Antoine Gérin-Lajoie Le jeune Latour Tragédie en trois actes Beß Antoine Gérin-Lajoie (1824-1882) Le jeune Latour Tragédie en trois actes La Bibliothěque électronique du Québec Volume 184 : version 1.0 Juillet 2002 2 Romancier, essayiste, historien, rédacteur, traducteur et fonctionnaire, Antoine Gérin-Lajoie (1824-1882) naít ä Yamachiche, au Québec. En 1837, il s'inscrit au College de Nicolet, oú il est encourage par le futur historien du Canada, ľ abbé Jean-Baptiste-Antoine Ferland. II est jeune collégien lorsqu'il écrit ses premieres poésies, et son Canadien errant, ainsi que sa tragédie en trois actes Le Jeune Latour paraissent dans les journaux ä partir de 1844. Gérin-Lajoie étudie le droit ä Montreal (1844-48) et participe ä la fondation du Canadian Institute. Devenu avocat en 1848, il s'intéresse ä la fois ä la politique et ä la littérature. II rédige, en 1851, son Catéchisme politique, manuel pratique traitant des institutions politiques du Canada, et fait un stage en journalisme ä La Minervě jusqu'en 1852, moment oú il devient traducteur ä l'Assemblée legislative. En 1856, il est nommé bibliothécaire-adjoint du Parlement et devient le principal auteur du Catalogue de la Bibliothěque du Parlement (1857-1858). Revenu ä Québec, il participe activement ä la vie littéraire pendant les années 1860. II est le fondateur des deux revues littéraires Les Soirees canadiennes (1861) et Le Foyer canadien (1863), oú paraissent ses deux romans : Jean Rivard, le défricheur (1862) et Jean Rivard, économiste (1864). Aprěs sa mort, son ouvrage Dix ans au Canada, de 1840 ä 1850 (1888), ľhistoire de ľétablissement du gouvernement responsable, est publiée et constitue le sommet de son oeuvre. http://www.nlc-bnc.ca/9/12/pl2-253-f.html 3 Note dans le Repertoire national « Voici ce qui fait le sujet de cette tragédie: Pendant que les Anglais se rendaient maítres de Quebec et du Canada, le capitaine Daniel, de Dieppe, les chassait du port aux Baleines, sur les cotes de la Gaspésie, et un jeune officier nommé Latour leur résistait au Cap de Sable, le seul poste, á peu pres, qui restát alors aux Francais dans 1'Acadie. Le pere de ce jeune officier, qui s'etait trouvé á Londres, pendant le siege de La Rochelle, et y avait épousé en secondes noces, une des filles d'honneur de la reine, avait promis au gouvernement anglais de le mettre en possession du poste oú commandait son fils, et sur cette promesse, on lui donna deux vaisseaux de guerre, sur lesquels il s'embarqua avec sa nouvelle épouse. Arrive á la vue du Cap de Sable, il se fit débarquer, et alia seul trouver son fils, á qui il fit un exposé magnifique du credit dont il jouissait á la cour d'Angleterre, et des avantages qu'il avait lieu de s'en promettre. II ajouta qu'il ne tenait qu'a lui de s'en procurer d'aussi considerables; qu'il lui apportait l'ordre du Bain, et qu'il avait pouvoir de le confirmer dans son gouvernement, s'il voulait se declarer pour sa majesté britannique. La surprise du jeune commandant fut extréme: il dit á son pere qu'il s'etait trompe, s'il l'avait cru capable de trahir son pays; qu'il faisait beaucoup de cas de l'honneur que le roi d'Angleterre voulait lui faire, mais qu'il ne l'acheterait pas au prix d'une trahison; que le monarque qu'il servait était 4 assez puissant pour le récompenser de maniěre ä ne lui pas donner lieu de regretter ďavoir rejeté les öftres qu'on lui faisait; et qu'en tout cas, sa fidélité lui tiendrait lieu de recompense. Le pere, qui ne s'etait pas attendu ä une pareille réponse, retourna aussitot ä son bord. II écrivit le lendemain, ä son fils, dans les termes les plus pressants et les plus tendres; mais sa lettre ne produisit aucun effet. Enfin, il lui fit dire qu'il était en état ďempörter par la force ce qu'il ne pouvait obtenir par ses priěres; que quand il aurait débarqué ses troupes, il ne serait plus temps pour lui de se repentir ďavoir rejeté les avantages qu'il lui offrait, et qu'il lui conseillait, comme pere, de ne pas le contraindre ä le traiter en ennemi. Ces menaces furent aussi inutiles que l'avaient été les solicitations et les priěres. Latour, le pere, en voulut venir ä 1'execution: on attaqua le fort; mais le jeune officier se défendit si bien qu'au bout de deux jours, le commandant anglais, qui n'avait pas compté sur la moindre resistance, et qui avait déja perdu plusieurs soldats, ne jugea pas ä propos de s'opiniätrer davantage ä ce siege. II le déclara ä Latour, pere, qui se trouva fort embarrassé: comment, en effet, retourner en Angleterre, et s'exposer au ressentiment ďune cour qu'il avait trompée? Quant ä son pays natal, il ne pouvait songer ä y entrer, aprěs 1'avoir voulu trahir. II ne lui resta ď autre parti ä prendre que de recourir ä la generositě de son fils: il le pria de souffrir qu'il demeurät auprěs de lui; ce qui lui fut accordé. » (Hist, du Canada par M. Bibaud.) 5 Le jeune Latour Tragédie en trois actes 6 Personnages Le pere, pere du jeune Latour. Roger, le jeune Latour, gouverneur du Cap de Sable. Richard, ancien precepteur de Roger, et ami du pere. Raymond, commandant des troupes de Roger au Cap de Sable. Pamphyle, ami de Roger. Garakonthie et Wampun, deux chefs iroquois supposes se trouver alors au Cap de Sable. La scene se passe dans une des maisons du jeune Latour, au Cap de Sable. 7 [La piece debute par le chant suivant qui se fait entendre derriere le rideau.] Chanson Air: Un jour pur eclairait mon dme. Je ne recherche que ta gloire Et ton bonheur, 6 mon pays, Que les palmes de la victoire Couronnent le front de tes fils! Jeune guerrier, 1'amour m'enflamme, Mais connaissez-vous mon amour? Ah! j'aime, tu le sais, mon dme, Le sol ou j'ai regu le jour. Qu'un autre chante sa folie Et les attraits de son Iris, Moi, je chanterai ma patrie, Elle seule aura mes souris. Je veux lui conserver ma flamme Et lui faire a jamais la cour, Car j'aime, tu le sais, mon ame, Le sol ou j'ai regu le jour. 8 Pour elle, autrefois dans les plaines Nos aieux ont verse leur sang, lis ont su repousser les chaines, Moi, je veux soutenir leur rang. Et si mon pays me reclame, Je saurai perir a mon tour, Car j'aime, tu le sais, mon ame. Le sol ou j'ai regu le jour. 9 Acte premier 10 Scene I Le pere, seul. Mon sort est bien cruel! pere trop malheureux! Pourquoi pese sur moi la colere des cieux?... Depuis plus de deux jours mes demarches sont vaines... N'est-ce done pas mon sang qui coule dans ses veines?... Pleurs, prieres, soupirs, rien ne le peut toucher, A toutes mes raisons il est comme un rocher... (Raymond et Richard entrent.) Scene II Le pere, Richard, Raymond. Richard L'equipage, seigneur, va se lasser d'attendre. En nous quittant au port vous nous faisiez entendre Qu'avant que le soleil eut ramene le jour, Deja sur vos vaisseaux vous seriez de retour. Deux jours se sont passes dans une vaine attente. Mais, lorsque devant vous enfin je me presente, Qu'apercois-je?... d'ou vient cette sombre paleur? Ce regard ou sont peints le trouble et la douleur? Vous qui naguere encor rayonnant d'allegresse 11 Et montrant la gaite d'une heureuse jeunesse, Ne reviez plus qu'amour, que bonheur et plaisirs! L'inconstante fortune en trompant vos desirs, Vous a-t-elle surpris au sein de votre joie? A quels soucis cuisants vous paraissez en proie!... Ah! parlez, si je puis vous preter du secours, Je suis pret ä le faire aux depens de mes jours. Raymond Dites-nous le malheur que votre coeur deplore. Nous vous servions jadis, commandez-nous encore. Que voulez-vous de moi? puis-je vous soulager? Sachez que je peux tout par 1'ordre de Roger. Le pere Que votre devouement me penetre et me touche! Mais vous ne pourrez point entendre de ma bouche Le recit d'un malheur qui vous ferait trembler. Richard Quoi! votre fermete peut-elle s'ebranler! Ah! ne suspendez plus cette attente importune; Parlez, je veux avoir part ä votre infortune. Raymond Le ciel a-t-il sur vous exerce sa rigueur? Votre nouvelle epouse a-t-elle, par malheur, Eprouve quelque peine au sein de ses delices? 12 Le pere Cessez, ces souvenirs sont pour moi des supplices; Je vous avouerai tout. Vous savez le dessein Qui m'a fait aborder dans ce pays lointain. Albion possédait, dans sa cour magnifique, Une jeune beauté dont l'air doux et pudique Attira mes regards et captiva mon coeur. Je l'aimais, de sa main je briguai la faveur. Pour 1'avoir, il fallut promettre á 1'Angleterre De soumettre á ses lois ce cap, ce coin de terre Que mon fils gouvernait pour un peuple étranger. J'esperais tout pour lors de la part de Roger. Je partis ď Albion; mon épouse chérie Pour me suivre quitta ses amis, sa patrie, Ce lieu de son enfance á son arne si cher, Et brava comme moi les dangers de la mer. Devait-elle déjá sacrifier sa vie! Nous voguames longtemps, lorsqu'enfin 1' Acadie Nous vit mettre le pied sur ses bords malheureux. Notre ivresse était grande, et nous pleurions tous deux; Aussi, vous le savez, quelle reminiscence Pouvait troubler alors notre douce espérance? Les plaisirs, le repos s'offraient de toutes parts, Un heureux avenir enchantait nos regards. Pourtant le croiriez-vous?... jouissance éphéměre!... O cruel souvenir!... fatal titre de pere!... Mon fils, mon propre fils, plein ďinhumanité, Se revoltě soudain contre ma volonté! 13 Raymond O Dieu! qu'ai-je entendu! Roger vous est contraire! Roger ravale ainsi le nom sacre de pere! II ne veut point livrer le fort entre vos mains! Ciel! moi qui le croyais le plus doux des humains. Richard Et quoi! Roger, seigneur, refuse de souscrire... Le pere Oui, chers amis, ma bouche a peine ä vous le dire, Mon repos est fini, mon bonheur enchaine; Je suis inconsolable, abattu, consterne?... Ingrat... pour lui mon coeur etait plein de tendresse, Des plus rares bienfaits je Tai comble sans cesse. Et pour tout mon amour, funeste illusion, Je ne jouirai point de son affection! Le devoir, selon lui, doit vaincre la nature, Et mon juste desir lui parait une injure; La fortune, les rangs, les honneurs, tout enfin, Ce coeur altier le voit avec un fier dedain. « Je veux etre, dit-il, fidele ä ma patrie, « Vous pouvez sur le champ sortir de 1'Acadie. » V A ce mot dans mon corps tout mon sang s'est glace; Je restai stupefait, et mon coeur fut brise; Je demeurai sans voix. Richard Ma surprise est extreme, 14 Et comme vous, seigneur, je suis hors de moi-meme, Votre fils... mon eleve a trompe vos desseins!... II est fletri cet arbre arrose par mes mains, Dont les rameaux croissants, d'une ombre salutaire Devaient couvrir un jour votre famille entiere; L'avais-je done forme pour un but si fatal? Le pere Non, vos lecons, Richard, n'ont produit rien de mal. Tant qu'il fut sous vos yeux son äme vertueuse Envers moi se montrait soumise et genereuse; Mais depuis son depart, quelque monstre cruel A sans doute change son heureux naturel. Que faire?... il faut pourtant vaincre sa resistance; Parlons, mais si ma voix demeure sans puissance, II faudra que mon bras vienne ä s'appesantir Sur celui que mon coeur ne cesse de cherir; Car souffrirais-je enfin que Roger soit mon maitre? A son ordre supreme irais-je me soumettre? Un pere dont la tete est presque en cheveux blancs, Baiserait-il les pieds de Tun de ses enfants? Raymond Et e'est pourtant ce fils dont la vertu si pure Faisait tout votre espoir. Richard Seigneur, qu'on se rassure; Bien que de ses vertus il ait terni 1'eclat, 15 II reviendra sans peine á son premier état. Raymond Vous pouvez le changer; l'infortune le touche; Parlez, et vous allez entendre de sa bouche Ces mots tant désirés: « Je vais combler vos voeux, « Soyez heureux, content, mon pere, je le veux. « Je vous donne ce fort; que votre roi commande. » Vous allez voir ainsi remplir votre demande. Votre fils est trop noble, il a trop de vertus Pour persister longtemps dans ce cruel refus. Le pere V A frustrer mes désirs sa langue est obstinée. Richard Non, n'apprehendez rien de votre destinée, Recouvrez l'esperance; on va vous secourir II faudra bien enfin qu'il se laisse fléchir. Cest moi qui l'ai forme, son coeur n'est point de roche. Je vous réponds de tout, et le moment approche Oú vous verrez, seigneur, combler tous vos souhaits. Bannissez vos chagrins, je suis sůr du succěs. Le pere « Je puis tout espérer, » oh! que cette parole Sait calmer mes chagrins, m'anime et me console! Au milieu de ses maux, l'homme espěre toujours: L'esperance est souvent son unique secours. 16 C'est eile qui ranime en ce moment ma vie, Qui repand les douceurs dans mon äme affaiblie. De mon etat present je demeure confus; Roger, j'ai done ä tort meprise tes refus! O vous, coeurs genereux, vous me rendez la vie. Mais toi, que te dirai-je, 6 ma moitie cherie, Toi qui devant l'autel, en m'accordant ta main, Voulus jusqu'ä la mort partager mon destin! Non, tu ne sauras pas la cause de ma peine, Car ä ce mot peut-etre une douleur soudaine Viendrait, 6 desespoir, t'arracher de mes bras Et me donner ä moi le plus cruel trepas. Allez, ä vos desirs si Roger veut se rendre, Accourez aussitot en secret me l'apprendre. Richard Non, je demeure ici; priez-le de venir, Dites-lui que Richard voudrait l'entretenir. Allez, dans vos desseins il faut que je l'entraine, Sur lui ma voix sera puissante et souveraine, Quelque endurci qu'il soit, je veux dompter son coeur, Et je vous jure ä vous que j'en serai vainqueur. Raymond Et moi, de mon cote, je veux vous etre utile; Quand Roger, pour agir, consultera Pamphyle, Sans paraitre pour lors connaitre vos projets, Je pourrai seul dans 1'ombre epier ses secrets. {Le pere et Raymond sortent.) 17 Scene III Richard, seul Lorsqu' autrefois Roger croissait en ma presence, II etait envers moi rempli d'obeissance, Doux, sage, officieux, sensible, complaisant, Plein de respect, d'amour, surtout reconnaissant. Ne le serait-il plus? Non, je ne puis le croire. Roger etait trop grand, il aimait trop la gloire. Pourrait-il aujourd'hui, pour la premiere fois Refuser d'obeir en entendant ma voix? Non, ce coeur genereux que la grandeur eleve... (Pamphyle entre.) Scene IV Richard, Pamphyle. Pamphyle Je suis le confident de votre ancien eleve, Et je viens de sa part savoir vos volontes, Ou daignez un moment vous rendre a ses cotes. Richard II ne lui plait done pas de venir en personne? 18 Pamphyle Pardonnez-lui, Richard, le trouble l'environne. II voit devant ses yeux son pere tout en pleurs, Dont il s'efforce en vain de calmer les douleurs. Ah! jugez de sa peine en presence d'un pere Qui pleure... et qu'il ne peut cependant satisfaire. Richard II pleure, et c'est son fils qui l'afflige a ce point, II pourrait etre heureux, mais Roger ne veut point. Qu'il faut etre cruel! Pamphyle II est tel qu'il doit etre. II n'en faut pas juger avant de le connaitre. Moi, je sais, croyez-m'en, ce qu'il fait, ce qu'il dit. Loin d'oublier son pere, il l'aime, il le cherit; Mais soyez assure que son ame est trop grande Pour qu'elle satisfasse une injuste demande. Richard II est, dit-on, rigide, imperieux, hautain, Pour tout dire, en un mot, c'est un fils inhumain. Pamphyle Non, non, mais il est ferme et maitre de lui-meme, II peut tout immoler a son devoir supreme. Apprenez-le, Richard, tout cede a son devoir. II est juste; oui, celui que vous peignez si noir, 19 Cet enfant, selon vous, et dur et sanguinaire, Est, selon moi, cet homme indépendant, austere, Qui, quand sur lui les monts tombent avec fracas, Debout, reste tranquille et ne chancelle pas. II s'est vu mille fois menace du supplice, Sa langue n'a jamais prononcé 1'injustice. II n'a qu'une parole, et quand il dit: je veux, N'esperez rien de plus; car la terre et les cieux, L'univers croulerait, ou changerait de place, II redirait encore: oui, je veux qu'on le fasse. C'est qu'avant de parler il a longtemps pense, II a bien réřléchi, bien senti, bien pesé. Aprěs cela sa bouche, avec indépendance, Sait prononcer tout haut, ce que son áme pense. II n'est point en effet de ces étres vendus, Qui pour servir un maitre en tout temps assidus, Prostituant pour lui leurs votes mercenaires, Immolent láchement á leurs honteux salaires, Leur liberie, leurs droits, leurs frěres, leur pays, Leur conscience enfin digne ďun si bas prix: Ceux-lá sont á ses yeux des idoles de boue. Richard Mais du plus saint devoir ce grand homme se joue; La vertu qui de 1'ame annonce la grandeur, La vertu filiale est bien loin de son coeur. Pamphyle Puisque vous le voulez, croyez cette imposture. Mais pour moi je l'estime et l'aime sans mesure. 20 Son caractěre ferme est celui d'un Brutus, Sa sublime équité celle d'un Régulus. Son courage en tout temps va jusqu'a l'heroisme. Enfin je trouve en lui le vrai patriotisme, Et le crois á 1'égal de ces fameux romains... Richard Eh bien, rendez-lui done tous les honneurs divins, Mais n'allez pas penser que jamais je m'abaisse Devant ce demi-dieu; non, je vous le confesse, J'encenserais plutot le plus láche assassin, Un scélérat, un traitre, un parricide enfin. Pamphyle Vous méconnaissez done la grandeur veritable, La seule, á mon avis, qui ne soit méprisable. Richard Cruel adulateur, vous l'approuvez en tout. Pamphyle Je veux, sans le flatter, l'approuver jusqu'au bout. Richard Malheureux! vous avez... Pamphyle Que pensez-vous encore? 21 Richard Produit ces sentiments que votre coeur adore. (Le pere revient.) Scene V Le pere, Richard, Pamphyle. Le pere Je m'en viens vous revoir, mes fiděles amis. Richard Pourquoi n'avez-vous pas emmené votre fils? N'importe, je n'ai pu le voir en ma presence, Mais de tout ce qu'on fait j'ai pleine connaissance. De vils adulateurs, esprits malicieux, Ont perverti son äme et l'ont rendu comme eux. Ces dangereux serpents en tous lieux l'environnent, Et de leur noir venin sans cesse l'empoisonnent. Le pere Que dites-vous? Richard; des esprits infernaux Inspirent ä Roger leurs principes brutaux! lis trament contre moi quelque funeste brigue? Mortel infortuné!... le monde entier se ligue Pour me précipiter dans le fonds des malheurs... 22 Que leur ai-je done fait ä ces barbares coeurs?... N'etait-ce pas assez?... ah! Richard, que ne puis-je M'informer de leur nom, connaitre leur prestige, Je leur ferais sentir le poids de mon courroux. Richard J'en connais un, seigneur, il est aupres de vous. Pamphyle J'ai toujours soutenu, je soutiendrai sans cesse Que votre fils pour vous doit garder sa tendresse; Mais qu'il agirait mal en vendant ce pays, N'importe l'acheteur, et n'importe ä quel prix. Le pere Vous etes ce mechant, cet homme impitoyable Qui du coeur de mon fils corrupteur miserable Le rendez insensible et semblable ä l'airain? Soyez done satisfait de mon triste destin! Pamphyle Roger est tel encor qu'il fut dans sa jeunesse. Vous vous imaginez qu'il n'a plus de tendresse, Lorsque, malgre vos pleurs, vos plaintes, vos soupirs, II ne veut point se rendre ä d'injustes desirs; Ah! desabusez-vous, car, si dans son enfance, Vous l'eussiez invite d'aller trahir la France, II aurait repondu: « eher auteur de mes jours, « Moi, j'oserais trahir la France... mes amours... 23 « Non, j'aime mieux la mort... » Le pere Pamphyle, je vous prie, Cessez, laissez en paix cette vieille patrie. Richard, allez vous-méme, allez chercher Roger. (Richard sort.) Scene VI Le pere, Pamphyle. Pamphyle A manquer ä sa foi pouvez-vous l'obliger? Non, non, c'est envers Tame user de violence Que de forcer quelqu'un contre sa conscience A s'arracher des mains un depot confié. A garder son serment Roger s'est cru lie, II l'a fait, ďun héros reconnaissez la marque. Pensez-vous que, trompant la France et son monarque, Et d'une main coupable, ä ses fiers ennemis, Roger vendra sa foi, ses armes, son pays? Et cela pour l'amour ďun pere qui l'exige! Que serait-il aprěs?... déshonoré... que dis-je!... Ennemi de son roi qu'il aurait deserte, Par un maítre nouveau peut-étre rejeté; On le désignerait sous le seul nom de traítre, Et ce serait ainsi qu'il faudrait le connaitre. 24 Le pere Oh! s'il voulait servir l'interet d'Albion, Que de tresors seraient en sa possession! Pamphyle Les tresors ne sont rien pour un coeur magnanime. Savez-vous ce qu'il veut? c'est l'honneur et l'estime. Lorsque son bras vaillant combat ses ennemis, C'est l'honneur qu'il recherche et non pas le mepris. Mais je me tais, que sert de vous repondre encore? Quant a votre dessein, sachez que je l'abhorre, Le meurtre a mes regards offrirait moins d'horreur. Votre fils va venir, sondez encor son coeur: II dira mieux que moi combien ce coeur deteste Vos principes pervers, votre dessein funeste. Tachez de le convaincre et forcez son esprit. Mais non, de vos efforts deja Roger se rit: II ne changera pas, je connais trop son ame. Si d'un cote 1'amour pour son pere l'enflamme, D'une autre part aussi je crois apercevoir Sa fermete marquee au coin de son devoir. De cette grandeur d'ame, au lieu d'etre la cause, Loin de vouloir, seigneur, lui dire quelque chose, Je retiendrai ma voix, et tous mes sentiments Lui seront inconnus jusqu'aux derniers moments. Ne craignez rien de moi, je saurai bien me taire. II ne tardera pas. Je vais vous laisser faire, Ou si vous l'aimez mieux, je pourrai m'absenter Et dans ce salon seul avec lui vous quitter. 25 Le pere Eloignez-vous ďici; le moindre signe, un geste, Pourrait avoir pour nous un résultat funeste. Pour le rendre inflexible un seul mot suffirait; C'est peut-étre de vous que depend notre arret. Voyons, quelqu'un s'avance; éloignez-vous, Pamphyle, Partez, car devant vous tout serait inutile. (Pamphyle sort.) Voilä Roger qui vient... mais non... ce n'est pas lui. (Raymond rentre.) Scene VII Le pere, Raymond. Le pere Ah! c'est encor Raymond, mon soutien, mon appui, Mon ancien lieutenant lorsque, dans ma contrée, D'un souverain francais la puissance abhorrée Sous son sceptre de fer nous tenaient asservis. Faut-il done qu'ä Roger vous demeuriez soumis! Cher ami, devant moi si le ciel vous fait rendre, Nous pouvons nous parier: dites, dois-je m'attendre A recevoir de vous quelques rayons d'espoir? Je suis impatient, Raymond, de le savoir. 26 Raymond J'ai vu Roger, seigneur, et puisqu'il faut le dire, Je le crois un grand homme, et dejä je 1'admire; Et s'il voulait enfin par un heureux retour, En comblant vos desirs vous montrer son amour: Si je voyais en lui la vertu filiale De ses autres vertus paraitre la rivale, Et briller dans ce coeur comme sa fermete, Sa sublime justice, et sa noble fierte, Son zele pour son roi, son amour de la gloire, Sa grandeur d'äme enfin... ah! j'oserais le croire, Au-dessus des heros, de ces hommes fameux Dont les noms aujourd'hui s'elevent jusqu'aux cieux, Pour y porter la gloire et la grandeur humaine... Le pere Ah! sa vertu, Raymond, n'est qu'une vertu vaine; II n'est point vertueux, vous pouvez l'affirmer, Car j'ai dejä tout fait pour m'en faire estimer. Raymond Tandis que votre fils s'occupe de defense, Et parcourt les remparts, tout plein de l'esperance De conserver au roi ce precieux depot, Seigneur, ä ses genoux jetez-vous aussitot. Le pere Mais si Roger toujours dans son refus s'obstine, Si, malgre ma priere, un faux orgueil 1'incline 27 V A fermer, par malheur, l'oreille ä mes avis Pour ecouter la voix de quelques faux amis... Raymond Alors que vos soldats debarquent au rivage, Rassemblez, des ce soir, les gens de 1'equipage. Armez-les, et soudain envahissez le fort; Les ombres vous mettront ä l'abri de la mort. C'est la le seul moyen que j'ose vous soumettre; Encor n'est-il pas sür, et je ne puis promettre Que vous reussirez au gre de vos souhaits. Le pere Je dois done avant tout ne chercher que la paix? Raymond Oui, seigneur, autrement, de tristes destinees Pourraient s'appesantir sur vos vieilles annees... Le pere Chut! le voici... (Roger entre avec deux sauvages et Richard; Raymond s'esquive.) 28 Scene VIII Le pere, Richard, Roger, Garakonthié, Wampun. Roger Voici le chef des Iroquois, C'est cet homme fameux dont le nom, les exploits, L'adresse, la valeur, la fine politique Sont aujourd'hui connus dans toute 1'Amérique: C'est Garakonthié. Dans mille occasions II ramena la paix au sein des nations. Par sa dextérité, par son adroit génie, Mon pere, voulez-vous qu'il nous réconcilie? Wampun, ce vieux guerrier, ce héros de nos bois, Seconde aussi mes voeux. Wampun Amis, plus de cent fois Ma cabane m'a vu revenir des batailles, Et de mille ennemis j'ai fait les funérailles. Garakonthié Moi, le sang autrefois rougit mon tomahawk, Mais la main de la paix 1'a jeté dans le lac. Le pere Mais ces héros, mon fils, si leur justice est pure, 29 Ont-ils permis jamais d'outrager la nature? Roger Non, mon pere, jamais: leurs parents sont toujours Apres le sol natal leurs plus cheres amours, Iis aiment tendrement l'auteur de leur naissance. Richard Roger... Roger Cher precepteur, oh! ma reconnaissance Ne saurait oublier quels furent vos bienfaits. Votre memoire en moi ne perira jamais, Jusqu'ä mon dernier jour, dans le fond de mon äme, Elle sera, Richard, gravee en traits de flamme. Vous m'avez inspire, des mes plus jeunes ans, L'amour de mon pays, 1'amour de mes parents, Ce tresor des bons coeurs, cette vertu celeste. Si j'ai quelque equite, si mon äme deteste Le sacrilege impie et son discours trompeur; Si mon oeil effraye ne voit qu'avec horreur Le fourbe, l'homme injuste, et ces ämes fletries Qui trament en secret les noires perfidies; Enfin si j'ai gagne l'estime de mon roi, C'est ä vous, eher mentor, ä vous que je le dois. Richard Je vous aime, Roger, et je vous le confesse; 30 Mais je suis cependant accablé de tristesse. En savez-vous la cause?... ô cruelle douleur... J'ai su que ľ on avait perverti votre coeur... Que ce coeur autrefois et si noble et si tendre S'est change tout-a-coup, et ne veut plus se rendre Aux désirs empresses de l'auteur de vos jours; Et que malgré ses pleurs vous persistez toujours A ne lui point céder ce que son droit de pere Vous ravira bientôt dans sa juste colére. Roger Si mon pere consent ä me laisser parler Je pourrai vous répondre avant de m'en aller. Le pere O Roger, voudrais-tu renouveler ma peine? Chers amis, néanmoins s'il faut que je vous géne, Parlez; peut-étre aussi que de cet entretien Dieu fera par bonheur résulter quelque bien... Garakonthié Roger, prends garde ä toi, le grand roi de la terre Sur les enfants ingrats fait grander le tonnerre. Roger O mes amis! cessez d'aggraver mes tourments, Soyez plutôt témoins de tous mes sentiments. Sachez qu'il m'est cruel de ne pouvoir encore Contenter le désir d'un homme que j'honore. 31 Mon pere me connait; il n'en saurait douter, Je le cheris autant qu'avant de le quitter. II connaissait alors quelle etait ma tendresse; Aujourd'hui, pourquoi done m'accuser de bassesse? Mais n'importe, mon coeur le cherira toujours, Et quand meme il faudra pour conserver ses jours D'un zele trop ardent risquer d'etre victime, J'affronterais les feux, je braverais l'abime; Plein de crainte et d'amour, ne sachant resister, Pour le sauver, partout on me verrait jeter. Oui, si je vous voyais terrasse par la rage D'un animal feroce ou d'un monstre sauvage, Pour apaiser sa faim et conserver vos ans, J'irais m'offrir moi-meme ä ses cruelles dents. Enfin, demandez-moi tout ce qui se peut faire Sans alterer les traits d'un noble caractere, Parlez, je vous le jure ä la face des cieux, Mon pere, en 1'accordant, je serai trop heureux. Richard Mais 1'amour filial peut-il avoir un terme? Roger Oui, certes, je le pense, et je dois rester ferme, Si pour plaire ä l'objet de mon affection Je ne suis qu'un ingrat envers ma nation; S'il faut perdre ma gloire, ä tant de frais acquise, Exposer le succes d'une noble entreprise, Trahir une patrie et ne la plus revoir, Enfin, s'il faut manquer au plus sacre devoir. 32 Le pere Roger, tu vas trop loin; ce coin de 1'Acadie, Ce terroir hérissé, ce sol de barbarie Que la France naguěre a commis á ton bras, Voilá ce que je veux: ne me rebute pas. J'ai soigné ton enfance, et pendant vingt années Mes soins te préparaient ďheureuses destinées. O gage si chéri de mon premier amour, Quand j'ai perdu ce sein qui ťa donné le jour, Ah! oui, je m'en souviens, quand ta mere expirante Me pressa sur son coeur de sa main défaillante, Et voulut m'embrasser pour la derniěre fois, Elle pleura longtemps, et sa mourante voix Prof éra pour adieu cette seule parole: Mon cher époux, je meurs... que Roger te console... O Roger... 6 mon fils... regarde vers les cieux! Ta mere y prie encor, rends-toi done á mes voeux, Toi qui dois m'adoucir les peines de ce monde... Roger Ah! cessez, ma douleur est déjá trop profonde. Ne pleurez plus, pourquoi chercher á m'attendrir? Je vous chéris encore et je veux vous chérir, Et je ferai pour vous tout ce qu'on peut attendre De l'ami le plus cher, et du fils le plus tendre. Que voulez-vous de plus? pour avoir votre amour Faudra-t-il mériter de ne plus voir le jour? 33 Garakonthie Ton coeur est un grand coeur et tu n'es pas un traitre. Richard Songez du moins, Roger, que votre pere est maitre. Le pere Pense aux maux effray ants qui vont fondre sur toi; Pense au bien que tu peux t'acquerir pres de moi. Roger Vainement voudrait-on me declarer la guerre, En vain Ton m'offrirait le reste de la terre, Non tant que je vivrai, ce fort et ce pays Seront soumis, mon pere, aux armes de Louis. Le pere Ou prends-tu, fils ingrat, une telle insolence? Tu veux, je le vois bien, provoquer ma vengeance, Tu voudrais m'irriter; cruel, ne sais-tu pas Que mes vaisseaux au port sont remplis de soldats? Richard Reflechissez, Roger... s'il faut que votre pere Fasse aux plus doux transports succeder la colere... Mais non, songez plutot, songez a son amour... Peut-etre il va demain vous quitter sans retour. Ne vous abusez pas; vous lui devez la vie, 34 Lui refuseriez-vous ce coin de 1'Acadie? Mais il est temps, je crois, de prendre du repos. La nuit qui des humains fait oublier les maux, La nuit sur 1'univers étend son noir empire; Allons, reposons-nous, et que Dieu vous inspire De pieux sentiments pendant votre sommeil, Et faites-nous-en part aprěs votre réveil. Fin du premier acte 35 Chanson Air: La Brigantine. O perfidie, Fuis loin de moi, Puisque ma vie N'est pas pour toi. Ö France cherie, J'irais te trahir! Non, ma patrie, Plutöt mourir. Douce nature, J'entends tes cris, Ta voix si pure, Ah! j'en fremis. Mais, France cherie Faut-il te trahir! Non, ma patrie, Plutöt mourir. La mort apprete Ses dards, ses feux, Voilä ma tete Devant ses yeux. Car, France cherie, Puis-je te trahir! Non, ma patrie, Plutöt mourir. 36 Acte second 37 Scene I Le pere, Richard, Raymond. Le pere Je n'ai pu résister dans cette inquietude, Je veux enfin sortir de mon incertitude. Le calme de la nuit rěgne encore en ces lieux, Rien ne viendra troubler nos moments précieux, Parlons en sůreté. Dites-moi que prétendre? Albion envers moi sera-t-elle plus tendre? Pourra-t-elle accorder un pardon généreux A celui que son fils éloigne de ses yeux? Non, chez ce peuple fier si je retourne encore, Je serai rejeté, car je sais qu'il abhorre Celui qui par malheur trompe ses intéréts. J'ai prété devant lui des serments indiscrets: Mais, vous le savez tous, qui pouvait me restreindre? De la part de Roger pouvais-je avoir á craindre, Lui dont le naturel ainsi que les vertus Excitaient des respects que je lui croyais dus? Deception funeste! eh! n'est-ce pas un réve?... Peut-on penser ainsi de votre aimable élěve?... Ah! s'il venait, Richard, s'il venait devant nous Abjurer ses serments, tomber á nos genoux... Nous serions soulagés du poids qui nous accable. Mais, non, ce fils cruel, non, cette arne indomptable, Quand méme je serais le plus puissant des rois, 38 Aimerait mieux perir que d'ecouter ma voix. Cruel renversement!... tant de trouble ä mon age!... Pour ne pas succomber j'ai besoin de courage... Etre dans l'infortune, et presque sans amis!... Raymond Perdez-vous tout espoir? ah! seigneur, si mon fils, Pour moi, comme Roger, devenait inflexible, Je saurais parvenir ä le rendre sensible; Car ä la voix du sang Ton ne peut resister, Vous etes pere enfin et ne pouvez douter Que Roger, malgre lui, n'exauce vos prieres, Si vos desirs, seigneur, lui semblent necessaires. Le pere Mais quand meme il voudrait, cette foule d'amis, Ces affreux conseillers dont il suit les avis, Vous les verriez bientot l'accabler de menaces, Le faire revenir ä ses premieres traces. Ces mechants contre moi lui pretent leur appui. Peut-etre maintenant sont-ils aupres de lui: lis l'entourent sans cesse et le rendent feroce. Raymond Ne leur supposons point ce caractere atroce; Je les connais, seigneur, ils sont hommes de bien. En outre, votre fils ne les ecoute en rien; II a son sentiment, et son äme trop grande Ne peut jamais souffrir qu'un autre la commande. 39 Je ne puis m'empecher de vous le dire encor: Votre fils vers l'honneur a dejä pris l'essor. C'est ä ce noble objet que son coeur se devoue. Je ne puis le hair, il faut que je l'avoue: Je combats ses raisons, mais je l'aime en secret, Sur moi tout ce qu'il dit produit plus d'un effet. Sans y trop reflechir je vous ai dit peut-etre... Richard Oui, qu'il etait pieux, Roger que j'ai vu naitre, Roger que j'ai forme, que mon coeur aimait tant. Peut-etre croit-il suivre en nous contrariant L'ordre de son devoir et de sa conscience. Ah! s'il en est ainsi, sortons done du silence, Detrompons-le, faisons les plus puissants efforts, Montrons-lui sans delai ses erreurs et ses torts. Le pere N'avons-nous pas choisi la route la plus süre! Nous avons fait parier la raison, la nature; Ce fut en vain: Roger resta sourd ä leurs voix. Que faire maintenant? nous n'avons plus de choix, Les armes, le combat, voilä notre refuge. Je ne saurais souffrir que mon fils soit mon juge. Et je vais lui montrer que je ne plierai pas. Raymond Seigneur, allez plutot vous jeter dans ses bras, Comme un pere coupable implorer votre grace. 40 Car je connais Roger; il défendra la place, Et vos vaillants soldats, longtemps triomphateurs, Trouveront des rivaux, peut-étre des vainqueurs. Le Canadien est brave; il donnera sa vie, Pourvu qu'il soit fiděle ä la měre-patrie: Oui, 1' enfant de ce sol est tout plein de valeur, Le sang de ses aieux bouillonne dans son coeur. Le pere Sous 1'effort du grand nombre il faudra bien qu'il plie. Raymond Mais soyez sůr au moins qu'il vendra eher sa vie. Le pere N'importe, on sentira ce que peut mon courroux. Richard Mais, Roger... votre fils... Seigneur, y pensez-vous? Le pere Ah! e'est lui, e'est Roger qui provoque mes armes, Oui, e'est un fils chéri qui cause mes alarmes! Mais, parlez, dites-moi tous vos pressentiments; Pensez-vous que Roger gardera ses serments? Malgré tant de refus puis-je avoir l'esperance D'ebranler tant soit peu sa terrible Constance? Pour moi, je vous le dis, je crois voir clairement Que tout restera vain sur un coeur si constant. 41 Quel est votre penser? Richard Vous n'avez rien ä craindre. Sans doute votre fils va se lasser de feindre, Ses qualites, seigneur, n'auraient pu tant changer, Et Roger, apres tout, doit etre encor Roger. Raymond Ainsi que votre ami je suis enclin ä croire Que Roger va bientot vous ceder la victoire. Le pere S'il pense ä son pays, je n'aurai plus besoin, Pour le faire changer, d'employer aucun soin. « A la France, dit-il, je veux rester fidele, « Et tant que je vivrai je ferai tout pour elle. » II tiendra sa parole et j'en suis assure. Raymond Seigneur, au nom de pere, ä ce nom si sacre, Que ne fera-t-il pas? qu'on lui repete encore. Et si Roger dit vrai, si son coeur vous honore, II va, je vous le jure, exaucer vos desirs. Le pere Ce mot excite en moi le plus doux des plaisirs, Que ne puis-je, Raymond, en croire ä ta parole! 42 Richard Depuis longtemps, seigneur, votre coeur se désole, Dans ce penible etat restera-t-il toujours? Non, faisons tant enfin par nos pleurs, nos discours, Que nous puissions fléchir cette äme trop altiére. Vous, Raymond, dites-lui de venir voir son pere. (Raymond sort.) Scene II Le pere, Richard. Richard Tantot nous serons prets ä partir de ce lieu, Attendons un moment, nous saurons tout dans peu. Le pere Oui, 1'instant est venu, la fin de la journee, Richard, va pour jamais fixer ma destinee. Mon etat est critique et de mon avenir L'aspect encore voile peut me faire fremir. Si Roger me refuse, il faut qu'un des deux meure, Et ce sera bientot, ce sera dans une heure. C'est un mot de mon fils qui va tout decider: Je tremble en y pensant; en pourriez-vous douter? Jusqu'ici le bonheur a marche sur mes traces, Et depuis un long temps, ni perte, ni disgraces N'avaient trouble le cours de mes jours fortunes. 43 Pour moi seul les plaisirs ne semblaient point bornés: Naguěre un doux hymen, en couronnant ma flamme, Au centre de l'ivresse avait porte mon äme. En un moment, hélas! tout s'est évanoui, II ne me reste plus que des pleurs aujourd'hui. (Roger entre.) Scene III Le pere, Richard, Roger. Le pere Roger, termine enfin mes soucis et ma peine, Mon trop malheureux sort vers la tombe m'entraine, Si je meurs, c'est toi seul qui me feras mourir. Ah! cette nuit encor, plein de ton souvenir, Je n'ai pu fermer l'oeil, et des larmes aměres Sans cesse, malgré moi, tombaient de mes paupiěres. Te plairas-tu longtemps ä voir couler mes pleurs? Roger, mets, je ťen prie, un terme ä mes douleurs. Roger Ah! vous aussi, mettez un terme ä ma souffrance! De vous accorder tout que n'ai-je la puissance! Malheureux!... je devais contrister vos vieux ans! Qu'il m'est dur aujourd'hui d'etre un de vos enfants!... Mais pourquoi m'aflliger?... non, le Dieu de justice N'aurait pu me créer pour faire le supplice 44 De ceux dont la tendresse a soigne mon berceau; Le Seigneur m'a forme pour un destin plus beau. II m'a dit: « Fuis, Roger, 1'injustice et la honte, « Pour faire ton devoir que ta volonte prompte « Affronte les travaux, les dangers et la mort. » En agissant ainsi dois-je plaindre mon sort! Le pere Oses-tu proferer un aveu si bizarre? Quoi! tu pretends qu'un fils, bien loin d'etre barbare, En donnant ä son pere un horrible trepas, Serait juste?... 6 mon fils, je ne te comprends pas. Roger Vous interpretez mal... Richard Ah! tout est inutile Sur un coeur oü 1'amour ne trouve plus d'asile. Car quelle autre raison pouvez-vous apporter? Aux Francais, il est vrai, ce pays peut rester. Mais si vous l'aimiez tant, vous serait-il penible De le voir au pouvoir d'un monarque paisible? Au pouvoir d'un royaume et d'une nation Dont vous devez aimer la constitution? Certes, vous le savez, les lois de 1'Angleterre Se sont fait admirer du reste de la terre; C'est le plus beau travail qu'ait fait 1'esprit humain, On le regarde encor comme un present divin. 45 Je ne cacherai pas que ce peuple rebelle Leva de temps en temps sa banniére infidéle, Et porta la revolte au sein de son pays. Je connais qu'ä son tróne il n'est pas trop soumis. Contraste singulier: les lois les plus sublimes Furent souvent témoin de trahisons, de crimes, De guerres, de forfaits, et de seditions. Mais laissons tout cela... Roger, nous ne saurions Imputer ces exces ä des lois aussi sages; Non, dans tous les pays, comme dans tous les ages, Thémis n'a pu régner sans voir ľhomme ä ses yeux Braver avec orgueil son front majestueux. Roger Mais si ľ Acadien voulait enfin se rendre, En servant les Anglais pourrait-il bien prétendre A se voir gouverner comme la nation? Peut-étre n'aurait-il qu'un débile embryon De ces sublimes lois qu'Albion préconise. Et ľ Acadie alors, loin de rester soumise, Souléverait la tete et ne pourrait souffrir Qu'un süperbe ennemi cherchät ä l'asservir. Mon peuple aime sa langue; en proscrire ľ usage, Ce serait le réduire au dernier esclavage. Oui, ce peuple fut fait pour n'étre dependant Que de la nation dont il est descendant, Et votre roi serait des rois le plus auguste, Votre gouvernement promettrait d'etre juste, D'élever ľ Acadie au niveau d'Albion, Je ne changerais pas ma resolution; 46 Au contraire, en tout temps, je saurai me defendre. Le pere Ah! si tu crains, Roger, comme je crois l'entendre, Qu'un despote cruel ou qu'un dur souverain Ecrase ton pays sous un sceptre d'airain, Mon fils, detrompe-toi; car je dois te l'apprendre: A mon pressant desir si tu veux condescendre, C'est toi seul qui pourras gouverner ce pays; Tel qu'il est en ce jour il te sera soumis. (Lui presentant un billet.) Tiens, lis, vois, c'est un ordre emane d'un monarque Qui te donne aujourd'hui la plus illustre marque Des sentiments d'honneur qu'il entretient pour toi, En voulant confier 1'Acadie ä ta foi. Roger Quoi! ce monarque aurait assez peu de prudence Pour vouloir reposer en moi sa confiance! Ce roi si sage irait remettre ce pays Au plus lache, au plus vil de tous ses favoris! II recompenserait la bassesse d'un traitre! D'un peuple plein d'honneur il le ferait le maitre! Mais ne craindrait-il pas que ma perfide main, Se jouant de tout droit, de tout principe humain, Et faite, en quelque sorte, ä manier le crime, Ne voulüt de nouveau par ce fait magnanime, S'attirer les faveurs et les presents des rois? Je ne craindrais alors, les hommes, ni les lois, Je ne redouterais ni censure, ni peine, 47 Content, je me rirais de la justice humaine. Mais non... par un serment j'ai voulu me lier. Mon pere... ah! si ľ amour me le fait oublier, Loin de vouloir encore, au nom de ľ Angleterre, Commander ä ma noble et malheureuse terre, Craignant tous les humains et fuyant mes sujets, J'irai m'ensevelir dans le fonds des foréts. Et lä je cacherai ma bassesse et ma honte, Ou plutôt que ferai-je? ah! la mort la plus prompte Brisera les liens de mon iniquité; Elle seule mettrait mon äme en liberie. Mais pourquoi redouter une main paternelle? Peut-elle me forcer ä mourir infiděle, Infiděle ä la France, infiděle ä mon roi, Infiděle ä mon coeur, et parjure ä ma foi? Le pere Pourquoi retardes-tu? mon épouse chérie Voudrait me voir sans doute; eile est seule et s'ennuie... Faudra-t-il qu'aujourd'hui, je fasse mon malheur?... Irai-je lui montrer ma peine et ma douleur?... Pourra-t-elle me voir et soutenir ma vue? Chěre épouse... pourquoi fallait-il ľ avoir vue?... Mais sait-elle déjä ce qui se passe ici?... Roger... exauce-moi... je demeure transi... Je me trouble, et je sens tout mon corps qui chancelle. Roger O Dieu! si vous voulez que je reste fiděle, Prétez-moi votre appui quand je combats mon coeur. 48 Le pere Que dis-tu! cesse done d'etre blasphémateur. (Pamphyle entre.) Scene IV Le pere, Richard, Pamphyle. Pamphyle Une émeute, seigneur, qui vient d'etre allumée, Fait craindre quelque perte au sein de votre armée. Le pere Mes soldats mutinés!... voilá done le destin Qui me poursuit encor par un autre chemin! O vous, coeurs généreux, pleurez ma destinée. Vous soutenez vous seuls ma vie infortunée. Je n'ai que vous d'amis, je crois voir l'univers Ligué pour m'ecraser sous le poids des revers. Pour soulager ma peine, ah! prétez-moi des larmes, Des mains de ce Caton faites tomber les armes, Qu'il dise devant vous: Je ne puis résister, Je suis vaincu, mon coeur ne saurait rejeter La demande et les voeux ďun pere que j'estime; Et ce pere jamais ne sera ma victime. Adieu. (Le pere sort.) 49 Scene V Richard, Roger, Pamphyle. Pamphyle Jusqu'a la fin j'ai retenu ma voix, Ce pere m'attendrit et m'indigne a la fois. J'ai tremble, cher Roger, j'ai craint que ta tendresse Ne te fit faire enfin quelque indigne bassesse. Roger J'ai fremi, je l'avoue, et j'ai cm quelque temps, Pamphyle, que j'allais abjurer mes serments; J'ai pese, balance; le devoir, la nature, Combattirent longtemps, mais soudain le parjure S'offrant a mes regards dans toute son horreur, Effraya mon esprit et raffermit mon coeur. Que j'attire sur moi la louange ou le blame, Jamais la trahison ne souillera mon ame. Pamphyle Que j'aime ta Constance et tes nobles vertus! Richard A tant de cruaute des honneurs sont rendus! On encense un mortel que les lois de la Grece 50 Auraient jeté vivant au fond ďune fournaise; Qu'en tout temps, qu'en tous lieux, Ton aurait regardé Comme un monstre ďhorreur et ďinhumanité... Funeste aveuglement. Pamphyle Mais d'ou vient que cet homme Que Ton vit autrefois dans le sénat de Rome, Un poignard á la main, percer de vingt-trois coups Le grand César son maitre, et le maitre de tous? D'ou vient que ce Brutus meurtrier de son pere, Est célébré par Rome et par la terre entiěre? D'ou vient que ses exploits en tous lieux sont chantés, Qu'on le porte en triomphe au milieu des cites? Ah! c'est qu'a son devoir il fut toujours fiděle; C'est que pour son pays, plein ď amour et de zěle, De tout sacrifier il n'a pas hésité, Quand il vit qu'on voulait ravir sa liberie. César voulait régner, c'etait une injustice; Que César, dit Brutus, que mon pere périsse, Et malgré sa clémence il périt en effet: Tout 1' univers admire un si glorieux fait. Et Ton voudrait qu'un fils, qu'un enfant de la France, Pour montrer sa tendresse et sa reconnaissance, V A cet homme insensé qui lui donna le jour... Richard, en tirant son épée. Homme insolent... (Pamphyle tire aussi son épée.) 51 Roger, ä Pamphyle, en se jetant entre les deux. Tais-toi: ne me fais point la cour, Pamphyle, en meprisant un pere que j'estime Meme quand il me porte ä me charger d'un crime. Laissons tous ces discours qui ne pourraient servir Qu'ä prolonger ma peine, au lieu de la finir. Je suis determine: ni larmes, ni priere, Ne pourront ebranler ma Constance premiere. Richard Oh! qu'entends-je! est-ce vous qui blasphemez ainsi? Vos paroles, Roger, m'ont trouble, m'ont saisi. Roger Je ne blaspheme point. Richard O fils impitoyable! Roger Je suis juste. Richard O Roger! Pamphyle Sois toujours implacable, Et tes amis, Roger, te preteront leurs bras; 52 Pamphyle, sois-en sür, ne te quittera pas. Roger Quand meme il le ferait, je resterais fidele. Richard V A1'amour filial? Roger Non, j'y serai rebelle Plutot que de trahir le devoir et l'honneur. Richard Que faut-il, dites-moi, pour toucher votre coeur? Dites. Roger Toucher mon coeur! que voulez-vous entendre? Pour changer mes serments ce qu'il faut entreprendre? Richard Oui. Roger Rien. 53 Richard Qu'entends-je encor! mon ami... mon Roger.. Roger Cessez, n'esperez point de jamais me changer. Richard Roger, ä vos genoux faut-il que je m'abaisse? Oh! non, écoutez-moi: par toute ma tendresse, Par ces soirs que ma main vous donna si longtemps, Par votre pere enfin, changez de sentiments. Roger Mais tout cela s'efface au seul nom de patrie. Richard Ah! eher Roger, quel charme aura pour vous la vie? Lorsque vous vous verrez maudit de vos parents, Ou lorsque le trépas aura tranche leurs ans. Oh! laissez, oubliez cette vertu stoique, Cet orgueil que Ton vante et qu'on nomme héroique. Roger Vous allez m'irriter. Richard Seriez-vous si cruel!... 54 Roger Ah! j'ai trop de douceur, et j'offense le ciel. Richard Ah! que faut-il done faire, 6 mon aimable eleve! Je me jette ä vos pieds et je ne me releve Que lorsque votre coeur revoquera sa foi. Roger, en le relevant. Tous les hommes seraient ä genoux devant moi, L'on ne me ferait point revoquer ma parole. Le devoir l'a dictee, eile n'est point frivole. Richard C'en est done fait, eh bien! va-t'en, coeur de rocher. Tu ne peux consentir ä te laisser toucher, Fais ce qu'il te plaira, sois toujours inflexible; Mais, Roger, je te plains, si ton pere sensible Aux outrages cruels qu'il reeoit de son fils, Te compte pour jamais avec ses ennemis. Tu sentiras alors le poids de sa vengeance, Tu recevras ta juste et digne recompense. Roger N'importe, je mourrai, Richard, avec honneur, Je concentre en cela tous les voeux de mon coeur. Perissons, s'il le faut, sous les mains paternelles, Mais ä notre devoir soyons toujours fideles. 55 Richard Qui te l'a done appris, ce barbare devoir? Homme feroce et dur. Roger Vous devez le savoir: Vous m'avez repete cent fois dans mon enfance: « En tous lieux, en tout temps, sois fidele a la France. « Servir son Dieu, son roi, mourir pour son pays, « Ne point courber le front devant ses ennemis, « Honorer ses parents par un amour sincere: « Voila tout le devoir. » Oh! qu'il est doux a faire! Devoir trois fois sacre, sublime et sainte loi, Tu m'ordonnes, tu veux que je serve mon roi: C'est la ce que je cherche et que j'ambitionne. Oui, qu'un autre que moi de palmes se couronne, Je ne porterai point envie a ses lauriers, Je ne chercherai pas a fouler ses sentiers, Au contraire, Richard, je plaindrai sa folie, S'il ne travaille alors au bien de sa patrie... Mais je vois a pas lents mon pere revenir; Je ne pourrai done point me rendre a ses desirs... Non, j'aime mieux plutot m'arracher a sa vue Que de porter la mort a son ame abattue. Adieu, done, essayez de calmer sa douleur, Pour toi, mon noble ami, mon doux consolateur, Suis-moi, viens avec moi soupirer en silence; Car, Pamphyle, je crains que ton zele n'offense Cet homme malheureux dont j'ai recu le jour Et qui conserve encor mon plus ardent amour. 56 (Le pere entre avec Raymond.) Scene VII Le pere, Roger, Richard, Raymond. Le pere Reste avec moi, Roger, et qu'enfin ta parole Bannisse mes chagrins, me charme et me console. Tu voudrais t'en aller... 6 mortelles douleurs! Quoi! dedaignerais-tu de voir couler mes pleurs?... Richard Ah! laissez-le partir, pere trop miserable! Ainsi que vous je pleure et la douleur m'accable: Rien, rien n'a pu flechir le coeur de votre fils; Je suis las d'essuyer les dedains, les mepris. J'ai fait tous mes efforts; pleurs, priere, menace, Oui, j'ai tout epuise; ma bouche enfin se lasse, Je vois que tout est vain. Votre coeur paternel Ferait peut-etre plus sur cet enfant cruel. Je le laisse en vos mains et je vous l'abandonne. Le pere Que tant de cruaute me chagrine et m'etonne! Infortune mortel, que vais-je devenir? Grand Dieu! dois-je esperer un meilleur avenir? Non, son horrible aspect me glace d'epouvante, 57 Sur moi je sens peser sa main dure et sanglante, Ah! viens done, 6 mon fils, viens me donner la mort. Delivre-moi, Roger, de mon malheureux sort. O mon fils, vois combien de peines tu me causes! Perce-moi done le sein... non, cruel, non, tu n'oses... Mon sang devant tes yeux te ferait-il fremir?... Detourne tes regards et laisse-moi mourir!... Tu ne veux pas, Roger. Eh bien! je vais moi-meme Me transpercer le coeur, Roger, ce coeur qui t'aime... (Le pere tire son epee.) Richard, saisissant Vepee du pere. Non, seigneur, gardez-vous d'un sombre desespoir. Quoi! vous voulez mourir et ne jamais revoir Vos amis, vos parents, votre epouse si chere Qui ne pourrait survivre a sa douleur amere!... Le pere Ah! ce n'est qu'un vain mot que la felicite! L'homme court vainement vers la prosperite. Quand il pense 1'avoir, sa faveur inconstante S'envole tout-a-coup, et bientot sous sa tente Vient regner des malheurs le cortege fatal. Richard Mais violer les lois de 1'amour filial, Roger, est-il bien vrai! 58 Roger Que ma peine est cruelle, Mon pere veut mourir ou me rendre infidele! Richard Non, livrez-lui ce fort, il sera satisfait. Roger Puis-je le satisfaire aux depens d'un forfait? Le pere Non, je ne mourrai point... insolent, tu blasphemes! Tu ris de ma demande, et tu dis que tu m'aimes. Lache, fais-moi sortir, ou bien retire-toi, Et tantöt seulement tu viendras devant moi Me dire si tu veux m'accorder ma demande, Ou s'il faut, pour 1'avoir, que je te le commande. (Roger sort.) Scene VII Le pere, Richard, Raymond. Le pere Je ne puis le dompter, je suis encor defait, II prefere toujours l'honneur ä l'interet. Coupable fils... il faut que ma main le chätie, 59 Cest 1'unique moyen de conserver ma vie. Richard Oui, parlons-lui tantot pour la derniěre fois. Le pere Ce cap ou le combat, je lui laisse le choix. Raymond Oui, seigneur, devant lui faites encore entendre La priěre, la voix du pere le plus tendre; Touchez-le... mais enfin s'il persiste ä jamais, Que votre épée alors serve vos intéréts. Courbez, si vous pouvez, sa téte trop altiěre, Et montrez-lui, seigneur, que vous étes son pere. Le pere Amis, vers mon épouse, allons, portons nos pas. Fin du second acte 60 Chanson Air: Adieu, charmant pays de France; Adieu, rivage de la Loire, O doux berceau de mes aieux. Je m'en vais mourir pour ta gloire, France, je te fais mes adieux. Si loin de toi, chere patrie, A peine ai-je ceint un laurier, Ft deja je quitte la vie... Helas! trop malheureux guerrier... Mais je ne suis qu'a mon aurore, Comment affronter le trepas? Ma nation n'a pas encore Connu la valeur de mon bras. Guerrier, quitteras-tu la terre Sans y laisser un souvenir? Non, non, je m'arme pour la guerre, Pour ma patrie il faut mourir. Que mes amis pres de ma cendre Laissent echapper un soupir! Et que mon roi daigne s'y rendre; Je succombe pour le servir. Enfin, puisque c'est pour la gloire Que j'ai voulu vivre et mourir, Ah! que mon nom, que ma memoire Traverse aux siecles a venir. 61 Acte troisieme 62 Scene I Le pere, Richard, Roger. Roger Mon pere, je reviens me jeter en vos bras, Souffrez que j'ose encor chercher votre presence. Si votre main jadis prit soin de mon enfance, Si vous avez pour moi supporte les travaux, Recherche la fatigue et brave tous les maux, Enfin si votre coeur me cherissait naguere, Un instant, je vous prie, ecoutez ma priere, Ecoutez mes serments, mon malheur et mes voeux. Ah! c'est vous qui devez plutot me rendre heureux; Vos chagrins renaissants empoisonnent ma vie. Oh! si tantot deja vous quittez 1' Acadie, Rendez-moi votre amour; mes jours seront sereins. Mais si votre bonheur etait entre mes mains, O mon pere! ah! combien je gouterais de joie! Que je serais heureux d'en embellir la voie, Que vos pas chancelants vont bientot parcourir. Si mes serments sont faux, puisse-je ici mourir! Oui, si mes faibles mains, si ma faible puissance Pouvaient remplir les voeux de ma reconnaissance, Je serais satisfait... et vous que j'aime aussi, Mon ancien precepteur! ah! que ne puis-je ici Vous offrir un tribut digne de ma tendresse Et verser sur vos jours le bonheur et l'ivresse! 63 Le pere Ah! pourquoi fallait-il te rendre devant nous? Ta presence, Roger, a calme mon courroux. Oui, tu seras toujours l'objet de ma tendresse! Mon courroux est fini; tu me rends l'allegresse; J'ai peine ä concevoir un devouement si beau. Un jour ta mere, assise aupres de ton berceau, Apres t'avoir donne deux baisers pleins de flamme, Se sentant tout-a-coup emue au fond de l'äme: « Cher epoux, me dit-elle, un jour ce tendre enfant « Sera notre soutien, notre soulagement; « C'est l'honneur et l'espoir de nos vieilles annees. » Elle augurait ainsi tes belles destinees; Et moi qui partageais son espoir et ses feux, Je croyais entrevoir un avenir heureux. Oü j'etais fier de toi, toi que dans mon ivresse Je croyais retrouver aux jours de ma vieillesse, O ma gloire! 6 mon fils! Richard J'admire vos vertus, Mais pour moi vos desirs sont vains et superflus. Pourquoi me souhaiter un destin plus prospere? Roger, contentez-vous d'exaucer votre pere. Je suis son serviteur, je l'escorte en tous lieux: S'il est heureux partout, partout je suis heureux; Son destin fait le mien; si le malheur l'accable, Avec lui, eher Roger, je serai miserable. 64 Le pere Mais nous serons heureux puisque Roger attend Le moment fortune d'etre reconnaissant. Roger Oui, je 1'attends du ciel. Richard Mais quoique ce puisse etre, Vous ferez tout pour lui? Roger Tout, si j'en suis le maitre. Le pere Ah! cruel, je le vois, tu vas recommencer; Tu fais semblant d'abord de vouloir m'exaucer, Tu te montres soumis; c'est pour mieux me surprendre. Quoi! tu n'es revenu que pour me faire entendre Ces memes sentiments, cette apprehension, Ces crimes de bassesse, ou bien de trahison! Ces forfaits pretendus que ton grand coeur abhorre! Tous ces mots, j'en suis sür, vont resonner encore. C'est ta seule equite, ce sont tes seuls appuis. A tes caprices vains, tu m'immoles, mon fils. Roger Oh! si vous connaissiez le fond de mon coeur... 65 Le pere Cesse, Tu vas me repeter tes voeux et ta tendresse, Je suis las de t'entendre, il faut enfin finir; Richard, retirez-vous, je vais l'entretenir; Je vais lui parier seul, et s'il persiste encore... Alors... vous connaissez... (Richard se retire.) Scene II Le pere, Roger. Le pere O Roger, je t'implore, Epargne-moi l'horreur de combattre mon fils. Roger Mon pere, mes tourments ne sont done pas finis? Si je perds mon honneur vous en serez la cause! Le pere Je veux tout obtenir, et je ne me repose Que lorsque j'aurai vu couronner mes combats. 66 Roger V A vos premiers projets vous ne renoncez pas! O mon pere! s'il faut que je vous sacrifie Un bien qui m'est plus eher que celui de la vie... Je n'en ai pas le droit. Le pere Mais quel est done ce bien? C'est mon devoir. Roger Le pere Quoi done! pour toi je ne suis rien! Roger Oui, vous etes pour moi tout apres ma patrie. Le pere Ce que je te demande, est-ce une perfidie? Roger J'enfreindrais les serments que j'ai faits ä mon roi; Aupres de mon pays je trahirais ma foi. Le pere Qu'en resulterait-il? une legere offense. 67 Roger La fureur, des remords, la peur de la vengeance, Le cri de mon honneur, le desespoir enfin. Le pere Non, livre-moi ce fort, livre-moi ce terrain, C'est tout ce que je veux. Roger O desir trop funeste! Vous allez me ravir tout l'espoir qui me reste. Le pere Roger, perdre ce Cap, est-ce un si grand malheur? Roger Vous le livrer serait vous livrer mon honneur. Ce sol n'est pas ä moi, mais il est ä la France; Louis en est le maitre, et j'en ai la defense. Le pere L'honneur! c'est un vain nom que la langue des rois Se plait ä repeter pour soutenir leurs droits Contre ceux qu'etablit l'auteur de la nature; O vertu filiale, et si noble et si pure! 68 Roger Mon pere, ecoutez-moi: le temps est precieux, Je veux vous dire encor mes raisons et mes voeux. S'il est vrai qu'aujourd'hui votre coeur me cherisse, De moi n'exigez pas un si grand sacrifice. Pour defendre ce sol contre des etrangers, L'on a vu les Francais affronter les dangers, Ni les fers, ni la mort n'ebranlaient leur courage. S'ils voyaient l'ennemi debarquer au rivage, lis s'armaient tout-a-coup, et ces preux combattant Sur le champ de bataille allaient mourir contents; Heureux de conserver aux depens de leur vie Un pays qu'ils aimaient comme une autre patrie. Et moi j'irais, mon pere, abjurant la pudeur, Et de ces fils de Mars indigne successeur, Sans respect pour mon nom, j'irais ternir la gloire Attachee a ce Cap par plus d'une victoire?... Tout ici parle d'eux: je regarde ce fort, Ces remparts, ces maisons, ces murailles, ce port Ou pour votre malheur vos vaisseaux aborderent, Ces vastes batiments, ces champs qu'ils defricherent: Mon pere, ce sont la les fruits de leurs labeurs. Pourrais-je, dites-moi, mepriser leurs sueurs Au point de les offrir moi-meme a 1'Angleterre? Puis-je dire aux Anglais : Occupez cette terre, C'est moi qui la gouverne, et je puis volontiers Moi-meme en enrichir des peuples etrangers! Que diriez-vous, heros de la Nouvelle France? Ah! vos manes sanglants demanderaient vengeance! Tu fremirais de rage, honneur de St. Malo, 69 Cartier, toi qui jadis arboras ton drapeau, Le vieux drapeau francais, sur cette vaste plage, Apres avoir brave les autans et l'orage. La Roche, au haut du ciel, en voyant ce forfait, Tu gemirais aussi, ton coeur s'attristerait, Toi pour qui notre sol offrait de si grands charmes Qu'a son seul souvenir tu repandais des larmes! Et toi surtout, Champlain, dont les soins paternels Naguere protegeaient nos murs et nos autels! Pour defendre Quebec ton bras prenait la flamme, Et le courage alors bouillonnait dans ton ame; Et s'il fallut enfin succomber sous les coups, Tu cherchas pour ta ville un destin noble et doux. L'on ne t'attira point par quelque vile amorce, Jamais tu n'as cede que vaincu par la force. Heros de mon pays, je veux suivre vos pas, Ce Cap, rien ne pourra l'enlever a mon bras. Qu'on le prenne de force; alors ma conscience, Loin de me reprocher mon defaut de vaillance, Lorsque je gemirai sur mon propre malheur, Me rendra temoignage en calmant ma douleur. (Richard entre.) Scene III Le pere, Richard, Roger. Roger Je n'y puis plus tenir. 70 Richard II est done inflexible! O changement fatal! Le pere S'il n'etait qu'insensible, J'espererais encor le vaincre et le changer, Mais il est insolent, il se rit du danger. Richard, ä Roger. Pouvez-vous aussi loin pousser la barbarie? Rien ne peut faire effet sur votre äme endurcie! Devant nous vous bravez le hasard des combats: Un pere, dites-vous, ne me combattra pas. Oui, mais si vous voyiez sa colere enflammee, Si devant vos remparts conduisant son armee, II menacait vos jours, en voyant son courroux, Je vous venais, Roger, tomber ä ses genoux. Roger Si je ne pouvais faire aueune resistance, J'oserais de mon pere implorer la clemence Mais tant que je pourrais conserver quelque espoir, Obeissant, Richard, ä la voix du devoir, Je tiendrais mon epee et combattrais sans craindre. Le pere Tu te moques de moi, je saurai te contraindre 71 V A me livrer ce fort, puisque tu ne veux pas. J'ai la sur mes vaisseaux plus de mille soldats Qui se sont aguerris au milieu des batailles, Et qui vont dans ton fort semer les funerailles. lis n'ont pas entendu tes fureurs contre moi, Rends-en grace au ciel pour ton fort et pour toi. Car ils auraient saisi leurs armes vengeresses, Et leurs bras valeureux vous eussent mis en pieces. Et maintenant encor je n'aurais qu'un clin-d'oeil V A faire, et parmi vous ils semeraient le deuil. Ils sont ici tout pres; tremble que ma colere Ne les lance sur toi. Roger Sur moi seul, 6 mon pere? Non, j'ai des compagnons que m'a donnes Louis: Ce sont de vieux soldats qui valent un bon prix. Nos deux chefs Iroquois defendront 1'Acadie, Et nous combattrons tous pour l'honneur et la vie. Je ne sais, il est vrai, vaincre un pere, un parent, Mais je saurai mourir pour garder mon serment. (Pamphyle arrive.) Scene IV Le pere, Richard, Roger, Pamphyle. 72 Roger Pamphyle, a mon secours! je suis a la torture; On arme contre moi les droits de la nature, Seul ici je soutiens les plus rudes combats. Pamphyle Mais, par bonheur, Roger, tu n'y succombes pas. Roger Le penser du devoir est trop fort sur mon ame. Pamphyle Et je sais que ton coeur n'est pas un coeur de femme. Richard Non, c'est un coeur de bronze, et loin de l'amollir, Lache et cruel ami, vous voulez l'endurcir. Le pere (On lui apporte une lettre qu 'il lit a voix moderee.) « Vos compagnons au port en hate vous attendent, « Les vaisseaux sont tout prets et les voiles s'etendent, « Le vent est favorable, et les marins, seigneur, « Murmurent en secret contre votre lenteur. » Mes soldats sont lasses de m'attendre au rivage; II faut prendre un parti, choisissons le plus sage. Irai-je en ce moment m'embarquer sur la mer? Ou bien dois-je combattre un fils qui m'est si cher? 73 Juste ciel!... je serais trop sür de la victoire; Pour moi ce dur triomphe aurait trop peu de gloire. Vainquons par la raison, et qu'un dernier effort En subjuguant mon fils me conquiere ce fort. Mais j'ai tout employe, que pourrai-je entreprendre? Helas! mon fils Roger ne voudra plus m'entendre. Tout est fini pour moi; mon honneur et mon bien, Rang, plaisir et bonheur, je ne possede rien; Je vois devant mes yeux la derniere indigence. Quoi! tu vas done, mon fils, souffrir en ta presence Un pere perissant sous le poids des malheurs, Plonge dans la misere et noye dans les pleurs? Quoi! tu vas voir mourir ä ta porte ton pere, Sans songer ä lui tendre une main salutaire? Enfant denature, ton coeur est-il si dur? Car enfin, tu le sais, le malheur le plus sür, Peut-etre le trepas sera tout mon partage... Oui, mais ce qui devrait te toucher davantage, Songe que ton refus produira des effets Qui te feront, mon fils, lamenter ä jamais. Car sous ces maux cruels enfin si je succombe, Mon epouse, elle aussi, descendra dans la tombe. Tu pourras t'honorer de ce double trepas. Mais seras-tu tranquille? Ah! ne craindras-tu pas Qu'apres ta cruaute mon ombre encor sanglante Ne porte dans ton coeur l'horreur et l'epouvante? Dans ton sein criminel tu porteras l'enfer; Tu seras furieux d'avoir plonge le fer Dans les flancs de celui dont tu recus la vie... Mais ton äme, 6 Roger, n'est pas meme attendrie. Que faut-il que je fasse? 6 puissance des cieux, 74 Ayez au moins pitie d'un pere malheureux! Dites-moi que tenter, apres que mes prieres N'ont fait que l'endurcir dans ses erreurs premieres? Ce fils... mais non, mon Dieu! non, il n'est pas cruel, II va secher mes pleurs; et mon coeur paternel, Tout-ä-1'heure en quittant cet enfant que j'adore, Tout tremblant de plaisir, va le benir encore. N'est-il pas vrai, Roger?... ah! tu ne reponds rien; Eh bien, pour te flechir je n'ai plus qu'un moyen, C'est le dernier effort que peut tenter un pere. La nature et l'orgueil defendent de le faire, Mais 1'amour, 6 mon fils, le prefere au courroux; Regarde, vois ton pere embrasser tes genoux. (7/ se jette ä genoux: Roger le releve.) Ah! laisse-moi, plutot que d'exciter mes armes, J'aime mieux ä tes pieds t'arroser de mes larmes, Que de faire mourir par le fer meurtrier Un enfant que mon coeur ne saurait oublier. Encore un mot, Roger, accorde ma demande, La tendresse le veut, et moi, je le commande. Roger Mon devoir ne veut pas. Le pere Je ne puis resister, Ton inflexible coeur commence ä m'irriter: Fils indigne de moi, va, va, bientot ton pere Sur toi fera tomber sa trop juste colere. Bientot tu sentiras son terrible courroux; 75 Tu viendras ä ton tour ramper ä ses genoux; Tu vas courber ton front, ce front si plein d'audace. Ne ťattends pas, Roger, que je te ferai grace; Tu périras, oui, oui, e'en est fait de tes jours, Moi-méme de ma main j' en veux trancher le cours; Tu mourras, tu le veux, ta cruauté l'exige, Je verserai ton sang... mais 6 ciel!... quoi! que dis-je? Moi, j'irais m'elancer pour égorger mon fils, Je serais insensible ä ses pleurs, ä ces cris!... Oh! non, jamais, jamais. Roger Mon pere, que je meurs, Que votre main me perce ä cette derniěre heure; Je préfěre mourir que de vivre maudit D'un pere infortuné que mon äme chérit. O Louis, 6 Francais, reprenez votre terre, Je braverais pour vous les dangers de la guerre, Mais porter 1'étendard contre un pere!... 6 destin!... Pourtant, c'est mon devoir, il faut le faire enfin. Oui, je le dois, mon pere, et je vous le repete: Devant tous vos guerriers sans craindre une défaite, Sans aller aussitót me jeter ä vos pieds Pour livrer les drapeaux que Ton m'a confiés, Je prendrai cette main pour essuyer mes larmes, De 1'autre, contre vous, je porterai mes armes. Le pere Roger, tu le veux done; qu'on s'apprete, soldats, Je vous commanderai, venez, suivez mes pas 76 Venez, nobles guerriers, vous tous que la victoire Dans les plaines de Mars a couronnes de gloire, Venez, preparez-vous a combattre mon fils. Vous qui faites encor trembler vos ennemis, Je suis determine; Roger, fils ingrat, tremble; Sur le champ de bataille allons combattre ensemble. Allons tous deux, Richard, preparer nos soldats. (Le pere et Richard sortent.) Scene V Roger, Pamphyle. Roger Pamphyle, vers Raymond, va, dirige tes pas. Vite, emmene avec lui nos deux guerriers sauvages: Tu sais que leurs conseils m'ont toujours paru sages. Je veux les consulter; mais reviens avec eux. Vite, point de retard. (Pamphyle sort.) Scene VI Roger, seul. Que je suis malheureux! Demain je serai mort!... jouet de l'infortune! 77 Ma vie en ce moment me charge, m'importune! Oui, je mourrai, mon coeur ne me reproche rien; J'ai toujours ete juste, et c'est la mon soutien. Dans tous mes precedes je n'ai rien que j'abhorre, Et tout ce que j'ai fait je le ferais encore. Allons done, 6 Roger, faisons face au malheur. (Pamphyle rentre avec Raymond et les deux Sauvages.) Scene VII Roger, Pamphyle, Raymond, Garakonthie, Wampum. Roger Vous savez, chers amis, mon trouble et ma douleur; Je pars, je vais mourir pour mon roi, pour la France, Helas! et je combats l'auteur de ma naissance. Mais j'implore pourtant le secours de vos bras, Je combats pour mon roi, ne me refusez pas. Seul je serais trop faible et l'Acadie entiere Passerait au pouvoir d'une main etrangere. Pourriez-vous le souffrir? Garakonthie Le grand Ononthio Le premier sur ces bords a plante son drapeau, Corlar n'est point venu: que Corlar se rappelle Qu'en tout temps 1'Iroquois ne fut point infidele. Qu'il apprenne aujourd'hui que notre nation 78 N'aime point qu'on insulte ä sa gloire, ä son nom. Les nations pour nous n'ont point forge de chaines. Pour nous aneantir leurs puissances sont vaines; Les fleches du combat reposent dans la paix, Mais pour les aiguiser nos marteaux sont tout prets. Wampun Je n'aime point Corlar: dejä dans ma cabane II a porte la mort. J'enleverai son crane. Je ne souffrirai point qu'on dise ä mes enfants: Votre pere fuyait devant des combattants. A mon bras de guerrier pendra sa chevelure; Et je boirai son sang pour venger mon injure. Pamphyle Roger, je veux aussi verser mon sang pour toi, T'aider ä conserver ce pays ä ton roi. Raymond, ce commandant et si noble et si brave, Ne voudra pas non plus plier comme un esclave. Raymond Moi, je ne combats point. Roger Qu'entends-je! Raymond Non, Roger. Vous n'etes qu'un ingrat; l'on peut bien vous juger: 79 Votre cause est injuste, et jamais la victoire Sur un fils si cruel ne portera sa gloire. Roger On dirait que d'accord avec mes ennemis, Le ciel veut me forcer ä trahir mon pays, Mais il n'en sera rien. Garakonthie, ä Raymond. Ö chef lache et perfide, Oui, le soleil a vu ta bravoure intrepide, Mais ton honneur dejä commence ä se fletrir, Et les hommes diront aux siecles ä venir: Raymond devant Corlar a prosterne sa tete. Raymond Marchez done au combat, marchez, l'armee est prete. Commande-la, Roger, elle va t'obeir, Et pour toi dans la plaine elle saura mourir. Pour moi, je ne veux point perir au sein du crime. Si d'un malheureux sort tu veux etre victime, Marche, tu trouveras de quoi combler tes voeux, Et dans une heure au moins tu joindras tes aieux, Mais tu combattras seul. Wampun Que ton sabre de guerre Rouille dans son fourreau, cache-le dans la terre. Reste seul dans ce lieu, tandis que nos poignards 80 Vont aller se plonger dans le flanc des Corlars. Insense, si du moins nous joignons nos ancetres, Nos bras, et nos poignards n'auront pas ete traitres. L'äme de mon aieul sera fiere de moi, L'äme d'Ononthio devra rougir de toi. Roger Raymond, tu ne veux point commander mon armee? Raymond Comme toi, par l'honneur, mon äme est enflammee, Mais l'honneur ne peut etre ou n'est pas la vertu. Roger Eh bien! gagne ton prix puisque tu t'es vendu. Pour vous qui haissez la fraude et 1'injustice, Nobles amis, s'il faut que ce pays perisse, S'il faut etre vaincus, que ce sol avant tout, Soit teint de notre sang. Wampun Je sens dejä qu'il boüt. Mon arc est tout bände, mes fleches meurtrieres Iront percer le coeur des Corlars temeraires. Garakonthie Que Corlar soit puni, qu'il meure sur ces bords, Que cette nuit son äme aille joindre les morts. Mais allons aussitot tandis que les tenebres 81 Ne couvrent point le Cap de leurs voiles funebres, Partons, allons, guerriers, les surprendre en chemin. Roger Oui, marchons sans tarder, c'est aussi mon dessein. Pamphyle, reste ici, si je meurs pour la gloire, Et que mes compagnons remportent la victoire, Tu pourras gouverner en ma place le fort. Pour vous, nobles amis, qui partagez mon sort, Si vos bras excites par votre ardeur guerriere Dirigeaient par malheur vos fleches sur mon pere, Pensez ä moi, songez que je suis son enfant, Et conservez ses jours... mon coeur le cfierit tant... Pauvre pere, je l'aime et pour tant de tendresse... Mais partons done enfin, car le danger nous presse. Laissons ici Raymond puisqu'il ne combat pas. (Roger sort avec les deux Sauvages.) Scene VIII Pamphyle, Raymond. Raymond Voilä de son orgueil les tristes resultats: Pauvre Roger, il faut aujourd'hui qu'il perisse, Mais il l'a bien voulu: son malheureux caprice L'a conduit pas ä pas jusques ä provoquer Un pere genereux qui n'osait 1'attaquer. 82 Pamphyle Roger n'a toujours fait que ce qu'il devait faire. Puisqu'il le faut, qu'il meure en combattant son pere. Ce pere n'est qu'un traitre, et son fils vertueux, Vaincu, n'oserait pas sur lui lever les yeux. Grace au ciel, s'il n'a point l'honneur de la victoire, Son souvenir au moins ne sera pas sans gloire, Et je mettrai sans peine au rang de mes amis Celui qui sera mort en servant son pays. Raymond Combattre un pere! est-il un crime plus atroce? Le plus mechant mortel, l'humain le plus feroce, Et ces hommes de sang qui peuplent ces forets, Les a-t-on vus combattre un pere? non jamais. Roger du monde entier va s'attirer la haine; Et ce fait, selon vous, est au rang des exploits! Pamphyle Inutiles discours! on vous l'a dit cent fois: II hait la trahison, c'est son devoir qu'il aime. Le devoir sur son coeur tient un pouvoir supreme; Son pere en vain voudrait en arreter le cours; Roger fut toujours ferme, et le sera toujours. Aupres de son devoir tout n'est rien a sa vue. Sans doute au cri du sang son ame s'est emue, Mais ce cri n'a rien pu sur un plus saint devoir. 83 Raymond Ah! le sabre ä son tour saura bien l'emouvoir. Attendons, je suis sür que les forces guerrieres Aux portes de la place ont dejä leurs bannieres, Un instant suffira pour s'emparer du fort, Et Roger tout-ä-1'heure aura connu son sort. Pamphyle Oui, Raymond, lorsqu'ici notre esprit se rappelle Combien Roger est ferme, et loyal et fidele, Lorsque dans ce sejour nous nous entretenons, Sans doute les deux chefs poussent leurs bataillons; Peut-etre que Roger, malgre tout son courage, Helas! est dejä mort etendu sur la plage... O mon aimable ami!... Roger, dejä tu meurs! Je te perds! ah comment ne pas verser des pleurs? Mais quoi! j'entends ces mots! je meurs pour ma patrie! Oh! qu'il sera pleure de ceux qui l'ont connu! Mais peut-etre qu'aussi, connaissant sa vertu, Le puissant Jehovah de son bras formidable Lui prete en ce moment un secours favorable. Puisses-tu revenir, Roger, victorieux, Toujours ferme, loyal, fidele, vertueux. C'est lä tout mon desir, heros de l'Acadie, Te sauver du trepas, c'est conserver ma vie. Doux ami, noble coeur, ton exemple frappant Fera toujours sur moi l'effet le plus puissant. (Deux soldats amenent Roger Messe, qui entre tout-ä-coup tenant une epee teinte de sang.) 84 Scene IX Raymond, Roger, Pamphyle. Roger Ö malheur! 6 malheur! 6 succes lamentable, Mon pere va perir! mon armee indomptable Soudain s'est elancee au sein des ennemis. La terreur et la mort remplissent le pays. La moitie des Anglais dejä sont en deroute, Mais mon pere est reste; c'est pour mourir sans doute. Je me suis eerie: Soldats, vaillants soldats, Ne soyez pas vaincus, mais ne massacrez pas. Vainement, empörtes par le feu du courage, lis voulaient immoler les Anglais ä leur rage, Rien n'a pu retenir leur terrible valeur. Les ennemis sont morts, et moi je suis vainqueur. Vainqueur! est-il possible! oui, vainqueur de mon pere! Ah! grand Dieu! je l'ai vu tout couvert de poussiere Ou peut-etre perce de quelque coup mortel! J'ai voulu le sauver; on me retient!... 6 ciel! Que puis-je attendre ici? comment rester tranquille! Quelle perplexite! victoire trop facile! (Garakonthie et Wampun amenent le pere et Richard enchaines.) 85 Scene X Le pere, Roger, Richard, Raymond, Pamphyle, Garakonthie, Wampun. Roger Que vois-je! quoi! mon pere! on l'amene enchaine, II pleure, il se desole! 6 jour infortune! Dois-je en croire mes yeux! est-ce bien vous, mon pere? yv O douleur, oui, c'est lui! Que voulez-vous faire? yv Otez-leur ces liens, et laissez-les, soldats, Si mon pere est vaincu, ne le maltraitez pas. Le pere Roger, je suis vaincu, je suis en ta puissance; Mais dois-je en cet etat implorer ta clemence? Non, fais-moi massacrer, jette-moi dans les fers, Car je mourrai toujours apres de tels revers. Vicissitude etrange! ä des jours d'allegresse Vont dejä succeder la honte et la detresse. Roger Moi vous faire souffrir! 6 Roger inhumain! Vas-tu sur 1'infortune appesantir ta main? Ah! je suis trop heureux de pouvoir sans bassesse Accorder un pardon que dicte la tendresse, Qu'implore le malheur, que la vertu prescrit. Qu'un tel devoir, mon pere, est doux ä mon esprit, Mon coeur veut et je sens que mon honneur l'approuve. 86 Le pere Roger, connais-tu bien l'etat oü je me trouve? Sans biens et sans amis, je suis desespere, Sous le poids de mes maux je me sens atterre. Albion qui vers toi m'a vu partir naguere Ne porte plus sur moi que des yeux de colere, Et la France autrefois l'objet de mon amour, Regrette maintenant de m'avoir mis au jour. Car il faut l'avouer, je fus traitre envers eile; J'ai voulu la trahir, quand tu lui fus fidele. Oü puis-je me cacher? dans quel sombre pays Dois-je porter ma honte, et mes bras asservis? Mais ce n'est pas encor mon sort que je redoute, Mon epouse cherie... elle en mourra sans doute. Oü pourra-t-elle aller? Roger Restez tous avec moi, Restez, j'aurai pour vous cette faveur du roi; Je vous ferai couler des moments pleins de charme, O mon pere, ä vos pieds je depose mes armes. Et ce bras qui tantot domptait vos veterans, Ne saura desormais que soigner vos vieux ans. Et vous aussi, Richard, vous que j'estime encore, Consolez un ami que notre coeur adore; Aidez-moi, puissions-nous tous deux secher ses pleurs. Toi, Raymond, tu voulus aggraver mes malheurs... Mais tu fus entraine par amour pour mon pere, Je te pardonne aussi, ne crains point ma colere; Oublions le passe, vivons encore en paix. 87 Pour toi, mon noble ami, je n'oublierai jamais Tes préceptes ďhonneur, de vertu, de courage; Je ť en rendrai, Pamphyle, un éternel hommage. Ces mortels... tu les vois ä nos ordres soumis, Loin de les opprimer traitons-les en amis; Vivons heureux ensemble, et surtout que mon pere Trouve ici du bonheur 1'asile salutaire. Fin du dernier acte. 88 89 Cet ouvrage est le 184 publié par la Bibliothěque électronique du Quebec. La Bibliothěque électronique du Quebec n'est subventionné par aucun gouvernement et est la proprietě exclusive de Jean-Yves Dupuis. 90