representation dominantě, qui veut que l'amour seul soit á la base de la formation des couples. Hasard ou choix ? Hasard ou amour ? Amour ou choix ? Ordinairement, 1'ambiguíté et le flou savamment entretenus permettent de lisser les contradictions. Mais 1'analyse détaillée des opinions révéle qu'en profondeur, de facon plus ou moins consciente, la reflexion s'agite. Michel Bozon et Francois Héran notent que « le cynisme décelable dans le discours des agents », c'est-a-dire la reconnaissance ďtine strategie explicite, « n'est pas constant d'un bout á l'autre de l'entretien ; il peut étre reactive ou taissé en sommeil selon la nature des questions posées »'. La realitě d'un choix murement réfléchi peut diřBcilement étre percue et avouée par les candidats au mariage. Pour une raison simple : elle s'oppose á 1'idéal amoureux dans ce qu'il a de plus pur, loin de tout calcul. i M. Bozon, F. Héran,« La découvertc du conjoint». II, Population, tf 1, 1988.P. I44,n°21. Chapitre II L'AMOUR I. - Une histoire tnouvementee 1. L'amour et le mariage. - L'origine de 1'amour courtois, au Moyen Age, reste obscure. Ses regies, eton-nantes pour 1'epoque, « sont l'antithese de celles du mariage medieval »'. Amour-passion, il ne peut se vivre qu'en dehors de l'institution. L'amant est pr£t a se sou-mettre corps et ime a sa dame. Ce devouement fusion-nel prend neanmoins la forme d'un constant travail sur soi pour surmonter les epreuves (imaginees par la belle) et rSaliser des prouesses, exalter I'individualite2. Nous sommes done tres proches, deja, de la contradiction contemporaine qui agite desormais la vie conjugale : Comment devenir le plus authentiquement soi tout en vivant a deux, le plus intensement a deux ? Nous sommes tres proches ausst de I'alchimie actuelle melangeant subtilement sexualite et sentiment: l'amour doit proce-der du corps tout en le sublimant. Sur certains points, il semble mSme que l'amour courtois soit en avance sur notre 6poque. Jean Maritale decrit ainsi la survenue de 1'etat amoureux, qui r^sulte d'un patient travail sur soi. 1 J.-L. Flandrin, Le Sexe et I Occident, Paris, Le Seuil, 1981, p. 108. 2, J. Markate, L Amour courtois. ou le couple infernal, Paris, Imago, 1987. Le code courtois explique de quelle facon il est possible de ressentir les emotions désirées. L'exact contra ire de la representation de Pamour tombé du ciel qui va ensuite s'imposer pendant des siécles. Et dont, nous ne sommes pas encore vraiment sortis. Voyons justement comment s'est installée cette idée de I'amour celeste. La paren these de Pamour courtois survient dans un Moyen Áge profondément trouble par Pabsence d'une definition claire de la place du couple, et surtout de la sexual iié, incontrólabte, qui subvertit les lois trop séchement énoncées. Pour parvenir á établir le manage comme sacrement (et comme nořme dominantě), un préalable intellectuellement třes complexe était néces-saire : définir une doctrine le distinguant du péché de chair. Le sexe matrimonial rut ainsi moralise. Sans pou-voir atteindre la pureté de Marie, mere bien que vierge, Pideal était de s'en rapprocher, en assurant la reproduction biologique tout en évitant les a fires de la volupté. L'ascetisme ou du moins la retenue, autrefois valeurs-signes du celibát, furent introduits dans le manage. Au xtie siěcle, Pélaboration doctrinale se précipita et s'ins-crivit dans une coherence ďensemble : le mariage est voulu par Dieu, il est un sacrement, oeuvre de Pamour de Dieu ; entrer en mariage c'est partager Pamour divin. L'amour matrimonial est done plus proche de la cari-tas spirituelle et indefectible que de Yamor corporel et impulsif. L'amour permet ce miracle : se detacher du péché malgré la conjonction des corps. Certes tout ne rut pas simple, la sexualitě débor-dante ne se laissa pas facilement dompter et les penitences furent nombreuses. Mais á la fin du Moyen Age, les definitions semblent se clarifier en merne temps que le mariage s'impose peu á peu. Hélas, au xvľ siécle, le paysage se brouille. Sur le front de la sexualite ďabord. Dans le secret des confessionnaux, la repression s'abat contre les amours physiques « exagérés », « trop ardents » et « contre nature » : le but de Pacte n'est pas le plaisir, mais la striete procreation. Le péché est encore plus grave entre mar i et femme qu'en dehors des liens du mariage. Sur un nouveau front ensuite : celui du sentiment. Jusque-la tout semblait assez simple : il y avait Pamour divin ďun côté, unique, positif, transcendant, qui soude á vie le groupe conjugal; et de P autre les plaisirs patens et paillards, qu'il s'agissait de résorber. Apparait alors discretement une position intermédiaire, « une sorte ď amour profane » qui tente de se faire admettre comme « vrai amour », parce qu'il se veut « honneste » et « pudique »'. Les théologiens s*insurgent contre ce sacrilege qui conduit á préférer sa femme á P union avec Dieu. Vainement: la moderaité sentimentale avait commence sa longue marche. La clarification de la norme conjugate n*avait done été qu'apparente et provisoire. Le mariage semblait solidement installé comme institution ; mais quel était son contenu exact ? La conception purement divine de Pamour ne parvenait pas á canaliser totalement la sexualite ni á étouffer Pémergence ďun sentiment plus interpersonnel. Et le mariage renforcait par ailleurs sa fraction économique. Pour Andre Burguiére, P elevation de Päge au mariage au xvr siécle est la elé de voute d'un nouveau modele d'austérité qui permet aux ména-ges de constituer un capital süffisant et de développer 1. G. Duby, Le Chevalier, la Femme et le Pretne. Le mariage dans la France féodale. Paris, Hachette-Pluriel, 1995. 1. J.-L. Flandři n, op. cit. 32 1'esprit ďentreprise. « La preoccupation du couple n'est plus simplementde fabriquerune famille, mais de savotr la gérer, de preserver et d'ameliorer son statut social. »' Comment se combinaient ces visées managériales avec la gestion complexe des pulsions et des sentiments ? Bien des points restent á éclaircir : le manage se fonde sur un amalgame ď elements třes divers. 2. L'amour et I'irtdivtdu. - Les époux, tenus de rester sobres dans leurs ébats sexuels, se devaient bien-veiHance et respect. Ce pacte n'incluait pas la tendresse. Le xvnr* siécle la vit apparaítre et irrésistiblement se répandre. Elle était une des manifestations de ce nouveau sentiment intermédiaire entre le sexe et l'amour divin : ramour. Mal černé, suspecté par les autorités morales, chacun essaya de Pexpérimenter en contrólant stricte-ment ses élans. II émergea ainsi sous la forme réservée ďune « passion domestiquée », « sentiment tendre et raisonnable » proche de la vertu et méme du devoir2. Ce debut de bouleversement dans les profondeurs fit á peine quelques vagues en surface : le mariage sembla continuer comme avant. Comme s*il se remplissait ďun element nouveau facilement assimilable. Or, la person-nalisation du sentiment était grosse ďun séisme dont nous n'avons encore subi que les premieres secousses. Car nous sommes loin d'avoir rompu totalement avec la conception celeste de l'amour conjugal. Le sentiment amoureux tel qu'il est vécu aujourd'hui résulte d'un amalgame de notions disparates. Équilibre instable structure autour d'un couple antagonique: la personnalisation de plus en plus prononcée du sentiment et son caractěre transcendant, heritage de Phis-toire. Nous sommes entraínés dans une revolution irresistible tout en restant intimement marques par un passé lointain. Pourtant, la montée du sentiment a beaucoup change le paysage conjugal, 11 se manifesta d'abord de facon erratique, non centre sur le couple : le xvnr siěcle le canalise en le domestiquant sous la forme d'une passion tranquille, calmement cultivée á 1'intérieur de l'union installée1. Mais ce qui devait arriver arriva : le choix initial du conjoint, fondateur de P institution, fut á son tour contaminé. Apparut alors ce que Pépoque nomma le « mariage d'inclination » (oppose au mariage arrange), qui connut la gloire que l'on sait au theatre et dans les romans. Le combat fut néanmoins trěs rude, et il fallut pres de deux siěcles pour que 1'idée s'impose dans la morale officielle (aux alentours de la Troisiěme Réoublique), encore plus longtemps dans les faits. A nouveau la méme illusion : celle de la continuité. Á nouveau cependant une rupture profonde, un autre element dissonant dans P amalgame conjugal-amoureux. La passion incluse dans le mariage d'inclination portait en elle le contraire de la tranquillité : elle se révélera au contraire briliante et dévorante. S'alimentant au romantisme, elle allait s'aventurer dans « Pépaisseur de la nuit et des rěves, la fluiditě des communications intimes », experimenter la « prodigieuse découverte de soi par soi, génératrice de nouveaux liens aux autres »2, inventer le couple paradoxal de la jouissance á distance et de Pen- 1. A. Burguiére, « De Malthus á Max Weber: le mariage tardif et l^ritd'entreprise », Annates, n°* 4-5, 1972, p. 1138. 2. J.-L. Flandrm, op. cit., p. 88. 1. Ibid. 2. M. Perrot (sous la dir. de), Histoire de la vie prhee. t. IV: De la Rewlution a la Grande Guerre, Paris, Le Seuil, 1987, p. 416-417. gagement émotionnel immédiat1. La revolution du přivé', semblait entrée dans une phase decisive. Á cause dví caractére incontrólable et déstabilisant de ce nouveangi sentiment. Á cause aussi et surtout de I'affirmation del soi qu'il recéle. Á 1'inverse de la tend res se en effet, 1 1'élsn passionnel ne dissimule guére ce qu'il est avant tout: un sursaut personnel, un coup de dé pour changer le destin. U emotion enveloppe une reformulation de soi contrólée par Pindividu. « Nous disons aimer ce que nous sommes en train de créer et qui est en train de nous recréer. »2 Parfois, le halo émotionnel est si fort que le choix du conjoint est á peine perceptible ; parfois, il est si ténu que la decision apparait sous la lumiére crue ďun consumérisme conjugal. Mais toujours le sentiment est associé á la reflexi vité, á la montée inexorable de Findi-vidualisation, de la maitrise de sa propre vie. II. - Réves et realitě 1 i Vivre un roman. - D'un point de vue sociologi-que, le sentiment amoureux présente us paradoxe. On « tombe » amoureux avant tout parce qu 'on se représente ainsi. Or, ce sentiment personnel est devenu aujourďhui ce sur quoi le lien social est désorraais fonde. Ce qui explique le double caractére du couple contemporain : á la fois plus attirant, plus intégrateur dans les relations interpersonnelles et plus précaire, sujet á étre remis en cause du jour au lendemain. 1 N. Luhmann, Amour comme passion, de la codification de Vintimites Paris, Aubier 2. F. Alberoni, « fenamoration et amour dans le couple, dans M Moulin et A. Eraly », Sociotogie de I 'amour, variations sur le sentiment amoureux, Bruxelies, editions de I'Univeisite de Bruxelles, 1995, p. 18. * 36 Ľ amour tel que nous le connaissons aujourd'hui a été en partie fabríqué par le roman. II résulte largement ď une mise en scéne sociále opérée par des instruments puissants, difŕusant la « propagande universelle pour la romance »' : pieces de theatre, feuilletons, chansons. Et, á partir des debuts du XX* siécle, par la presse feminine specialised. II est, selon ľ expression de Thierry RafBn, un « mythe realise ». Car, au debut plus histoire que réa-lité, il est devenu peu á peu une histoire qui se realise, qui entre concrétement dans la vie de chacun ď entre nous. Invention historique, il est désormais incorporé indi-viduellement selon des schémas communs á ľ ensemble de la société3 qui nous permettent de communiques Nous possédons, grace á lui, un mode de pensée et un langage pour parler de notre couple et de nos emotions. Nous prenons cependant parfois conscience d'un déca-lage entre ce langage et la realite concrete, qui nous conduit á adopter des « strategies d'arrangement du reel »4. L'amour est un mythe realise, mais seulement en partie. La tramě du mythe amoureux, irtlassablement répétée, est trés simple. Cest tout d'abordune veritable histoire, qui a un debut et qui peut se raconter. Qui commence souvent (ce sont les plus belles histoires d'amour) par un 1. D. de Rougemont, L 'Amour et I 'Occident, Paris, Plön, 1956. 2. La litteraturc, le cinema et les fictions televisees sont de plus en plus partages aujourd'hui entre la reproduction du modele et la description plus concrete des sentiments, traverses notamment par I'indecision. Cf. S. Chalvon-Demersay, « Une societe elective. Scenarios pour un monde de relations choisies », Terrains, n" 21, 1996. La presse feminine suit une evolution comparable. 3. T. Raffin, « L'amour romanesque: mythe et realite d'un mode feminin d'engagement matrimonial», Dialogue, a" 96, 1987. 4. Ibid,p.n. sentiment violent, « le coup de foudre »'. Qui continue par des vicissitudes les plus imprévues, car le sentiment est insaisissable. Qui peut se terminer dramatiquement, car la passion est dévastatrice et absolue. Le plus important étant que, toujours, ľ Amour est unique, sentiment homogene constitué com m e une entité séparée sinon divine2. 2. La díversité de Vamour. - Les enquétes révělent une réalité du vécu amoureux ne correspondant qu'en partie á ce modele. Premiere difference : une proportion non négligeable de couples avouent s'étre plutôt rencontres ordinairement, ďavoir certes éprouvé des jeux de seduction3, une attirance mutuelle, mais pas sous la forme de ľémotion vibrantě et absolue qui individualise le partenaire, le séparé du reste du monde, ďavoir commence á vivre ensemble « com me ca », sans méme se rendre compte que le couple s'installait, par ses simples habitudes de vie commune, le sentiment pre-nant forme par la suite. Seconde difference : ľanalyse détaillée de ľ Amour lorsqu'il s'exprime permet de met-tre en evidence une trés grande varieté de composantes diverses4, artificiellement regroupées dans la representation unique par ľidéologie amoureuse. Les sentiments amoureux sont de natures variées . la passion n'est pas ľaffection ou la tendresse. Au-delá de ces formes 1. M.-N. Schurmans, L. Dominice. Le Coup de foudre amoureux. Essai de sociotogie comprehensive, Paris, PUF. 1997. 2. S. Chaumier, La Deliaison amoureuse, Paris, Armand Colin, 1999. 3. Y. de la Bigne, L'Homme desir, enquete au pays des seducteurs, Anne Carriere, 2002. 4. A Torres. Amores e desamores. Para una analise sociolögica das rela<;ao afectivas. Sociologia-ProNemas e Priticas, n" 3, 1986. généralement reconnues, la diversité amalgamée dans V Amour est encore plus grande. On y trouve des emotions corporelles, se traduisant physiquement par des troubles de l'appareil neurovégétatifs, aussi bien que de 1'admiration intellectuelle ou de la satisfaction calculée pour ce qui est recu dans les échanges conjugaux. On peut méme y trouver de la violence et de la haine dans certaines formes particuliéres1. Traduit dans le langage unificateur du mythe, cela devient « du sentiment », de P Amour avec un grand A. Deux formes essentielles du sentiment doivent étre distinguées : le choc amoureux, Pémotion qui peut se pro-duire lors des premieres rencontres, et l'attachement. Le choc amoureux n'est pas obligatoirement present au debut et prend des formes trěs variées. II y a de grands bouleversements passionnels et de toutes petites décharges électriques. Le choc amoureux est le résultat d'une predisposition socialement et individuel-lement construite, qui place le sujet dans les conditions de pouvoir ou de devoir Péprouver. Ainsi, les hommes qui, étant donné leur place sur Péchiquier des regies de correspondence, prétent attention plus que d'autres au physique des femmes, sont davantage susceptibles de ressentir un déclenchement soudain du sentiment amoureux2. Cette predisposition est cependant croisée avec Pimprévisibilité de la rencontre qui est á la base de la surprise émotionnelle et avec le caractěre reflexe des reactions biologiques, du trouble sexuel. Le choc amoureux tient sa spécificité de ce melange complexe de bio- 1. J.-G. Lemaire, « Aux confins de ta passion et de la psychose » Dialogue, n" 96. 1987. 2. M. Bozon, «Apparence physique et choix du conjoint» WKl>-Congre$ et collogues, n' 7. 1991. loíí,ií)»w am'tiVlrMiv-fit pro.-i>nsiruit, índividueliement plus im mntn* i Mintitlr. Miiimis au hasard des rencontres et á lit tVtU'f de l81>, p. 115. 2. V. Caradcc, ^ Dc I'aniour a fit) ans », Mana, ir* 3, llW7. d'eiaboration d'un sens particulier. L'amour est tou-tefois une construction particulierc dans la mcsure ou existe un decalage manifeste entre sa representation collective et ia facon dont chacun le vit. Pourquoi ? Pourquoi apres la phase historique d'in-vention par le roman, qui est parvenue ä inscrire en nous des habitus amoureux, est-il encore neccssaire aujourd'hui de vi vre ä travers un revc qui ne correspond qu'en partie ä la realite ? Parce que le mythe amoureux a une vertu essentielle : il masque le fait que I'election du conjoint pourrait etre le resultat d'un choix inurement reflechi. Les partenaires tendent ä sure-valuer le role du hasard dans la rencontre. Explication bien commode. Mais elle ne vaut plus pour la suite, la mise en place d'une vie commune. Le hasard est alors souvent relaye par le « comme ca » : « Nous avons commence "tonime ca", sans trop nous en rendre compte. » Argument qui a Vinconvenient de donner une image de sot passive. S"ils veulent se mettre en scene de facon plus responsable et active, ils n'ont que deux lignes duplication possibles : soit Us ont deliberement choisi, soil ils out etc empörtes par LAmour. Generalemcnt, le flou des reponses (et le flou des representations) pennet de melanger un peu les deux. Mais une sorte d'autocensure interdit d'aller trop loin dans le sens du choix delihere. Pousse ä L extreme, il placerait la personne clue dans la position desagrea-ble du produit commercial evalue par un consommateur. bile ne serait qu'une parmi les autres, comparable point par point, avec des qualites et des defauts quantiüabies. Au point que le choix serait tres delicat, loujours incer-tain. L'amour est Lexaet contraire du choix. II est un engagement de tout Tetre. sans calcul, qui brise la froi-deur analytique. 40 Citant une lettre de lectrice du Petit Echo dc la mode de 1907 (c'est-a-dire á la periodě oú s'cxperimentait socialement le manage amoureux), Thierry Raffin donne un exemple des rapports pouvant unir choix et sentiment1. La lectrice se place résolument dans Pop-tique du choix rationnel (« Je choisis ma voie dans la plenitude de ma raisort »). Résultat : il lui a été impossible de trouver tin mari (« J'ai done pris le temps de réfléchir, de comparer, d'observer ; ines meditations n'ont pas été favorables au manage »). Manifestement, elle a refuse de se laisser aller aux elans de son ceeur. Pourtant dans son esprit, choix et sentiments ne font qu'un, ses phrases mélangent sans cesse les deux lignes d'explieation. « Je ne voulais pas épouser le premier venu, je prétendais aimer, estimer mon mari, m'assurer que son earactěre. ses goůts fussent en harmonie avec les miens. » Lile parle en partie avec le langage de PAmour tout en essayant d'excrcer son choix de facon rationnel le. Le sentiment amoureux est toujours lie á la question du choix. II est possible de le verifier en analy-sant ses formes ďexpression selon les contextes. La tendresse, ealme et continue, fonctionne commc un renforcement permanent dc I'attachement, garantissant une non-remise en cause de Pacquis conjugal. Le coup de foudre au contraire est soudain et violent, car il se produit au moment memc du choix. Michel Bozon et Francois Héran čtablissent un lien statistique entre « la foule et la foudre », Pémoi amoureux saisissant davan-tage ceux qui se rencontrent dans les lieux publics, la oú plus qu'ailleurs, on a « Pembarras du choix ». 1. T. Ratlin, op. eit. p. 75. S'exprime de cette facon Pimpression que « le choix se fait sans qu'on ait a le faire, et sans qu'un tiers vienne vous 1'imposer »'. Le lien paradoxal entrc choix et amour se vcrifie egalemcnt en comparant hommes et femmes. Les fem-mes vivent le sentiment nettement plus que les hommes. II est meme possible de dire que 1'amour est « le mode feminin d'engagement matrimonial »-. Or, les femmes ont, beaucoup plus que les homines, a gagner ou a perdre du manage*. 11 est done logiquc qu'elles soient da vantage observatrices de details « interprets commc les indices dc proprietes psychologiques, morales et en definitive sociales »4 et reflechies dans leur choix. Piles sunt a la fois plus amoureuses et plus calculatrices. plus amoureuses justement pour se cacher qu'elles sont plus calculatrices. III. - Le contrat amoureux 1. L'elargissement de soi. Le sentiment amoureux est etroitement tie au choix du conjoint. II est egalement lie a la construction de Pidentite personnelle. II positive Pctre considere, et ce faisant, eonstruit un rapport de sens positif pour Painoureux lui-meme : etrc amoureux de son mari ou de sa femme, e'est etre en accord har-monieux avec le sens de sa vie. Plus largement, Pamour pour tout ce qui peuple le monde intime est inseparable de la construction de Pidentite. Nous sommes amoureux 1. M. Bivon, l:. Hcran. k La ilecouverte du conjoint. I : t-voiuiion et morphologic des scenes dc rencontre ». Population, it 6, 1987, p. %K. 2. T. Kaffin. op. ill., p. 71. 3. V. de Singh*, Fortune ei infortune de la femme mariee, Paris, i'li'. 1987. 4. M. 1 Jo/.in. op. en., p. 109. dc noire conjoint el de notrc enfant, mais nous idealisons aussi nos .mii'i, noire chicn, notrc logement. Ce regard Wt est le mcme que eclui qui forge Lidentite : nous nous m tcpresetuons a travels la fabrication de 1 'unite de notre f| personne1 et le tilt re neeessaire de Lestimc de soi. Le 4j sentiment arnoureux pour ee qui nous entoure est done lM un simple clargissement de la construction positive d'un | moi coherent et evident. Le monde prochc devient faini- i' her parce qu'il est devenu une partie de nous-memes. Dans Lechange quotidien avec les personnes aimees et les ohjets familiers, nous eprouvons la realite d'un moi qui depasse les frontieres de Lmdividu biologique, qui ! doit obligatoirement depasser ccs frontieres pour exister \ \ raiment". % Le sentiment arnoureux sinscrit done dans la nor- | maiite du processus identitaire. Mais, comme le note \ Georg Simmcl. !a passion la plus absolue est aussi la i plus fragile dans la rnesure ou elle se place dans une | logique de fuile de la realite1. La passion « devorante » 1 est ambivalcnte : die construil un moi tout entier strue- | ture autour d'elle, coherent et qui semble inebranlabie, | tout en rendant problematiquc la confrontation avec la \ realite. Le passionne est eondamne a s'en termer dans sa : ■I:1 passion, bile est pour cette raison trcs prochc du dere-glement psychique, Lelargissement de soi sous forme d'ancrage obstine pouvant combler un manque inte- • rieur. « Nous retrouvons chez les psyehotiques habituels et che/ les passionnes des types comparables de tone- I 1. 1,-C Kaiiiinann, Pour une soeioloaiv de I'uuimdu. Pans. Niilhan. 2001 2. Ihid. .V Ci. Simmcl. On iYomen. Sexuality and Love. New Haven. Yale i :»i\ crsitv Press, ! 9S4 tionnemcnt par rapport á la notion de ťrontiére du soi et ďidentification projective. »' 2. Le reniorcemertt mutuel de 1'identité. La passion n'est pas calculée. Mats elle ne porte vraiment tons ses fruits qu'en déclenchant le sentiment en sens inverse, L amour de la personne amice pour soi. Don D. Jackson indique que děs leui premiere rencontre, les luturs partenaircs ebauchent les termes (fun marche qui reglera par la suite leurs eehanges, ce que chacun don-nera (biens et services dune certaine nature) contre ce qu'il recevra (biens et services d'unc autre nature)'. Á Lmtérieur de ce marche, le contrat arnoureux est le plus important : sentiment contre sentiment, regard posit if stir 1'autre contre regard positif sur soi, refus mutuel de la critique et de l'agressivite\ Au-dchi des particularity's du sentiment de Lun et de Lautre. le service éehangé est identique, il consiste á reconnaitre la personne comme personne. á 1'aider par ce soutien extéricur á la positiva-tion et a la densification de sa real i té d'etre. Le sentiment arnoureux est également lič á Lindi-vidualisation de la societě'', car il isole la personne en taut que personne, séparée des autres". Simmcl precise que I'on n'est pas arnoureux de certains aspects settlement, mats de la personne « tout entiere ». Le sentiment construil Lindiv idualité et Lunité, la sécurilé ontologi- 1, J.-Ci. I.....eniairc. op. cit., p. 20, 2 I) -I). Jackson,, « I es resiles 1'amilialcs . le quidproquo conjugal ». in P, Wal/Iawick. J. H. Wealand. Sur I'interavtum. Parts. Le ScuiI. 19X1. 3. J.-Ci. l.cmairo,/.<* C'<>«/)/<•, sa vie, sa mart. La struciuratioii du couple hii/iniin, Paris, Payoi, 1979. 4. 1J Beek. « la relmion sěcultěxe Uc I'amour ». L'omprendre. n" 2. 2001 5. (i. SsmiiR'l. ihid. tin*-1 et l;t positivalion, e'est-a-dire ce quechacun recherche pour Im-móme. II y a done double benefice á étre ;ini(nneu\ qtiami l'amour est partagé : 1'élan passionnel hxr I identitě sur un objet, la stabilisant ainsi, et la pcr-sonne utince ivnforce en rctour le travail personnel de cousinu tiun ile soi. Le « miracle » de 1'amour est de réaliset col echange dans le cadre de flux émotionnels. 1 a pioxinnie du corps ct la presence des emotions, la liaison inliinc entre sentiment et sexualitě font que la reconnaissance inutuelle des identitcs a une densité, une concrétiide. une force de realitc eharnelle qui la constituent en antidote parlait dans Punivers fro id des relations impersonnelles et formelles de la modernité\ La passion des premiers temps masque les rat-sons du choix et engage dans I'aventure á deux. Francesco Alheroni a note qu'elle est sonvent suivie d'un « desenchantement »\ retour progressif á une vision plus realisté, grosse de nostalgic pour les temps du debut4. Le desenchantement est cependant partie!, Car la mise en place initiate du contrat amoureux a construit 1'habitude d'une reconnaissance réciproque minimum. Le partenaire est inscrit dans le cercle de la familnuite. il fait partie de soi. 11 est, par cette presence, reconnu dans une certaine realito d'etre. L'institution conjugate, fondée sur le contrat amoureux des debuts, fonctionne désormais comme un support ordinaire de !, I lit.' Siniilv ct K. ( halaiul. « (.Kiel modele pour la vie á deu\ dans les societo modernes av.iiKces ' ». Comprendre. iV 2. 2001 2. M. Beriilsson. love's labour Lost'' A sociological view, in M I ealhei stone M Hepvu>rth. U. Turner, The Hody. Social Process and Cultural Thenn-, London, Sage Publication. 1991. )•. F. Alheroni. Le Choc amoureux. Pans. Ramsav. 1981 ; Le Vol nuptial. Pans, Plön, 1994. 4. A. Porres, Casumenta em f\>rtugal. Lisbonne. Celta. 20X12. * í 1'identité. Cette reconnaissance minimum et routiniere n'est cependant la plupart du temps pas süffisante. II taut apprendre á développer Lamour-tendresse, la generositě et la complicité du deuxicme temps conjugal. 11 faut briser (au moins un peu) les routines pour réinventer le couple'. L'individu souhaite étre confirmé plus concretement, plus fortcmcnt. « On demande de Pauthenticité permanente, seul garant des satisfactions psychologiqucs et affectives. »- Les difficultés d'un tel exercice « conduisent bien souvent les dcux acteurs a reprendre des morceaux de repertoire déjá joués. L'important est que se glissent au sein de la piece des moments de surprise (...), des gestes inattendus qui demontrent que inalgré tout la personne a i nice est tou-jours lá, přete a vous séduire, ä vous écouter »\ Plus encore : Lautre peut vous révéler tel que vous rťauricz pas metne imagine étre4. L'amour est un processus vivant qui produil des effets en profondeur. 1. P Brenoi. ínvenier le couple. Pans, Odile Jacob, 2001. 2. F. de Sinaly. « L'amour coiipablc »>. Sciences humaines. n" 9. 1991. 3. Ibid. 4. F. de Singly. Le Soi. le Couple et la Familie. Paris. Nathan, 1996. 46 A 1