LA CREOLITE L'Antillanite ne nous est pas accessible sans vision interieure. Et la vision interieure n'est rien sans la totale acceptation de notre creolite. Nous nous declarons Creoles. Nous declarons que la Creolite 12 est le ciment de notre culture et qu'elle doit regir les fondations de notre antillanite. La Creolite est Yagregat interactionnel ou transactionnel, des elements culturels carai'bes, euro-peens, africains, asiatiques, et levantins, que le joug de l'Histoire a reunis sur le meme sol. Pendant trois siecles, les iles et les pans de continent que ce phenomene a affectes, ont ete de veritables forgeries d'une humanite nouvelle, celles ou langues, races, religions, coutumes, manieres d'etre de toutes les faces du monde, se trou-verent brutalement deterritorialisees, transplantees dans un environnement ou elles durent reinventer la vie. Notre creolite est done nee de ce formidable « migan » que Ton a eu trop vite fait de reduire ä son seul aspect linguistique 13 ou ä un seul des termes de sa composition. Notre personnalite culturelle porte tout ä la fois les stigmates de cet univers et les temoignages de sa negation. Nous nous sommes forges dans l'acceptation et le refus, done dans le questionnement permanent, en toute familiarite avec les ambigui'tes les plus complexes, hors de toutes reductions, de toute purete, de tout appau-vrissement. Notre Histoire est une tresse d'histoires. Nous avons goüte ä toutes les langues, ä toutes les par-lures. Craignant cet inconfortable magma, nous avons vainement tenté de le figer dans des ailleurs mythiques (regard extérieur, Afrique, Europe, aujourd'hui encore, Inde ou Amérique), de chercher refuge dans lá normalitě close des cultures millénaires, sans savoir que nous étions l'anticipation du contact des cultures, du monde futur qui s'annonce déjá. Nous sommes tout á la fois, l'Europe, l'Afrique, nourris d'apports asiatiques, levantins, indiens, et nous relevons aussi des survivances de 1'Amérique précolombienne. La Créolité e'est «le monde diffracte'mais recomposé », un maelstrom de signifies dans un seul signifiant : une Totalitě. Et nous disons qu'il n'est pas dommageable pour l'instant, de ne pas en avoir une definition. Définir, ici, relěverait de la taxidermie. Cette nouvelle dimension de l'homme, dont nous sommes la silhouette préfigurée, mobilise des notions qui trěs certainement nous échappent encore. Si bien que, s'agissant de la Créolité dont nous n'avons que l'intuition profonde, la connaissance poétique, et dans le souci de ne fermer aucune voie de ses possibles, nous disons qu'il faut l'aborder comme une question a vivre, á vivre obstinément dans chaque lumiěre et chaque ombre de notre esprit. Vivre une question e'est déjá s'enrichir ďéléments dont la réponse ne dispose pas. Vivre la question de la Créolité, á la fois en totale liberté et en pleine vigilance, e'est enfin pénétrer insensible-ment dans les vastitudes inconnues de sa réponse. Lais-sons vivre (et vivons!) le rougeoiement de ce magma. Du fait de sa mosai'que constitutive, la Créolité est une specifické ouverte. Elle échappe ainsi aux perceptions qui ne seraient pas elles-mémes ouvertes. L'exprimer 26 27 C/:://///:+4/+.6/^++++//^+:.++/...++:.A c'est exprimer non une synthese, pas simplement un métissage, ou n'importe quelle autre unicité. C'est exprimer une totalitě kaléidoscopique 14, c'est-ä-dire la cons-' cience non totalitaire ďune diversité préservée. Nous avons decide de ne pás résister á ses multiplicités pas plus que ne résiste le jardin créole aux formes des ignames qui l'habitent. Nous vivrons ses inconforts comme un mys-těre á accepter et á élucider, une täche á accomplir et un edifice á habiter, un ferment pour l'imagination et un défi pour l'imagination. Nous la penserons comme reference centrale et comme deflagration suggestive á organiser esthétiquement. Car eile n'est pas une valeur en soi; pour étre pertinente son expression doit s'engager dans une demarche esthétique achevée. Notre esthétique ne pourra exister (étre authentique) sans la Créolité. La Créolité est une annihilation de la fausse universalita, du monolinguisme et de la pureté. Se trouve en créolité ce qui s'harmonise au Divers en direction duquel Victor Segalen eut son formidable élan. La Créolité est notre soupe primitive et notre prolongement, notre chaos originel et notre mangrove de virtualités. Nous penchons vers eile, riches de toutes les erreurs et forts de la nécessité de nous accepter complexes. Car le principe méme de notre identitě est la complexité. Explorer ňotre créolité doit s'effectuer dans une pensée aussi complexe que la Créolité elle-méme. L'envie d'une clarification ä partir de deux-trois lois de la normalitě, nous a fait nous considérer ä nos propres yeux comme des étres anormaux. Or, ce qui semblait la tare peut se révéler étre 1'indéfinition du neuf, la richesse du jamais 28 vu. C'est pourquoi il semble que, pour l'instant, lapleine connaissance de la Creolite sera reservee a I'Art, a l'Art absolument. Ce sera le prealable de notre affermisse-ment identitaire. Mais il va de soi que la Creolite a vocation a irriguer toutes les nervures de notre realite pour en devenir peu a peu le principe moteur. Dans des societes multiraciales telles que les notres, il apparait urgent que Ton sorte des habituelles distinctions racio-logiques et que Ton reprenne l'habitude de designer l'homme de nos pays sous le seul vocable qui lui convienne, quelle que soit sa complexion : Creole. Les relations socio-ethniques au sein de notre societe devront desormais s'operer sous le sceau d'une commune creolite, sans que cela oblitere le moms du monde les rapports ou les affrontements de classe. En litterature, la reconnaissance maintenant unanime, dans nos pays, du poete Saint-John Perse comme l'un des fils les plus pres-tigieux de la Guadeloupe - et cela, malgre son appar-tenance a l'ethnoclasse beke - correspond assurement a une avancee de la Creolite dans les consciences antil-laises. II y a lieu de s'en rejouir. Pareillement, en architecture, en art culinaire, en peinture 15, en economie (comme les Seychelles nous en fournissent l'exemple), en art vestimentaire, et csetera, les dynamiques de la Creolite acceptee, questionnee, exaltee, nous semblent la voie royale vers l'assomption de nous-memes. II convient de distinguer Americanite, Antillanite et Creolite, concepts qui, a premiere vue, pourraient sem-bler recouvrir les memes realites. Tout d'abord, les processus socio-historiques qui ont produit l'americanisation 29 ne sont pas de la meme nature que ceux qui ont ete ä l'oeuvre dans la Creolisation. En effet, l'americanisation, et done le sentiment d'americanite qui en decoule ä terme, decrit l'adaptation progressive de populations du monde occidental aux realites naturelles du monde qu'elles baptiserent nouveau. Et cela, sans interaction profonde avec d'autres cultures. Ainsi les Anglo-Saxons qui formerent les treize colonies, embryon du futur Etat americain, ont redeploye leur culture dans un nouvel environnement, quasi vierge si Ton tient compte du fait que, parques dans des reserves, massacres, les indigenes peaux-rouges n'ont pratiquement pas influence leur culture originelle. De meme, en demeurant relative-ment fermes aux tribus qui y residaient, les Noirs Boni et Saramaka des Guyanes se sont americanises au contact de la foret amazonienne. De meme, les Italiens qui arriverent en masse en Argentine au xixe siecle, ou les Hindous qui remplacerent les anciens esclaves noirs sur les plantations de Trinidad ont adapte leur culture originelle ä de nouvelles realites sans pour autant la modifier completement. L'Americanite est done, pour une large part, une culture emigree, dans un splendide isolement. Tout autre est le processus de creolisation, qui n'est pas propre au seul continent americain (ce n'est done pas un concept geographique) et qui designe la mise en contact brutale, sur des territoires soit insulaires, soit enclaves, — fussent-ils immenses comme la Guyane et le Bresil — de populations culturellement differentes : äux Petites Antilles, Europeens et Africains; aux Masca-reignes, Europeens, Africains et Indiens; dans certaines 30 regions des Philippines ou a Hawai', Europeens et Asia-tiques; a Zanzibar, Arabes et Negro-Africains, etc. Reu-nis en general au sein d'une economie plantationnaire, ces populations sont somme.es d'inventer de nouveaux schemes culturels permettant d'etablir une relative cohabitation entre elles. Ces schemes resultent du melange non harmo-nieux (et non acheve et done non reducteur) des pratiques linguistiques, religieuses, culturales, culinaires, architecturales, medicinales, etc., des differents peuples en presence. Bien entendu, il existe des creolisations plus ou moins intenses suivant que tous les peuples en presence sont exogenes comme aux Antilles ou aux Mas-careignes, ou selon que Tun d'entre eux est autochtone comme aux iles du Cap-Vert ou a Hawai. La Creolite est done le fait d'appartenir a une entite humaine originale qui a terme se degage de ces processus. II existe done une creolite antillaise, une creolite guyanaise, une creolite bresilienne, une creolite africaine, une creolite asia-tique et une creolite polynesienne, assez dissemblables entre elles mais issues de la matrice du meme maelstrom historique. La Creolite englobe et paracheve done rAmericanite puisqu'elle implique le double processus : — d'adaptation des Europeens, des Africains et des Asia-tiques au Nouveau Monde; — de confrontation culturelle entre ces peuples au sein d'un meme espace, aboutissant a la creation d'une culture syncre-tique dite Creole. II n'existe evidemment pas une frontiere etanche entre les zones de creolite et celles d'americanite. Au sein d'un meme pays, elles peuvent se juxtaposer ou s'inter-penetrer : ainsi aux U.S.A., la Louisiane et le Mississippi 31 &%+&%%)&%*&%*)($#%)&%+)%!!!!!" "" ""!"!! "" ! !"!!! ! "" ! ! ! !" !" "' !"' "" ""!! sont en grande partie Creoles, tandis que la Nouvelle-Angleterre, ou ne vivent au depart que des Anglo-Saxons, n'est qu'americaine. Toutefois, apres l'abolition de l'esclavage et la montee des Noirs dans le Nord, puis l'arrivee d'ltaliens, de Grecs, de Chinois et de Porto-ricains, tout au long du vingtieme siecle, on peut legi-timement penser que les conditions sont reunies pour qu'un processus de creolisation soit actuellement a l'ceuvre en Nouvelle-Angleterre. Creolite et Americanite ainsi distinguees, qu'en est-il du rapport de V Antillanite et de la Creolite. L'Antillanite designe, a nos yeux, le seul processus d'americanisation d'Europeens, d'Africains et d'Asiatiques a travers l'Ar-chipel antillais. De ce fait, elle est, pour ainsi dire, une province de l'Americanite a l'instar de la Canadianite ou de l'Argentinite. Elle omet, en effet, qu'il y ait eu dans certaines lies, en plus de la simple americanisation, un phenomene de creolisation (et done de creolite). Par exemple, des zones entieres du Nord de Cuba n'ont connu qu'une americanisation des colons andalous, gali-ciens ou canariens, sans creolisation aucune. Dans certaines regions cannieres de Trinidad, la culture hin-douiste s'est simplement adaptee a un environnement neuf sans vraiment se creoliser, contrairement au bon-dyekouli des Petites Antilles, lequel est un culte Creole a soubassement hindouiste. Le concept d'Antillanite nous semble done d'abord geopolitique. Dire « antillais » ne revele rien de la situation humaine des Martiniquais, des Guadeloupeens, ou des Hai'tiens. Les Creoles que nous sommes sont aussi proches, sinon plus proches, anthro-pologiquement parlant, des Seychellois, des Mauriciens ou des Réunionnais que des Portoricains ou des Cubains. Ä l'inverse, il n'y a que relativement peu de choses en commun entre un Seychellois et un Cubain. Nous, Antillais Creoles, sommes done porteurs d'une double solidarite : — d'une solidarite antillaise (geopolitique) avec tous les peuples de notre Archipel, quelles que soient nos differences culturelles: notre Antillanite; — d'une solidarite créole avec tous les peuples africains, mascarins, asiatiques et Polynesiens qui relevent des memes affinités anthropologiques que nous: notre creolite. La vision intérieure accordée ä la pleine acceptation de notre créolité (comme vitalite méme de notre créa-tivité) doit irriguer et renforcer de maniere toute nou-velle les exigences transitoires définies par Glissant pour ľexpression littéraire de l'Antillanité : 1. Ľ enracinement dans ľ oral Notre culture créole s'est forgée dans le systéme des plantations, ä travers une dynamique questionnante ďacceptations et de refus, de demissions et ďassomp-tions. Veritable galaxie en formation autour de la langue créole comme noyau, la Créolité 16 connait aujourďhui encore un mode privilégié : ľoralité. Pourvoyeuse de contes, proverbes, « titim », comptines, chansons..., etc., ľoralité est notre intelligence, elle est notre lecture de ce monde, le tätonnement, ayeugle encore, de notre complexité. Ľoralité créole, méme contrariée dans son 32 33 expression esthétique, recěle un systéme de contre-valeurs, une contre-culture 17; elle porte témoignage du génie ordinaire appliqué á la resistance, dévoué á la survie. Aprěs 1'eřFondrement du systéme des plantations (crises sucriěres, abolitions de l'esclavage..., etc.), aprěs les destructurations, restructurations, conversions et reconversions de toutes sortes qui en ont découlé (assimilation, départementalisation) cette force orale s'est retrouvée tournant á vide, inutile á la promotion sociále, á 1'existence citoyenne. Seule la Francité (adoption conjointe de la langue francaise et de ses valeurs) nom-mait l'Homme, dans une société en pleine derive iden-titaire. L'oralite alors commenca son enlisement dans notre inconscient collectif (comme en une souterraine transhumance) mais laissant cá et la émerger á 1'air libře les fragments épars de son relief discontinue. Le déchif-frement laborieux de son paysage déroutant donna alors lieu á un systéme de valeurs tout á la fois compensatoire et conjuratoire : folklorisme et doudouisme devenaient les chefs ďaccusation des nouveaux procureurs de la Culture authentique. Le terror isme ordinaire soutenait alors le théorisme distingue, tous deux impuissants á sauver de Poubli la moindre chansonnette. Ainsi allait notre monde, confit en devotion intellectualiste, complétement coupé des racines de notre oralité. Si bien qu'aucun de nos écrivains n'etait armé ainsi que 1'in-dique Glissant18, pour prendre le relais de la créolité renfermée dans 1'abysse de notre parole ancestrale, tous englués, á des degrés divers, dans l'obsession ďune transfiguration métamorphique du réel: le Grand Soir de la Culture, parée aux couleurs du progres, de la civilisation, du developpement. Apres nos conteurs tra-ditionnels, ce fut done une maniere de silence : la voie morte. Ailleurs, -les aedes, les bardes, les griots, les menestrels et les troubadours avaient passe le relais a des scripteurs (marqueurs de parole) qui progressivement prirent leur autonomic litteraire. Ici, ce fut la rupture, le fosse, la ravine profonde entre une expression ecrite qui se voulait universalo-moderne et l'oralite Creole tra-ditionnelle ou sommeille une belle part de notre etre. Cette non-integration de la tradition orale fut l'une des formes et l'une des dimensions de notre alienation. Sans le riche terreau qui aurait pu constituer un apport a une litterature, enfin souveraine, la rapprocher de ses lecteurs potentiels, notre ecriture (contrairement a la pratique thefitrale de Henri Melon, Arthur Lerus, Joby Bernabe, Elie Stephenson, Roland Brival, Roger Robi-nel, Jose Alpha, Vincent Placoly... qui surent a bien des egards s'enrichir de l'oralite) demeura en suspension. D'ou l'instabilite denominative de la production ecrite de nos pays : litterature afro-antillaise, negro-antillaise, franco-antillaise, antillaise d'expression francaise, francophone des Antilles..., etc., tous qualificatifs que nous decla-rons desormais inoperants. II y eut, par bonheur, d'insignifiants reproducteurs de gestes incompris, de modestes cultivateurs de souvenirs inutiles, il y eut d'obscurs metteurs en scene d'une culture commercialisee pour touristes plus curieux que nous de nous-memes, il y eut de plats epigones d'une parole ressassee, de nai'fs promoteurs d'un carnaval gal-vaude, de besogneux mercantis d'un zouk aux stri-dences assourdissantes. Rarement ils echapperent a 1'as- 34 35 sertion — proclamée ou susurrée — de doudouisme et de folklorisme. Mais ce furent eux, en definitive, les indispensables maillons qui contribuěrent ä preserver la Créolité du destin glorieux mais définitif des Atlantides. D'eux, nous avons appris que la culture est une sustentation et une pesée quotidienne; que les ancétres naissent tous les jours et qu'ils ne sont pas figés dans un passé immemorial; que la tradition chaque jour s'ela-bore et que la culture est aussi le lien vivant que nous devons nouer entre le passe et le present; que prendre le relais de la tradition orale ne doit pas s'envisager sur un mode passéiste de nostalgique stagnation, de virées en arriěre. Y retourner, oui, pour d'abord rétablir cette continuité culturelle (associée á la continuité historique restaurée) sans laquelle l'identite collective a du mal ä s'affirmer. Y retourner, oui, pour en enrichir notre énonciation 19, l'integrer pour la dépasser. Y retourner, tout simplement, afin d'investir l'expression primordiale de notre génie populaire. Sachant cela, nous pour-rons alors récolter en une moisson nouvelle les fruits de semailles inédites. Nous pourrons a travers le mariage de nos sens aiguisés procéder ä 1'insémination de la parole créole dans 1'écrit neuf. Bref, nous fabriquerons une littérature qui ne déroge en rien aux exigences modernes de 1'écrit tout en s'enracinant dans les configurations traditionnelles de notre oralité. 2. La mise á jour de la memoire vraie Notre Histoire (ou plus exactement nos histoires)20 est naufragée dans l'Histoire coloniale. La memoire collective est notre urgence. Ce que nous croyons étre l'histoire antillaise n'est que l'Histoire de la colonisation des Antilles. Dessous les ondes de choc de l'histoire de France, dessous les grandes dates ďarrivée et de depart des gouverneurs, dessous les aléas des luttes coloniales, dessous les belles pages blanches de la Chronique (oú les flambées de nos revokes n'apparaissent qu'en petites taches), il y eut le cheminement obstiné de nous-mémes. L'opaque resistance des něgres marrons bandés dans leur refus. L'hero'isme neuf de ceux qui affrontěrent l'enfer esclavagiste, déployant d'obscurs codes de survie, ďindéchiffrables qualités de resistance, la varieté illi-sible des compromis, les syntheses inattendues de vie. lis quittěrent les champs pour les bourgs, se répandirent dans la société coloniale jusqu'a en épaissir en tout point la consistance, jusqu'a donner aujourd'hui ce que nous sommes. Cela s'est fait sans témoins, ou plutót sans témoignages, nous laissant un peu dans la situation de la fleur qui ne verrait pas sa tige, qui ne la sentirait pas. Et l'histoire de la colonisation que nous avons prise pour la notre a aggravé notre déperdition, notre autodéni-grement, favorisé 1'extériorité, nourri la dérade du present. Dedans cette fausse mémoire nous n'avions pour mémoire qu'un lot ďobscurités. Un sentiment de chair discontinue. Les paysages, rappelle Glissant 21, sont les seuls á inscrire, á leur facon non anthropomorphe, un peu de notre tragédie, de notre vouloir exister. Si bien que notre histoire (ou nos histoires) n'est pas totalement accessible aux historiens. Leur méthodologie ne leur donne accěs qu'a la Chronique coloniale. Notre Chronique est dessous les dates, dessous les faits repertories : 36 37 nous sommes Paroles sous I'ecriture. Seule la connaissance poetique, la connaissance romanesque, la connaissance litteraire, bref,. la connaissance artistique, pourra nous deceler, nous percevoir, nous ramener evanescents aux reanimations de la conscience22. Appliquee ä nos his-toires (ä cette memoire-sabie voltigee dans le paysage, dans la terre, dans des fragments de cerveaux de vieux-negres, tout en richesse emotionnelle, en sensations, en intuitions...) la vision Interieure et l'acceptation de notre creolite nous permettront d'investir ces zones impene-trables du silence ou le cri s'est dilue2S. C'est en cela que notre litterature nous restituera ä la duree 24, ä l'espace-temps continu, c'est en cela qu'elle s'emouvra de son passe et qu'elle sera historique. 3. La thematique de l'existence Ici, nous ne nous imaginons pas hors du monde, en banlieue de l'Univers. Notre ancrage dans cette terre n'est pas une plongee dans un fond sans pardon. Notre vision interieure exercee, notre creolite mise comme centre de creativite, nous permet de reexaminer notre existence, d'y voir les mecanismes de l'alienation, d'en percevoir surtout les beautes. L'ecrivain est un renifleur d'existence 25. Plus que tout autre, il a pour vocation d'identifier ce qui, dans notre quotidien, determine les comportements et structure l'imaginaire. Voir notre existence c'est nous voir en situation dans notre histoire, dans notre quotidien, dans notre reel. C'est aussi voir nos virtualites. En nous ejectant du confortable regard de l'Autre, la vision interieure nous renvoie á la solli-citation de notre originel chaos. Elle nous verse alors dans la question, permanente, dans le doute, et dans^ rambigui'te. Par cette vision, nous revenons au magma qui nous caractérise. Elle nous liběre aussi du militan-tisme litteraire anticolonialiste 26 si bien que, nous regardant, ce n'est plus en projet ďune ideologie á appliquer, ce n'est plus en vertu ďune vérité apodictique, d'une table de lois en dix commandements, ce n'est plus en rejet des doudouistes, des régionalistes ou de la Négri-tude (rejet sur lequel beaucoup ont báti leur existence litteraire) mais dans le seul désir de nous connaitre nous-mémes, dans nos tares, dans nos écorces et dans nos pulpes, en réche nudité. Á la lumiěre de cette liberté, revisiter et réévaluer toute notre production écrite. Et cela, non pas tant afin d'etre la voix de ceux qui n'ont pas de voix, que de parachever la voix collective qui tonne sans écoute dans notre étre, d'en participer luci-dement et de l'ecouter jusqu'a l'inevitable cristallisation d'une conscience commune. Trop longtemps, notre écriture a négligé cette táche fondamentale, ou l'a trai-tée sur le mode aliénant de 1'extériorité. La litterature créole á laquelle nous travaillons pose comme principe qu'il n'existe rien dans notre monde qui soit petit, pauvre, inutile, vulgaire, inapte á enrichir un projet litteraire. Nous faisons corps avec notre monde. Nous voulons, en vraie créolité, y nommer chaque chose et dire qu'elle est belle. Voir la grandeur humaine des djobeurs. Saisir l'epaisseur de la vie du Morne Pichevin. Comprendre les marches aux legumes. Élucider le fonc-tionnement des conteurs. Réadmettre sans jugement 38 39 nos « dorlis », nos « zombis », nos « chouval-twa-pat», «soukliyan». Prendre langue avec nos bourgs, nos villes. Explorer nos origines amerindiennes, indiennes, chinoises et levantines, trouver leurs palpitations dans les battements de nos cceurs. Entrer dans nos pitts, dans nos jeux de « grennde », dans toutes ces affaires de vieux-negres a priori vulgaires. C'est par ce systematisme que se renforcera la liber te de notre regard. Notre ecriture doit accepter sans partage nos croyances populaires, nos pratiques magico-religieuses, notre realisme merveilleux, les rituels lies aux « milan », aux phenomenes du « map », aux joutes de « ladja », aux «koudmen ». Ecouter notre musique et gouter a notre cuisine. Chercher comment nous vivons l'amour, la haine, la mort, 1'esprit que nous avons de la melan-colie, notre facon dans la joie ou la tristesse, dans l'in-quietude et dans l'audace. Chercher nos verites. Affir-mer que l'une des missions de cette ecriture est de donner a voir les heros insignifiants, les heros ano-nymes, les oublies de la Chronique coloniale, ceux qui ont mene une resistance toute en detours et en patiences, et qui ne correspondent en rien a l'imagerie du heros occidentalo-francais. II ne s'agit point de decrire ces realites sous le mode ethnographique, ni de pratiquer le recensement des pratiques Creoles a la maniere des Regionalistes et des Indigenistes hai'tiens, mais bien de montrer ce qui, au travers d'elles, temoigne a la fois de la Creolite' et de I'humaine condition. Vivre, revivre, faire vivre tout cela intensement, frissonner aux frissons, pal-piter la ou cela palpite, arpenter notre geographie interne afin de la mieux percevoir et de la mieux comprendre. Et nous recusons les derives de localisme ou de nombrilisme que certains semblent y distinguer. II ne peut exister une veritable ouverture sur le monde sans une apprehension prealable et absolue de ce qui nous constitue. Notre monde, aussi petit soit-il, est vaste dans notre esprit, inepuisable dans notre cceur, et pour nous, il temoignera toujours de 1'homme. La vieille carapace du denigrement de nous-memes se verra fis-suree : Oh, geoliere de notre creativite, le regard neuf te regarde! C'est d'une descente en soi-meme qu'il s'agit, mais sans l'Autre, sans la logique alienante de son prisme. Et la, il faut le reconnaitre, nous sommes sans reperes, sans certitudes, sans criteres d'esthetique, rien qu'avec la jouvence de notre regard, l'intuition de notre creolite qui doit a tout moment s'inventer chaque prise. Notre litterature doit aller en elle-meme et ne rencontrer, durant le temps de son affermissement, personne, nous voulons dire : aucun deport culturel. 4. L'irruption dans la modernite Malgre notre extreme jeunesse, nous n'avons pas le temps de vivre les volutes d'une tranquille evolution. II nous faut etre present dans un monde contemporain qui va vite. Assumer l'ordre et l'aventure, aurait dit Apollinaire. L'ordre serait, ici, ce qui concourt au deve-loppement de notre conscience identitaire, a l'epa-nouissement de notre nation, a 1'emergence de nos arts et de notre litterature : problematiques qui ne sont plus de ce siecle mais que nous devons necessairement regler. 40 41 L'aventure, elle, symboliserait le monde moderně et ses avancées contemporaines desquelles il n'est pas souhai-table de s'exclure sous pretexte d'avoir á ranger l'in-térieur de soi-méme. Les pays sous-développés, ou mal développés, se voient acculés aujourďhui á cette acrobatic Comment s'inquieter de la langue créole sans participer aux questions actuelles de la linguistique? Comment penser un roman antillais sans étre riche des approches qu'ont du roman tous les peuples du monde? Comment se préoccuper d'une expression artistique qui, efficace á 1'intérieur de la nation, se révélerait anachro-nique ou dépassée une fois pointée á 1'extérieur? II nous faut done tout faire en méme temps : placer notre éeri-ture dans l'allant des forces progressistes qui s'activent pour notre liberation, et ne point délaisser la recherche d'une esthétique neuve sans laquelle il n'est point ďart, encore moins de littérature. II nous faut étre lucides sur nos tares de néo-colonisés, tout en travaillant á oxy-géner nos étouffements par une vision positive de notre étre. II nous faut nous accepter tels quels, totalement, et nous méfier de cette identitě incertaine, encore mue par d'inconscientes alienations. II nous faut étre anerés au pays, dans ses difficultés, dans ses problěmes, dans sa realitě la plus terre á terre, sans pour autant délaisser les bouillonnements oú la modernitě littéraire actionne le monde. Cest un peu ce que Glissant appelle « étre en situation d'irruption 27 ». Situation inconfortable, certes, exigences draconiennes, mais il est déjá clair pour nous qu'il faut, de toute maniěre, écrire au difficile 28, s'exprimer á contre-courant des usures, des lieux communs et des deformations, et que e'est au difficile que pourra se pister - par nous - 1'éloignement en nous-mémes de notre authenticité. 5. Le choix de sa parole Notre premiere richesse, á nous écrivains Creoles, est de posséder plusieurs langues : le créole, francais, anglais, portugais, espagnol, etc. II s'agit maintenant d'accepter ce bilinguisme potentiel et de sortir des usages contraints que nous en avons. De ce terreau, faire lever sa parole. De ces langues bátir notre langage 29. Le créole, notre langue premiére á nous Antillais, Guyanais, Mascarins, est le véhicule originel de notre moi profond, de notre inconscient collectif, de notre génie populaire, cette langue demeure la riviéře de notre créolité alluviale. Avec elle nous révons. Avec elle nous résistons et nous acceptons. Elle est nos pleurs, nos eris, nos exaltations. Elle irrigue chacun de nos gestes. Son étiolement n'a pas été une seule ruině linguistique, la seule chute d'une branche, mais le caréme total d'un feuillage, 1'agenouil-lement d'une cathédrale 30. L'absence de consideration pour la langue créole n'a pas été un simple silence de bouche mais une amputation culturelle. Les conteurs Creoles aujourďhui disparus l'auraient dit mieux que nous. Chaque fois qu'une mere, croyant favoriser l'ac-quisition de la langue francaise, a refoulé le Creole dans la gorge d'un enfant, cela n'a été en fait qu'un coup porte á l'imagination de ce dernier, qu'un envoi en deportation de sa créativité. Les instituteurs de la grande époque de la francisation 31 ont été les négriers de notre 42 43 élan artistique. Si bien qu'aujourd'hui, ce serait sterilisation que de ne pas réinvestir cette langue. Son usage est l'une des voies de la plongée en notre créolité. Aucun créateur Creole, dans quelque domaine que ce soit, ne se verra jamais accompli sans une connaissance intuitive de la poétique de la langue Creole 32. L'education artistique (la reeducation du regard, l'activation de la sensibilitě créole) impose comme préalable une acquisition de la langue créole dans sa syntaxe, dans sa grammaire, dans son lexique le mieux basilectal, dans son écriture la plus appropriée (cette derniěre fút-elle éloignée des habitudes francaises), dans ses intonations, dans ses rythmes, dans son áme... dans sa poétique 33. La quéte du créole profond, orgueilleusement menée sous le signe de la rupture, de l'inedit et de l'inoui', en alimentant nos ferveurs révolutionnaires, polarise, á n'en pas dou-ter, nos energies les plus extremes et les plus solitaires. En revanche, le drame de beaucoup de nos écrivains provient de la castration dont, linguistiquement, ils ont été victimes au temps de leur enfance. La langue créole est done une des forces de notre expressivité, ainsi que l'a démontré (s'il en était besoin) l'ecrivain guadelou-péen Sonny Rupaire qui, á partir ďelle, sut initier une poesie en rupture complete avec celle qui avait cours jusqu'alors, mariant la revendication politique la plus extréme á l'assomption ďune poétique enracinée. La langue créole n'est pas une langue moribonde, elle continue á muer, perdant ici des diaprures secretes pour retrouver la des accents jusqu'alors inconnus d'elle (ainsi qu'en témoigne la poesie de Monchoachi, de Joby Ber-nabé, Daniel Boukman, Thérěse Léotin, Hector Poul- 44 let, Felix Morisseau-Leroy, Serge Restog, Max Rippon, Georges Castera...). Elle est semblable au serpent fer-de-lance que Ton a beau traquer au fin fond des mornes : elle ressurgit sans crier wouap! au fin fond de nos cases, cela parce qu'elle est liee a notre existence meme, et parce que, en finale de compte, comme s'est exclame l'ecrivain Vincent Placoly : « C'est elle qui nous appartient le plus!34. » D'ou cette necessite de renforcer sa densite orale par la puissance contemporaine de l'ecrit. Et ceux de nos ecrivains qui ont tente de la tuer en eux, ou dans leur ecriture, perdaient sans le savoir la voie royale vers un authentique etouffe en eux-memes : la Creolite. Quel suicide esthetique! La litterature Creole d'expression creole aura,done pour tache premiere de construire cette langue ecrite, sortie indispensable de sa clandestine. Cependant, pour ne s'etre pas efforces de se distancier de la langue qu'ils maniaient, la plupart des litterateurs creolophones n'ont pas fait ceuvre d'ecriture et repondu a l'exigence premiere de l'acte litteraire, a savoir produire un langage au sein meme de la langue. Le poete Creole d'expression creole, le romancier creole d'expression creole, devra dans le meme allant, &tre le recolteur de la parole ancestrale, le jardinier des vocables nouveaux, le decouvreur de la creolite du creole. II se mefiera de cette langue tout en l'acceptant totalement. II prendra ses distances par rapport a elle, tout en y plongeant desesperement - et, se mefiant des procedures de la defense-illustration, il eclaboussera cette langue des folies du langage 35 qu'il se sera choisi. 45 20168641 Mais nos histoires, pour une fois généreuses, nous ont dotes d'une langue seconde 36. Elle n'etait pas á tous au depart. Elle ne fut longtemps que celle des oppresseurs-fondateurs. Nous Vavons conquise, cette langue francaise. Si le Creole est notre langue legitime, la langue francaise (provenant de la classe blanche Creole) fut tour á tour (ou en méme temps) octroyée et capturée, légitimée et adoptée. La créolité, comme ailleurs ďautres entités culturelles 37 a marqué ďun sceau indélébile la langue francaise. Nous nous sommes approprié cette derniěre. Nous avons étendu le sens de certains' mots. Nous en avons dévié d'autres. Et metamorphose beaucoup. Nous l'avons enrichie tant dans son lexique que dans sa syntaxe. Nous l'avons préservée dans moult vocables dont l'usage s'est perdu. Bref, nous l'avons habitée. En nous, elle fut vivante. En elle, nous avons báti notre langage 38, ce langage qui fut traqué par les kapos culturels comme profanation de l'idole qu'etait devenue cette langue. Notre littérature devra témoigner de cette conquete. Nous récusons done la religion de la langue francaise qui sévit dans nos pays depuis l'abolition de l'esclavage, et adherens totalement au proverbe haitien selon lequel: « Palé fransé pa vie di lespri» (Parler francais n'est pas gage d'intelligence). En réprimant ce langage, on a, comme pour la langue créole, brimé notre expressivité, notre pulsion créatrice, car la créativité ne peut lever que d'une lecture subjective du monde. On a, par lá aussi, contrarié notre expression artistique sur plusieurs generations. La littérature Creole d'expression francaise aura done pour táche urgente d'investir et de réhabiliter 1'esthétique de notre langage. C'est ainsi qu'elle sortira de l'usage contraint du francais qui, en éeriture, a trop souvent été le notre. Hors done de tout fétichisme, le langage sera, pour nous, l'usage libře, responsable, créateur d'une langue39. Ce ne sera pas forcément du francais créolisé ou réin-venté, du créole francisé ou réinventé, mais notre parole retrouvée et finalement décidée. Notre singularitě exposée-explosée dans la langue jusqu'a ce qu'elle s'af-fermisse dans l'Etre. Notre conscience en verticalité psychique. L'antidote de l'ancestrale domination qui nous accable. Par-delá le langage pourra s'exprimer ce que nous sommes, notre presence au monde, notre enracinement... Car la langue dominantě idolátrée 40 ignore la personnalité du locuteur colonise, fausse son histoire, nie sa liberté, le déporte de lui-méme. Pareil-lement, l'idolatrie par le colonise de la langue dominée, si elle peut étre bénéfique dans les premiers temps de la revolution culturelle, ne saurait en aucune facon devenir l'objectif principal ou unique des écrivains Creoles d'expression créole. Toute langue idolátrée fonctionne comme un masque de theatre No, ces masques qui confěrent aux comédiens, des sentiments, des visages, mais aussi des personnalités autres. Pour un poete, un romancier créole, écrire en francais ou en créole idolátré, c'est demeurer immobile dans l'aire d'une action, sans decision dans un champ de possibles, inane dans un lieu de potentiels, sans voix dans les grandes transmissions des échos d'une falaise. Sans langage dans la langue, done sans identitě. C'est, en éeri- 46 47