DEUXIÉME PARTIE Les idées c I. Discours sur les Sciences et les Arts. LART ET LES SCIENCES FAV0RISENT-1LS LA MORALE' • Répondant á une question posée par 1'Académie de Dijon pour son prix de morale de 1750 : Si Je rétabhs-sement des Sciences et des Arts a contribué a épurer les mceurs, Rousseau prend pour la premiére tois position sur le vaste probléme des rapports de la science et de la morale. Fort bref, cet ouvrage qui ne contient qu'une vingtaine de pages obtint le prix. L'auteur s'attache á montér que. derriěre la beauté intellectuele et . ii'tis ti que de la Renaissance se cachent 1'esc'avage politique et les progres du vice. Puis, généralisanl. il fait voir que, dans tous les États, les progres de la civilisation oni corrompu les maeurs; c"est lá que se place la Prosopopée de Fabricfus 36. Dans une seconde partie, Rousseau montre qu'en eux-mémes les Arts et les Sciences ne peavent avoir quunt influence pernicieuse sur la morale, tant des particu-liers que de la nation tout entiěre. 18. La civilisation detruit la morale. Socrate avait commence dans Athenes. le vieux Caton eonti-nua dans Rome, rje se dechainer contre ces Grecs artificieux et subt.ls qui seduisaient la vertu et amollissaient le courage DISCOURS SUR.LES SCIENCES ET LES ARTS 53 de ses condtoyens. Mais les sciences, les arts et la dialectique prevalurent encore : Rome se remplit de philosophes et d'ora-teurs; on negligea !a discipline militaire, on meprisa I'agriculture, on embrassa des sectes, et Ton oublia la patrie. Aux noms sacres de liberie, de desinteresserncnt. d'obeissance aux lois, succe-derent les noms d'£picure. de Zenon, d'Arcesilas. Depuis que les savants ont commence a paraitre parmi nous, disaient leurs propres philosophes, les gens de bien se sont eclipses. Jus-qu'alors les Romains s'etaient contents de pratiquer la vertu; tout fttt perdu quand iis commencerent a I'etudier. ... La monarchic de Cyrus a et£ conquise avec.trente mille hommes par un prince plus pauvre que le moindre des satrapes de Perse; et les Scythes, le plus miserable de tous les peuples, ont r6siste aux plus puissants monarques de I'univers. Deux fameuses republiques1 se disputerent I'empire du mende; I'une etait tres riche, I'autre n'avait rien, et ce fut celle-ci qui detruisit I'autre. L'empire remain a son tour, apres avoir englouti toutes les richesses de I'univers, fut la proie des gens qui ne savaient pas meme ce que e'etait que richesse. Les Francs conquirent les Gaules, les Saxons I'Angleterre, sans autres tresors que leur bravoure et leur pauvrete. Une troupe de pauvres montagnards dont toute I'avidit6 se bornait a quelques peaux de moutens, apres avoir dompte la fierte autrichienne, ecrasa cette opulente et redoutable maison de Bourgogne qui faisait trembler les potentats de J'Europe. Enfin toute la puissance et toute la sagesse de I'heritier de Charles Quint, soutenues de tous les tresors des Indes,. vinrent se briser contre une pctgnee de pecheurs de harengs. Que nos politiques daignent suspendre leurs calculs pour reflechir a ces exemples, et qu'ils apprennent une fois qu'on a de tout avec de I'argent, hormis des moeurs et des citoyens. Rome et Carthage. ...—ttfliiril L'CEUVRE DE J.-J. ROUSSEAU 20. La Proprietě source de 1'lrtégaiité. Le premier qui ayant enclos un terrain s'avisa de dire Ceci est a moi, et trouva des gens assez simples pour le croire. fut le vrai fondateur de la societě civile. Que de crimes, de guerres, de meurtres, que de misěres et d'horreurs n'eut point épargnés au genre humain celui qui, arrachant les pieux ou comblant le fossé, eůt crié a ses semblables : « Gardez-vous ďécouter cet imposteur; vous étes perdus si vous oubliez que les fruits sont á tous, et que la terre n'est á personnel » Mais il y a grande appa-rence qu'alors les choses en étaient déjá venues au point de ne pouvoir plus durer comme elles étaient : car cette idée de proprietě, dependant de beaucoup ďidées antérieures qui n'ont pu naitre que successivement, ne se forma pas tout d'un coup dans 1'esprit humain : il fallut faire bien des progres, acquérir bien de I'industrie et des lumiěres, les transmettre et les aug-menter d'age en age, avant que ďarriver á ce dernier terme de I'etat de nature. Tant que les hommes se contentěrent de leurs cabanes rus-tiques, tant qu'iis se borněrent á coudre leurs habits de peaux avec des épines ou des aretes, á se parer de plumes et de coquil-lages, á se peindre le corps de diverses couleurs, á perfectionner ou embellir leurs arcs et leurs flěches, á tailler avec des pierres tranchantes quelques canots de pécheurs ou quelques grossiers instruments de musique; en un mot, tant qu'iis ne s'appliquerent qu'a des ouvrages qu'un seul pouvait faíre, et qu'a des arts qui n'avaient pas besoin du concours de piusieurs mains, ils vécurent libres, sains, bons et heureux autant qu'iis pouvaient I'etre par leur nature et continuěrent a jouir entre eux des douceurs d'un commerce indépendant : mais děs I'instant qu'un homme eut besoin du secours d'un autre, děs qu'on s'apercut qu'il était utile á un seul d'avoir des provisions pour deux, 1'égalité dis-parut, la proprietě s'introduisit, le travail devint nécessaire. et les vastes foréts se changérent en des campagnes riantes qu'il DISCOURS SUR L'INEGALITE PARMÍ LES HOMMES 59 fallut arroser de la sueur des hommes, et dans lesquelles on vít bientót l'eselavage et la misěre germer et croítre avec les mois-sons.... De la culture des terres s'ensuivit nécessaire ment leur par-tage, et de la proprietě une fois reconnue ies premieres regies de justice : car. pour rendre ä chacun le sien, il faut que chacun putsse avoir quelque chose; de plus, Ies hommes commencant ä porter leurs vues dans I'avenir, et se voyant tous quelques biens ä perdre, il n'y en avait aucun qui n'eCt ä craindre pour soi la représailie des torts qu'il pouvait faire a autrui. Cette origine est d'autant plus naturelle, qu'il est impossible de concevoir 1'idée de la proprietě naissante d'ailleurs que de la main-d'ceuvre; car on ne voit pas ce que, pour s'approprier Ies choses qu'il n'a point faites, I'homme y peut mettre de plus que son travail. C'est le seul travail qui, donnant droit au cultivateur sur le produit de la terre qu'il a labourée, lui en donne, par consequent, sur le fonds, au moins jusqu'ä la récolte, et ainsi ďannée en année; ce qui, fatsant une possession continue, se transforme aisément en proprietě.... Les choses en cet etat eussent pu demeurer égales si Ies talents eussent été égaux, et que, par exemple, l'emploi du fer et la consummation des denrées eussent toujours fait une balance exacte : mais la proportion que rien ne maintenait fut bientót rompue; le plus fort faisait plus d'ouvrage; le plus adroit tirait meilleur parti du sien; le plus ingénieux trouvait des moyens ďabréger le travail; le laboureur avait plus besoin de fer, ou le forgeron plus besoin de blé, et en travaillant également, Tun gagnait beaucoup, tandis que I'autre avait peine ä vivre. C'est ainsi que 1'inégalité naturelle se déptoie insensiblement avec celle de combinaison, et que les differences des hommes, déve-loppées par Celles des circonstances, se rendent plus sensibles, plus permanentes dans leurs effets, et commencent ä influer dans la méme proportion sur le sort des particuliers. - 72 ĽCEUVRE DE J.-J ROUSSEAU qu autant dc monde qu'il faut pour se conserver le goüt de la retraite; les occupations champetres tiennent lieu d'amuse-ments; et pour qui trouve au sein de sa famille une douce soci6te,_ toutes les autres sont bien insipides.J La marliere dont on passe —ICI le lemps est trop simple et trop uniforme pour tenter beau-coup de gens, mais e'est par la disposition du cceur de ceux qui I'ont adoptee, qu'elle leur est interessante. Avec une ime saine, peut-on s'ennuyer a remplir les plus chers et les plus char-mants devoirs de l'humanice, et ä se rendre mutuellement la vie heureuse? Tous les soirs, Julie, contente de sa journee. n'en desire point une differente pour le lendemain, et tous les matins elle demande au ciel un jour semblable ä celui de la veille : elle fait toujours les meines choses parce qu'elles sont bien, et qu'elle ne connait Men de mieux a faire. Sans doute eile jouit ainsi de toute la felicite permise ä I'homme. Se plaire dans la duree de son etat, n'est-ce pas un signe assure qu'on y vit heureux' ... Apres le dejeuner*, les enfants sont entres comme ä I'ordi-naire dans la chambre de leur mere, mais, au lieu d'aller ensuite s'enfermer avec eux dans le gynecee selon sa coutume, pour nous dedommager en quelque sorte du temps perdu sans nous voir, elle les a fait rester avec eile, et nous ne nous sommes point quittes jusqu'au diner*. Henriette, qui commence a savoir tenir I'aiguille. travaillait assise devant la Fanchon, qui faisait de la dentelle, et dont I'oreiller posait sur le dossier de sa petite chaise. Les deux garcons feuilletaient sur une table un recueil d'images dont I'aine expliquait les sujets au cadet. Quand il se trompalt, Henriette attentive, et qui sait le recueil par cceur, avait soin de le corriger. Souvent, feignant d'ignorer ä quelle estampe ils etaient. elle en tirait un pretexte de se lever, d'aller et venir de sa chaise a la table et de la table ä sa chaise. Ccs promenades ne lui deplaisaient pas, et lui attiraient toujours quelque agacerle de la part du petit malin; quelquefols m§me il s'y jot-gnait un baiser que sa bouche enfantine sait mal appliqucr encore, mais dont Henriette, deja plus savante, lui epargne volontiers la facon. Pendant ces petites lecons, qui se prenaient et se don- JULIE OU LA NOUVELLE HĚLOISE 3 2-3 naient sans beaucoup de soin, mais aussi sans la moindre géne, le cadet comptait furtivement des onchets* de buis qu'il avait caches sous le livre. Mme deWolmar brodait prés de la fenétre vis-á-vis des enfants; nous étions, son mari et moi, encore autour de la table a the. lisant la gazette, ä laquelle elle prétait assez peu d'attention. Mais a ľarticle de la maladie du roi de France, et de ľattache-ment singulier de son peuple, qui n'eut jamais ď egal que celui des Romains pour Germanicus, elle a fait quelques reflexions sur le bon naturel de cette nation douce et bienveillante, que toutes hai'ssent, et qui n'en hait aucune, ajoutant qu'elle n'en-viait du rang supreme que le plaisir de s'y faire aimer. « N'enviez rien, lui a dit son mari d'un ton qu'il m'eut dü laisser prendre; il y a longtemps que nous sommes tous vos sujets. » A ce mot son ouvrage est tombé de zes mains; elle a tourné la těte, et jeté sur son digne époux un regard si touchant, si tendre, que j'en ai tressailli moi-méme. Elle n'a rien dit : qu'eDt-elle dit qui value ce regard ? Nos yeux se sont aussi rencontres. J'ai senti, ä la maniere dont son mari m'aoerré la main, que la máme emotion nous gagnait tous trois, et que la douce influence de cette Sme expansive agissait autour d'elle et triomphait de ľinsensibilité měme. Cest dans ces dispositions qu'a commence le silence dont je vous parlais : vous pouvez juger qu'il n'était pas deiroideur et d'ennui. II n'était ŕnterrompu que par le petit manege des enfants; encore, aussitôt que nous avons cessé de parier, ont-ils modéré, par imitation, leur caquet, comme craignant detroubler le recueillement unlversel. C'est la petite surintendante qui la premiére s'est mise ä baisser la voix, ä faire signe aux autres, á courir sur la pointe du pied; et leurs jeux sont devenus d'autant plus amusants que cette legere contrainte y ajoutait un nouvel intérět. Ce spectacle, qui semblait étre mis sous nos yeux pour prolonger notre attendrissement, ä produit son effet naturel. AmmiiLiscon le llngue, e parlan 1'a.lme1. Les- Ungues se taisent, mais les cceurs parlent. L'CEUVRE DE J.-J. ROUSSEAU meme la main a I'ceuvre, partager les jrivaux rustiques et le bonheur qu'on y voit attache. O terpps dc I'amour et de Innocence, oil les femmes etaient tend/es et modestes. oil les hjdmmes etaient simples et vivaient events! O Rachel! fille charmante et si constamment aimee//heureux celui qui, pou/ t'obtenir, ne regretta pas quatcjr^e ans d'esdavage! O^ouce eleve de Noemi! heureux lectin vieillard dont tu recbauffais les pieds et le cceur. Non. jafhais la beaute ne regnewee plus d'empire qu'au milieu des soins champetres. C^es't la que les graces sont sur leur trorie. que la simplicity les paYe, que la gaiete les anime, et qu'il faut les adorer malgre soi. V» partie, lettre 7. « On dejeune avec du vin blanc. on se couche sur Iherbe pour le cuver; on suit les vendangeurs, on se repose au bois ou dans les pres: on abat les noix. on a cyejfli tous les fruits d'hiver, on les itend dans les greniers » (Mme Roland, Lettre du 17 mai 1790.) • Vos sejours A la Campagne vous ont-ils laisse des impressions analogues ä Celles de Rousseau? • Pourquoi etait-il utile, vers 1760, de developper ce theme? • Dans quel ouvrage de l'antiquite le trouve-t-on developpe? • Montrer l'analogie des circonstances qui ont provoque l'eloge de la vie a la Campagne ä Rome et en France. Quelles circonstances parti-culieres preparaient les ecrivains qui s'y sont consacres a entreprendre cette propaganda? 25. La decouverte de la montagne. I'attribuai, durant la premiere journee, auxagrements de cette variete [du paysagej le calme quejesentais renaltre en moi.J'admi-rais l'empire qu'ont sur nos passions les plus vives les etres les plus insensibles, et je meprisais la philosophic de ne pouvoir pas meme autant sur Kirne qu'une suite d'objets inanimes. Mais cet etat paisible ayant dure ia nuit et augmente le lendemain. JUUE OU LA NOUVELLE HELOiSE J ^ 77 je ne tardai pas de juger qu'il avait encore quelque autre cause qui ne m'etait pas connue. J'arrivai ce jour-la sur des montagnes les moins elevees, et, parcourant ensuite leurs inegalites, sur celles des plus hautes qui etaient a ma portee. Apres m'etre promene dans les nuages, j'atteignais un sejour plus serein, d'oii i'on voit dans la saison le tonnerre et I'orage se former au-dessous desoi;jmage tropvaine de I'amedusage, dont I'exemple n'exista jamais, ou n'existe qu'aux memes lieux d'ou Ton en a tire I'embleme. Ce fut la que je demelai sensiblement dans la purete de lair oil je me trouvais la veritable cause du changemenc de mon humeur, et du retour de cette paix interieure que j'avais perdue depuis si longtemps. En effet, e'est une impression generate qu'eprouvent tous les hommes, quoiqu'ils ne I'observent pas tous, que sur les hautes montagnes, oil Pair est pur et subtil, on se sent plus de facilite dans la respiration, plus de legerete dans le corps, plus de serenite dans 1'esprit; les plaisirs y sont moins ardents, les passions plus moddrees. Les meditations y prennent je ne sais quel caractere grand et sublime, propor-tionne aux objets qui nous frappent, je ne sais quelle volupte tranquille qui n'a rien d'Scre et de sensuel. II semble qu'en s'elevant au-dessus du sejour des hommes on y laisse tous les sentiments bas et terrestres. et qu'a mesure qu'on approche des regions etherees, I'ame contracte quelque chose de leur inalterable purete. On y est grave sans melancolie. paisible sans indolence, content d'etre et de penser : tous les desirs trop vifs s'emoussent; ils perdent cette pointe aigue qui les rend douloureux; ils ne laissent au fond du coeur qu'une emotion legere et douce; et e'est ainsi qu'un heureux climat fait servir a !a felicite de I'homme les passions qui font ailleurs sort tourment. Je.doute qu'aucune agitation violente, aucune maladie de vapeurs pQt tenir contre un pareil sejour prolonge, et je suis surpris que des balm de I'air salutaire et bienfaisant des montagnes ne soient pas un des grands remedes de la mSdecine et de la morale. 94 LCEUVRE DE J.-J. ROUSSEAU 30. Pas de livres...! Je hais les livres; ils n'apprennent qu'a parler de ce qu'on ne sait pas. On dit qu'Hermes grava sur des colonnes les elements des sciences, pour mettre ses decouvertes a I'abri d'un deluge. S'i! les eflt bien imprimees dans la tete des hommes, elies s'y seraient conservees par tradition, Des cerveaux bien prepares sont les monuments ou se gravent le plus surement les connaissances humaines____ ... en particuliePj pas de Fables de La Fontaine! Fzmile n'apprendra jamais Hen par coeur, pas meme des fables, pas mgme Celles de La Fontaine, toutes nafves, toutes charmantes qu'elles sont; car les mots des fables ne sont pas plus les fables que les mots de I'histoire fie sont I'histoire. Comment peut-on s'aveugler assez pour appeler les fables la morale des enfants, sans Sanger que I'apologue, en les amüsant, les abuse; que, seduits par le mensonge, ils laissent echapper la verite, et que ce qu'on Fait pour leur rendre instruction agreable les empeche d'en profiler? Les fables peuvent instruire les hommes; mais il faut dire la verite nue aux enfants : sttpt qu'on la couvre d'un voile, iti ne se donnent plus ta peine de le lever. On fait apprendre les fables de La Fontaine ä tous les enfants, et II n'y en a pas un seul qui les entende. Quand ils les enten-drarent, ce serait encore pis; car la morale en est tellement melee et si disproportionnee a leur ige. qu'elle les porterait plus an vice qu'ä la vertu. Ce sont encore lä, direz-vous, des paradoxes. Soit; mais voyons si ce sont des verites. Je dis qu'un enfant n'entend point les fables qu'on lui fait apprendre, parce que, quelque effort qu'on fasse pour les rendre simples, instruction qu'on en veut tirer force d'y faire entrer des idees qti'il ne peut saisir, et que !e tour m§me de la poesie, en les lui rendant plus faciles a retenir, les lui rend plus diffi-ciles a concevoir, en sorte qu'on achete Tagrement aux depens de la clarté. Sans citer cette multitude de fables qui n'ont rien d'inteiligible ni d'utile pour les enfants, et qu'on leur fait indis-cretement* apprendre avec les autres, parce qu'elles s'y trouvent melees, bornons-naus ä celles que i'auteur semble avoir faites spécialement pour eux- Je ne connars dans tout le recueil de La Fontaine que cinq ou six fables oü brille éminemtnent la naivete puerile; de ces cinq ou six je pretids pour exemple la premiere de toutes, parte que c'esr celle dont la morale est le plus de tout age, celleque les enfants saisissent le m'teux, celle qu'ils apprennent avec le plus de plaisir, enfin celle que pour cela méme I'auteur a mlse par preference ä la téte de son livre. Fn lui supposant réellement I'objet d'etre entendu des enfants, de leur plaire et de tes instruire, cette fable est assurément son chef-d'ceuvre : qu'on me permette done de [a suivre et de /'examiner en peu de mots. LE CORREAL) ET LE RENARD Fable. Maitre corbe&u, sur un arbre perché, Ma/treJ que signifie ce mot en lui-méme? que signifie-t-il au-devant d'un nam propre Í quel sens a-t-il dans cette occasion ? Qu'est-ce qu'un corbeau ? Qu'est-ce qu'un arbre percbé7 L'on ne dit pas sur un arbre perché, Ton dit perché sur un arbre. Par consequent, il faut parler des inversions de la poesie; il faut dire ce que e'est que prose et que vers. Tenait dans son bee un framaue, Quel íromageí était-ce un frovnsge de Suisse, de Brie ou de Hollande? Si I'enfant n'a point vu de cerbeaux, que gagnez-vous ä lui en parier? s'il en a vu, comment concevra-t-il qu'ils tiennent un fromage á leur bee? faisons touiours des images d'apres nature. 104 L'CEUVRE DE J.-J. ROUSSEAU indigents soit toujours le sien; qu'il ne les assiste pas setilement de sa bourse mais de ses soins^qtf'il les serve,Qiitff\esprotege, qu'il leur consacre sa pejaesnne et son tejwp^fqu'il se fasse leur homme d'affaires ;^tfne remplira de sa vie un si noble emploi. • Turgot disaic deja en 1752 : « Nous n'avons point le coup d'ceil de la nature. II en est de meme de la morale, les idees generates gatent tout encore. On a grand soin de dire a un enfant qu'il faut etre juste, temperant, ver-tueux; et a-t-il la moindre idee de la vertu? Ne dites pas a votre fils « Soyez vertueux », mais faites-lui trouver du plaisir a I'etre : deve-loppez dans son coeur le germe des sentiments que la nature y a mis. » (Turgot, Leltre a Mme de Graffigny, vers 1752.) 34. Meme riclie, le jeune homme apprendra un metier manuel. Vous vous fiez a I'ordre actuel de la society sans songer que cet ordre est sujet a des revolutions inevitables, et qu'il vous est impossible de prevoir ni de pr£venir celle qui peut regarder vos enfants. Le grand devient petit, le riche devient pauvre, le monarque devient sujet : les coups du sort sont-ils si rares que vous puissiez compter d'en etre exempt? Que fera, depourvu de tout, ce fastueux imbecile qui ne sait point user de lui-meme, et ne met son etre que dans ce qui est etranger a lui? Heureux celui qui sait quitter alors I'etat qui le quitte ct rester homme en depit du sort! Or, de toutes les occupations qui peuvent fournir la subsis-tance a I'homme, celle qui le rapproche le plus de I'etat de nature est le travail des mains : de toutes les conditions, la plus inde-pendante de la fortune et des hommes est celle de I'artisan. L'ar-tisan ne depend que de son travail; il est libre, aussi llbre que le laboureur est esclave : car celul-ci tient a son champ, dont la recolte est a la discretion d'autrui. L'ennemi, le prince, un voisin puissant, un proces, lui peut enlever ce champ; par ce champ 105 on peut le vexer en mille manieres : mais partout od Ton veut vexer I'artisan, son bagage est bientot fait; il empörte ses bras et s'en va. Toutefois Tagriculcure est le premier metier de I'homme : c'est le plus honnete, le plus utile, et par consequent le plus noble qu'il puisse exercer. Je ne dis pas ä £mi!e : « Apprends I'agriculture »; il la sait. Tous les travaux rustiques lui sont familiers; c'est par eux qu'il a commence; c'est ä eux qu'il revient sans cesse. Je lui dis done : « Cultive I'h6ritage de tes peres. Mais si tu perds cet heritage, ou si tu n'en as point, que faire? Apprends un metier. — Un metier ä mon fils! mon fils artisan! Monsieur, y pensez-vous ? — J'y pense mieux que vous, madame. qui voulez le reduire ä ne pouvoir jamais etre qu'un lord, un marquis, un prince, et peut-Stre un jour moins que rien : moi, je lui veux donner un rang qu'il ne puisse perdre, un rang qui I'honore dans tous les temps, je veux l'61ever ä l'6tat d'homme; et, quoi que vous en puissiez dire, il aura moins d'ögaux ä ce titre qu'ä tous ceux qu'il tiendra de vous. » La lettre tue, et l'esprit vivifie. II s'agit moins d'apprendre un metier pour savoir un metier, que pour vaincre les prejuges qui le meprisent. Vous ne serez jamais reduit ä travailler pour vivre. Eh! tant pis, tant pis pour vous! Mais n'importe; ne tra-vaillez point par necessite, travaillez par gloire. Abaissez-vous ä I'etat d'artisan pour etre au-dessus du votre. Pour vous soumettre la fortune et les choses, commencez par vous en rendre inde-pendant. Pour regner par I'opinion, commencez par regner sur eile. Souvenez-vous que ce n'est point un talent que je vous demande; c'est un metier, un vrai metier, un art purement mecanique, cü les mains travaillent plus que la tete, et qui ne mene point ä la fortune, mais avec lequel on peut s'en passer. Dans des maisons fort au-dessus du danger de manquer de pain, j'ai vu des peres pousser la prevoyance jusqu'ä joindre au soin d'instruire leurs enfants celui de les pourvoir de connais- 108 L'CEUVRE DE J.-J. ROUSSEAU Li vre III. [ a) Democratic : convicnt aux I peiits £tats. A. TrO'lS systemes de } b) Aristocratic : convient pux gouvernement ) £tats movons. / c) Monarchie : convtent aux ( grands £tats. B. La democratie est la forme ideale de gouvernement 35. Li vre IV. f A. Le gouvernement doit constamment consulter J le peuple souverain. ) B. Les lois sont vot&es ä la majortte. f C. üne seule religion dans 1'ito.t. 35. Difficult.es du gouvernement democratique. Celui qui fait la loi sait mieux que personne comment elle doit etre executee et interpretee. II semble done qu'on ne saurait avoir une meilleure constitution que celle ou le pou-voir executif est joint au legislatif : mais e'est cela meme qui rend ce gouvernement insuffisant a certains egards, parce que les choses qui doivent etre distinguees ne le sont pas et que le Prince et le Souverain n'etant que la meme personne ne forment pour ainsi dire qu'un gouvernement sans gouvernement. II n'est pas bon que celui qui fait les lois les execute, ni que le corps du peuple detourne son attention des vues generates pour la donner aux objets particuliers. Rien n'est plus dangereux que I'influence des interets prives dans les affaires publiques, et Tabus des lois par le gouvernement est un mal moindre que la conception du legislateur, suite infaillible des vues particulieres. Alors, I'E-tat etant altere dans sa substance, toute reforme devient impossible. Un peuple qui n'abuserait jamais du gouvernement n'abuserait pas non plus de I'independance: un peuplequi gouvernerait toujours bien n'aurait pas besoin d'etre gouverne. A prendre le terme dans la rigueur de I'acception. il n'a jamais existe de veritable democratie, et il n'en existera jamais. CO NT RAT SOCIAL 109 II est contre I'ordre naturel que le grand nombre gouverne et que le petit soit gouverne. On ne peut imaginer que le peuple reste incessamment assemble pour vaquer aux affaires publiques, et Ton voit aisé-ment qu'il ne saurait établir pour cela des commissions, sans que la forme de 1'administration change. En effet, je crois pouvoir poser en principe que, quand les fonctions du gouvernement sont partagées entre plusieurs tri-bunaux*. les moins nombreux ncquiěrent, tot ou tard, la plus grande autoritě, ne fut-ce qu'a cause de la facilité ďexpédier les affaires, qui les y aměne naturellement. D'ailleurs, que de choses difficiles á réunir ne suppose pas ce gouvernement! Premiěrement un État trěs petit, oů le peuple soit facile a rassembler, et oil chaque citoyen puisse aisément connaltre tous les autres : secondement, une grande simplicitě de mceurs qui prévienne la multitude d'affaires et les discussions épineuses : ensuite, beaucoup ďégalité dans les rangs et dans les fortunes, sans quoi 1'égalité ne saurait subsister long-temps dans les droits et 1'autorité : enfin, peu ou point de luxe; car, ou le luxe est I'effet des richesses, ou il les rend nécessaires, il corrompt á la fois le riche et le pauvre, I'un par la possession, I'autre par la convoitise; il vend la patrie á la mollesse, á la vanitč; il óte á 1'État tous ses citoyens pour les asservir les uns aux autres, et tous á 1'opínion. Voilá pourquoi un auteur célěbre1 a donné la vertu pour principe á la république, car toutes ces conditions ne sauraient subsister sans la vertu : mais faute d'avoir fait les distinctions nécessaires, ce beau génie a manqué souvent de justesse, quel-quefois de clarté, et n'a pas vu que 1'autorité souveraine étant partout la méme, le měme principe doit avoir lieu dans tout État blen constitué, plus ou molns, il est vrai, selon la forme du gouvernement. Ajoutóns qu'il n'y a pas de gouvernement si sujet aux guerres I. Montesquieu {Esprit des lois. III, 3). lie L'CEUVRE DE J.-J. ROUSSEAU 39. La nuit a la belle etoile. Je me souviens meme d'avoir passe une nuit delicieuse hors de la ville, dans un chemin qui cotoyait le Rhone ou la Sadne, car Je ne me rappelle pas lequel des deux. Des jardins eleves en terrasse bordaient le chemin du cote oppose. II avait fait tres chaud ce jour-la; la soiree etait charmante; la rosee humec-tait 1'herbe fletrie; point de vent, une nuit tranquille; I'air etait frais sans etre froid: le soleil, apres son coucher, avait laisse dans le ciel des vapeurs rouges dont la reflexion rendait I'eau couleur de rose; les arbres des terrasses etaient charges ' de rossignols qui se repondaient I'un a I'autre. Je me promenais dans une sorte d'extase, livrant mes sens et mon cceur a la jouissance de tout cela, et soupirant seulement un peu du regret d'en jouir seul. Absorbe dans ma douce reverie, je pro-longeai fort avant dans la nuit ma promenade, sans m'apercevoir que j'etais la. Je m'en apercus enfin. Je me couchai voluptueuse-ment sur la tablette d'une espece de niche ou de fausse porte enfoncee dans un mur de terrasse; le ciel de mon lit etait forme par les tetes des arbres; un rossignol etait precisement au-dessus de moi : je m'endormis a son chant; mon sommeil fut doux; mon reveil le fut davantage. II etait grand jour : mes yeux, en s'ouvrant, virent I'eau, la verdure, un paysage admirable. Je me levai, me secouai : la faim me prit; je m'acheminai gaiement vers la ville, resolu de mettre a un bon dejeuner deux pieces de six blancs qui me restaient encore. Confessions, IV. 40. La montagne. Je gravissais lentement et a pied des sentiers assez rudes, conduit par un homme que j'avais pris pour etre mon guide, et dans lequel, durant toute la route, j'ai trouve plutot un ami qu'un mercenaire. Je voulais rever, et j'en etais toujours detourne L'ARTISTE 117 par quelque spectacle inattendu. Tantöt d'immenses roches pendaient en ruines au-dessus de ma tete. Tantöt de hautes et bruyantes cascades m'inondaient de leur epais brouillard. Tantöt un torrent eternel ouvrait ä mes cötes un abime dont les yeux n'osaient sonder la profondeur. Quelquefois je me perdais dans I'obscurite d'un bois touffu. Quelquefois, en sortant d'un gouffre, une agreable prairie rejouissait tout ä coup mes regards. Un melange etonnant de la nature sauvage et de la nature cul-tivee montrait partout la main des hommes, oü Ton eüt cru qu'ils n'avaient jamais penetre : ä cöte d'une caverne on trouvait des maisons; on voyait des pampres sees oü I'on n'eüt cherche que des ronces, des vignes dans des terres eboulees, d'excellents fruits sur des rochers, et des champs dans des precipices. Ce n'etait pas seulement le travail des hommes qui rendait ces pays etranges si bizarrement contrastes; la nature semblait encore prendre plaisir a s'y mettre en opposition avec elle-meme, tant on la trouvait differente en un meme lieu sous divers aspects. Au levant les fleurs du printemps, au midi les fruits de I'automne, au nord les glaces de I'hiver : eile reunissait toutes les saisons dans le meme instant, tous les climats dans le meme lieu, des terrains contraires sur le meme sol, et formait I'accord inconnu partout ailleurs des productions des plaines et de celles des Alpes. Ajoutez a tout cela les illusions de I'optique, les pointes des monts differemment eclairees, le clair-obscur du soleil et des ombres, et tous les accidents de lumiere qui en resultaient le matin et le soir; vous aurez quelque idee des scenes continuelles qui ne cesserent d'attirer mon admiration et qui semblaient m'etre offertes en un vrai theatre, car la perspective des monts etant verticale frappe les yeux tout ä la fois et bien plus puissamment que celle des plaines qui ne se voit qu'obliquement, en fuyant, et dont chaque objet vous en cache un autre. Nouvelle Heloise, I" Partie, lettre 23. :