1 HUGO & l'HISTOIRE & son histoire Quelques versions de Waterloo En 1837, Hugo ne veut pas aller á Waterloo, II écrit á Adele du champ de bataille de Crécy : « Waterloo m'est plus odieux que Crécy. (...) J'irai voir Waterloo quand un souffle venu de France aura jeté bas ce lion flamand ä qui Saint Louis avait déjä arraché les ongles, les dents, la langue et la couronne, et aura posé sur son piedestál un oiseau francais quelconque, aigle ou coq, peu m'importe. » Cest en réponse a cette lettre que sera érigée la colonne pres de laferme de la Belle-Alliance. Ne pas ětre alle a Waterloo n'empeche pas Hugo d'en parier abondamment. En 1840, pour le retour des cendres de Napoleon ler, U écrit Le Retour de l'Empereur dont les deux derniěres strophes sont consacrées a Waterloo: Nul homme en ta marche hardie N'a vaincu ton bras calme et fort; Ä Moscou, ce fut ľincendie; Ä Waterloo, ce fut le sort. Que ťimporte que l'Angleterre Fasse parier un bloc de pierre Dans ce coin fameux de la terre Ou Dieu brisa Napoleon, Et, sans qu'elle-méme ose y croire, Fasse attester devant ľhistoire Le mensonge ďune victoire Par le fantome ďun lion ? Oh! qu'il tremble, au vent qui s'éléve, Sur son piedestál incertain, Ce lion chancelant qui réve, Debout dans le champ du destin Nous repasserons dans sa plaine! Laisse-le done conter sa haine Et répandre son ombre vaine Sur tes braves ensevelis ! Quelque jour, - et je I'attends d'elle 2 Ton aigle, á nos drapeaux fiděle, Le souffletera d'un coup d'aile En s'en allant vers Austerlitz. En 1852, ce sont Les Chátiments et, en particulier L'Expiation. Hugo fait plusieurs essais pour ce vers si célěbre: Waterloo ! Waterloo ! champ noir! tragigue plaine ! Waterloo ! Waterloo ! morne et tragigue plaine ! Waterloo ! Waterloo ! champ maudit! morne plaine ! Avant de parvenir enfin á la version definitive: Waterloo ! Waterloo ! Waterloo ! morne plaine ! Comme une onde qui bout dans une urne trop pleine, Dans ton cirque de bois, de coteaux, de vallons, La pále mort mélait les sombres bataillons. D'un cóté c'est I'Europe et de I'autre la France. Choc sanglant! des héros Dieu trompait I'esperance Tu désertais, victoire, et le sort était las. Ó Waterloo ! je pleure et je m'arrete, hélas ! Car ces derniers soldats de la derniěre guerre Furent grands ; ils avaient vaincu toute la terre, Chassé vingt rois, passé les Alpes et le Rhin, Et leur áme chantait dans les clairons d'airain ! Et cette plaine, hélas, oú Ton réve aujourd'hui, Vit fuir ceux devant qui I'univers avait fui ! Quarante ans sont passes, et ce coin de la terre, Waterloo, ce plateau funěbre et solitaire, Ce champ sinistre ou Dieu měla tant de néants, Tremble encor d'avoir vu la fuite des géants ! Enfin, le 18 mai 1861, pour I'anniversaire de la mort de I'Empereur, il se decide enfin et arrive a Mont-Saint-Jean oú il terminera Les Mi séra bl es et y insérera le champ de bataille, comme on le sait. II écrit: 3 Le lion de Waterloo, point culminant de tout ce large horizon, a cette particulate qu'il coupe les orages en deux et les partage, selon le vent, tantót entre Ohain et Plancenoit, tantót entre la Hulpe et Braine-l'Alleud. Chose remarquable, depuis un demi-siěcle qu'il est la, debout, masse de fer énorme, sans paratonnerre, sans defense, á la pointe d'une cime de cent cinquante pieds de haut, au milieu des nuages, jamais I'eclair ne I'a touché. II semble qu'il ne court aucun risque d'etre renversé de ce cóté-lá. Serait-ce que le tonnerre du ciel sait que cette besogne est réservée au tonnerre de la terre ? De cette bataille gagnée par le hasard, on a fait une bataille gagnée par les hommes. Faute grave. Faute plus grave encore, á I'erreur on a ajouté un monument. Ou Dieu n'avait fait qu'une plaine et n'avait jeté qu'une lecon, les hommes ont mis une montagne et un lion. Fausse montagne, faux lion. La montagne n'est pas en roche et le lion n'est pas en bronze. Dans cet argile, faconnée en hauteur, dans cette fonte, peinte en airain, dans cette grandeur fausse, on sent la petitesse. Ce n'est pas un lieu, c'est un decor. Le 5 mai 1871, il revient encore á ce sujet dans un poěme qui se retrouvera dans L'Annee terrible: [...] Un jour, moi qui ne crains I'approche d'aucun spectre, J'allai voir le lion de Waterloo. Je vins Jusqu'a la sombre plaine á travers les ravins ; Cétait I'heure oú le jour chasse le crépuscule ; J'arrivai; je marchai droit au noir monticule. Indigné, j'y montai; car la gloire du sang, Du glaive et de la mort me laisse frémissant. Le lion se dressait sur la plaine muette; Je regardais d'en bas sa haute silhouette; Son immobilité défiait I'infini; On sentait que ce fauve, au fond des cieux banni, Relégué dans I'azur, fier de sa solitude, Portait un souvenir affreux sans lassitude; Farouche, il était lá, ce témoin de I'affront. Je montais, et son ombre augmentait sur mon front. Et tout en gravissant vers I'apre plate-forme, Je disais : II attend que la terre s'endorme ; Mais il est implacable; et, la nuit, par moment Ce bronze doit jeter un sourd rugissement; Et les hommes, fuyant ce champ visionnaire, 4 Doutent si c'est un monstre ou si c'est le tonnerre. J'arrivai jusqu'a lui, pas a pas m'approchant... J'attendais une foudre et j'entendis un chant. Une humble voix sortait de cette bouche enorme. Dans cette espece d'antre effroyable et difforme. Un rouge-gorge etait venu faire son nid; Le doux passant aile que le printemps benit, Sans peur dans la machoire affreusement levee, Entre ces dents d'airain avait mis sa couvee; Et I'oiseau gazouillait dans le lion pensif. Le mont tragique etait debout comme un recif Dans la plaine jadis de tant de sang vermeille; Et comme je songeais, pale et pretant I'oreille, Je sentis un esprit profond me visiter, Et, peuples, je compris que j'entendais chanter L'espoir dans ce qui fut le desespoir naguere, Et la paix dans la gueule horrible de la guerre. Les morts de Napoleon III :Les Chatiments Aux morts du 4 decembre Jouissez du repos que vous donne le maTtre. Vous etiez autrefois des coeurs troubles peut-etre, Qu'un vain songe poursuit; L'erreur vous tourmentait, ou la haine, ou I'envie ; Vos bouches, d'ou sortait la vapeur de la vie, Etaient pleines de bruit. Faces confusement I'une a I'autre apparues, Vous alliez et veniez en foule dans les rues, Ne vous arretant pas, 5 Inquiets comme I'eau qui coule des fontaines, Tous, marchant au hasard, souffrant les memes peines, Melant les memes pas. Peut-etre un feu creusait votre tete embrasee, Projets, espoirs, briser I'homme de I'Elysee, L'homme du Vatican, Verser le libre esprit a grands flots sur la terre ; Car dans ce siecle ardent toute ame est un cratere Et tout peuple un volcan. Vous aimiez, vous aviez le coeur lie de chaTnes, Et le soir vous sentiez, livres aux craintes vaines, Pleins de soucis poignants, Ainsi que I'ocean sent remuer ses ondes, Se soulever en vous mille vagues profondes Sous les cieux rayonnants. Tous, qui que vous fussiez, tete ardente, esprit sage, Soit qu'en vos yeux brillat la jeunesse, ou que I'age Vous pnt et vous courbat, Que le destin pour vous fut deuil, enigme ou fete, Vous aviez dans vos coeurs I'amour, cette tempete, La douleur, ce combat. Grace au quatre decembre, aujourd'hui, sans pensee, Vous gisez etendus dans la fosse glacee Sous les linceuls epais ; 6 morts, I'herbe sans bruit croTt sur vos catacombes, Dormez dans vos cercueils ! taisez-vous dans vos tombes ! L'empire, c'est la paix. Victor Hugo, Les chatiments La mort et LEOPOLDINE 6 A celle qui est voilee Tu me paries du fond d'un reve Comme une ame parle aux vivants. Comme I'ecume de la greve, Ta robe flotte dans les vents. Je suis I'algue des flots sans nombre, Le captif du destin vainqueur; Je suis celui que toute I'ombre Couvre sans eteindre son coeur. Mon esprit ressemble a cetteTle, Et mon sort a cet ocean ; Et je suis I'habitant tranquille De la foudre et de I'ouragan. Je suis le proscrit qui se voile, Qui songe, et chante, loin du bruit, Avec la chouette et I'etoile, La sombre chanson de la nuit. Toi, n'es-tu pas, comme moi-meme, Flambeau dans ce monde apre et vil, Ame, c'est-a-dire probleme, Et femme, c'est-a-dire exil ? Sors du nuage, ombre charmante. O fantome, laisse-toi voir! Sois un phare dans ma tourmente, Sois un regard dans mon ciel noir! Cherche-moi parmi les mouettes ! Dresse un rayon sur mon recif, Et, dans mes profondeurs muettes, La blancheur de I'ange pensif! 7 Sois I'aile qui passe et se mele Aux grandes vagues en courroux. Oh, viens ! tu dois etre bien belle, Car ton chant lointain est bien doux; Car la nuit engendre I'aurore ; C'est peut-etre une loi des cieux Que mon noir destin fasse eclore Ton sourire mysterieux ! Dans ce tenebreux monde ou j'erre, Nous devons nous apercevoir, Toi, toute faite de lumiere, Moi, tout compose de devoir! Tu me dis de loin que tu m'aimes, Et que, la nuit, a I'horizon, Tu viens voir sur les greves blemes Le spectre blanc de ma maison. La, meditant sous le grand dome, Pres du flot sans treve agite, Surprise de trouver I'atome Ressemblant a I'immensite, Tu compares, sans me connaTtre, L'onde a I'homme, I'ombre au banni, Ma lampe etoilant ma fenetre A I'astre etoilant I'infini ! Parfois, comme au fond d'une tombe, Je te sens sur mon front fatal, Bouche de I'lnconnu d'ou tombe Le pur baiser de I'Ideal. A ton souffle, vers Dieu poussees, Je sens en moi, douce frayeur, 8 Frissonner toutes mes pensees, Feuilles de I'arbre interieur. Mais tu ne veux pas qu'on te voie ; Tu viens et tu fuis tour a tour; Tu ne veux pas te nommer joie, Ayant dit: Je m'appelle amour. Oh ! fais un pas de plus ! Viens, entre, Si nul devoir ne le defend ; Viens voir mon ame dans son antre, L'esprit lion, le coeur enfant; Viens voir le desert ou j'habite Seul sous mon plafond effrayant; Sois I'ange chez le cenobite, Sois la clarte chez le voyant. Change en perles dans mes decombres Toutes mes gouttes de sueur ! Viens poser sur mes oeuvres sombres Ton doigt d'ou sort une lueur ! Du bord des sinistres ravines Du reve et de la vision, J'entrevois les choses divines... - Complete I'apparition ! Viens voir le songeur qui s'enflamme A mesure qu'il se detruit, Et, de jour en jour, dans son ame A plus de mort et moins de nuit! Viens ! viens dans ma brume hagarde, Ou naTt la foi, d'ou I'esprit sort, Ou confusement je regarde Les formes obscures du sort. 9 Tout s'eclaire aux lueurs funěbres ; Dieu, pour le penseur attristé, Ouvre toujours dans les téněbres De brusques gouffres de clarté. Avant d'etre sur cette terre, Je sens que jadis j'ai plané; J'etais I'archange solitaire, Et mon malheur, c'est d'etre né. Sur mon áme, qui fut colombe, Viens, toi qui des cieux as le sceau. Quelquefois une plume tombe Sur le cadavre d'un oiseau. Oui, mon malheur irreparable, C'est de pendre aux deux elements, C'est d'avoir en moi, miserable, De la fange et des firmaments ! Hélas ! hélas ! c'est d'etre un homme ; C'est de songer que j'etais beau, D'ignorer comment je me nomme, D'etre un ciel et d'etre un tombeau ! C'est d'etre un forcat qui proměně Son vil labeur sous le ciel bleu ; C'est de porter la hotte humaine Ou j'avais vos ailes, mon Dieu ! C'est de trainer de la matiěre ; C'est d'etre plein, moi, fils du jour, De la terre du cimetiěre, Méme quand je m'ecrie : Amour ! Victor Hugo, Les contemplations 10 Demain, des Taube... Demain, des Taube, ä Theure od blanchit la Campagne, Je partirai. Vois-tu, je sais que tu m'attends. J'irai par la foret, j'irai par la montagne. Je ne puis demeurer loin de toi plus longtemps. Je marcherai les yeux fixes sur mes pensees, Sans rien voir au dehors, sans entendre aucun bruit, Seul, inconnu, le dos courbe, les mains croisees, Triste, et le jour pour moi sera comme la nuit. Je ne regarderai ni Tor du soir qui tombe, Ni les voiles au loin descendant vers Harfleur, Et quand j'arriverai, je mettrai sur ta tombe Un bouquet de houx vert et de bruyere en fleur. Victor Hugo, extrait du recueil «Les Contemplations*) POUR ELARGIR: LAMARTINE Alphonse de LAMARTINE (1790-1869) Pensee des morts Voilä les feuilles sans seve Qui tombent sur le gazon, Voilä le vent qui s'eleve Et gemit dans le vallon, Voilä Terrante hirondelle. Qui rase du bout de l'aile : L'eau dormante des marais, Voilä Tenfant des chaumieres Qui glane sur les bruyeres Le bois tombe des forets. 11 L'onde n'a plus le murmure, Dont eile enchantait les bois ; Sous des rameaux sans verdure. Les oiseaux n'ont plus de voix; Le soir est pres de I'aurore, L'astre a peine vient d'eclore Qu'il va terminer son tour, II jette par intervalle Une heure de clarte pale Qu'on appelle encore un jour. L'aube n'a plus de zephire Sous ses nuages dores, La pourpre du soir expire Sur les flots decolores, La mer solitaire et vide N'est plus qu'un desert aride Oü I'oeil cherche en vain I'esquif, Et sur la greve plus sourde La vague orageuse et lourde N'a qu'un murmure plaintif. La brebis sur les collines Ne trouve plus le gazon, Son agneau laisse aux epines Les debris de sa toison, La flute aux accords champetres Ne rejouit plus les hetres Des airs de joie ou d'amour, 12 Toute herbe aux champs est glanee : Ainsi finit une annee, Ainsi finissent nos jours ! C'est la saison ou tout tombe Aux coups redoubles des vents ; Un vent qui vient de la tombe Moissonne aussi les vivants : lis tombent alors par mille, Comme la plume inutile Que I'aigle abandonne aux airs, Lorsque des plumes nouvelles Viennent rechauffer ses ailes A I'approche des hivers. C'est alors que ma paupiere Vous vit palir et mourir, Tendres fruits qu'a la lumiere Dieu n'a pas laisse murir! Quoique jeune sur la terre, Je suis deja solitaire Parmi ceux de ma saison, Et quand je dis en moi-meme : Ou sont ceux que ton coeur aime ? Je regarde le gazon. Leur tombe est sur la colline, Mon pied la sait; la voila ! Mais leur essence divine, Mais eux, Seigneur, sont-ils la ? 13 Jusqu'a I'indien rivage Le ramier porte un message Qu'il rapporte a nos climats ; La voile passe et repasse, Mais de son etroit espace Leur ame ne revient pas. Ah ! quand les vents de I'automne Sifflent dans les rameaux morts, Quand le brin d'herbe frissonne, Quand le pin rend ses accords, Quand la cloche des tenebres Balance ses glas funebres, La nuit, a travers les bois, A chaque vent qui s'eleve, A chaque flot sur la greve, Je dis : N'es-tu pas leur voix? Du moins si leur voix si pure Est trop vague pour nos sens, Leur ame en secret murmure De plus intimes accents ; Au fond des coeurs qui sommeillent, Leurs souvenirs qui s'eveillent Se pressent de tous cotes, Comme d'arides feuillages Que rapportent les orages Au tronc qui les a portes ! C'est une mere ravie 14 A ses enfants disperses, Qui leur tend de I'autre vie Ces bras qui les ont berces ; Des baisers sont sur sa bouche, Sur ce sein qui fut leur couche Son coeur les rappelle a soi; Des pleurs voilent son sourire, Et son regard semble dire : Vous aime-t-on comme moi ? C'est une jeune fiancee Qui, le front ceint du bandeau, N'emporta qu'une pensee De sa jeunesse au tombeau ; Triste, helas ! dans le ciel meme, Pour revoir celui qu'elle aime Elle revient sur ses pas, Et lui dit: Ma tombe est verte ! Sur cette terre deserte Qu'attends-tu ? Je n'y suis pas ! C'est un ami de I'enfance, Qu'aux jours sombres du malheur Nous preta la Providence Pour appuyer notre cceur; II n'est plus ; notre ame est veuve, II nous suit dans notre epreuve Et nous dit avec pitie : Ami, si ton ame est pleine, De ta joie ou de ta peine 15 Qui portera la moitie ? C'est I'ombre pale d'un pere Qui mourut en nous nommant; C'est une soeur, c'est un frere, Qui nous devance un moment; Sous notre heureuse demeure, Avec celui qui les pleure, Helas ! ils dormaient hier! Et notre coeur doute encore, Que le ver dejä devore Cette chair de notre chair! L'enfant dont la mort cruelle Vient de vider le berceau, Qui tomba de la mamelle Au lit glace du tombeau ; Tous ceux enfin dont la vie Un jour ou I'autre ravie, Empörte une part de nous, Murmurent sous la poussiere : Vous qui voyez la lumiere, Vous souvenez-vous de nous ? Ah ! vous pleurer est le bonheur supreme Mänes cheris de quiconque a des pleurs ! Vous oublier c'est s'oublier soi-meme : N'etes-vous pas un debris de nos coeurs ? En avancant dans notre obscur voyage, 16 Du doux passé I'horizon est plus beau, En deux moitiés notre áme se partage, Et la meilleure appartient au tombeau ! Dieu du pardon ! leur Dieu ! Dieu de leurs pěres ! Toi que leur bouche a si souvent nommé ! Entends pour eux les larmes de leurs frěres ! Prions pour eux, nous qu'ils ont tant aimé ! lis font prie pendant leur courte vie, lis ont souri quand tu les as frappés ! lis ont crié : Que ta main soit bénie ! Dieu, tout espoir! les aurais-tu trompés ? Et cependant pourquoi ce long silence ? Nous auraient-ils oubliés sans retour ? N'aiment-ils plus ? Ah ! ce doute t'offense ! Et toi, mon Dieu, n'es-tu pas tout amour ? Mais, s'ils parlaient á I'ami qui les pleure, S'ils nous disaient comment ils sont heureux, De tes desseins nous devancerions I'heure, Avant ton jour nous volerions vers eux. Ou vivent-ils ? Quel astre, á leur paupiěre Répand un jour plus durable et plus doux ? Vont-ils peupler ces Ties de lumiěre ? Ou planent-ils entre le ciel et nous ? Sont-ils noyés dans I'eternelle flamme ? 17 Ont-ils perdu ces doux noms d'ici-bas, Ces noms de soeur et d'amante et de femme ? A ces appels ne repondront-ils pas ? Non, non, mon Dieu, si la celeste gloire Leur eüt ravi tout souvenir humain, Tu nous aurais enleve leur memoire; Nos pleurs sur eux couleraient-ils en vain ? Ah ! dans ton sein que leur äme se noie ! Mais garde-nous nos places dans leur cceur; Eux qui jadis ont goüte notre joie, Pouvons-nous etre heureux sans leur bonheur ? Etends sur eux la main de ta clemence, lis ont peche; mais le ciel est un don ! lis ont souffert; c'est une autre innocence ! lis ont aime; c'est le sceau du pardon ! lis furent ce que nous sommes, Poussiere, jouet du vent! Fragiles comme des hommes, Faibles comme le neant ! Si leurs pieds souvent glisserent, Si leurs levres transgresserent Quelque lettre de ta loi, Ö Pere! 6 juge supreme ! Ah ! ne les vois pas eux-memes, Ne regarde en eux que toi ! 18 Si tu scrutes la poussiere, Elle s'enfuit a ta voix ! Si tu touches la lumiere, Elle ternira tes doigts ! Si ton oeil divin les sonde, Les colonnes de ce monde Et des cieux chancelleront: Si tu dis a I'innocence : Monte et plaide en ma presence ! Tes vertus se voileront. Mais toi, Seigneur, tu possedes Ta propre immortalite ! Tout le bonheur que tu cedes AccroTt ta felicite ! Tu dis au soleil d'eclore, Et le jour ruisselle encore ! Tu dis au temps d'enfanter, Et I'eternite docile, Jetant les siecles par mille, Les repand sans les compter! Les mondes que tu repares Devant toi vont rajeunir, Et jamais tu ne separes Le passe de I'avenir; Tu vis ! et tu vis ! les ages, Inegaux pour tes ouvrages, Sont tous egaux sous ta main ; Et jamais ta voix ne nomme, 19 Helas ! ces trois mots de I'homme : Hier, aujourd'hui, demain ! Ö Pere de la nature, Source, abTme de tout bien, Rien a toi ne se mesure, Ah ! ne te mesure a rien ! Mets, a divine clemence, Mets ton poids dans la balance, Si tu peses le neant! Triomphe, a vertu supreme ! En te contemplant toi-meme, Triomphe en nous pardonnant ! Alphonse de LAMARTINE (1790-1869) (Harmoniespoetiques et religieuses ) L'automne Salut ! bois couronnes d'un reste de verdure ! Feuillages jaunissants sur les gazons epars ! Salut, derniers beaux jours ! Le deuil de la nature Convient a la douleur et plait a mes regards ! Je suis d'un pas reveur le sentier solitaire, J'aime a revoir encor, pour la derniere fois, Ce soleil pälissant, dont la faible lumiere Perce a peine a mes pieds l'obscurite des bois ! Oui, dans ces jours d'automne ou la nature expire, A ses regards voiles, je trouve plus d'attraits, C'est I'adieu d'un ami, c'est le dernier sourire Des levres que la mort va fermer pour jamais ! 20 Ainsi, pret a quitter I'horizon de la vie, Pleurant de mes longs jours I'espoir evanoui, Je me retourne encore, et d'un regard d'envie Je contemple ses biens dont je n'ai pas joui ! Terre, soleil, vallons, belle et douce nature, Je vous dois une larme aux bords de mon tombeau ; L'air est si parfume ! la lumiere est si pure ! Aux regards d'un mourant le soleil est si beau ! Je voudrais maintenant vider jusqu'a la lie Ce calice mele de nectar et de fiel ! Au fond de cette coupe ou je buvais la vie, Peut-etre restait-il une goutte de miel ? Peut-etre I'avenir me gardait-il encore Un retour de bonheur dont I'espoir est perdu ? Peut-etre dans la foule, une ame que j'ignore Aurait compris mon ame, et m'aurait repondu ? ... La fleur tombe en livrant ses parfums au zephire; A la vie, au soleil, ce sont la ses adieux ; Moi, je meurs; et mon ame, au moment qu'elle expire, S'exhale comme un son triste et melodieux. (Meditations poetiques) Charles BAUDELAIRE (1821-1867). Recueil : Les fleurs du mal (1857). Le mort joyeux. 21 Sonnet. Dans une terre grasse et pleine d'escargots Je veux creuser moi-meme une fosse profonde, Ou je puisse a loisir etaler mes vieux os Et dormir dans I'oubli comme un requin dans I'onde, Je hais les testaments et je hais les tombeaux ; Plutot que d'implorer une larme du monde, Vivant, j'aimerais mieux inviter les corbeaux A saigner tous les bouts de ma carcasse immonde. 6 vers ! noirs compagnons sans oreille et sans yeux, Voyez venir a vous un mort libre et joyeux ; Philosophes viveurs, fils de la pourriture, A travers ma ruine allez done sans remords, Et dites-moi s'il est encor quelque torture Pour ce vieux corps sans ame et mort parmi les morts ! Charles Baudelaire. Le voyage A Maxime Du Camp I Pour I'enfant, amoureux de cartes et d'estampes, L'univers est egal a son vaste appetit. Ah ! que le monde est grand a la clarte des lampes ! Aux yeux du souvenir que le monde est petit ! 22 Un matin nous partons, le cerveau plein de flamme, Le coeur gros de rancune et de desirs amers, Et nous allons, suivant le rythme de la lame, Bercant notre infini sur le fini des mers : Les uns, joyeux de fuir une patrie infame ; D'autres, I'horreur de leurs berceaux, et quelques-uns, Astrologues noyes dans les yeux d'une femme, La Circe tyrannique aux dangereux parfums. Pour n'etre pas changes en betes, ils s'enivrent D'espace et de lumiere et de cieux embrases ; La glace qui les mord, les soleils qui les cuivrent, Effacent lentement la marque des baisers. Mais les vrais voyageurs sont ceux-la seuls qui partent Pour partir, coeurs legers, semblables aux ballons, De leur fatalite jamais ils ne s'ecartent, Et, sans savoir pourquoi, disent toujours : Allons ! Ceux-la dont les desirs ont la forme des nues, Et qui revent, ainsi qu'un conscrit le canon, De vastes voluptes, changeantes, inconnues, Et dont I'esprit humain n'a jamais su le nom (...................................................................................................) VIII 6 Mort, vieux capitaine, il est temps ! levons I'ancre ! Ce pays nous ennuie, 6 Mort ! Appareillons ! Si le ciel et la mer sont noirs comme de I'encre, 23 Nos coeurs que tu connais sont remplis de rayons ! Verse-nous ton poison pour qu'il nous réconforte ! Nous voulons, tant ce feu nous brule le cerveau, Plonger au fond du gouffre, Enfer ou Ciel, qu'importe ? Au fond de I'lnconnu pour trouver du nouveau !