soit-il. Amen. Entre Prospero. prospero Merci a vous, Messieurs, d'avoir bien voulu assister a cette petite fete de famille. Votre presence nous a apport6 recon-fort et joie. Mais il vous faut songer a prendre quelque repos. Demain matin, vous retrouverez vos vaisseaux — lesquels sont intacts — et vos hommes, lesquels, je vous en reporids, sont gaillards et saufs. Je rentre avec vous en Europe et vous promets, (nous promets, devrais-je dire) une voile rapide et des vents favorables. gonzalo Vive Dieu! Vous nous voyez ravis, Seigneur, ravis et comblés. O journée memorable! En un seul voyage, Antonio retrouve un frére, son frére un duché, lafille de celui-ci (pas du duché, la fille du frére) un époux. Alonso retrouve son fils et puis une fille... Que sais-je encore? Bref, il n'y a que moi dont ľémotion fait que, dans mon discours, je ne m'y retrouve plus... prospero La preuve, excellent Gonzalo, c'est que vous oubliez quel-qu'un, Ariel, mon loyal serviteur. Se tournant vers Ariel Oui, Ariel, tu retrouves aujourďhui ta liberté! Va, mon poussin! Je souhaite que tu ne t'ennuies pas! ariel M'ennuyer! Je crains que les journées ne me paraissent courtes! La ou les cécropies gantent d'argent I'impatience de leurs mains Lá oú les fougéres délivrent d'un cri vert le noir troncon tetu de leur corps scarifié La oú la baie énivrante múrit ľescale pour le ramier sauvage par la gorge de ľoiseau musicien je laisserai tomber une ä une chacune plus delectable quatre notes si douces que la derniére fera lever une brulure dans le coeur des esclaves les plus oublieux Nostalgie de liberté! 82 83 prospero Dis done, tu ne vas quand meme pas me mettre le feu au monde avec ta musique! ariel comme ivre Ou bien dans la savane pierreuse je serai, perche sur la hampe de l'agave, la grive qui lance au trap patient paysan son cri moqueur : « Pioche negre! Pioche ndgre! » et l'agave allegee se'redressera de mon vol en solennel drapeau! prospero Voilä un programme tres inqui&ant! Allons! File! Avant que je ne me repente! Entrent Stephano, Trinculo, Caliban. gonzalo Seigneur, voici vos gens! prospero Oh non! Pas tous! Prenez-en votre part. alonso C'est vrai. C'est cette fripouille de Trinculo et l'ineffable Stephano. stephano Eux-memes, Seigneur, eux-mgmes. Nous nous jetons ä vos pieds misericordieux. alonso Oü etiez-vous passes? 84 STEPHANO Monseigneur, nous nous promenions dans la foret, non, dans la savane, quand nous apereümes d'honnetes habits qui se baladaient dans le vent. Nous avons cru bien faire en les ramassant et nous les rapportions ä leur legitime proprietaire, quand il nous est arrive une aventure atroce... TRINCULO Oui, on nous a pris pour des voleurs et traites comme tds. STEPHANO Oui Monseigneur, c'est la chose la plus epouvantable qui puisse arriver ä des gens honnetes : victimes d'une erreur judiciaire! prospero C'est bon! C'est jour de bonte aujourd'hui, et il ne servirait k rien de vous raisonner en l'etat oü vous etes... Retirez-vous... Allez cuvez votre vin, ivrognes. Demain, nous appareillons. TRINCULO Appareiller! Mais nous ne faisons que ca, Monseigneur, Stephano et moi, appareiller! Et du vent dans nos voiles du matin jusqu'au soir. C'est aborder qui est le plus difficile! prospero Puissiez-vous, scelerats, aborder un jour, dans votre navigation terrestre, ä Temperance et Sobriete! ALONSO designant Caliban Voici l'etre le plus Strange que j'aie jamais vu! prospero Et le plus dömoniaque aussi! 85 gonzalo Qu'est-ce que j'entends? Démpniaque! Vous Tavez répri-mandé... sermonné... sommé et requis et vous me dites qu'il reste irréductible! prospero C'est comme je vous le dis, honnéte Gonzalo. gonzalo Eh bien (pardonnez-moi, conseiller, je conseille) croyez-en ma vieille experience, il ne reste plus qu'ä ľexorciser... « Esprit immonde, va-ťen, Au nom du Pere, du Fils et du Saint-Esprit. » Pas plus difficile que 5a! Caliban éclate de rire. gonzalo Ma foi, vous aviez fichtrement raison... Encore plus que vous ne croyiez... Ce n'est pas seulement un revolte. C'est un endurci. A Caliban Mon ami, tant pis pour vous! J'ai essayé de vous sauver, j'y renonce. Je vous abandonne au bras séculier! prospero Approche, Caliban. Qu'as-tu ä dire pour ta defense? Profite de mes bonnes dispositions. Je suis aujourďhui dans ma veine pardonnante. caliban Je ne tiens pas du tout ä me défendre. Je n'ai qu'un regret, celui d'avoir échoué. prospero Qu'espérais-tu? 86 caliban Reprendre mon ile et reconquerir ma liberte. prospero Et que ferais-tu tout seul, dans cette ile hantee du diable et battue par la tempete? caliban D'abord me debarrasser de toi... Te vomir. Toi, tes pompes, tes oeuvres! Ta blanche toxine! prospero En fait de programme, c'est plutot negatif... caliban Tu n'y es pas, je dis que tu es a vomir, etca, c'esttrespositif... prospero Decidement, c'est le monde renverse. On aura tout vu : Caliban dialecticien! Mais apres tout, Caliban, je t'aime bien... Allons, faisons la paix... Nous avons vecu dix ans ensemble et travaiUi cote a cote dix ans! Dix ans, ca compte! Nous avons fini par devenir compatriotes! caliban Ce n'est pas la paix qui m'interesse, tu le sais bien. C'est d'etre iibre. Libre, tu m'entends! prospero C'est dr61e! Tu as beau faire, tu ne parviendras pas a me faire croire que je suis un tyran! caliban II faut que tu comprennes, Prospero : des annees j'ai courb6 la tete, des annees j'ai accepte 87 tout accepte : tes insultes, ton ingratitude pis encore, plus degradante que tout le reste, ta condescendance. Mais maintenant c'est fini! Fini, tu entends! Bien sur, pour le moment tu es encore le plus fort. Mais ta force, je m'en moque, comme de tes chiens, d'ailleurs, de ta police, de tes inventions! Et tu sais pourquoi je m'en moque? Tu veux le savoir? C'est parce que je sais que je t'aurai. Empale! Et au pieu que tu auras toi-meme aiguise ! Empale a toi-meme! Prospero, tu es un grand illusionniste : le mensonge, 9a te connait. Et tu m'as tellement menti, menti sur le monde, menti sur moi-meme, que tu as fini par m'imposer une image de moi-meme : Un sous-developpe, comme tu dis, un sous-capable, voila comment tu m'as oblige a me voir, et cette image, je la hais! Et elle est fausse! Mais maintenant, je te connais, vieux cancer, et je me connais aussi! Et je sais qu'un jour mon poing nu, mon seul poing nu sufiira pour ecraser ton monde! Le vieux monde foire! C'est pas vrai? Tiens, regarde! Toi-meme, tu t'y emmerdes! A propos, tu as une occasion d'en finir : Tu peux foutre le camp. Tu peux rentrer en Europe. Mais je t'en fous! Je suis súr que tu ne partiras pas! Ca me fait rigoler ta « mission » ta « vocation »! Ta vocation est de m'emmerder! Et voilá pourquoi tu resteras, comme ces mecs qui ont fait les colonies et qui ne peuvent plus vivre ailleurs. Un vieil intoxiqué, voila ce que tu es! prospero Pauvre Caliban! Tu le sais bien, que tu vas á ta perte. Que tu cours au suicide! Que je serai le plus fort, et chaque fois le plus fort. Je te plains! caliban Et moi, je te hais! prospero Méfie-toi. Ma bonté a des limites! caliban déclamant Shango marche avec force ä t raver s le ciel, son promenoir! Shango est un secoueur de feu chacun de ses pas ébranle le ciel ébranle la terre Shango Shango ho! prospero J'ai déraciné le chéne, soulevé la mer, ébranle la montagne, et bombant 88 89 ma poitrine contre le sort contraire, j'ai repondu a Jupiter foudre pour foudre. Mieux! De la brute, du monstre, j'ai fait l'homme! Mais oh! D'avoir echou6 a trouver le chemin du cceur de l'homme, si du moins c'est la l'homme. a Caliban Eh bien moi aussi je te hais! Car tu es celui par qui pour la premiere fois j'ai doute de moi-meme. s'adressant aux Seigneurs ... Mes amis, approchez : Je vous fais mes adieux. Je ne pars plus. Mon destin est ici : Je ne le fuirai pas. antonio Quoi, Seigneur! prospero Comprenez-moi bien. Je suis non pas au sens banal du terme, le maitre, comme le croit ce sauvage, mais le chef d'orchestre d'une vaste partition : cette ile. suscitant les voix, moi seul, et a mon gre les enchainant, organisant hors de la confusion la seule ligne intelligible. Sans moi, qui de tout cela saurait tirer musique? Sans moi cette ile est muette. Ici done, mon devoir. Je resterai. gonzalo O journee jusqu'au bout fertile en miracles! prospero Ne vous affligez pas. Antonio, gardez le lieutenance de mes biens et usez-en comme un procurateur, jusqu'a ce que Ferdinand et Miranda puissent en prendre effective possession, les cumulant avec le royaume de Naples. Rien ne doit etre differe de ce qui a et6 arrete les concernant : Que leurs noces soient celdbrees avec tout 1'eclat royal a Naples. Honnete Gonzalo, je me fie a votre foi. A cette ceremonie, vous tiendrez lieu de pere a notre princesse! gonzalo Seigneur, comptez sur moi. prospero Adieu, Messieurs. lis sortent. Et maintenant, Caliban, a nous deux! Ce que j'ai a te dire sera bref : Dix fois, cent fois, j'ai essays de te sauver, et d'abord de toi-meme. Mais tu m'as toujours repondu par la rage et le venin, semblable a la sarigue qui pour mieux mordre la main qui la tire de la nuit se hisse au cordage de sa propre queue! Eh bien, mon garcon, je forcerai ma nature indulgente et desormais a ta violence je repondrai par la violence! Du temps s'ecoule, symbolise par le rideau qui descend a demi et remonte. Dans une penombre, Prospero, Vair vieilli et las. Ses gestes sont automatiques et etri-ques, son langage appauvri et stereotype. 90 91 prospero C'est drole, depuis quelque temps, nous sommes ici envahis par des sarigues. Y en a partout... Des pecaris, des cochons sauvages, toute cette sale nature! Mais des sarigues, surtout... Oh, ces yeux! Et sur la face, ce rictus ignoble! On jurerait que la jungle veut investir la grotte. Mais je me defendrai... Je ne laisserai pas perir mon oeuvre... Hurlant Je defendrai la civilisation! // tire dans toutes les directions. lis en ont pour leur compte... Comme ca, j'ai un bon moment a etre tranquille... Mais fait froid... C'est drole, le climat a change... Fait froid, dans cette ile... Faudrait penser a faire du feu... Eh bien, mon vieux Caliban, nous ne sommes plus que deux sur cette ile, plus que toi et moi. Toi et moi! Toi-Moi! Moi-Toi! Mais qu'est-ce qu'il fout? Hurlant Caliban! On entend au loin parmi le bruit du ressac et des piail-lements d'oiseaux les debris du chant de Caliban LA LIBERTE OH£, LA LIBERTY!