Textyles 14  (1997) Lettres du jour (II) ................................................................................................................................................................................................................................................................................................ Laurent Demoulin Génération innommable ................................................................................................................................................................................................................................................................................................ Avertissement Le contenu de ce site relève de la législation française sur la propriété intellectuelle et est la propriété exclusive de l'éditeur. 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Référence électronique Laurent Demoulin, « Génération innommable », Textyles [En ligne], 14 | 1997, mis en ligne le 15 octobre 2012, consulté le 27 juin 2013. URL : http://textyles.revues.org/2152 Éditeur : Le Cri http://textyles.revues.org http://www.revues.org Document accessible en ligne sur : http://textyles.revues.org/2152 Ce document est le fac-similé de l'édition papier. Tous droits réservés GÉNÉRATION INNOMMABLE Laurent DEMOUUN - Université de Liège CE N'EST PASSEULEMENTPARCE QUE NOUS MANQUONSDE RECUL qu'il est difficile, quand on s'intéresse aux écrivains qui ont émergé en Belgique et en France au cours des années 80 et 90, de délaisser un instant la monographie et de brosser un tableau d'ensemble. Les commentateurs évoquent volontiers la perte de repère (ou de repaire) et n'emploient qu'à contrecœur, en se bardant de guillemets, des mots (postmoderne, minimaliste, contemporéanité) qui suscitent invariablement le malaise, l'agacement ou la condescendance. Cet article se propose d'user franchement de ces termes, dont on n'arrive de toute façon pas à se passer, dans l'espoir de rendre plus claires les réalités qu'ils recouvrent vaille que vaille. Tâche vouée à l'échec, quoi qu'il advienne, puisqu'elle consiste à trahir, en les comparant, les auteurs qu'elle veut défendre et qui se réclament de leur totale singularité. Tâche paradoxale, puisqu'en nommant l'entropie, on contribue à remettre de l'ordre. Et crime de lèse-majesté puisque nous nous obstinons à vouloir nommer l'innommable. Indices de la posnnodernité Le concept de postmodernité ne peut avoir qu'une seule raison d'être: il doit désigner un tournant dans l'histoire de la littérature, voire dans celle de l'art. En effet, puisque la modernité regroupe plusieurs écoles et s'étale sur une longue période l, ce qui se présente comme l'après-modernité ne peut ni en faire partie, ni se résumer à un mouvement éphémère: il s'agit d'une ère nouvelle,ampleet plurielle. . Cette ère, plusieurs indices nous .portent à croire qu'elle a débuté au cours des années 80. Car c'est à cette époque que de jeunes romanciers se sont insérés dans l'institution littéraire de façon totalement inédite. Pour la première fois depuis Ronsard, des auteurs proposant un nouveau type de texte ne cherchent pas à se définir par opposition à leurs prédécesseurs et évitent de prendre une pose de partisan. Pas d'école, pas de manifeste, pas d'excommunication. L'identité nouvelle se construit .aumoyen d'influences positives, hétéroclites et nuancées. Nous ne sommes pas meilleurs que ceux 1 La notion de modernité à laquelle nous nous référons est celle qu'a décrite, entre autres, Antoine Compagnon dans Les CinqParadoxesdela modernité(Paris, Seuil, 1990) : une période commençant vers 1850 autour de Baudelaire. TEXTYLESN"14. 1997-LETTRESDUJOUR(II) 8 GÉNÉRATION INNOMMABLE qui nous ont précédés, disent les postmodernes, mais nous revendiquons le droit d'encore écrire après eux. La foi en un progrès de l'art, qui soutenait l'avant-garde, a fmi par se perdre. Qu'elle soit conséquence ou origine, cette manière de se positionner au sein de l'institution va nous éclairer à plus d'un titre sur ce que représente la postmodernité. . Les rapports qu'elle entretient avec la modernité, d'abord, s'en trouvent éclaircis. Il n'est plus question, par exemple, de vouer le nouveau roman aux gémonies ni de l'encenser à tout prix: certains seront appréciés et pas les autres, ou même, Djinn sera préféré à La jalousie (ou l'inverse). Et si la nuance est permise, si la polémique a perdu de sa nécessité, c'est dans la mesure où la modernité, aux yeux du postmoderne, peut s'enorgueillir d'un bilan positif. Les Modernes, fmalement, sont sortis vainqueurs de la querelle que leur cherchaient les Anciens. Non seulement ils ont obtenu la reconnaissance publique (s'il est trop peu lu, Rimbaud est tout de même plus célèbre qu'Albert Samain et, en 1985, le prix Nobel a couronné Claude Simon et non Henri Troyat), mais surtout ils ont réussi à mener à terme leur projet. Dans le domaine poétique, déjà depuis Rimbaud et Mallarmé. Dans le domaine romanesque, défmitivement depuis le nouveau roman, Beckett et Blanchot. Ces œuvres-là forment des sommets infranchissables dans leur genre: la logique du comble est arrivée à un point de non-retour 1. Le postmoderne sait que la révolution est finie. C'est un fait. Il admire la plupart des révolutionnaires (particulièrement Beckett) mais n'éprouve nullement le besoin de les défendre. Le temps est venu de la reconstruction 2. Cette première conséquence du positionnement postmoderne va nous permettre de lever certaines ambiguïtés. Car le terme de « postmodernité » souffre déjà d'une encombrante polysémie et sert souvent de fourre-tout sémantique 3. Ainsi, les critiques réactionnaires qu'essuyent les derniers 3 L'impossibilité « d'aller plus loin » repose peut-être plus sur un sentiment subjectif que sur un constat objectif. Certains auteurs, comme Christian Prigent, poète qui se dit luimême illisible, refusent toujours de construire du sens (voir Une erreur de la nature. Paris, POL, 1996). Autre exemple de celte attitude postmoderne : celle de Pierre Michon à l'égard de Rimbaud. Il a écrit, à la gloire du poète, un livre qui tourne autour de son œuvre (Rimbaudlefils. Paris, Gallimard, colI. L'un et l'autre, 1991) mais, racontant la genèse de son propre travail d'écrivain, il avoue s'être longtemps fourvoyé en prenant pour modèle La Lettre du voyant(dans Vies minuscules. Paris, Gallimard, 1987, p. 137). Notre emploi du concept de postmodernité est proche de celui de Michel Collomb «