1 CHOIX de POETES ROMANTIQUES . Alphonse de LAMARTINE (1790-1869) Texte n°l: L'isolement Souvent sur la montagne, a l'ombre du vieux chene, Au coucher du soleil, tristement je m'assieds ; Je promene au hasard mes regards sur la plaine, Dont le tableau changeant se deroule a mes pieds. Ici gronde le fleuve aux vagues ecumantes ; II serpente, et s'enfonce en un lointain obscur ; La le lac immobile etend ses eaux dormantes Ou l'etoile du soir se leve dans l'azur. Au sommet de ces monts couronnes de bois sombres, Le crepuscule encor jette un dernier rayon ; Et le char vaporeux de la reine des ombres Monte, et blanchit deja les bords de ltiorizon. Cependant, s'elancant de la fleche gothique, Un son religieux se repand dans les airs : Le voyageur s'arrete, et la cloche rustique Aux derniers bruits du jour mele de saints concerts. Mais a ces doux tableaux mon ame indifferente N'eprouve devant eux ni charme ni transports ; Je contemple la terre ainsi qu'une ombre errante Le soleil des vivants n'echauffe plus les morts. De colline en colline en vain portant ma vue, Du sud a l'aquilon, de l'aurore au couchant, Je parcours tous les points de l'immense etendue, Et je dis : " Nulle part le bonheur ne m'attend. " Que me font ces vallons, ces palais, ces chaumieres, Vains objets dont pour moi le charme est envole ? Fleuves, rochers, forets, solitudes si cheres, Un seul etre vous manque, et tout est depeuple ! Que le tour du soleil ou commence ou s'acheve, D'un oeil indifferent je le suis dans son cours ; En un ciel sombre ou pur qu'il se couche ou se leve, Qu'importe le soleil ? je n'attends rien des jours. Quand je pourrais le suivre en sa vaste carriere, Mes yeux verraient partout le vide et les deserts : Je ne desire rien de tout ce qu'il eclaire; 2 Je ne demande rien á 1'immense univers. Mais peut-étre au-delá des bornes de sa sphere, Lieux oú le vrai soleil éclaire ďautres cieux, Si je pouvais laisser ma dépouille á la terre, Ce que j'ai tant révé paraitrait á mes yeux ! La, je menivrerais á la source oú j'aspire ; La, je retrouverais et 1'espoir et 1'amour, Et ce bien ideal que toute áme désire, Et qui n'a pas de nom au terrestre séjour ! Que ne puis-je, porte sur le char de 1'Auroře, Vague objet de mes voeux, m'elancer jusqu'a toi ! Sur la terre ďexil pourquoi re sté-je encore ? II n'est rien de commun entre la terre et moi. Quand la feuille des bois tombe dans la prairie, Le vent du soir s'eleve et 1'arrache aux vallons ; Et moi, je suis semblable á la feuille flétrie : Emportez-moi comme elle, orageux aquilons ! Texte n°2 : L'automne Salut ! bois couronnes d'un reste de verdure ! Feuillages jaunissants sur les gazons epars ! Salut, derniers beaux jours ! Le deuil de la nature Convient a la douleur et plait a mes regards ! Je suis d'un pas reveur le sentier solitaire, J'aime a revoir encor, pour la derniere fois, Ce soleil palissant, dont la faible lumiere Perce a peine a mes pieds l'obscurite des bois ! Oui, dans ces jours d'automne ou la nature expire, A ses regards voiles, je trouve plus d'attraits, C'est l'adieu d'un ami, c'est le dernier sourire Des levres que la mort va fermer pour jamais ! Ainsi, pret a quitter l'horizon de la vie, Pleurant de mes longs jours l'espoir evanoui, Je me retourne encore, et d'un regard d'envie Je contemple ses biens dont je n'ai pas joui ! Terre, soleil, vallons, belle et douce nature, Je vous dois une larme aux bords de mon tombeau ; L'air est si parfume ! la lumiere est si pure ! Aux regards d'un mourant le soleil est si beau ! Je voudrais maintenant vider jusqu'a la lie 3 Ce calice mele de nectar et de fiel ! Au fond de cette coupe ou je buvais la vie, Peut-etre restait-il une goutte de miel ? Peut-etre l'avenir me gardait-il encore Un retour de bonheur dont l'espoir est perdu ? Peut-etre dans la foule, une ame que j'ignore Aurait compris mon ame, et m'aurait repondu ? ... La fleur tombe en livrant ses parfums au zephire ; A la vie, au soleil, ce sont la ses adieux ; Moi, je meurs; et mon ame, au moment quelle expire, S'exhale comme un son triste et melodieux. Texte n°3 : Harmonies poetiques et religieuses II s'agit du livre deuxieme, "L'Infini dans les Cieux" dont nous ne citons que le debut et la fin du poeme. C'est une nuit d'ete ; nuit dont les vastes ailes Font jaillir dans l'azur des milliers d'etincelles ; Qui, ravivant le ciel comme un miroir terni, Permet ä l'oeil charme d'en sonder l'infini; Nuit oil le firmament, depouille de nuages, De ce livre de feu rouvre toutes les pages! Sur le dernier sommet des monts, d'oü le regard Dans un trouble horizon se repand au hasard, Je m'assieds en silence, et laisse ma pensee Flotter comme une mer ou la lune est bercee. [...] Flottez, soleils des nuits, illuminez les spheres ; Bourdonnez sous votre herbe, insectes ephemeres ; 4 Rendons gloire lä-haut, et dans nos profondeurs, Vous par votre néant, et vous par vos grandeurs, Et toi par ta pensée, homme! grandeur supreme, Miroir qu'il a créé pour s'admirer lui-méme, Echo que dans son oeuvre il a si loin jeté, Afin que son saint nom füt partout répété. Que cette humilité qui devant lui m'abaisse Soit un sublime hommage, et non une tristesse ; Et que sa volonte, trop haute pour nos yeux, Soit faite sur la terre, ainsi que dans les cieux ! . Alfred de VIGNY (1797-1863) Texte n°4: Moise ... Et, debout devant Dieu, Moise ayant pris place, Dans le nuage obscur lui parlait face a face. II disait au Seigneur : " Ne finirai-je pas ? Ou voulez-vous encor que je porte mes pas ? Je vivrai done toujours puissant et solitaire ? Laissez-moi m'endormir du sommeil de la terre ! Que vous ai-je done fait pour etre votre elu ? J'ai conduit votre peuple ou vous avez voulu. Voila que son pied touche a la terre promise. De vous a lui qu'un autre accepte lentremise, Au coursier d'Israel qu'il attache le frein ; Je lui legue mon livre et la verge d'airain. " Pourquoi vous fallut-il tarir mes esperances, Ne pas me laisser homme avec mes ignorances, Puisque du mont Horeb jusques au mont Nebo Je n'ai pas pu trouver le lieu de mon tombeau ? Helas ! vous m'avez fait sage parmi les sages ! Mon doigt du peuple errant a guide les passages J'ai fait pleuvoir le feu sur la tete des rois ; L'avenir a genoux adorera mes lois ; Des tombes des humains j'ouvre la plus antique, La mort trouve a ma voix une voix prophetique, Je suis tres grand, mes pieds sont sur les nations, Ma main fait et defait les generations. 5 Helas ! je suis, Seigneur, puissant et solitaire, Laissez-moi m'endormir du sommeil de la terre !... ... " Sitot que votre souffle a rempli le berger, Les hommes se sont dit: " II nous est etranger " ; Et leurs yeux se baissaient devant mes yeux de flamme, Car ils venaient, helas ! d'y voir plus que mon ame. J'ai vu l'amour s'eteindre et l'amitie tarir ; Les vierges se voilaient et craignaient de mourir. M'enveloppant alors de la colonne noire, J'ai marche devant tous, triste et seul dans ma gloire, Et j'ai dit dans mon coeur : Que vouloir a present ? Pour dormir sur un sein mon front est trop pesant, Ma main laisse l'effroi sur la main qu'elle touche, L'orage est dans ma voix, l'eclair est sur ma bouche ; Aussi, loin de m'aimer, voila qu'ils tremblent tous, Et, quand j'ouvre les bras, on tombe a mes genoux. O Seigneur ! j'ai vecu puissant et solitaire, Laissez-moi m'endormir du sommeil de la terre ! " Texte n°5 : Le cor I J'aime le son du Cor, le soir, au fond des bois, Soit qu'il chante les pleurs de la biche aux abois, Ou l'adieu du chasseur que ľécho faible accueille, Et que le vent du nord porte de feuille en feuille. Que de fois, seul, dans ľombre ä minuit demeuré, J'ai souri de l'entendre, et plus souvent pleuré ! Car je croyais ouir de ces bruits prophétiques Qui précédaient la mort des Paladins antiques. O montagnes d'azur ! ô pays adore ! Rocs de la Frazona, cirque du Marboré, Cascades qui tombez des neiges entrainées, Sources, gaves, ruisseaux, torrents des Pyrenees ; Monts gelés et fleuris, tróne des deux saisons, Dont le front est de glace et le pied de gazons ! Cest lä qu'il faut s'asseoir, c'est la qu'il faut entendre Les airs lointains d'un Cor mélancolique et tendre. Souvent un voyageur, lorsque l'air est sans bruit, De cette voix d'airain fait retentir la nuit; A ses chants cadences autour de lui se mele L'harmonieux grelot du jeune agneau qui bele. Une biche attentive, au lieu de se cacher, Se suspend immobile au sommet du rocher, Et la cascade unit, dans une chute immense, Son eternelle plainte au chant de la romance. Ames des Chevaliers, revenez-vous encor? Est-ce vous qui parlez avec la voix du Cor ? Roncevaux ! Roncevaux ! Dans ta sombre vallee L'ombre du grand Roland n'est done pas consolee ! Texte n°6 : Les Feuilles d'automne, Victor Hu Ce poeme est extrait de "Soleils couchants", VI. Le soleil s'est couche ce soir dans les nuees ; Demain viendra l'orage, et le soir, et la nuit; Puis l'aube, et ses clartes de vapeurs obstruees ; Puis les nuits, puis les jours, pas du temps qui s'enfuit ! Tous ces jours passeront; ils passeront en foule Sur la face des mers, sur la face des monts, Sur les fleuves d'argent, sur les forets ou roule Comme un hymne confus des morts que nous aimons. Et la face des eaux, et le front des montagnes, Rides et non vieillis, et les bois toujours verts S'iront rajeunissant; le fleuve des campagnes Prendra sans cesse aux monts le flot qu'il donne aux mers. Mais moi, sous chaque jour courbant plus bas ma tete, Je passe, et, refroidi sous ce soleil joyeux, Je m'en irai bientot, au milieu de la fete, Sans que rien manque au monde, immense et radieux ! Les Contemplations, Victor Hugo Texte n° 7 : XXVII. Oui, je suis le reveur ; je suis le camarade Des petites fleurs d'or du mur qui se degrade, Et Pinterlocuteur des arbres et du vent. Tout cela me connait, voyez-vous. J'ai souvent, En mai, quand de parfums les branches sont gonflees, Des conversations avec les giroflees ; Je recois des conseils du lierre et du bleuet. L'etre mysterieux, que vous croyez muet, Sur moi se penche, et vient avec ma plume ecrire. J'entends ce qu'entendit Rabelais ; je vois rire 7 Et pleurer ; et j'entends ce qu'Orphee entendit. Ne vous etonnez pas de tout ce que me dit La nature aux soupirs ineffables. Je cause Avec toutes les voix de la metempsycose. Avant de commencer le grand concert sacre, Le moineau, le buisson, l'eau vive dans le pre, La foret, basse enorme, et l'aile et la corolle, Tous ces doux instruments, m'adressent la parole ; Je suis 1'habitue de l'orchestre divin ; Si je n'etais songeur, j 'aurais ete sylvain. J'ai fini, grace au calme en qui je me recueille, A force de parler doucement a la feuille, A la goutte de pluie, a la plume, au rayon, Par descendre a ce point dans la creation, Cet abime ou frissonne un tremblement farouche, Que je ne fais plus meme envoler une mouche ! Le brin d'herbe, vibrant d'un eternel emoi, S'apprivoise et devient familier avec moi, Et, sans s'apercevoir que je suis la, les roses Font avec les bourdons toutes sortes de choses ; Quelquefois, a travers les doux rameaux benis, J'avance largement ma face sur les nids, Et le petit oiseau, mere inquiete et sainte, N'a pas plus peur de moi que nous n'aurions de crainte, Nous, si l'ceil du bon Dieu regardait dans nos trous ; Le lis prude me voit approcher sans courroux, Quand il s'ouvre aux baisers du jour ; la violette La plus pudique fait devant moi sa toilette ; Je suis pour ces beautes l'ami discret et sur ; Et le frais papillon, libertin de l'azur, Qui chiffonne garment une fleur demi-nue, Si je viens a passer dans l'ombre, continue, Et, si la fleur se veut cacher dans le gazon, II lui dit: « Es-tu bete ! II est de la maison. » Les Roches, aout 1835. Aloysius Bertrand Texte n°8 : Gaspard de la nuit Livre III IX "ONDINE" '........Je croyais entendre Une vague harmonie enchanter mon sommeil, 8 Et pres de moi s'épandre un murmure pareil Aux chants entrecoupés d'une voix triste et tendre.' Ch. Brugnot. — Les deux Genies. — « Ecoute ! — Ecoute ! — C'est moi, c'est Ondine qui firole de ces gouttes d'eau les losanges sonores de ta fenetre illuminee par les mornes rayons de la lune ; et voici, en robe de moire, la dame chatelaine qui contemple a son balcon la belle nuit etoilee et le beau lac endormi. » Chaque flot est un ondin qui nage dans le courant, chaque courant est un sentier qui serpente vers mon palais, et mon palais est bati fluide, au fond du lac, dans le triangle du feu, de la terre et de ľ air. » Écoute ! — Écoute ! — Mon pere bat l'eau coassante d'une branche d'aulne verte, et mes sceurs caressent de leurs bras d'écume les fraiches iles d'herbes, de nenuphars et de glaieuls, ou se moquent du saule caduc et barbu qui péche ä la ligne. » Sa chanson murmuree, elle me supplia de recevoir son anneau a mon doigt, pour etre l'epoux d'une Ondine, et de visiter avec elle son palais, pour etre le roi des lacs. Et comme je lui repondais que j'aimais une mortelle, boudeuse et depitee, elle pleura quelques larmes, poussa un eclat de rire, et s'evanouit en giboulees qui ruisselerent blanches le long de mes vitraux bleus. . Alfred de MÜSSET (1810-1857) Texte n°9: Le saule (extrait) 9 Pale etoile du soir, messagere lointaine, Dont le front sort brillant des voiles du couchant, De ton palais d'azur, au sein du firmament, Que regardes-tu dans la plaine ? La tempete s'eloigne, et les vents sont calmes. La foret, qui fremit, pleure sur la bruyere ; Le phalene dore, dans sa course legere, Traverse les pres embaumes. Que cherches-tu sur la terre endormie ? Mais deja vers les monts je te vois t'abaisser ; Tu fuis, en souriant, melancolique amie, Et ton tremblant regard est pres de s'effacer. Etoile qui descends vers la verte colline, Triste larme d'argent du manteau de la Nuit, Toi que regarde au loin le patre qui chemine, Tandis que pas a pas son long troupeau le suit, - Etoile, ou t'en vas-tu, dans cette nuit immense ? Cherches-tu sur la rive un lit dans les roseaux ? Ou t'en vas-tu si belle, a l'heure du silence, Tomber comme une perle au sein profond des eaux ? Ah ! si tu dois mourir, bel astre, et si ta tete Va dans la vaste mer plonger ses blonds cheveux, Avant de nous quitter, un seul instant arrete ; -Etoile de l'amour, ne descends pas des cieux ! [...] Texte n° 9 : Jamais Jamais, avez-vous dit, tandis qu'autour de nous Resonnait de Schubert la plaintive musique ; Jamais, avez-vous dit, tandis que, malgre vous, Brillait de vos grands yeux l'azur melancolique. Jamais, repetiez-vous, pale et d'un air si doux Qu'on eut cru voir sourire une medaille antique. Mais des tresors secrets l'instinct fier et pudique Vous couvrit de rougeur, comme un voile jaloux. Quel mot vous prononcez, marquise, et quel dommage ! Helas ! je ne voyais ni ce charmant visage, Ni ce divin sourire, en vous parlant d'aimer. Vos yeux bleus sont moins doux que votre ame n'est belle. Meme en les regardant, je ne regrettais qu'elle, Et de voir dans sa fleur un tel coeur se fermer. Gerard de NERVAL (1808-1855) Texte n°10: Fantaisie II est un air pour qui je donnerais Tout Rossini, tout Mozart et tout Weber, Un air tres-vieux, languissant et funebre, Qui pour moi seul a des charmes secrets. Or, chaque fois que je viens a l'entendre, De deux cents ans mon ame rajeunit: C'est sous Louis treize; et je crois voir s'etendre Un coteau vert, que le couchant jaunit, Puis un chateau de brique a coins de pierre, Aux vitraux teints de rougeatres couleurs, Ceint de grands pares, avec une riviere Baignant ses pieds, qui coule entre des fleurs ; Puis une dame, a sa haute fenetre, Blonde aux yeux noirs, en ses habits anciens, Que dans une autre existence peut-etre, J'ai deja vue... et dont je me souviens Theophile GAUTIER (1811-1872) Texte n° 11: Fantaisies d'hiver I Le nez rouge, la face bleme, Sur un pupitre de glacons, L'Hiver execute son theme Dans le quatuor des saisons. II chante d'une voix peu sure Des airs vieillots et chevrotants ; Son pied glace bat la mesure Et la semelle en meme temps ; Et comme Haendel, dont la perruque Perdait sa farine en tremblant, II fait envoler de sa nuque La neige qui la poudre ä blanc. 11 II Dans le bassin des Tuileries, Le cygne s'est pris en nageant, Et les arbres, comme aux feeries, Sont en filigrane d'argent. Les vases ont des fleurs de givre, Sous la charmille aux blancs réseaux ; Et sur la neige on voit se suivre Les pas étoilés des oiseaux. Au piedestál oü, court-vétue, Venus coudoyait Phocion, ĽHiver a posé pour statue La Frileuse de Clodion. III Les femmes passent sous les arbres En martre, hermine et menu-vair, Et les déesses, frileux marbres, Ont pris aussi ľhabit ďhiver. La Venu s Anadyoméne Est en pelisse ä capuchon ; Flore, que la brise malméne, Plonge ses mains dans son manchon. Et pour la saison, les bergéres De Coysevox et de Coustou, Trouvant leurs écharpes legeres, Ont des boas autour du cou. IV Sur la mode Parisienne Le Nord pose ses manteaux lourds, Comme sur une Athénienne Un Scythe étendrait sa peau ďours. Partout se melange aux panares Dont Palmyre habille l'Hiver, Le faste russe des fourrures Que parfume le vétyver. Et le Plaisir rit dans ľalcôve Quand, au milieu des Amours nus, Des poils roux d'une bete fauve Sort le torse blanc de Venus. 12 V Sous le voile qui vous protege, Defiant les regards jaloux, Si vous sortez par cette neige, Redoutez vos pieds andalous ; La neige saisit comme un moule L'empreinte de ce pied mignon Qui, sur le tapis blanc qu'il foule, Signe, ä chaque pas, votre nom. Ainsi guide, l'epoux morose Peut parvenir au nid cache Oü, de froid la joue encor rose, A lAmour s'enlace Psyche. . Charles BAUDELAIRE (1821-1867) Texte n°12: Chant d'automne I Bientot nous plongerons dans les froides tenebres ; Adieu, vive clarte de nos etes trop courts ! J'entends deja tomber avec des chocs funebres Le bois retentissant sur le pave des cours. Tout lliiver va rentrer dans mon etre : colere, Haine, frissons, horreur, labeur dur et force, Et, comme le soleil dans son enfer polaire, Mon coeur ne sera plus qu'un bloc rouge et glace. J'ecoute en fremissant chaque buche qui tombe ; Lechafaud qu'on batit n'a pas d'echo plus sourd. Mon esprit est pareil a la tour qui succombe Sous les coups du belier infatigable et lourd. II me semble, berce par ce choc monotone, Qu'on cloue en grande hate un cercueil quelque part. Pour qui ? - C'etait hier l'ete ; voici l'automne ! Ce bruit mysterieux sonne comme un depart. II J'aime de vos longs yeux la lumiere verdatre, 13 Douce beaute, mais tout aujourdliui m'est amer, Et rien, ni votre amour, ni le boudoir, ni l'atre, Ne me vaut le soleil rayonnant sur la mer. Et pourtant aimez-moi, tendre coeur ! soyez mere, Meme pour un ingrat, meme pour un mechant; Amante ou soeur, soyez la douceur ephemere D'un glorieux automne ou d'un soleil couchant. Courte tache ! La tombe attend ; elle est avide ! Ah ! laissez-moi, mon front pose sur vos genoux, Gouter, en regrettant l'ete blanc et torride, De rarriere-saison le rayon jaune et doux ! Texte n°13 : Petits Poěmes en prose X Ä UNE HEURE DU MATIN Enfin ! seul ! On n'entend plus que le roulement de quelques fiacres attardés et éreintés. Pendant quelques heures, nous posséderons le silence, sinon le repos. Enfin ! la tyrannie de la face humaine a disparu, et je ne souffrirai plus que par moi-méme. Enfin ! il m'est done permis de me delasser dans un bain de tenebres ! D'abord, un double tour a la serrure. II me semble que ce tour de clef augmentera ma solitude et fortifiera les barricades qui me separent actuellement du monde. Horrible vie ! Horrible ville ! Recapitulons la journee : avoir vu plusieurs hommes de lettres, dont l'un m'a demande si Ton pouvait aller en Russie par voie de terre (il prenait sans doute la Russie pour une Tie); avoir dispute genereusement contre le directeur d'une revue, qui a chaque objection repondait: « — C'est ici le parti des honnetes gens, » ce qui implique que tous les autres journaux sont rediges par des coquins ; avoir salue une vingtaine de personnes, dont quinze me sont inconnues ; avoir distribue des poignees de main dans la meme proportion, et cela sans avoir pris la precaution d'acheter des gants ; etre monte pour tuer le temps, pendant une averse, chez une sauteuse qui m'a prie de lui dessiner un costume de Venustre ; avoir fait ma cour a un directeur de theatre, qui m'a dit en me congediant: « — Vous feriez peut-etre bien de vous adresser a Z... ; c'est le plus lourd, le plus sot et le plus celebre de tous mes auteurs, avec lui vous pourriez peut-etre aboutir a quelque chose. Voyez-le, et puis nous verrons ; » m'etre 14 vante (pourquoi ?) de plusieurs vilaines actions que je n'ai jamais commises, et avoir lächement nie quelques autres mefaits que j'ai accomplis avec joie, delit de fanfaronnade, crime de respect humain ; avoir refuse ä un ami un service facile, et donne une recommandation ecrite ä un parfait drole ; ouf ! est-ce bien fini ? Mecontent de tous et mecontent de moi, je voudrais bien me racheter et m'enorgueillir un peu dans le silence et la solitude de la nuit. Ames de ceux que j'ai aimes, ames de ceux que j'ai chantes, fortifiez-moi, soutenez-moi, eloignez de moi le mensonge et les vapeurs corruptrices du monde, et vous, Seigneur mon Dieu ! accordez-moi la grace de produire quelques beaux vers qui me prouvent a moi-meme que je ne suis pas le dernier des hommes, que je ne suis pas inferieur a ceux que je meprise ! . Paul VERLAINE (1844-1896) Texte n° 14 : Chanson d'automne Les sanglots longs Des violons De l'automne Blessent mon coeur D'une langueur Monotone. Tout suffocant Et bléme, quand Sonne ľheure, Je me souviens Des jours anciens Et je pleure Et je m'en vais Au vent mauvais Qui m'emporte Decä, dela, Pareil ä la Feuille morte. Texte n° 15 : Colloque sentimental Dans le vieux pare solitaire et glace Deux formes ont tout a ltieure passe. Leurs yeux sont morts et leurs levres sont molles, Et Ton entend a peine leurs paroles. Dans le vieux pare solitaire et glace Deux spectres ont evoque le passe. - Te souvient-il de notre extase ancienne? - Pourquoi voulez-vous done qu'il m'en souvienne? - Ton coeur bat-il toujours a mon seul nom? Toujours vois-tu mon ame en reve? - Non. Ah ! les beaux jours de bonheur indicible Ou nous joignions nos bouches ! - C'est possible. - Qu'il etait bleu, le ciel, et grand, l'espoir ! - L'espoir a fui, vaincu, vers le ciel noir. Tels ils marchaient dans les avoines folles, Et la nuit seule entendit leurs paroles. Arthur RIMBAUD (1854-1891) Texte n°16: Ma bohéme Je m'en allais, les poings dans mes poches crevées ; Mon paletot aussi devenait ideal; J'allais sous le ciel, Muse ! et j'etais ton feal; Oh ! la ! la ! que d'amours splendides j'ai révées ! Mon unique culotte avait un large trou. - Petit-Poucet réveur, j'egrenais dans ma course Des rimes. Mon auberge était á la Grande-Ourse. - Mes étoiles au ciel avaient un doux frou-frou Et je les écoutais, assis au bord des routes, Ces bons soirs de septembre oú je sentais des gouttes De rosée á mon front, comme un vin de vigueur ; Ou, rimant au milieu des ombres fantastiques, Comme des lyres, je tirais les élastiques De mes Souliers blesses, un pied pres de mon coeur ! 16 Texte n° 17 : Aube J'ai embrasse l'aube d'ete. Rien ne bougeait encore au front des palais. L'eau etait morte. Les camps d'ombre ne quittaient pas la route du bois. J'ai marche, reveillant les haleines vives et tiedes, et les pierreries regarderent, et les ailes se leverent sans bruit. La premiere entreprise fut, dans le sentier deja empli de frais et blemes eclats, une fleur qui me dit son nom. Je ris au wasserfall qui s'echevela a travers les sapins : a la cime argentee je reconnus la deesse. Alors je levai un a un les voiles. Dans l'allee, en agitant les bras. Par la plaine, ou je l'ai denoncee au coq. A la grand'ville elle fuyait parmi les clochers et les domes, et courant comme un mendiant sur les quais de marbre, je la chassais. En haut de la route, pres d'un bois de lauriers, je l'ai entouree avec ses voiles amasses, et j'ai senti un peu son immense corps. L'aube et l'enfant tomberent au bas du bois. Au reveil il etait midi. (Illuminations) Arthur Rimbaud