62 — LE ROMANTISME EUROPEEN Mais lorsque deux theatres, apparus a la meme epoque et a l'insu l'un de l'autre, chez deux peuples aussi differents dans leur caractere physique, moral, politique et religieux que les Anglais et les Espagnols, presentent manifestement, a c6te de differences interieures et exterieures, les signes les plus frap-pants de parente, alors il faut que les plus aveugles recon-naissent le fait, et sans doute en viendront-ils a admettre que dans le developpement de l'un et de l'autre theatre le meme principe, ou du moins un principe similaire, ait ete a l'ceuvre. L'art antique repose sur une rigoureuse separation des contraires98. L'art romantique aime leur etroite fusion. Tout ce qui s'oppose, la nature et l'art, la poesie et la prose, le sdrieux et le plaisant, le souvenir et le pressentiment, la spiri-tualite et la sensualite, le terrestre et le divin, la vie et la mort, tout cela, il Pamalgame indissociablement". Les plus anciens legislateurs fixaient leurs principes d'organisation et leurs lois en des sentences rythmees — et e'est ainsi deja que la legende nous presente Orphee, qui le premier civilisa le genre humain encore barbare. De meme tout l'art antique est, en quelque sorte, un chant rythmique, l'harmonieuse proclamation des lois, immuables a jamais, d'un monde d'ordre et de beaute, r6petant en son sein les archetypes100 eternels des choses. Par contre, l'art romantique est l'expression de cette secrete predilection pour le chaos101 qui sans treve engendre des creations merveil-leuses et nouvelles : il se cache sous l'ordre du monde et jusque dans son sein meme. L'esprit de vie de l'amour originel a nouveau plane ici sur les eaux. Ainsi la poesie classique est plus simple, plus claire, plus semblable a la nature dans la perfection individuelle de chacune de ses oeuvres. La poesie romantique, bien qu'elle se presente sous la forme de « fragments102 », est plus proche du mystere de l'univers. Le concept definit chaque chose pour soi, bien qu'elle n'existe jamais uniquement en soi. Le sentiment par contre saisit d'un coup tout en tout. (10) Conferences sur Vart et la litterature dramatiques (1808). 98. Penser par exemple a la separation des genres; 99. Voir « le sublime et le grotesque » dans la Prdface de « Cromwell »; 100. Archetype ; modele; 101. Le chaos, pour les romantiques allemands, if est pas le symbole du desordre, mais la puissance creatrice a l'6tat pur, avant sa brisure en oeuvres distinctes; 102. Tout est « fragment » a l'egard du Tout (voir Schelling, texte 32). - QUESTIONS- Question 10, v. p. 63. II. LE TRIUMPHE DU « MOI » Ce qui est essentiel dans le deploiement de la sensibilite et de l'ideologie romantiques, e'est l'importance primordiale du « moi » comme moyen d'exploration et de connais-sance de l'homme et du monde. Tout au long de l'äge classique et du Siecle des lumieres, e'est par un effort de raison que l'on pretendait se faire une image objective de la realite. Cette realite, que ce soit l'äme humaine ou la nature, on l'abordait par l'exterieur dans ses manifestations visibles et observables. Quant au « moi » individuel, on lui demandait de conformer ses reactions et ses intuitions particulieres ä la verite universelle degagee par la raison. II n'y parvenait pas toujours, et le theatre racontait ses luttes et ses echecs. Mais la primaute de la raison restait incontestee. Avec Rousseau et toute la reaction sentimentale du xvine siecle qu'il recapitule et paracheve, l'ordre exterieur au « moi » se trouve conteste et Iinalenient recuse. On n'y voit plus qu'un artifice. La raison est incapable de nous faire acceder ä l'intimite des choses. C'est le « moi » qui devient la seule voie d'acces, l'unique source d'une connais-sance immediate, par le dedans, de la nature et de l'homme. Le romantisme, c'est d'abord la decouverte et l'expe-rience de ses pouvoirs insolites. L'IMAGINATION ET SES VIOLENCES De tout temps, le poete a ete celui qui, par la parole, cree un monde imaginaire. Mais, chez les classiques comme chez les realistes, ce monde s'identifie avec la realite objective. Or, cette realite-la, le romantique la dedaigne et pretend lui substituer un univers de sa creation, en accord avec son « moi ». L'essor de l'imagination est la premiere manifestation de cette puissance creatrice. Voici, rebaties par Hugo, les deux villes maudites de l'Ancien Testament, telles qu'elles s'offrent a la vengeance celeste. -- QUESTIONS - 10. Exposez, selon Schlegel, la conception romantique de la forme. — Que pensez-vous de l'antithese « classique »-« romantique » telle que Vt tcxte la definit? Comparez-la aux conceptions de Mme de Stael.