CHEZ LE MEME ED1TEUR OEuvres romanesques, tomes I, III, IV. Poemes, Nouvelles, tome V. ' Jazz, tomes VI, VII, VIII. Theatre, Opera, tomes IX, X. j jj ^ Chansons, Musique, tomes XI, XII. KJC, U V IY.C/O Cinema, tome XIII. Chroniques, Critiques, Traites, tome XIV. TOITIC dCUXiCITlC Edition publiee sous Vautorite a" Ursula Vian Kubier Sous la direction de Gilbert Pestureau Edition etablie et presentee par Gilbert Pestureau et Marc Lapprand Documentation et archives : Nicole Bertolt Fayard s L'Ecume des jours UN CHEF-D'(EUVRE ELLINGTONIEN L'Ecume des jours, ce titre poétique et nostalgique, est un des plus constants succěs ďedition dans la litterature francaise contemporaine depuis pres de quarante ans, comme Vattestent les quelque trois millions d'exemplaires vendus, et ce roman ďamour tragique est sans doute la réussite supreme d'un jeune auteur qui, presque ďemblée, compose un chef-d'oeuvre1. On s'etonne parfois que Boris Vian ait pu passer directement de la fantaisie farceuse, Trouble dans les andains ou Vercoquin et le plancton, á une fiction aussi riche et maitrisée, puis de L'Ecume des jours, histoire tendre et poignante, au roman-canular pseudo-américain J'irai cracher sur vos tombes, érotique et violent. Cest mol connaitre á la fois le processus de creation des vrais artistes capables de changer de sujet et de registre avec virtuositě, et la richesse ďimagination, de sensibilitě et de style de Vian. 1. Les notes appelécs par un atcrisquc son! de Boris Vian; celles appelées par des chiffres sont dc I'editeur. Pour une leclure savante de ce roman, on se reporlera á 1'edition critique procurée par G. Pestureau et M. Rybalka, C. Bourgois, 1994. 9 (Euvres L 'Écume des jours Peu aprěs la redaction de Vercoquin et le plancton, il commence done un roman dont d'abondantes notes preparatories gar dent la trace. II le rédige de Vautomne 1945 au prin-temps 1946 et maintes pages sont éerites au fil de la plume, presque satis ratures; s'y révěle Vallégresse créatrice ďun jeune écrivain súr de commence?' une heureuse carriěre dans les lettres. Cependant les derniers chapitres furent sans doute récrits en mars-avril 1946, mais ce manuserit éventuel est perdu. La genese mele deux inspirations essentielles, Vamour « avec des jolies filles » et le jazz, comme Vannonce VAvant-propos daté par nécessité imaginaire du 10 mars, anniversaire de Vauteur, á Vinstar de la derniěre page du roman. Un souvenir s'avere particuliěrement fécond, le coup de foudre personnel a V audition d'un air « arrange par Duke Ellington ». Trěs tot Vian met en place les elements essentiels de 1'intrigue, liés au passage douloureux de Vadolescence insou-ciante á Váge de la responsabilité : Colin, jeune homme amou-reux, Chloé, trěs belle jeune fille malade ďun nenuphar dans le poumon, le travail inhumain, la mort. L 'experience vécue. a sa part dans cette fiction, par les responsabilités nouvelles du mariage, la maladie et V operation de la jeune épouse, la nécessité de gagner sa vie dans un travail fastidieux et répétitif, la tension entre le bonheur ďamour et Vangoisse de vivre. Cependant, la force et V originalité de cette ceuvre viennent de trois aspects apparemment fort divers, mais parfaitement complémentaires et fondus dans une alchimie poétique : un ton et un style contrastés comme les details du récit, unissant la poesie la plus delicate et la plus lyrique aux jeux du langage et aux inventions stylistiques comiques; une inspiration qui plonge dans la culture contemporaine anglo-saxonne, particuliěrement américaine; une histoire ďamour heureux qui tourne bientót á la tragédie, car la fatalitě cruelle n 'est jamais lasse de frapper. La poesie du rytlrme — heptasyllabes (chapitres XVI et XXXII) ou alexandrins blancs (LX11I) —, des harmonies et des 10 images alterne avec la caricature et le grotesque. Le langage ludique inclut jeux de mots (« hot » au double sens du jazz et de la temperature), calembours (« coing » et « coin »), contrepěte-ries («Jean-Sol Partre »), jeux sonores, jeux grammaticaux (« courge » et « icone » au masculin, quasi-néologismes done) et vrais néologismes enfin : mots-valises tels que le « pianocktail », anglicismes tels que /'« égalisateur' », creations comme « anti-quitaire », « biglemoi », « doublezon ». Comme le swing du jazz, fusion magique ďelements logiquement inconciliables, unit contradictoirement la mesure et le balancement, le rythme régu-lier et le décalage musical, Vécriture de Vian joue sur la tension et la detente, la rigueur de la structure et la sotiplesse ou la fan-taisie de V inspiration; elle transforme Vhorreur en beauté, en burlesque ou en loufoque, jouant avec les mots sur notre sensibilitě; la délicatesse lyrique alterne avec 1'horrible, la farce avec le macabre, le comique surgit dans le pathétique mime et V ironie dans V emotion; I'humour grincant ou noir permet de domi-ner Vangoisse de la fin fatale. Ainsi le style de Vian méle-t-il intimement des tons et des perspectives contradictoires dans une alchimie séduisante. Comme dans toute I'aeuvre de Vian, on trouve déjá ici une satire acerbe, pereutante, comique ou émouvante de la société et 'de ses organismes : Vusine est horreur programmed, les armes sont nourries du sang des hommes, la violence policiěre est gra-tuite, VEglise s'interesse plus á V argent qu'a la condition humaine et la religion n 'a pas de réponse au massacre des innocents. Cependant, auprěs de cet individualisme anarchisant, ce qui est encore plus personnel a Vian est la creation ďun monde aussi vivant que mortel. Cet animisme, déjá esquissé dans les romans precedents, donne á la fiction une originalité poétique et I'enrichit de toutes les forces du reve. L 'envoůtement de L'Ecume des jours nait d'une vision imaginaire exprimée par le fantastique poétique et entrainant néces- nr equalizer. « pistolct » en argot amčricain depuis les années trente. 1 1 sairement le lecteur vers le denouement fatal. Le passage s'effectue comme naturellement du monde dit reel á un univers convergent, étrange el fascinant. Le vitalisme est caractéristique de cette transmutation : pierre vivante, fusil-plante, lapin-machine, souris-áme, chat-guillotine, musique-femme-fleur... Point de cloisons entre les rěgnes dans cet univers animé que gouverne la vérité poétique de Vapprehension sentimentale on onirique du monde; la matiere respire et palpite; tout communique et dialogue. La vie porte le monde et la mort le saisit, amollissement et entropie, usure ou vieillissement prematures, parasite mortifěre et humiditě pourrissante, délire féroce et flux destructeur. D 'emblée est posé le fantastique sous toutes ses formes; le désir fait naitre son objet, le langage sorcier engendre un univers, la metamorphose magique complete ce monde clos oil dominent des forces obscures porteuses de tragédie. Donnant la prioritě á I'imaginaire et a I'eslhetique, L'Ecume des jours conforte et illustre I'exigence surrealisté qui condamnait le genre romanesque pour son pseudo-réalisme et demandait á I'art de révéler les mystěres du réve et la puissance des visions intérieures. Et de mime que les surréalistes out été séduits par la modernitě du cinéma et de la musique d'outre-Atlantique, Vian se tourne vers la culture américaine pour son inspiration. Celle-ci est annoncée par les references immédiates aux musiciens et aux villes des Etats-Unis, imaginaires et mythiquespuisque Vian n'y alia jamais. Le Paris fictionnel se met á I'heure du jazz; les lieux prétendus de redaction, La Nouvelle-Orléans, Memphis et Davenport, signalent á la fois le goút de Vinvention — Vian joue déjá ici le « menteur » et le mystificateur — et le role d'une mythologie géographique et jazzique; le manuscrit nous apprend meme que I'un des personnages, Chick, s'appelait d'abord « Jacques Chickago », ce qui renvoie á un autre haul lieu du jazz'. Des references visuelles aux images feminities stě- 1. L'un des premiers titres du roman est Le Jour en loques. ce qui peut sMnter- réotypées venues des États-Unis — la pin-up — sont évidentes, et surtout au cinéma américain; la comédie musicale hollywoo-dienne est évoquée děs la presentation du héros, Colin; le film burlesque apparait avec gags et catastrophes comiques; enfin le dessin animé: les animaux partagent la vie des hommes et une petite souris familiěre joue un role métaphorique majeitr. On peut aussi tracer des sources littéraires, anglaises avec Lewis Carroll et P.G. Wodehouse par exemple, mais surtout américaines avec un passage de William Faulkner dans Mous-tiques oil une femme vieillie et déprimée sent une fleur véné-neuse se développer en elle; le coup de génie de Vian est de donner une identitě á cette fleur, la nommant « nenuphar », une fleur d'eau, et d'en affecter comme d'une maladie mystérieuse et symbolique une toute jeune fille en pleine beauté, amoureuse de la vie; ainsi, dans I'alchimie du roman de Vian, I'image de Faulkner subit une mutation essentielle''. Cette inspiration romanesque se conjugue parfaitement avec le jazz, puisque le roman américain se passe dans les bayous et les marais de Loui-siane, non loin de New Orleans. Or précisément le prénom de Vheroine de Vian, Chloé, vient d'un morceau de Duke Ellington, Chloe, velouté, mélancolique et sensuel, sous-titré Song of the Swamp, « Chanson du maré-cage »; ainsi s'annoncent non settlement la fleur mortelle, mais aussi le marais oil la jeune fille est enterrée au denouement. Cependant, tout le roman est hommage. au jazz et surtout á Duke Ellington, dieu musical et bientot ami de Vian. Auprěs de Chloé, incarnation d'un blues, void Alise nee d'un boogie-woogie, rythme hot et dynamique qu'on retrouve dans sa sensualité solaire et sa volonté ďaction méme suicidaire; void le «pia-nocktail» qui permet de boire le jazz et mainles references aux airs qui rythment 1'intrigue. Ainsi « le plus poignant des ro/nans d'amour contemporains » (R. Queneau) écrit-il le chant déses- Preter comme une traduction approximative de ragtime. Pour plus de precisions sur les Personnages. voir G. Pestureau, Dii-tionnaire Vian. C. Bourijois, 1985. 1. W. Faulkner, Mosquitoes (1927). trad. Moustiques, Minuit, 1948. pp. 267-268. 12 13 (Euvres péré de la musique noire, transposant en littérature le style jungle ďEllington : vie lumineuse et moiteur étouffante, harmonies brillantes et joyeuses on resonances mélancoliques et déses-pérées. Cest done d'abord le jazz qui féconde á la fois le lyrisme de L'Ecume des jours et la force poignante de l'histoire ďamour malheureuse mais éternelle. Triomphant comme une comédie musicale, le mariage de Colin et Chloé est pourtant marqué de quelques signes néfastes annongant le destin fatal. L 'heroine est vouée děs sa conception ä une existence provisoire et ä une fin tragique, et e'est ainsi quelle coincide avec le blues quelle incarne: jazz essentiellemenl éphéměre, musique qui chante pathétiquement et désespérément la tragédie de la servitude et la fatalitě de la négritude. Tout un réseau ďimages et de significations mě ne le monde euphorique du debut du roman vers la degradation ineluctable, espace pourrissant et mort universelle. Alchimie du jazz, philtre venu du fond des äges, sorcellerie afri-caine qui rejoint le maléfice celtique fatal ä Tristan et Iseut... Ainsi une intrigue ä la dimension tragique met-elle en scene des personnages quasi adolescents, confrontés á Vage adulte, ä des figures sociales hostiles ou dégradées, et surtout en butte ä l'absurde de la condition humaine. L'äge des passions fait vivre et bientöt moiirir ces jeunes héros sur qui veille Nicolas, protec-teur désespéré ďun paradis condamné : passions pour le jazz, pour les plaisirs, pour la littérature, pour Vamitié et Vamour. S'ils se ressemblent sans doute, ees quatre ou cinq enfants qui s'aiment sont aussi trěs différents : e'est Colin voué á V amour hbsolu et Chick le fou de Partre; e'est Alise-boogie et Chloé-blues. Ainsi la premiere, amoureuse dynamique an corps splendide et ä la chevelure de flamme, devient meurtriěre et incen-diaire par passion, tandis que Chloé, pudique et sensuelle, splendide mais condamnée, s'abandonne mélancoliquement aux fleurs du mal et á la pente fatale vers la mort. Ainsi Chick, pos-sédé par sa manie de collectionneur, est execute comme dans un thriller de science-fiction, tandis que Colin est une victime exem-plaire de Vamour jusqu'ä son suicide annoncé. L'Ecume des jours Souvent le pathétique des histoires ďamour nait des obstacles retardant le « ils vécurent heureux... » ou d'un denouement par-tiellement funeste — separation, mort de I'un des amants —, mais la catastrophe est rarement totale. Or, si Vhistoire de Colin et Chloé apparait d'abord comme I'accomplissement classique d'un rěve en rose, trěs tót s'installe la fatalitě tragique, machine infernale et implacable, et děs lots rien n 'y échappe: ni le couple radieux, ni leurs amis, ni les animaux familiers, ni le decor dont la degradation illustre cette marche inexorable vers la déchéance, la maladie mortelle, la folie, le crime et le suicide. Comme dans une farce, des traits bouffons accompagnent la fiction jusqu'au bout, mais comme dans la tragédie la fatalitě frappe á coup sur. Un univers vivant se liquéfie, s'ecroule et dis-parait, choses, betes et gens, couleurs et musique. Chloé, grace sonore devenue sensualité charnelle, a aussi recu du jazz la nostalgie, le cafard, le désespoir de cette musique qui meurt avant elle, avec elle. Comme chante avec ápreté le blues, coquetěle doux-amer, la joie existe mais le malheur I'emporte toujours. Hymne au bonheur et a la vie, ce roman pleure la mort et Vabsurde. Baigné de mythologies grecque, chrétienne et jazzique . — double valeur duprénom Chloé, malediction et perte du paradis, fatalitě antique et détresse modeme —, L'Ecume des jours, roman ellingtonien et éternel, nous envoute par son melange ďinnocence joyeuse et de cruauté féroce, de sensualité pure, sublimée par le jazz, et de dénonciation du travail servile et de V argent maudit, de V émerveillement de vivre et de Vimmémo-riale peine ďamour. La seduction de L'Ecume des jours tient done á V accord d'un langage et ďune vision, a V harmonie d'un style swing avec un univers fantastique, nourri de surrealisme et ďonirisme. La gloire de cette ceuvre vient aussi de sa modernitě adolescente et éternelle, mélant tendresse et anarchie, passion et humour grinqant — « humour rouge », dit Francois Caradec —, obreuvée aux sources de la musique de notre temps, pour créer un objet poétique qui nous jette au visage le bonheur ineffable de I'amour fou et le cauchemar de notre condition mortelle. 14 15 QLuvres L 'Ecume des jours * // estpresque incroyable aujourd'hui que la critique et les lec-teurs aient « manque » ce chef-d'oeuvre en 1947. Venait-il trop tot, en plein neo-realisme behaviouriste, socialiste ou autre ? Le manuscrit de Vian jut transpose en dactylogramme assez infidele que les directeurs des Temps modernes requrent en mai 1946 pour en publier treize chapitres dans le numero d'octobre de la revue (n° 13, pp. 30-61). Raymond Queneau de son cote, qui avail encourage son jeune ami a ecrire ce roman pour la noble « Collection blanche » de Galhmardle presenta au prix de la Pleiade, destine a couronner un jeune auteur de Gallimard et attribue a Mouloudji Vannee precedente. L'oeuvre de Vian jut soutenue par Sartre et Lemarchand, outre Queneau, mais le candidal de Malraux, soutenu par Arland et Paulhan, Vemporta finalement. La deception de notre auteur jut grande et cette decision changea probablement tout I'avenir de son ceuvre; il se tourna par derision vers le canular pseudo-americain et expedia en quinze jours J'irai cracher sur vos tombes, qui sera publie avant L'Ecume des jours, par un hasard sans doute malen-contreux sinon desastreux. Bientot en ejfet le scandale de Vernon Sullivan occulta son ceuvre majeure, cependant que Gallimard refusait tout autre roman signe Vian. En depit de son originalite — ou a cause d 'elle ? — et en depit de Vinspiration jazzique, ce roman jut peu lu. On pouvait pour-tant penser que Vintelligentsia francaise qui, de Cocteau d Ara-gon et de Sartre a Leiris, vit dans le jazz un signe puissant de la modernite, y await trouve du chartne, de meme que la generation de la guerre qui avail fait de cette musique le symbole de la resistance aux nazis. Mais c'etait une ceuvre anti-existentialiste et non engagee en plein triomphe de Sartre, un roman qui refusait hautement vraisemblance et « realisme » quotidien. Parmi les quelques critiques qui parlerent du livre, la plupart passerent 1. On se rappelle que Vercoquin et le plancton entra dans la collection de ji auteurs « La Plume au vent » ((Euvres completes I, p. I, II). d cote de sa hardiesse et de sa nouveaute, ou ne surent que louer du bout des levres, avec de plates reserves. Et pourtant, quel pas etonnant franchi entre la pochade romanesque et l'oeuvre mai-tresse, offrant la vision originate et poetique d'un monde « vrai », promise a une gloire posthume mais durable! II fallut en ejfet attendre quelques annees pour que L'Ecume des jours soit reconnue un chef-d'oeuvre; ce fut grace a la reedition de Jean-Jacques Pauvert en 1963, quatre ans apres la mort de Vauteur, a Vedition de poche la meme annee (Le Monde en 101 18), puis aux nombreuses editions, en particulier sous la direction de Christian Bourgois qui joua un role essentiel pour faire connaitre toute l'oeuvre de Vian. On fit un film, un opera, plu-sieurs adaptations thedtrales du roman. Si celebre maintenant, au point que son litre sert pour des produits commerciaux, des enseignes, des refrains quotidiens, que des romans contemporains s'en inspirent ou lui rendent hommage et qu'on ne compteplus les Chloe, L'Ecume des jours a evidemment donne lieu depuis les annees soixante a maintes analyses sauvages ou savantes, aventureuses ou pertinentes. Mais nulle critique, pas plus que celle qui precede et en tient pour le « roman ellingtonien », ne peut epuiser le mystere, le charme ni la richesse de ce miracle poetique, equilibre magique de rire et d'horreur, de tendresse et de sensualite, de pudeur et de violence. Boris Vian, mort jeune comme ses heros, n'aura pas connu, helas, le succes posthume de son oeuvre maitresse, ni la gloire consequente. N'est-ce point en accord avec son sourire triste et avec Vecume doree, tremblante et fragile de nos jours qui s'enfuient et nous coulent entre les doigts ? Gilbert Pesturcau 16 Chloe s'habillait. — Dis a Nicolas de faire des sandwiches, dit-ellc, qu'on parte tout de suite... Je leur ai donne rendez-vous chez Isis. Colin l'embrassa sur l'epaule, profitant d'une eclaircie, et cou-rut prevenir Nicolas. Nicolas achevait de soigner la souris et lui fabriquait une petite paire de bequilles en bambou. — Voila... conclut-il. Marche avec gajusqu'a ce soir et il n'y paraitra plus. — Qu'est-ce qu'elle a? demanda Colin en lui caressant la tete. — Elle a voulu nettoyer les carreaux du couloir! dit Nicolas. Elle y est arrivee, mais qa lui a fait mal. — Ne te soucie pas de qa, dit Colin, qa reviendra tout seul. — Je ne sais pas, dit Nicolas. C'est bizarre. On dirait que les carreaux respirent mal. — Ca reviendra, dit Colin, je pense, du moins. C/a n'a jamais fait qa jusqu'a maintenant? — Non, dit Nicolas. Colin resta quelques instants devant la fenetre de la cuisine. — C'est peut-etre l'usure normale, dit-il. On pourrait essayer de les faire changer... — Cela coutera tres cher, dit Nicolas. — Oui... dit Colin. II vaut mieux attendre. — Qu'est-ce que tu voulais? demanda Nicolas. — Ne fais pas de cuisine, dit Colin. Seulement des sandwiches, on va partir tout de suite. — Bon, je m'habille, dit Nicolas. II posa la souris par terre et elle sc dirigea vers la porte, oscil-lant entre ses petites bequilles. Ses moustaches noires depas-saient des deux cotes. L ccurnc ties juuro XXX La rue avait tout a fait change d'aspect depuis le depart de Colin et de Chloe. Maintenant, les feuilles des arbres etaient randes et les maisons quittaient leur teinte pale pour se nuancer d'un vert efface avant d'acquerir le beige doux de Fete. Le pave devenait elastique et souple sous les pas et l'air sentait la framboise. II faisait encore frais, mais on devinait le beau temps der-riere les fenetres aux vitres bleuatres. Des fleurs vertes et bleues poussaient le long des trottoirs, et la seve serpentait autour de leurs tiges minces avec un leger bruit, humide comme un baiser d'escargots. Nicolas ouvrait la marche. II etait vetu d'un complet sport de chaud lainage moutarde et portait, en dessous, un chandail a col roule dont le jacquard dessinait un Saumon a la Chambord tel qu'il apparait a la page 607 du Livre de cuisine de Gouffe'. Ses souliers de cuir jaune a semelle crepe froissaient a peine la vegetation — il prenait soin de marcher dans les deux sillons que Ton degageait pour laisser passer les voitures. Colin et Chloe le suivaient. Chloe tenait Colin par la main et respirait a longs traits les odeurs de l'air. Chloe avait une petite robe de laine blanche et un mantelet de leopard benzole, dont les taches, attenuees par ce traitement, s'elargissaient en aureoles et se recoupaient en curieuses interferences. Ses cheveux mousseux flottaient librement et exhalaient une douce vapeur parfumee de jasmin et d'oeillet. Colin, les ycux mi-clos, se guidait sur ce par-fum et ses levres fremissaient doucement a chaque inhalation. Les facades des maisons s'abandonnaient un peu, quittant leur severe rectitude, et l'aspect resultant de la rue deroutait parfois Nicolas qui devait s'arreter pour lire les plaques emaillees. — Qu'est-ce que nous allons faire d'abord? demanda Colin. !• Jean Marais, dans L 'Eternel Retour de J. Dclannoy et J. Cocteau (1943). mit ä la m°de le pull-over ä dessins jacquard; 1c « Saumon ä la Chambord » est une des süper- bes Vlgnettes qui ornent l'ouvragc de J. Gouffe. 102 103 — Aller dans les magasins, dit Chloe. Je n'ai plus une seule robe. — Tu ne veux pas aller chez les Soeurs Calotte \ comme d'habitude? dit Colin. — Non, dit Chloe, je veux aller dans les magasins et m'ache-ter des robes toutes faites et des choses. — Isis va sürement etre contente de te revoir, Nicolas, dit Colin. — Pourquoi ca? demanda Nicolas. — Je ne sais pas... Iis tournerent dans la rue Sidney-Bechet2 et c'etait lä. La concierge, devant la porte, se balancait dans un rocking-chair mecanique dont )e moteur faisait un bruit petaradant sur un rythme de polka. C'etait un vieux Systeme. Isis les accueillit, Chick et Alise etaient dejä lä. Isis avait une robe rouge et sourit ä Nicolas. Elle embrassa Chloe et ils s'entre-baiserent tous pendant quelques instants. — Tu as bonne mine, ma Chloe, dit Isis. Je croyais que tu etais malade. Qa me rassure... — Je vais mieux! dit Chloe, Nicolas et Colin m'ont tres bien soignee. — Comment vont vos cousines? demanda Nicolas. Isis rougit jusqu'aux yeux. — Elles me demandent de vos nouvelles tous les deux jours... dit-elle. — Ce sont de charmantes filles! dit Nicolas en se detournant legerement, mais vous etes plus ferme. — Oui, dit Isis. — Et ce voyage ? demanda Chick. — Qa s'est bien passe, dit Colin. La route est tres mauvaise au debut, mais qa s'est arrange. 1. Callot Soeurs fut une maison de couture celebre; Vian joue sur le fameux slogan anticlerical « A bas la calotte! ». 2. Ce saxo soprano (1897-1959) illustra un excellent jazz de style Nouvelle-Orlcans; il joua avec l'orchestre dc Claude Luter et s'inslalla en France a partir de 1948. L tcume des jours _ Sauf la neige, dit Chloe, c'etait bien... Elle porta la main ä sa poitrine. C'etait tres froid cette neige. — Oü va-t-on ? demanda Alise. Je peux vous resumer la conference de Partre, dit Chick, si vous voulez. — Tu en as achete beaucoup, depuis notre depart ? demanda Colin. — Oh... non... dit Chick. _ Et ton travail ? demanda Colin. — Oh!... C/a va! dit Chick. J'ai un type pour me remplacer quand je suis force de sortir. — II fait qa pour rien ? dit Colin. — Oh!... presque, dit Chick. Vous voulez qu'on aille tout de suite ä la patinoire ? — Non... on va dans les magasins, dit Chloe. Mais si les hommes veulent aller patiner... — C'est une idee... dit Colin. — Je les accompagnerai dans les magasins, proposa Nicolas. Je dois faire quelques achats. — C'est tres bien comme qa, dit Isis. Mais allons-y vite pour avoir le temps de patiner un peu apres. XXXI Colin et Chick patinaient depuis une heure et il commencait a y avoir du monde sur la glace. Toujours les memes filles, tou-jours les memes gar<;ons, toujours les chutes et toujours les var-lets-nettoyeurs avec la raclette. Le prepose venait de passer au Pick-up une rengaine apprise par coeur depuis des semaines par tQus les habitues. Il la remplac.a par l'autre face, a laquelle tout le rtionde s'attendait car scs manies finissaient par etre connues, mais le disque s'arreta soudain et une voix caverneuse se fit 104 105 w v 4.1 v r c J entendre dans tous les haut-parleurs sauf un, dissident, qui conti-nua de jouer la musique. La voix priait Monsieur Colin de bien vouloir passer au controle car on le dcmandait au telephone. — Qu'est-ce que Qa peut etre? dit Colin. II se hata vers le bord, suivi de Chick, et prit pied sur les tapis de caoutchouc. 11 longea le bar et penetra dans la cabine de controle ou etait le microphone. L'homme des disques etait en train d'en passer un a la brosse en chiendent pour enlever les asperites nees de l'usure. — Alio! dit Colin en prenant l'appareil... II ecouta. Chick le vit, etonne d'abord, devenir brusquement de la couleur de la glace. — Est-ce grave ? demanda-t-il. Colin lui fit signe de se taire. — Parrive, dit-il dans le recepteur et il raccrocha. Les parois de la cabine se resserraient et il sortit avant d'etre broye, suivi de pres par Chick. II courut sur ses patins, ses pieds se tordaient dans tous les sens. II appela un garcpn. — Ouvrez-moi vite ma cabine. Le 309. — La mienne aussi, dit Chick. 311. Le gargon les suivit, sans trop se presser. Colin se retourna, le vit a dix metres et attendit qu'il parvint a sa hauteur. Prenant son elan, sauvagement, il lui decocha un formidable coup de patin sous le menton, et la tete du gargon alia se ficher sur une des cheminees d'aeration de la machinerie tandis que Colin s'empa-rait de la cle que le cadavre, Pair absent, tenait encore a la main. Colin ouvrit une cabine, y poussa le corps, cracha dessus et bon-dit vers le 309. Chick referma la porte. — Qu'y a-t-il? demanda-t-il, essouffle, en arrivant. Colin avait deja ote ses patins et remis ses souliers. — Chloe... dit Colin. Elle est malade. — Grave? — Je ne sais pas, dit Colin. Elle a eu une syncope. II etait pret et filait. — Oil vas-tu? cria Chick. — Chez moi... cria Colin, et il disparut dans Pescalier de beton sonore. Lj ccume aes jours A Pautre bout de la patinoire, les hommes de la machinerie sortirent, suffoques, car 1'aeration ne fonctionnait plus, et s'effondrerent, epuiscs, tout autour de la piste. Chick, frappe de stupeur, un patin a la main, regardait vaguement Pendroit ou Colin avait disparu. Sous la porte de la cabine 128, une mince rigole de sang mousseux serpentait lentement, et la liqueur rouge se mit a couler sur la glace, en grosses gouttes fumantes et lourdes. XXXII II courait de toutes ses forces, et les gens, devant ses yeux, s'inclinaient lentement pour tomber, comme des quilles, allonges sur le pave, avec un clapotement mou, comme un grand carton qu'on lache a plat. Et Colin courait, courait, Pangle aigu de Phorizon serre entre les maisons se precipitait vers lui; sous ses pas il faisait nuit, une nuit d'ouate noire, amorphe et inorganique, et le ciel etait sans teinte, un plafond, un angle aigu de plus, il courait vers le som-met de la pyramide, arrete au coeur par des sections de nuit moins noire, mais il y avait encore trois rues avant la sienne. Chloe reposait, tres claire, sur le beau lit de leurs noces. Elle avait les yeux ouverts mais respirait mal. Alise etait avec elle, Isis aidait Nicolas qui prcparait, d'apres Gouffe, un reconstituant certain, et la souris grise broyait de ses dents aigues des graines d'herbe a decoctions pour le breuvage de chevet. Mais Colin ne savait pas, il courait, il avait peur, pourquoi, qn ne suffit pas, dc toujours rester ensemble, il faut encore qu'on ait Peur, peut-etre est-ce un accident, une auto Pa ecrasee, elle serait Sur son lit, je ne pourrais pas la voir, ils m'empecheraient d entrer, mais vous croyez done peut-etre que j'ai peur de ma Chloe, je la verrai malgre vous, mais non, Coiin, n'entre pas. Elle est peut-etre blessee, seulement, alors, il n'y aura rien du 106 107 tout, demain, nous irons ensemble au Bois, pour revoir le bane, j'avais sa main dans la micnne et ses cheveux pres des miens, son parfum sur l'oreiller. Je prends toujours son oreiller, nous nous battrons encore le soir, le mien elle le trouve trop bourre, il reste tout rond sous sa tete et moi je le reprends apres, il sent l'odeur de ses cheveux. Jamais plus je ne sentirai la douce odeur de ses cheveux. Le trottoir se dressa devant lui, il le franchit d'un bond de geant, il etait au premier etage, il monta, il ouvrit la porte et tout etait calme et tranquille, pas de gens en noir, pas de religieux, la paix des tapis aux dessins gris-bleu, Nicolas lui dit « Ce n'est pas grand-chose » et Chloe sourit, elle etait heureuse de le revoir. XXXIII La main de Chloe, tiede et confiante, etait dans la main de Colin. Elle le regardait, ses yeux clairs un peu etonnes le tenaient en repos. En bas de la plate-forme, dans la chambre, il y avait des soucis qui s'amassaient, acharnes a s'etouffer les uns les autres. Chloe sentait une force opaque dans son corps, dans son thorax, une presence opposee, elle ne savait comment luttcr, elle toussait de temps en temps pour deplacer l'adversaire, accroche a sa chair profonde. II lui paraissait qu'en respirant a fond, elle se tut livree vive a la rage terne de l'cnnemi, a sa malignite insi-dieuse. Sa poitrine se soulevait a peine, et le contact des draps lisses sur ses jambes longues et nues mettait le calme dans ses mouvements. A ses cotes, Colin, le dos un peu courbe, la regardait. La nuit venait, se formait en couches concentriques aulour du petit noyau lumineux dc la lampe allumee au chevet du lit, prise dans le mur, enfermee par une plaque ronde dc cristal depoli. Mets-moi de la musique, mon Colin, dit Chloe. Mets des airs que tu aimes. Qa va te fatiguer, dit Colin. II parlait de tres loin, il avait tres mauvaise mine. Son cosur tenait toute la place dans sa poitrine, il ne s'en rendait compte que maintenant. Non, je t'en prie, dit Chloe. Colin se leva, descendit la petite echelle de chene et chargea l'appareil automatique. II y avait des haut-parleurs dans toutes les pieces et il mit en route celui de la chambre. — Qu'as-tu mis? demanda Chloe. Elle souriait, elle le savait bien. — Tu te rappelles? dit Colin. — Je me rappelle... — Tu n'as pas mal?... — Je n'ai pas tres mal... A l'endroit ou les fleuves se jettent dans la mer, il se forme une barre difficile a franchir, et de grands remous ecumeux ou dansent les epaves. Entre la nuit du dehors et la lumiere de la lampe, les souvenirs refluaient de I'obscurite, se heurtaient a la clarte et, tantot immerges, tantot apparents, montraicnt leur ventre blanc et leur dos argente. Chloe se redressa un peu. — Viens t'asseoir pres de moi... ^ Colin se rapprocha d'elle, il s'installa en travers du lit et la tete de Chloe reposait au creux de son bras gauche. La dentelle de sa chemise legere dessinait sur la peau doree de Chloe un reseau capricieux, tendrement gonfle par la naissance de ses seins. La main de Chloe s'accrochait a l'epaulc de Colin. — Tu n'es pas fache?... — Pourquoi fache? — D'avoir une femme si bete... II embrassa le creux de l'epaulc confiante. "~ Tire un peu ton bras, ma Chloe, tu vas prendre froid. ~~ Je n'ai pas froid, dit Chloe. Ecoute le disque. 11 y avait quelque chose d ethere dans le jeu de Johnny Hodges, quelque chose d'inexplicable et de parfaitement sensuel. La sensualite a 1'etat pur, degagee du corps. 108 109 Les coins de la chambre se modifiaient et s'arrondissaient sous l'effet de la musique. Colin et Chloe reposaient maintenant au centre d'une sphere. — Qu'est-ce que c'etait? demanda Chloe. — C'etait The Mood to Be Wooed1... dit Colin. — C'est ce que je sentais, dit Chloe. Comment le docteur va-t-il pouvoir entrer dans notre chambre avec la forme qu'elle a? XXXIV Nicolas alia ouvrir. 11 y avait sur le seuil un docteur. — Je suis le docteur... dit-il. — Bon! dit Nicolas. Si vous voulez vous donner la peine de me suivre. II 1'entraina derriere lui. — Voila, expliqua-t-il quand ils furent arrives a la cuisine. Goutez qa et dites-moi ce que vous en pensez. C'etait, dans un receptacle silico-sodo-calcique vitrifie, un breuvage de couleur particuliere, tirant sur le pourpre de Cassius et le vert de vessie avec un leger ecart vers le bleu de chrome. — Qu'est-ce que c'est? demanda le docteur. — Un breuvage... dit Nicolas. — Je vois bien, dit le docteur, mais a quoi destine? — Un reconstituant! dit Nicolas. Le docteur porta le verre a son nez, flaira, s'alluma, huma et gouta, puis but, et se tint le ventre a deux mains en lachant sa trousse a doctoriser. — Qa. agit, hein? dit Nicolas. 1. Enregistrement de Duke Ellington (1945) avec Johnny Hodges (cf. note 2. p. 42). 110 Bouh... oui, dit le docteur. II y a de quoi crever. Vous etes veterinaire ? _ Non, dit Nicolas, cuisinier. Enfin, c,a va, en somme. Pas mal! dit le docteur. Je me sens ragaillardi. Venez voir la malade, dit Nicolas, maintenant, vous etes desinfecte. Le docteur se mit en route, mais dans le mauvais sens. II paraissait assez peu maitre de ses mouvements. — He, dit Nicolas, dites done, vous etes en mesure de faire votre examen, oui ? _ Ben... dit le docteur, j'aimerais avoir l'avis d'un confrere, alors j'ai demande a Mangemanche de venir... — Bon! dit Nicolas. Alors, venez par ici... II ouvrit la porte de I'escalier de service. — Vous descendez les trois etages, et vous tournez a droite. Vous entrez et vous y etes... — Bien! dit le docteur. II commence a descendre, et s'arreta soudain. — Mais ou suis-je? — La! dit Nicolas. — Ah!... bien!... dit le docteur. Nicolas referma la porte. Colin arrivait. — Qu'est-ce que c'etait? demanda-t-il. — Un docteur. II avait l'air idiot, alors je m'en suis debar-rasse. — Mais il en faut un, dit Colin. — Bien sur! dit Nicolas. Mangemanche doit venir. — J'aime mieux ga! dit Colin. La sonnette tinta de nouveau. — Ne bouge pas, dit Colin, j'y vais. Dans le couloir, la souris grimpa le long de sa jambe et vint se Percher sur son epaule droite. II se pressa et ouvrit au professeur. ~~^ Bonjour, dit ce dernier. H etait vetu de noir et portait une chemise d'un jaune eclatant. — Physiologiquement, declara-t-il, le noir sur fond jaune cor-espond au contraste maximum. J'ajoute que ce n'est pas fatigant P°ur la vue et que ca evite d'etre ecrase dans la rue. Ill — Certainement! approuva Colin. Le professeur Mangemanche pouvait avoir quarante ans. H était de taille ä les supporter, mais pas un de plus. II avait le visage glabre, avec une petite barbe en pointe, des lunettes inexpressives. — Voulez-vous me suivre ? proposa Colin. — Je ne sais pas, dit le professeur. J'hesite. II se décida tout de méme. — Qui est malade? — Chloé, dit Colin. — Ah! dit le professeur, ca me rappelle un air... — Oui, dit Colin, c'est celui-la. — Bon!... conclut Mangemanche, allons-y. Vous auriez du me le dire plus tot. Qu'est-ce qu'elle a? — Je ne sais pas, dit Colin. — Moi non plus, avoua le professeur, maintenant, je peux bien vous le dire. — Mais vous allez le savoir? demanda Colin, inquiet. — (^a se peut, dit le professeur Mangemanche, dubitatif. Encore faudrait-il que je l'examinasse. — Mais venez done! dit Colin. — Mais oui! dit le professeur. Colin le conduisit jusqu'ä la porte de la chambre et se rappela brusquement quelque chose. — Faites attention en entrant, dit-il, c'est rond. — Oui, j'ai l'habitude, dit Mangemanche. Elle est enceinte... — Mais non! dit Colin. Vous étes idiot. La chambre est ronde. — Toute ronde? demanda le professeur. Vous avez joué un disque ď Ellington, alors? — Oui, dit Colin. — J'en ai aussi chez moi, dit Mangemanche. Vous connais-sez Slap Happy1 ? r 1. Enregistrement de Duke Ellington (1938), avec solo de contrebasse justifiant k terme de slap (« tape », « gifle »). Je prefere... commenca Colin... et il se rappela Chloe qui ttendait et poussa le professeur dans la chambre. — Bonjour! dit le professeur. II monta l'echelle. — Bonjour, repondit Chloe. Vous allez bien ? Mon Dieu, repondit le professeur, mon foie me fait souf-frir paf moments. Vous savez ce que c'est. _ Non, dit Chloe. _ Bien entendu! repondit le professeur. Vous n'avez certainement pas le foie malade. II s'approcha de Chloe et lui prit la main. _ Un peu chaud, hein?... _ Je ne me rends pas compte. — Oui, dit le professeur, mais c'est un tort. H s'assit sur le lit. — Je vais vous ausculter, si qa ne vous ennuie pas. — Je vous en prie, dit Chloe. Le professeur sortit de sa trousse un stethoscope a amplifica-teur et appliqua la capsule sur le dos de Chloe. — Comptez, dit-il. Chloe compta. — Ca ne va pas, dit le docteur, apres vingt-six, c'est vingt-sept. — Oui, dit Chloe, excusez-moi. — £a suffit, d'ailleurs, dit le docteur. Vous toussez. — Oui, dit Chloe, et elle toussa. — Qu'est-ce qu'elle a, docteur? demanda Colin, c'est grave? — Heu... dit le professeur, elle a quelque chose au poumon droit. Mais je ne sais pas ce que c'est. — Alors? demanda Colin. ~ II faudrait qu'elle vienne chez moi pour un examen plus Perfectionne, dit le professeur. — Je n'aime pas beaucoup qu'elle se leve, docteur, dit Colin. 1 eUe se trouve mal, comme cet apres-midi... "~ Non, dit le professeur, ce n'est pas grave, 5a. Je vais vous °nner une ordonnance; il faudra la suivre. ~~ Bien sur, docteur, dit Chloe. 112 113 Elle porta la main ä sa bouche et se mit ä tousser. — Ne toussez pas, dit Mangemanche. — Ne tousse pas, mon chéri, dit Colin. — Je ne peux pas m'empecher, dit Chloé d'une voix entre- coupée. — On entend une dröle de musique dans son poumon, dit le professeur. II avait l'air un peu ennuyé. — Est-ce que c'est normal, docteur, demanda Colin. — Jusqu'ä un certain point... répondit lc professeur. II tira sa petite barbe et eile revint ä sa place avec un claque-ment sec. — Quand devons-nous aller vous voir, docteur? demanda Colin. — Dans trois jours, dit le professeur. II faut que je mette mes appareils en etat. — Vous ne vous en servez pas ďhabitude? demanda Chloé a son tour. — Non, dit le professeur, je préfěre de beaucoup construire des moděles réduits d'avions', mais on vient tout le temps me relancer, alors je suis sur le méme depuis un an et je ne peux pas trouvcr le temps de le terminer. Cest exaspérant, ä la fin. — Sans doute, dit Colin. — Ce sont des requins... dit le professeur. Je me compare avec complaisance au malheurcux naufragé dont les monstres voraces guettent la somnolence pour retourner le fragile esquif. — Cest une belle image, dit Chloé, et eile rit, doucement, pour ne pas tousser de nouveau. — Attention, mon petit, dit le professeur en lui mettant la main sur 1'épaule. Cest une image complětement stupide, vu que ďaprěs le Génie civil du 15 octobre 1944", contrairement a 1. Goüt de Vian lui-méme. reflété plus précisémenl dans L'Automnc ů Přkin 2. « Revue technique generale des industries franchises et élrangěres » publice a Paris; le numero cite öftre en cfíet un article sur « Le pelcrin, grand requin comestible, et l'huilc de l'oie dc requin » du a Eugene I.emaire. centralien eomme Vian. I'opinion courante, il n'y a que trois ou quatre des trente-cinq neces de requins connues qui soient des mangeurs d'hommes. Encore s'attaquent-ils moins ä lui qu'il ne s'attaque ä eux. __ Vous parlez bien, docteur, admira Chloe. Elle aimait bien ce docteur. C'est le Genie civil, dit le professeur, ce n'est pas moi. Sur ce, je vous quitte. II donna ä Chloe un gros baiser sur la joue droite et lui tapota l'epaule, et descendit la petite echelle. II se prit le pied droit dans le pied gauche, et le pied gauche dans le dernier barreau et chut. — Votre installation est speciale! fit-il remarquer ä Colin en se frottant le dos vigoureusement. — Excusez-moi, dit Colin. — Et puis, ajouta le professeur, cetle piece spherique a quel-que chose de deprimant. Essayez de passer Slap Happy, ca la fera probablement revenir en place, ou alors rabotez-la. — C'est entendu, dit Colin. Acccpteriez-vous un petit aperitif? — Va pour, dit le professeur. Au revoir, mon petit, cria-t-il ä Chloe avant de quitter la chambre. Chloe riait toujours. D'en bas, on la voyait assise sur le grand lit surbaisse comme sur une estrade d'apparat, eclairee de cote par l'ampoule electrique. Les rais de lumiere filtraient ä travers ses cheveux, avec la couleur du soleil dans les herbes neuves et la lumiere qui avait passe contre sa peau se posait toute doree sur les choses. — Vous avez une jolie femme, dit le professeur ä Colin, dans I'antichambre. — Oui, dit Colin. H se mit ä pleurer tout ä coup, car il savait que Chloe avait mal. _ — Allons... dit le professeur. Vous me mettez dans une situa-ll°n embarrassante. 11 va falloir que je vous console. Tenez... N fouillait dans une poche interieure de sa veste et en retira un Petit carnet relie de cuir rouge. ~~ Regardez. C'est la mienne. 114 115 r — La votre? demanda Colin, qui s'efforcait de redevenir calme. — Ma femme! expliqua le professeur. Et Colin ouvrit le carnet machinalemcnt et eclata de rire. — ^ay est, dit le professeur. Qd ne rate jamais, ils rigolent tous. Mais enfin, qu'est-ce qu'elle a de si marrant? — Je... je ne... sais pas, balbutia Colin, et il s'ecroula par terre, en proie a une crise de gondolance extreme. Le professeur recupera son carnet. — Vous etes tous les memes, dit-il, vous croyez que les femmes ont besoin d'etre jolies. Alors, cet aperitif, ga vient? XXXV Colin, suivi de Chick, poussa la porte du marchand de remědes. Cela fit : ding! et la glace de la porte s'effondra sur un systéme compliqué de fioles et d'appareils de laboratoire. Alerté par le bruit, le marchand apparut. II était grand, vicux et maigre et son chef s'empanachait ďune criniére blanche héris-sce. II se précipita a son comptoir, saisit le telephone et composa un numero avec la rapidité resultant d'une longue habitude. - Alio? dit-il. Sa voix avait le son d'une corne de brume et le sol, sous ses pieds longs, noirs et plats, s'inclinait réguliěrement d'avant en arrierc tandis que des paquets d'embrun s'abattaient sur le comptoir. — Alio? la maison Gershwin1? Voudriez-vous remettre une 1. Gershwin. George (1898-1937), compositeur new-yorkais; il měla Inspiration du jazz et la musique commercial, d'oii le surnom de « Guěre Souigne » selon Vian (Vercoquin et le planetou, CBuvrex completes 1, p. 282). Le passage d'Ellinglon a Gershwin signále la degradation du monde de Colin. v zcume aes jours lace ä ma porte d'entree? Dans un quart d'heure? Faitcs vite, car il Peu* ven'r un autre client. Bon. II reposa le recepteur qui se raccrocha avec effort. _ Messieurs, que puis-je pour vous? Executer cette ordonnance... suggera Colin. Le pharmacien saisit le papier, le plia en deux, en fit une bände longue et serree et l'introduisit dans une petite guillotine de bureau. — Voilä qui est fait, dit-il en pressant un bouton rouge. Le couperet s'abattit et l'ordonnance se detendit et s'affaissa. — Repassez ce soir ä six heures de relevee, vos remedes seront prets. — C'est, dit Colin, que nous sommes assez presses. — Nous, ajouta Chick, voudrions les avoir tout de suite. — Si, repondit le marchand, vous voulez alors attendre, je vais preparer ce qu'il faut. Colin et Chick s'assirent sur une banquette de velours pourpre, juste en face du comptoir et attendirent. Le marchand se baissa derriere son comptoir et quitta la piece par une porte dero-bee, en rampant presque silencieusement. Le frottis de son corps long et maigre sur le parquet s'attenua, puis s'evanouit dans l'air. Iis regardaient les murs. Sur de longues etageres de cuivre patine s'alignaient des bocaux renfermant des especes simples et des topiques souverains. Une fluorescence compacte emanait du dernier bocal de chaque rangee. Dans un recipient conique de verre epais et corrode, des tetards enfles tournaient en spirale descendants et atteignaient le fond puis repartaient en fleche vers la surface et reprenaient leur giration excentree, laissant derriere eux un sillage blanchatre d'eau epaissie. A cote, au fond d'un aquarium de plusieurs metres de long, le marchand avait etabli Un banc d'essai de grenouilles ä tuyeres, et qk et lä gisaient quelques grenouilles inutilisables dont les quatre coeurs battaient encore faiblement. Derriere Chick et Colin, s'etendait une vaste fresque represen-ant le marchand de remedes en train de forniquer avec sa mere, 116 117 dans le costume de César Borgia1 aux courses. II y avait, sur des tables, une multitude de machines ä faire les pilules et certaines fonctionnaient, bien qu'au ralenti; les pilules, sortant d'une tubulure de verre bleu, étaient recueillies dans des mains de cire qui les mettaient en cornets de papier plissé. Colin se leva pour regarder de plus pres la machine la plus proche et souleva le carter rouillé qui la protégeait. A ľintérieur, un animal composite, mi-chair, mi-métal, s'épuisait ä avaler la matiěre de base et ä ľexpulser sous forme de boulettes régu-liěres. — Viens voir, Chick, dit Colin. — Quoi ? demanda Chick. — Cest trěs curieux... dit Colin. Chick regarda. La bete avait une mächoire allongée qui sc déplagait par rapides mouvements latéraux. Sous une peau transparente, on distinguait des côtes tubulaires d'acier mince et un conduit digestif qui s'agitait paresseusement. — Cest un lapin modifié, dit Chick. — Tu crois? — C, a se fait couramment, dit Chick. On conserve la fonction qu'on veut. Lä, il a garde les mouvements du tube digestif sans la partie chimique de la digestion. Cest bien plus simple que de faire des pilules avec un pisteur normal. — Qu'est-ce que 5a mange? demanda Colin. — Des carottes chromées, dit Chick. On en fabriquait ä l'usine OŮ je travaillais en sortant de la boite. Et puis, on lui donne les elements des pilules. — Cest trés bien inventé! dit Colin. Et qa fait de trěs jolies pilules. — Oui, dit Chick, c'est bien rond. 1. Mcmhre d'une celebrc famille romaine (1476-1507), fils du fiitur p;ipt-' Alexandre VI, cardinal a seize ans, adepte de la torture et de l'assassinat, typiquement machiavelique. pis done, dit Colin en retournant s'asseoir. Quoi? demanda Chick. Combien est-ce qu'il te reste des vingt-cinq mille double-zons que je t'avais donnes avant de partir en voyage? _ Euh... repondit Chick. _ II serait temps que tu te decides ä epouser Alise. Cest tel-lement vexant pour eile de continuer comme tu continues... — Oui... repondit Chick. — Enfin, il te reste bien vingt mille doublezons, tout de meme. C'est süffisant pour te marier... — C'est que... dit Chick. II s'arreta, car e'etait dur ä sortir. — C'est que quoi? insista Colin. Tu n'es pas le seul ä avoir des ennuis d'argent. — Je sais bien, dit Chick. — Mais alors?... dit Colin. — Alors, dit Chick, il ne me reste que trois mille deux cents doublezons. Colin se sentait tres fatigue. Des choses pointues et ternes tournaient dans sa tete avec une rumeur vague de maree. II se raidit sur la banquette. — C'est pas vrai... dit-il. II etait las, las comme si on venait de lui faire courir un grand steeple avec la cravache. — C'est pas vrai... repeta-t-il. Tu me fais une blague. — Non, dit Chick. Chick etait debout, il grattait du bout du doigt le coin de la table la plus proche. Les pilules roulaient dans les tubulures de verre avec un petit bruit de billes et le froissement du papier par les mains de cire creait une atmosphere de restaurant mag-dalenien. ~- Mais qu'est-ce que tu en as fait? demanda Colin. "- J'ai achete du Partie... dit Chick. H fouilla dans sa poche. veille? Regarde celui-lä. Je ľai trouvé hier. Ce n'est pas une mer- 118 119 C'etait Renvoi de fleurs en maroquin pele, avec des hors-texte de Kierkegaard'. Colin prit le livre et le regarda, mais il nc voyait pas les pages. II voyait les yeux d'Alise, a son mariage, et le regard d'emer-veillement triste qu'elle jetait sur la robe de Chloe; mais Chick ne pouvait pas comprendre. Les yeux de Chick n'allaient jamais si haut. — Qu'est-ce que tu veux que je dise... murmura Colin. Alors tu as tout depense... — J'ai eu deux de ses manuscrits la semaine derniere, dit Chick et sa voix vibrait d'excitation contenue. Et j'ai deja enre-gistre sept de ses conferences... — Oui... dit Colin. — Pourquoi me demandes-tu 5a? dit Chick. Ca lui est cgal, Alise, que je l'epouse. Elle est heureuse comme qa. Je l'aime beaucoup, tu sais. Et puis elle aime enormement Partre aussi. line des machines paraissait s'emballer. Les pilules sortaient en cataracte et des eclairs violets jaillissaient au moment oij elles tombaient dans les cornets de papier. — Qu'est-ce qui se passe... dit Colin. Est-ce que c'est dange-reux ? — Je ne pense pas, dit Chick. De toute fagon, ne restons pas a cote. lis entendirent, assez loin, une porte se fermer, et le marchand de remedes surgit soudain derricre le comptoir. — Je vous ai fait attendre... dit-il. — Ca n'a pas d'importance, assura Colin. — Si! dit le marchand, c'etait expres. C'est pour mon standing. — Une de vos machines a l'air de s'emballer... dit Colin en designant l'engin en question. — Ah... dit le marchand dc remedes. 1. Voir la chanson dc Paul Delmet (1862-1904). « Envoi dc fleurs »>. Kierkegaard. Soren (1813-1855). philosophic el theologien danois, influenza les philosophies exisicn-lialisles. II se pencha, prit sous son comptoir une carabine, epaula tran-quill^tnent et tira. La machine cabriola en Fair et retomba, pante-lante- _ ce n'est rien, dit le marchand. De temps en temps, le lapin l'emporte sur 'ac^er' et ^ faut lcs suPprimer- II souleva sa machine, appuya sur le carter inferieur pour la faire pisser et la pendit ä un clou. _ Voici vos remedes, dit-il en tirant une boite de sa poche. Faites attention, c'est tres actif. Ne dcpasscz pas la dose. _ Ah... dit Colin. D'apres vous, c'est contre quoi?... _ Je ne peux pas dire... repondit le marchand. II passa dans sa tignasse blanche une longue main aux ongles ondules. — £a peut etre pour beaucoup de choses... conclut-il, mais une plante ordinaire ne resisterait pas longtemps ä qa. — Ah... dit Colin. Combien vous dois-je?... — C'est tres eher... dit le marchand. Vous devriez m'assom-mer et partir sans payer. — Oh, dit Colin, je suis trop fatigue. — Alors c'est deux doublezons, dit le marchand. Colin tira son portefeuille. — Vous savez, dit le marchand, c'est vraiment du vol. — Qd m'est egal, dit Colin d'une voix morte. II paya et s'en alia. Chick le suivait. — Vous etes stupide, dit le marchand de remedes en le rac-compagnant ä la porte. Je suis vieux et pas resistant. — J'ai pas le temps... murmura Colin. — Ce n'est pas vrai, dit le marchand. Tout ä l'heure vous n'etiez pas presse. — Maintenant, j'ai les remedes, dit Colin. Au revoir, monsieur. II marchait de biais ä travers la rue, en attaque oblique, pour onager ses forces. ~~ Tu sais, dit Chick, je nc vais pas me separer d'Alise parce je ne l'epouse pas... , ~~ Oh- dit Colin, je ne peux rien dire... ca tc reearde, apres tout. 120 121 — C'est la vie, dit Chick. — Non, dit Colin. XXXVI Le vent se frayait un chemin parmi les feuilles et ressortait des arbres tout charge d'odeurs de bourgeons et de fleurs. Les gens marchaient un peu plus haut et respiraient plus fort car il y avait de l'air en abondance. Le soleil depliait lentement ses rayons et les hasardait avec precaution dans des endroits ou il ne pouvait atteindre directement, les recourbant a angles arrondis et onc-tueux, mais se heurtait a des choses ires noires et les retirait vite, d'un mouvement nerveux et precis de poulpe dore. Son immense carcasse brulante se rapprocha peu a peu puis se mit, immobile, a vaporiser les eaux continentales et les horloges sonnerent trois coups. Colin lisait une histoire a Chloe. C'etait une histoire d'amour et ga finissait bien. En ce moment l'heros et I'heroine s'ecri-vaient des lettres. — Pourquoi c'est si long? demanda Chloe. Ca va bien plus vite, d'habitude. — Tu as l'habitude de ces choses-la, toi? demanda Colin. 11 pinga vigoureusement l'extremite d'un rayon de soleil qui allait atteindre 1 'ceil de Chloe. Cela se retracta mollement, et se mit a se promener sur des meubles dans la piece. Chloe rougit. — Non, je n'ai pas l'habitude... dit-elle timidement, mais il me semble... Colin ferma le livre. — Tu as raison, ma Chloe. II se leva et s'approcha du lit. — C'est l'heure de prendre une de tes pilules. Chloe frissonna. _ C'est tres desagreable, dit-elle. Est-ce que je suis forcee ? Je crois, dit Colin. C'est ce soir que tu viens voir le doc-teur chez lui, on saura enfin ce que tu as. Pour 1'instant il faut rendre les pilules. Apres, il te donnera peut-etre autre chose. — C'est horrible, dit Chloe. — II faut etre raisonnable. _ C'est comme si deux betes se battaient dans ma poitrine, quand j'en prends une. Et puis ce n'est pas vrai, il ne faut pas etre raisonnable. II vaut mieux pas, mais quelquefois, il faut, dit Colin. Il ouvrit la petite boite. — Elles ont une sale couleur, dit Chloe, et elles sentent mau-vais. — Elles sont bizarres, je reconnais, dit Colin, mais il faut les prendre. — Regarde §a, dit Chloe, elles remuent toutes seules. Et puis elles sont ä moitie transparentes et §a vit sürement ä Pinterieur. — Sürement dans 1'eau que tu bois apres, dit Colin, ga ne vit pas longtemps. — C'est idiot, ce que tu dis. C'est peut-etre un poisson. Colin se mit ä rire. — Alors, qa te fortifiera. II se pencha vers eile et l'embrassa. — Prends-la, ma Chloe. Tu seras si gentille. — Je veux bien, dit Chloe, mais alors tu m'embrasseras. — Sur! dit Colin. Tu n'es pas degoütee d'embrasser un vilain raari comme moi... — C'est vrai que tu n'es pas beau, dit Chloe, taquine. — C'est pas ma faute. Colin baissa le nez. — Je dors pas assez, continua-t-il. — Mon Colin, embrasse-moi. Je suis tres vilaine. Donne-moi deux pilules. ~ Tu es folle! dit Colin. Une seule. Allez, avale. Chloe ferma les yeux, eile pälit et porta la main ä sa poitrine. ~~ Ca y est, dit-elle avec effort. Ca va recommencer. 122 123 Des gouttelettcs de sueur apparaissaient pres de ses cheveux brillants. Colin s'assit a cote d'elle et mit un bras autour de son cou. Elle saisit sa main entre les siennes et gemit. — Calme, ma Chloe, dit Colin. 11 faut. — J'ai mal... murmura Chloe. Des larmes grosses comme des yeux parurent au coin de ses paupieres et tracerent des sillons froids sur ses joues rondes et douces. comme un flacon de parfum sortant ďune boite capitonnée de blanc __ Oui.-- dit Chloé en s'étirant, encore... XXXVIII XXXVII — Je ne peux plus tenir debout... murmura Chloe. Elle avait les deux pieds par terre et tentait de se lever. — Qa ne va pas du tout, dit-elle. Je suis toute flasque. Colin s'approcha d'elle et la souleva. Elle s'accrocha a ses epaules. — Tiens-moi, Colin, je vais tomber. — C'est le lit qui fa fatiguee... dit Colin. — Non... dit Chloe, c'est les pilules de ton vieux marchand. Elle essaya de se tenir toute seule et chancela. Colin la rattrapa et elle 1'entraina dans sa chute sur le lit. — Je suis bien, comme ga, dit Chloe. Restc contre moi. Cela fait si longtemps que nous n'avons pas couche ensemble. — II ne faut pas, dit Colin. — Si, il faut. Embrasse-moi. Je suis ta femme, oui ou non 0 — Oui, dit Colin, mais tu ne vas pas bien. — C'est pas ma faute, dit Chloe, et sa bouche fremit un peu comme si elle allait pleurcr. Colin se pencha vers elle et l'embrassa tres doucement. comme il eut embrasse une fleur. — Encore, dit Chloe. Et pas seulement ma figure. Tu ne m'aimes plus, alors? Tu ne veux plus dc femme? II la serra plus fort dans ses bras. Elle etait tiede et odorante — Nous serons en retard, affirma Colin. — £a ne fait rien, dit Chloe, regie ta montre. _ Tu ne veux vraiment pas qu'on y aille en voiture? — Non... dit Chloe. Je veux me promener avec toi dans la rue. — Mais il y a un bout de chemin! — <^a ne fait rien, dit Chloe. Ouand tu m'as... embrassee, tout a l'heure, ga m'a remise d'aplomb. J'ai envie de marcher un peu. — Je vais dire a Nicolas de venir nous rechercher en voiture, alors, suggera Colin. — Oh! si tu veux... Elle avait mis pour se rendre chez le docteur une petite robe bleu tendre, decolletee tres bas en pointe et portait un mantelet de larynx, accompagne d'une toque assortie. Des chaussures de serpent teint completaient l'ensemble. — Viens, chatte, dit Colin. — Ce n'est pas du chat, affirma Chloe, c'est du larynx. — C'est trop dur a prononcer, dit Colin. Us sortirent de la chambre et passerent dans 1'entree. Devant la fenetre, Chloe s'arreta. — Qu'est-ce qu'il y a, ici, il fait moins jour que d'habitude. — Surement pas, dit Colin. II y a beaucoup de soleil. ~ Si, dit Chloe, je me rappelle bien, le soleil venait jusqu'a ce dessin-la du tapis et maintenant, il vient seulement la. — Ca depend de l'heure... dit Colin. ~~ Mais non, ca ne depend pas de l'heure, puisque c'etait la meme heure... 124 125