62 NEGRES BLANCS D'AMERIQUE France, au xvie siecle, les valets des imperialistes, les «negres blancs d'Amerique»? N'ont-ils pas, tout comme les Noirs americains, ete importes pour servir de main-d'ceuvre a bon marche dans le Nouveau Monde? Ce qui les differencie: uniquement la couleur de la peau et le continent d'origine. Apres trois siecles, leur condition est demeuree la meme. lis constituent toujours un reservoir de main-d'ceuvre a bon marche que les detenteurs de ca-pitaux ont toute liberte de faire travailler ou de reduire au chomage, au gre de leurs interets financiers, qu'ils ont toute liberte de mal payer, de maltraiter et de fouler aux pieds, qu'ils ont toute liberte, selon la loi, de faire matra-quer par la police et emprisonner par les juges «dans l'in-teret public», quand leurs profits semblent en danger. 1. C'etait vrai en I960, ce ne Test plus aujourd'hui. (N. d. A.) 1 Nos ancetres sont venus ici dans l'espoir de com-mencer une vie nouvelle. lis etaient, pour la plupart, sol-dats ou journaliers. Les soldats sont venus, longtemps apres Champlain, pour combattre les Anglais, et ils de-meurerent en Nouvelle-France parce qu'ils n'avaient pas 1'argent necessaire pour retourner dans la metropole. Pour subsister, ils se firent trafiquants, artisans ou cou-reurs des bois. Les autres sont venus comme engages, surtout sous 1'administration Talon, un siecle environ avant la conquete anglaise. C etaient des ouvriers non specialises, qui, dans la France de Colbert, ne trouvaient ni travail ni raison de vivre. Ils faisaient partie du lot de plus en plus considerable de chomeurs et de vagabonds qui remplissaient les villes de la France mercantile. Ces engages devaient, dans l'esprit de Talon, s'ajouter aux soldats-chomeurs pour servir de main-d'oeuvre locale et permanente. Maries de force, des leur arrivee en Nouvelle-France, a des orphelines importees de Paris, ces engages etaient charges par Talon de jeter les fondements d'une societe independante. Ils devaient travailler a l'edification d'une industrie autochtone et au developpement de l'agri-culture et faire le plus d'enfants possible pour accroitre rapidement la main-d'ceuvre et le marche. Ceux qui refu- 64 NEGRES BLANCS D'AMERIQUE NEGRES BLANCS D'AMERIQUE 65 saient d'obeir aux directives de l'lntendant etaient empri-sonnes ou renvoyes en France. Plusieurs colons prefere-rent se faire coureurs des bois plutot que d'etre contraints d'epouser une femme qu'ils ne connaissaient pas et dont souvent ils ne voulaient pas, parce qu'elle avait mauvais caractere, etait laide ou stupide. Les colons ou les habitants — comme on devait, par la suite, les appeler —, furent ainsi mis au service des ambitieux projets du protege de Colbert. Mais ces hommes, qui etaient expedies de France par centaines, n'avaient appris aucun metier dans la metropole. Ils ne possedaient aucune connaissance technique et n'avaient que leurs muscles, leur bonne volonte et leur gout de l'aventure a offrir a Talon. Dans la metropole, ils fai-saient partie de cette masse inemployee de travailleurs que le developpement des manufactures, la concentration des capitaux dans les villes et la surpopulation avaient chasses des campagnes et reduits au chomage et au vagabondage. Dans les villes de France, ils constituaient cette classe de plus en plus importante et menasante de parias qui ne pouvaient trouver a survivre qu'en se livrant au brigandage. Le roi avait mis le brigandage et le vagabondage hors-la-loi, mais cette loi ne servait qu'a faire em-prisonner et tuer un nombre considerable d'innocents, car l'Etat, dont les revenus etaient consacres a financer des guerres incessantes et le faste de la cour, etait incapable de fournir du travail au nombre croissant des affames. Les classes dirigeantes possedaient trois moyens de se debarrasser de cet encombrant fardeau: l'armee, la prison, les colonies. Des dizaines de milliers de ces «indi-gents» — comme les appelaient les aristocrates — furent done envoyes sur les champs de bataille d'Europe, d'Amerique, d'Asie et du Moyen-Orient. Des dizaines de milliers d'autres moururent en prison, furent egorges, pendus ou decapites. Le reste fut abandonne ä son sort ou exporte, comme du betail, aux colonies, pour y servir de main-d'eeuvre ou de chair ä canon. Quand les prisons de la metropole etaient surpeuplees et que le peuple s'agitait un peu trop, on exilait souvent les «fortes tetes» aux colonies au lieu de les pendre: e'etait plus humain. Periodi-quement, on liberait les plus gaillards des prisonniers pour en faire des mercenaires ou des colons. La meme politique etait appliquee par les classes dirigeantes an-glaises, particulierement vis-ä-vis de ces bätards (English dixit) d'Irlandais et d'Ecossais. De plus, la France et 1'Angleterre se livraient alors sans restrictions au lucratif commerce des esclaves noirs. Les pirates (la pegre de l'epoque) faisaient des affaires d'or en secondant les classes dirigeantes d'Europe dans leur oeuvre de «civilisa-tion» et d'«evangelisation»! Talon ne reussit guere ä doter la colonie d'une economic independante. Non seulement il manquait de main-d'oeuvre qualifiee, mais aussi de capitaux. Les marchands francais n'etaient pas du tout interesses ä sacrifier leur monopole pour le developpement d'une economie independante qui, tot ou tard, nuirait aux interets de la metropole, c'est-ä-dire limiterait de plus en plus leur liberte de commerce et leurs profits. Pour ces marchands, la colonisation au sens ou l'entendait Talon ne meritait pas d'etre encouragee. La Nouvelle-France devait demeurer un comptoir commercial, une source de matieres premieres et de profits pour la France. La theocratie que tentait d'etablir M§r de Laval, les industries de Talon, 1'augmen-tation rapide du nombre des immigrants, les irritaient. L'argent englouti dans la colonisation et l'evangelisation ne rapportait rien ä la France. Et tous ces engages qui prenaient racine en Nouvelle-France leur apparaissaient comme autant de concurrents et d'ennemis en puissance. 66 NEGRES BLANCS D'AMERIQUE NEGRES BLANCS D'AMERIQUE 67 Decidement, ce Talon etait devenu leur principal ennemi. Us exigerent du roi son retour en France. Ce qui fut fait en 1672. Aucun intendant n'osa poursuivre l'ceuvre de Talon. Les engages, demunis, de§us, prisonniers de leur pauvrete, se resignerent ä ddfricher un sol ingrat sur les seigneuries concedees par le roi de France; ils durent se faire chasseurs, pecheurs, trappeurs et bücherons pour etre en me-sure de nourrir leurs nombreux enfants. En 1689, la Nouvelle-France comptait dix mille Canadiens fran^ais1. Le commerce des fourrures etait monopolise par quelques marchands frangais: les «Francais de France», comme commengaient dejä de les appeler les habitants, qui les hai'ssaient. Tous les profits s'en allaient dans la metropole. Le peu d'argent (maintes fois devalue) qui de-meurait dans la colonie etait concentre dans les mains d'une minorite de speculateurs. Le peuple vivait dans la plus extreme misere, sous l'ceil amuse des Bigot de l'ad-ministration. Parfois, les habitants etaient appeles sous les drapeaux pour la defense des possessions du roi de France en Amerique, tandis que leurs femmes defri-chaient le sol, s'occupaient des semailles et des recoltes, tout en elevant leur marmaille. Parfois meme elles de-vaient s'armer d'un fusil et affronter, seules ou en groupe, les guerillas iroquoises, pendant qu'au loin leurs maris combattaient les Anglais au nom du roi. A chaque guerre, arrivaient des renforts de France. Et, apres chaque traite, les soldats demobilises et sans argent venaient grossir le nombre des habitants dont ils epousaient les filles et perpetuaient la rude existence. Quelques officiers seulement avaient 1'insigne honneur d'etre admis dans la societe des nobles. Bientot, les seigneuries furent surpeuplees. Laissees ä l'abandon par les seigneurs qui s'occupaient davantage de speculation et de commerce que d'agriculture, les ter-res s'appauvrissaient et la misere des habitants etait deve-nue insupportable. Un grand nombre d'entre eux aban-donnerent leurs champs en maudissant Dieu de les avoir conduits dans ce pays de forets, de roches et d'eau ou l'homme s'usait en vain a essayer de se construire une vie conforme a ses reves de liberte, de bonheur et de paix2. Les villes de la colonie, comme celles de la metro-pole, se gonflerent de chomeurs et d'affames. Quelques annees avant la conquete anglaise, eclaterent un peu par-tout ces «emeutes de la faim» auxquelles Bigot repondit par un edit ordonnant a tous les chomeurs de retourner sur leurs terres. «Debarrassez-nous de votre faim, leur dit Bigot. Nous ne savons qu'en faire. Au lieu de paresser dans les villes et de nous empester de votre pauvrete, allez cultiver la terre, besognez davantage. II n'y a pas de travail ici pour vous. Mais toutes les terres vous appar-tiennent. Allez ou bon vous semble!» Les habitants ne pouvaient toutefois pas faire des miracles et changer les roches en terre cultivable. De plus, ce n'&aient pas toutes les terres qui leur appartenaient, comme le pretendait Bigot. Les meilleures terres, depuis longtemps, etaient re-servees a la poignee de marchands et de nobles qui avaient obtenu le controle du commerce du ble3. Les emeutes reprirent de plus belle et meme sous l'intendance du saint homme Hocquart, les habitants se firent de plus en plus mena§ants. La derniere guerre franco-anglaise, qui allait donner la Nouvelle-France aux Anglais, permit a la classe diri-geante d'enroler les emeutiers dans l'armee du roi. Plu-sieurs habitants moururent au combat et, une fois la guerre finie, le peuple, fatigue, se replia a nouveau dans les seigneuries. 68 NEGRES BLANCS D'AMERIQUE Les marchands anglais prirent la releve des mar-chands francais qui, avant de livrer la colonie aux Anglais, avaient eu le temps d'effectuer quelques fructueu-ses ventes d'armes. Les conquerants se gagnerent sans peine la collaboration du clerge et des seigneurs sans fortune qui etaient demeures dans la colonie malgre la de-faite. Ensemble, ils se partagerent le pouvoir: les Anglais monopoliserent les affaires economiques et le pouvoir executif, le clerge put continuer ä contröler l'education et ä percevoir la dime, les seigneurs conserverent la pro-priete de leurs terres et obtinrent le droit d'exercer certai-nes charges administratives. Rien ne changea dans la vie frugale et monotone des habitants. Iis etaient toujours des betes de somme, meprisees dans un pays hostile. Mais, Dieu soit loue, le clerge re§ut 1'ordre du Ciel de faire de cette collectivite resignee et muette une nation devouee ä l'Eglise. Enfin, cette vie d'esclavage prendrait un sens en devenant redemption. Ce peuple, plante en Amerique par un hasard de l'histoire, se voyait soudain investi d'une vocation «surnaturelle». Sa täche, dans le monde pai'en des sauvages et des Anglais, serait de sauver des ämes en supportant patiemment la pauvrete, les travaux penibles et Fisolement... Le clerge organisa la nation embryon-naire en paroisses, crea des ecoles et des colleges, s'arro-gea le droit de regier la vie des individus et des groupes et definit 1'ideologic qui devait servir ä faconner une vision du monde conforme aux interets de l'Eglise. Le haut clerge devint la veritable classe dirigeante, la noblesse se decomposant, chaque jour davantage, dans la fatuite. La population continua d'augmenter ä un rythme tres eleve. Les terres, dejä insuffisantes et appauvries, deve-naient moins productives et surpeuplees. Les jeunes quit-taient la Campagne pour tenter leur chance en ville, oü le nombre des chömeurs ne cessait d'augmenter. Entre- ■ NĚGRES BLANCS D'AMERIQUE 69 £ \ temps, le clergé formait dans ses colleges classiques une I petite bourgeoisie autochtqne composée principalement I d'avocats, de notaires, de médecins et de journalistes. Vers \ la fin du xvme siěcle, cette petite bourgeoisie commenca á \ développer une conscience de classe propre et s'opposa, au I nom de la nation, á la fois au clergé, á l'aristocratie déca-dente et aux Anglais. En instituant comme pour le Haut-Canada (1'Ontario) une Assemblée legislative pour le Bas-Canada (le Quebec), l'Angleterre donna á cette petite bourgeoisie une tribune dont elle profita amplement pour identifier ses intéréts de classe á ceux du «peuple» tout en-tier. Aprěs quelques années d'apprentissage, les politiciens canadiens-fran§ais, imités par ceux du Haut-Canada, entrě-rent en rebellion ouverte contre les maitres de l'economie, les Anglais, et contre leurs allies, le haut clergé et les seigneurs. Les habitants, dépossédés de tout, furent hypnotises par la fougue des Patriotes et, malgré 1'opposition du haut clergé, manifestěrent de plus en plus violemment leur volonté de renverser les classes dirigeantes. Papineau, plus que tout autre, enflamma 1'imagination des habitants et devint presque un dieu pour eux. Néanmoins, certains habitants, sceptiques ou découragés, commencaient déjá á prendre le chemin de l'exil, en quéte d'une terre plus hos-pitaliěre. En 1820, commenca 1'exode de nombreuses families canadiennes-frangaises vers les Etats-Unis. Cet exode devait durer un siěcle. La chrétienté canadienne-frangaise se transforma soudain en une vaste insurrection, qui fit trembler l'Eglise tout autant que les vainqueurs de 1760. La population canadienne-frangaise du Bas-Canada avait atteint cinq cent mille habitants et connaissait un taux d'accrois-sement démographique extrémement élevé. Depuis plusieurs mois, 1'agitation ne cessait de se répandre á travers le pays4. En 1837 et 1838, le peuple se souleva sans ř 70 NĚGRES BLANCS D'AMERIQUE en demander au chef la permission. Le chef, Papineau, s'enfuit aux États-Unis avec ses principaux collabora-teurs. Les habitants durent affronter seuls et pratiquement sans armes les soldats anglais. Aprěs avoir oppose á la farouche contre-offensive anglaise une resistance héroíque et désespérée, ils furent écrasés et massacres. Les Patriotes, les petits-bourgeois dirigés par Papineau, n'avaient pas voulu la revolution populaire. Ils avaient cherché uniquement, en mobilisant le peuple, á faire pression sur les Anglais en vue ďobtenir par eux, pour leur classe — et non pour les habitants —, un nouveau partage des pouvoirs qui leur aurait procure certains revenus additionnels et permis de participer dans une plus large mesure aux avantages économiques du systéme. Ainsi, ils réclamaient le contróle du commerce du blé et des biens de consommation domestique dans le Bas-Canada. Ils voulaient participer aux activités finan-ciěres jusque-lá réservées aux Anglais et reprendre á ces derniers des droits qu'ils affirmaient leur étre dus depuis longtemps. Mais ils ne voulaient ni bouleverser le systéme ni chasser les Anglais. Ils ne réclamaient rien de plus qu'un réajustement des privileges entre eux et les Anglais. Ils voulaient étre reconnus comme classe diri-geante par les vainqueurs de 1760 et devenir des partenai-res égaux, au sein des mémes institutions politiques, du méme systéme économique, de la méme organisation sociále. Le mécontentement des habitants n'avait été ex-ploité que comme moyen de pression. Le peuple, mystifié par 1'eloquence de Papineau et exaspéré par ses difficul-tés économiques, s'etait laissé avoir. La revolution populaire prit les Patriotes par surprise. Elle dérangea leurs plans. Car les Anglais étaient main-tenant justifies, ďun point de vue capitaliste, de ne faire aucune concession aux Canadiens francais. Pire, les Anglais NEGRES BLANCS D'AMERIQUE 71 avaient toujours l'appui du clerge qui, partout, se mettait ä precher l'obeissance ä l'autorite etablie et la soumission au «juste chätiment» qu'avaient attire sur le peuple le rationa-lisme, l'atheisme et l'esprit de revolte des Patriotes! Les defaites de 1837-1838, la defection de Papineau, les multiples excommunications du haut clerge porterent un dur coup aux espoirs des habitants, qui se refugierent, comme leurs ancetres, dans l'amertume et la resignation ä la volonte de Dieu. L'exode des Canadiens francais vers les Etats-Unis s'amplifia. Pour la petite bourgeoisie, une fois passee l'hysterie anglo-saxonne qui suivit la rebellion, la defaite se mua rapidement en un nouveau compromis. Le soulevement populaire avait effraye les plus conscients des Anglais. Ils jugerent que le temps etait venu d'integrer la petite bourgeoisie dans leur Systeme de collaboration de classes et de donner satisfaction ä certaines des revendications des Patriotes. Lafontaine et Baldwin furent les instruments de ce compromis. La petite bourgeoisie canadienne-francaise renonca ä Voltaire comme les Chretiens renoncent ä Satan, «ä ses ceuvres et ä ses pompes», et se reconcilia avec le haut clerge. Meme Papineau fit amende honorable, avant d'etre rehabilite officiellement et de devenir seigneur de Montebello (belle carriere de revolutionnaire!). L'Angle-terre accorda au Quebec et ä 1'Ontario «le gouvernement responsable» et les petits-bourgeois canadiens-francais, ä quelques exceptions pres, furent tout heureux, quelques annees apres la rebellion, d'etre invites paternellement par Londres ä jouer aux hommes d'Etat et ä se faire anglais. Mais les affaires demeurerent sous le controle exclusif des Britanniques. Depuis 1760, les Britanniques et leurs agents canadiens-anglais monopolisaient le commerce des four-rures et celui du ble et etaient les seuls beneficiaires de la 72 NĚGRES BLANCS D'AMÉRIQUE NĚGRES BLANCS D'AMÉRIQUE 73 vente des produits anglais sur le marché canadien (Ontario et Quebec) en méme temps que de l'exportation vers l'Angleterre, via les ports du Quebec, des matieres premieres canadiennes (fourrures, bois, blé). Ces capita-listes, soucieux de preserver la paix sociale reconquise, commencěrent ä acheter les services de quelques avocats québécois et ä les coopter ä des postes prestigieux dans leurs compagnies et dans les partis politiques dont, depuis le debut, ils contrölaient la machine. Cest ainsi qu'apres le depart de Lafontaine, Georges-Étienne Carrier devint une figure dominante, ä la fois comme avocat du Grand Tronc, la plus puissante institution financiere du pays (controlée par des intéréts britanniques), et comme leader national du Parti tory. Le Grand Tronc l'utilisa comme propagandiste en chef du projet confédératif qui devait, en 1867, recevoir l'approbation de Londres5. Les petits-bourgeois avaient réussi ä s'en tirer, mais la classe ouvriěre du Quebec ne s'en portait pas mieux. Le clergé commencait ä s'inquieter de 1'exode des Cana-diens francais vers les États-Unis. La petite bourgeoisie, qui contrölait souvent le commerce dans les campagnes, s'enervait, eile aussi. Si les campagnes continuaient ä se dépeupler, ä se vider de leurs elements les plus jeunes et les plus dynamiques, le clergé et la petite bourgeoisie ne perdraient-ils pas la base de leur pouvoir et de leurs profits? Montreal était alors une ville plus anglaise que franchise et le milieu rural représentait, aux yeux de 1'elite canadienne-francaise, la vraie nation, le vrai peuple. Mais si le peuple refusait de vivre dans ce milieu rural, la nation (c'est-a-dire la petite bourgeoisie et le clergé) ne dis-paraítrait-elle pas, ä plus ou moins brěve échéance? Que deviendraient l'Eglise et la petite industrie familiale? C'est alors que l'instinct de conservation inspira au clergé et ä la petite bourgeoisie 1'ideologie du retour ä la terre et de la colonisation des vastes regions inexploitées du Québec. Cette trouvaille inattendue fut accueillie fa-vorablement par les Anglo-Canadiens et la bourgeoisie canadienne-francaise des villes qui y virent le moyen le plus pratique et le plus économique de regier le probléme du chômage urbain provoqué par l'exode rural. Les milieux d'affaires et le gouvernement s'empresserent de fi-nancer les projets de colonisation et toute une littérature commenca ä circuler, invitant les Canadiens fran?ais ä se souvenir de leur passe «glorieux», falsifiant délibérément ľhistoire afin d'idéaliser la vie des habitants sous le regime francais, faisant des synonymes des mots rural, ca-tholique etfrangais et préchant la croisade du retour ä la terre comme ľ unique solution aux graves problémes so-ciaux de la nation canadienne-francaise. Des milliers de chômeurs furent expédiés avec leurs families au Saguenay—Lac-Saint-Jean, dans les Lauren-tides, dans la Haute-Mauricie, dans certains coins reculés des Cantons de l'Est, dans la region de Portneuf, vers ľintérieur de la péninsule gaspésienne. Plus tard, la colonisation devait gagner ľAbitibi et le nord de l'Ontario. On donna aux colons des lots ä défricher sans se préoccu-per de savoir si ces lots étaient réellement cultivables. Certains colons eurent la chance de se voir accorder des terres d'excellente qualité. Mais la majorite de ces «pion-niers» furent les victimes innocentes de l'entreprise la plus stupide, la plus antisociale et la plus inhumaine qui se puisse concevoir. Seuls un clergé et une petite bourgeoisie aussi arriérés que les nôtres pouvaient imaginer et appliquer pareille «reforme». Pendant des dizaines et des dizaines ďannées, des centaines de milliers de Québécois, laissés ä eux-mémes, allaient s'user comme des formats pour tenter de transformer en fermes productives et rentables des terres de roches. Le miracle ne s'opéra 74 NEGRES BLANCS D'AMERIQUE NEGRES BLANCS D'AMERIQUE 75 jamais. Et de la colonisation resulta une misere plus grande encore que toutes celles que les travailleurs canadiens-frangais avaient connues jusque-lä. Mais, ä entendre les cures precher, Ton pouvait se consoler ä la divine pensee que tant de souffrances ne pouvaient faire autrement que de nous meriter le Ciel. N'etions-nous pas sur la terre pour expier nos peches et gagner une place au paradis? Cette philosophie absurde fut, ä nouveau, presentee au peuple comme etant 1'essence du plus parfait bonheur. L'histoire des peuples offre-t-elle d'autres exemples de masochisme collectif aussi tenace que la religion catholi-que quebecoise? Pendant que les Canadiens frangais se rongeaient les ongles en expiant des peches dont ils ne connaissaient pas la nature exacte, les hommes d'affaires de Montreal et de Toronto, conseilles et soutenus par ceux de Londres, or-ganisaient 1'infrastructure de leur enrichissement. Les compromis que Lafontaine et Cartier avaient conclus avec les millionnaires anglais avaient laisse les habitants totalement indifferents. Depuis les insurrections de 1837-1838, ils n'avaient plus que du mepris pour les politiciens professionnels. Les politiciens n'oserent pas troubler l'in-difference des masses en soumettant le projet confederatif au verdict populaire. La Confederation fut instituee comme on vote une loi en Chambre, au mepris de 1'opinion publique. La Confederation de 1867 institutionnalisa la domination des milieux d'affaires sur l'ensemble de la vie eco-nomique, politique et sociale canadienne from coast to coast. Nous connaissons aujourd'hui les veritables motifs qui guiderent les Peres de la Confederation et les dessous economiques des discours sentimentaux sur 1'unite des deux «races fondatrices» du Canada. La Confederation canadienne n'a ete rien de plus qu'une vaste transaction financiere operee par la bourgeoisie sur le dos des travailleurs du pays, et plus particulierement des travailleurs du Quebec. En effet, a l'epoque de la Confederation, les compagnies de chemins de fer, qui avaient investi des ca-pitaux considerables et qui avaient beaucoup de difficul-tes a contrer la concurrence des reseaux americains (en particulier celui de la Western Union), se trouvaient au bord de la faillite. Les hommes d'affaires de Montreal craignaient de perdre le monopole du commerce anglo-canadien dont une grande partie commengait a passer par New York plutot que par Montreal. Comme les chemins de fer etaient considered a l'epoque comme les princi-paux agents economiques du progres, les hommes d'affaires de Montreal en conclurent qu'il fallait investir le plus de capitaux possible dans la construction d'un chemin de fer qui relierait l'Atlantique au Pacifique, Toronto a New York et Quebec, via Montreal, et l'Ouest a la metropole commerciale du Canada, Montreal. Pour li-miter les risques de l'entreprise privee, on jugea qu'il fal-lait prendre cet argent dans les coffres de l'Etat, c'est-a-dire dans les poches des contribuables, du plus grand nombre possible de citoyens. Comme les chefs du gou-vernement canadien, en particulier Cartier et Gait, etaient en meme temps administrateurs du Grand Tronc, la plus importante des compagnies de chemins de fer, l'operation fut relativement facile a realiser sur le plan juridique. Les Maritimes (a 1'exception de Terre-Neuve), le Quebec et 1'Ontario furent inondes de discours romantiques sur 1'unite canadienne et sur la prosperite que cette unite ne manquerait pas d'apporter aux habitants privilegies de cet immense pays. Une fois la Confederation votee en Chambre et sanc-tionnee a Londres, au mepris de 1'opinion populaire, le Quebec, qui trente ans plus tot avait reve de devenir une 76 NEGRES BLANCS D'AMERIQUE NEGRES BLANCS D'AMERIQUE 77 republique sous l'influence des Patriotes, etait de facto place en minorite par les disciples de ces memes Patriotes dans la Active nation canadienne, biculturelle et bilingue. Le Quebec s'organisa un gouvernement de broche ä foin avec les quelques juridictions abandonnees aux provinces par le federal dans les domaines de 1'education, de la securite sociale et des richesses naturelles (tres peu exploiters ä l'epoque). Le federal retint le controle sur la monnaie, les banques, le commerce, les douanes, l'immi-gration, la politique exterieure, etc., et pratiqua des le debut une politique centralisatrice au profit des milieux financiers concentres ä Montreal et ä Toronto. Les capitaux rassembles par l'union des provinces furent investis dans les compagnies privees de chemins de fer, qui connurent alors une expansion sans precedent. Aussitöt nee, la Confederation s'acheminait vers sa premiere banqueroute, sa premiere crise economique, dont les travailleurs de-vraient, comme toujours, payer la note. Dejä en 1840, les Anglo-Saxons, qui possedent un sens aigu de leurs interets, avaient profite du climat d'hys-terie provoque par la rebellion canadienne-francaise pour proclamer provisoirement 1'Union des deux Canadas (Ontario et Quebec) et fusionner les dettes des deux provinces, faisant ainsi payer par le Quebec (plus populeux et sans dettes, les classes dirigeantes n'ayant rien investi pour le developpement d'une infrastructure) le deficit considerable occasionne par la construction de nombreux et coüteux canaux dans l'Ontario des Loyalistes6. En 1867, la Confederation realisait une fusion semblable, sous des apparences plus attrayantes. Le Quebec et les Maritimes furent asservis aux interets economiques de la bourgeoisie anglo-saxonne de Montreal et surtout de l'Ontario. Une fois cette conquete terminee, les Peres de la Confederation entreprirent d'annexer 1'Quest. Le chemin de fer, accom- pagne de l'armee, fit la conquete de chacune des provinces de l'Ouest et ecrasa dans le sang les moindres manifestations de resistance des populations locales, en particulier des Metis (peuple forme du croisement d'ln-diens et de Canadiens francais originaires du Quebec). L'ecrasement des Metis eut pour resultat de faire l'unite de toutes les classes du Quebec contre la Confederation, le pouvoir central et le Canada anglais, quelques annees seu-lement apres l'union des provinces. Les Quebecois se tournerent vers leur Etat a eux, l'Etat du Quebec, et tente-rent de tirer le meilleur parti possible de leur annexion forcee au reste du Canada. Le federal, de son cote, leur ac-corda des subventions pour eviter une recrudescence du nationalisme. Les premiers ministres du Quebec, surtout Honore Mercier, cultiverent ce nationalisme.et en firent un instrument de chantage qui agaca toujours profonde-ment le federal. Daniel Johnson, comme Lesage, comme Duplessis, ne font que repeter Mercier. Le nationalisme canadien-fran§ais ne faisait pas ne-cessairement vivre son homme. La petite bourgeoisie, cer-tes, en profita largement (tout en faisant des combines avec les Canadiens anglais et les Americains dans le dos du peuple). Mais la condition des travailleurs ne s'amelio-rait guere, meme si Honore Mercier faisait tout son possible pour leur faire croire en la grandeur de leur mission francaise et catholique en Amerique du Nord. On estime a au moins sept cent mille le nombre des travailleurs canadiens-frangais qui durent s'exiler de 1820 a la fin de la Premiere Guerre mondiale. Car le peuple accepte difficilement de crever de faim... meme par patriotisme! Aujourd'hui, on trouve les descendants de ces habitants en Louisiane, en Nouvelle-Angleterre, au Nouveau-Brunswick, en Ontario, au Manitoba et jusqu'en Colombie-Britannique. (Meme a l'heure de la revolution tran- 78 NEGRES BLANCS D'AMERIQUE quille» et de l'Expo 67, des travailleurs quebecois aban-donnent la patrie pour aller bucher les pins de la Colombie-Britannique ou s'enterrer vivants dans les mines du nord de FOntario et du Manitoba: indice certain que, depuis Honore Mercier, les nationalistes petits-bourgeois de l'Etat du Quebec n'ont pas encore trouve de solutions aux angoissants problemes de la classe ouvriere canadienne-francaise. Les travailleurs du Quebec sont ecoeures des discours, des drapeaux, des hymnes et des defiles. lis veu-lent des industries a eux, le controle de la vente et de la consommation de leurs produits, le pouvoir politique et la securite economique, le privilege d'etudier et de participer aux decouvertes de la science, etc. lis ne veulent plus de-meurer assis comme des queteux, de chaque cote de la rue Sherbrooke, chaque 24 juin, pour contempler, avec une joie de circonstance, les chars allegoriques d'une fierte nationale factice, achetee a credit chez Household ou Niagara Finance. Le peuple va se lever debout, defiler lui-meme dans les rues et faire de ce pays autre chose qu'une mascarade medievale dirigee par des epiciers dont 1'horizon depasse a peine les frontieres de leur paroisse...) Si la Confederation n'apporta aucun changement im-mediat a la vie traditionnelle des Quebecois, ruraux, ca-tholiques et francais, elle crea toutefois les conditions economiques et politiques de 1'invasion du Quebec et du reste du Canada par les entrepreneurs et les financiers americains. La vraie conquete se preparait dans les bureaux vernis des conseils d'administration de New York, en contact permanent avec Londres, au service desquels toute une armee de valets a Toronto, a Montreal, a Quebec et a Halifax travaillaient febrilement a acheter les po-liticiens et les hommes d'affaires locaux a coups de millions et a endormir les masses avec la complicite des eveques et des journalistes. Deja, les imperialistes britan- NEGRES BLANCS D'AMERIQUE 79 niques controlaient un large secteur de l'economie cana-dienne. Mais les Etats-Unis entamaient, chaque annee, une part touiours plus grande de leurs pouvoirs et privileges. Ce transfert progressif aux Americains de l'hegemo-nie financiere, industrielle, commerciale et politique ne pouvait s'effectuer sans crises ni sans liberer (du moins provisoirement) des energies nouvelles, independantes, qui avaient l'illusion de pouvoir concurrencer l'imperia-lisme. C'est pourquoi, pour eviter des heurts inutiles (entre capitalistes) et dangereux politiquement — car ils pouvaient favoriser Femergence de revokes populai-res —, les businessmen anglo-americains se livraient a un gigantesque marchandage souterrain dont le peuple, et parfois meme la majorite des politiciens, ignorant la rea-lite economique, n'avaient pas du tout conscience. Laissant les imperialistes envahir silencieusement la patrie, Honore Mercier, par exemple, transforma la colonisation en une politique de salut national et, aide par le clerge, il fit du retour a la terre une veritable epopee mystique. Ce nationalisme absurde fut qualifie de «miracle chretien» et la misere fut arrosee d'eau benite. On decora les mansardes de rameaux, de Sacres-Cceurs effemines et de Vierges exsangues. «Bienheureux les pauvres, car le royaume de Dieu leur appartient.» La religion de l'abrutis-sement, du cercle vicieux, du sacrifice permanent et de la resignation au malheur devint «FImitation de Jesus-Christ^ Mais les forces de la vie ne se laisserent pas si fa-cilement contredire par les exigences du rachat des peches et du salut des ames du purgatoire. Meme dans cette societe vouee, malgre elle, aux in-terets de la sainte Eglise de Dieu et de ses pauvres servi-teurs, cardinaux, eveques et chanoines, les hommes demeuraient des hommes, les besoins essentiels demeu-raient des besoins essentiels, et l'argent demeurait une 80 NEGRES BLANCS D'AMERIQUE necessite vitale; car les boulangeries, les ferronneries, les epiceries, les lingeries, les medecins, les avocats, les notaries, les marchands de grains, de poules et de bestiaux n'engraissaient pas leurs comptes en banque avec des indulgences. Meme les cures aimaient bien percevoir la dime... en especes sonnantes! Car il en fallait beaucoup pour construire cathedrales et presbyteres, ces pauvres maisons de Dieu, en marbre d'ltalie! II fallait done se procurer toujours plus d'argent, en travaillant, si possible. Ou encore en volant les autres. Ou finalement en se li-vrant, de desespoir, aux avares de chaque village, de chaque comte, qui ne demandaient pas mieux que de vous sortir du trou pour mieux vous egorger. Ainsi, sous le regard amuse de Dieu, une nouvelle categorie sociale gagna chaque jour en importance: les preteursd'argent. Ces Chretiens realistes (qui auraientfait d'excellents calvinistes) mirent en circulation l'argent qui devait permettre a la petite bourgeoisie (professionnels, marchands et clercs) de prosperer, en cette fin de xixe sie-cle qui marqua 1'apogee de notre misere collective, de nos vertus d'esclaves baptises, de notre impuissance sublimee par le catholicisme. La petite bourgeoisie canadienne-francaise (sans doute moins chretienne que nous, pauvres bienheureux) profita largement de notre docilite, d'abord en developpant le commerce des biens de consommation courante, surtout dans les campagnes, puis plus tard, en creant ces milliers de petites manufactures familiales si justement celebres pour les bas salaires qu'on y a toujours payes et qu'on y paye encore... au nom du patriotisme. Vers la fin du xixe siecle, les capitalistes anglais, americains et canadiens prirent conscience de tous les avantages et profits qu'ils pourraient tirer de la chretiente quebecoise. NEGRES BLANCS D'AMERIQUE 81 Dejä, pour construire leurs chemins de fer, ils avaient commence d'acheter plusieurs seigneuries et d'en chasser les fermiers. Peu de temps apres, ils reclamerent 1'abolition du regime seigneurial qui limitait leur liberie de tracer des routes, de s'adonner ä la speculation fonciere et d'ex-ploiter, en vue de l'exportation, les riches forets du Quebec. (On sait qu'ä cette epoque les forets anglaises avaient ete devastees et que la demande britannique en bois ne cessait d'augmenter.) Ils obtinrent aussitot satisfaction, malgre l'opposition de certains seigneurs canadiens-fran£ais, dont le «revolutionnaire» Louis-Joseph Papi-neau, alors seigneur de Montebello! Les businessmen, voyant l'abondance du cheap labor en chomage dans les villes, dans les banlieues et jusque dans les colonies les plus eloignees, se dirent qu'il fallait profiter de tous ces bras qui ne demandaient qu'ä tra-vailler pour exploiter ä bon compte les immenses ressour-ces forestieres, hydrauliques et minieres du Quebec, et, en meme temps, y developper certaines industries fon-dees sur l'exploitation de la main-d'eeuvre ä bon marche, comme 1 Industrie textile, tres florissante ä 1'epoque. De cette facon pourrait etre creee et developpee, aux taux les plus bas et avec le maximum de rentabilite, une economie quebecoise complementaire des economies dominantes de la fin du xixe siecle, Celles de la Grande-Bretagne et des Etats-Unis. Apres avoir achete les meilleures terres, ces capitalistes obtinrent du gouvernement provincial de larges «concessions» forestieres et minieres. Et cela, presque gratuitement. Les moulins ä scie se multiplierent. Les forets furent devastees en un temps record. Des milliers de colons devinrent bücherons. L'industrie du bois gagna peu ä peu toutes les regions du Quebec et la grande majo-rite des cultivateurs commencerent ä vendre leur force de 82 NĚGRES BLANCS D'AMERIQUE NĚGRES BLANCS D'AMERIQUE 83 travail aux compagnies forestieres, du moins pendant quelques mois, chaque annee. Les Canadiens francais, de paysans malgre eux, devinrent un peuple de scieurs de bois et de porteurs d'eau. L'industrie textile commenca, a son tour, a se developper, surtout dans les regions de Montreal et des Cantons de l'Est. Toute une armee de tra-vailleurs, d'hommes, de femmes et de jeunes furent trans-formes en esclaves des machines a filer et a tisser le co-ton, dans des usines privees de lumiere, d'air et de securite. Les salaires etaient bas, les accidents frequents, les maladies nombreuses et parfois mortelles. (Ces conditions n'ont pas change.) Enfin, au debut du xxe siecle, on se mit a exploiter l'amiante dans les Cantons de l'Est; for, le cuivre et le zinc en Abitibi; les ressources hydrau-liques de la Mauricie, pour la fabrication du papier journal, et celles du Saguenay—Lac-St-Jean, pour la fabrication des lingots d'aluminium. La proletarisation des Canadiens francais ruraux, ca-tholiques et francais et 1'urbanisation du Quebec medieval devinrent irreversibles. Le retour a la ville n'eut pas besoin de propagandistes, il s'accomplit de lui-meme, comme tout phenomene naturel. Tout en s'obstinant a precher le retour a la terre, Fachat chez nous et l'appel de la race, le clerge et la petite bourgeoisie profitaient de 1'industrialisation du Quebec, particulierement dans la region de Montreal ou vinrent s'installer bon nombre d'industries, a proximite des institutions financieres et commerciales, des voies de communication et des quartiers generaux des maitres (en majorite etrangers) de 1'economic Les petits-bourgeois firent la cour aux businessmen anglo-saxons et, a la peripheric des fiefs reserves aux gros bonnets de l'imperialisme, se mi-rent a etablir des centaines de petites industries familiales pour la fabrication de produits de consommation domesti- que: meubles, vetements, chaussures, chandelles, aliments et boissons. (Plus tard, vers 1920, ils s'assureraient des re-venus supplémentaires en prenant le controle des cooperatives ď alimentation, de produits laitiers, de préts, et surtout des Caisses populaires.) Quelques Canadiens frangais, vers la fin du xixe siěcle et le debut du xxe, se lancěrent dans la grande industrie: chemins de fer (Sénécal), bois (Dubuc), textile (Hudon), commerce de gros (Paquet). Mais leur ascension fut aussi éphéměre que rapide. Ils furent incapa-bles de résister á la formidable offensive financiere améri-caine qui prit son élan au debut du xxe siěcle et qui ne s'est pas encore arrétée. En fait, plusieurs Américains avaient déjá entrepris la conquéte économique du Quebec děs le milieu du xixe siěcle, sans trop savoir encore s'ils devaient s'ap-puyer sur 1'imperialisme britannique encore trěs puissant ou sur le nouvel imperialisme américain, beaucoup plus dynamique. Ces chevaliers ď industrie, ces aventuriers du dollar, n'avaient ni patrie ni intérét national. Ils n'avaient que des intéréts de classe et des soucis de fortune. Le capital était á la fois leur religion, leur politique et leur raison de vivre. Leur langue était celle des affaires. Leur empire était le marché mondial des capitaux et des biens produits par cette masse de cheap labor anonyme pour laquelle ils n'avaient que mépris. Ils fabriquaient, au jour le jour, la Loi, la Justice, la Democratic, les Droits de 1'Homme, en fonction de l'accroissement illimité de leurs investissements et de leurs profits. Leur grande ambition était de prendre possession du monde au nom du Dollar, que Dieu donna aux businessmen pour L'adorer, L'aimer et Le servir, en compagnie du pape de Rome et de l'ar-chevéque de Cantorbéry dans les basiliques, les abbayes et les cathédrales — recouvertes d'or — de l'Eglise du pauvre petit Jésus. 84 NĚGRES BLANCS D'AMERIQUE NĚGRES BLANCS D'AMERIQUE 85 Ces Chretiens d'Americains, qui invoquaient sans cesse le nom de Dieu dans leurs apologies du capitalisme, se liěrent aussi rapidement au haut clergé du Quebec et aux chefs du gouvernement québécois qu'aux milieux financiers de Montreal. Les communautés religieuses fu-rent invitees á se joindre á eux pour investir dans les ban-ques, le commerce et l'industrie. (Cest á partir de cette époque-lá que le clergé montréalais réclama de Rome un cardinal qui puisse étre en mesure de promouvoir les inté-réts de 1'Église en négociant, avec le prestige et les pou-voirs financiers attaches a son rang, les plus avantageuses transactions possibles. Evidemment tout cela, pour la propagation de la foi: en Chine, au Congo et au Perou. On ne peut pas dire, toutefois, que la bureaucratie vaticane s'empressa de donner satisfaction aux bourgeois tonsures de la metropole canadienne!) Les Américains, originaires des États de New York, de Pennsylvanie et de la Nouvelle-Angleterre, pratique-rent, děs leur arrivée au Canada, la double allégeance aux intéréts du capitalisme anglais et á ceux du capitalisme américain, attendant de voir quel pays, finalement, élimi-nerait l'autre dans la concurrence effrénée qu'ils se li-vraient, tout en multipliant les accords, les ententes et les traités sur des questions ďintéréts communs. Ces grands entrepreneurs — qui étaient souvent des hommes de génie dans leur specialitě — donněrent une vigoureuse impulsion á l'exploitation des ressources naturelles du Quebec, prirent le controle des secteurs les plus rentables de l'industrie naissante canadienne-francaise et eurent tot fait d'acheter le dévouement á leurs intéréts de presque tous les premiers ministres du Quebec qui succéděrent au nationaliste Honoré Mercier et de la plupart des premiers ministres du Canada, á commencer par le Canadien francais Sir Wilfrid Laurier. A la fin du xixe siěcle, ils eurent la conviction que l'Angleterre ne cesserait de perdre du terrain et que les États-Unis, dans quelques années, seraient les maítres du monde: ce que revolution de 1'imperialisme au xxe siěcle allait confirmer. Les Américains ne rencontraient aucune opposition au sein du gouvernement québécois, quel que fut le parti au pouvoir. Presque tous les premiers ministres qui se succédaient á Quebec étaient invites á faire partie du con-seil ďadministration de 1'une ou l'autre de leurs entrepri-ses. La machine électorale des deux partis traditionnels était également bien pourvue et les milieux d'affaires s'entendaient aussi bien avec les rouges qu'avec les bleus. Au federal, les Américains prirent rapidement le controle du Parti liberal, tandis que les British lies sentimenta-lement á la Couronne anglaise et gérants des intéréts britanniques au Canada tenaient bien en main le Parti con-servateur. Les luttes entre les deux partis ne faisaient que refléter le prolongement au pays de la concurrence des im-périalismes anglais et américain pour le controle du mar-ché mondial. Mais tandis que la Grande-Bretagne s'alienait de plus en plus l'opinion par sa politique ostensiblement imperialisté et raciste, ses guerres coloniales (comme celle des Boers), son attachement ridicule aux dépouilles dorées ďune monarchie bigote et conservatrice, son mépris des Canadiens frangais et des peuples de couleur, son léga-lisme hypocrite et intraitable, etc., les États-Unis, également racistes, impérialistes et hypocrites — mais plus in-telligents et rusés —, faisaient sans bruit la conquete économique et j'oserais dire spirituelle du Canada, particu-liěrement du Quebec et de I'Ontario. La petite bourgeoisie canadienne-francaise, en parti-culier 1'elite pensante, ignorante de la réalité économique 86 NĚGRES BLANCS D'AMERIQUE NĚGRES BLANCS D'AMERIQUE 87 et sociále, de son origine, de son développement histori-que et du sens de son evolution, percevant le monde á travers les idées fixes ďun systéme immuable, comme au Moyen Áge, parlait au peuple un langage qui ne corres-pondait pas du tout á la réalité vécue quotidiennement par les travailleurs. Henri Bourassa et ses disciples parlaient encore de retour á la terre et ďindépendance canadienne vis-á-vis de la Grande-Bretagne, alors que 1'urbanisation du Quebec était un phénoměne irreversible et que les Américains prenaient le contróle de 1'activité économi-que et méme de la politique québécoise. La tutelle exer-cée juridiquement par Londres sur le Canada n'etait plus que symbolique. Le Dominion du Canada, déjá vacillant, se muait en colonie économique de 1'Amérique yankee. Et au sein de cette vaste colonie, le Quebec n'etait plus que l'appendice pauvre ďune économie étrangěre. Les discours d'Henri Bourassa n'etaient utiles qu'aux petits-bourgeois mesquins pour qui l'attachement aux valeurs du passé signifiait l'asservissement du peuple á leurs intéréts économiques de villageois. La petite bourgeoisie canadienne-frangaise doit á son ideologie de clocher de n' avoir pas été complětement ba-layée par 1'offensive économique des Américains, au xxe siécle. Soutenue par l'un des clergés les plus puissants au monde, cette classe de professionnels, de petits indus-triels, de petits commergants et de petits financiers réussit á preserver et méme á renforcer son role ďintermediate entre le peuple, d'une part, et les détenteurs étrangers du pouvoir économique, et la bourgeoisie canadienne-anglaise qui controle la politique fédérale, ď autre part. L'Etat provincial fut (et demeure) son instrument privilégié de domination et de trahison, un instrument de perpétuel marchan-dage et de vente aux enchěres des richesses collectives, une entreprise de mystification des masses et d'abatardis- sement de toute la vie politique québécoise. L'Etat du Quebec n'est, depuis cent ans, rien de plus que la forme ju-ridique de la dictature des couches les plus réactionnaires de la petite bourgeoisie canadienne-frangaise et de leurs bailleurs de fonds de la rue Saint-Jacques sur 1'immense majoritě de la population québécoise, dont l'unique activité politique que leur permet ďexercer le systéme est ce fa-meux droit de vote, qui est 1'absurde liberie de choisir, entre deux, trois, cinq ou huit voleurs, celui á qui Ton veut accorder le privilege ďexploiter la masse! La revolution industrielle du debut du siecle changea radicalement le mode de vie des Québécois ou plutot ur-banisa et modernisa leur esclavage trois fois centenaire. La population se concentra dans les villes qui, á l'excep-tion de Montreal, n'etaient et ne sont encore que de gros villages sous-industrialisés, pauvres et sans avenir. Montreal devint rapidement le centre ďattraction des scieurs de bois et des porteurs d'eau. Plusieurs y trouvěrent un emploi et un peu de sécurité, mais Montreal ne pouvait á elle seule absorber tous les chómeurs et les pauvres du Quebec. Déjá en 1920, la proportion des chómeurs á Montreal ne cessait d'augmenter. Et quand la crise de 1929 éclata, les chómeurs et les pauvres de la grande ville connurent une rnisere plus terrible encore que ceux des campagnes. L'agitation sociále s'amplifia avec la depression des années trente. Le syndicalisme fit ďénormes progres et le socialisme commenga á recruter des sympathisants et des propagandistes á Montreal. Les gréves et les manifestations de mécontentement se multipliěrent. En 1937, des émeutes éclatěrent á Sorel, et il y eut des morts et des blesses. Le port de Montreal se transforma plus ďune fois en champ de bataille et les ouvriers du textile se soulevěrent contre leurs exploiteurs. Enfin, quand la 88 NĚGRES BLANCS D'AMERIQUE deuxiěme crise de la conscription éclata, pendant la guerre, des insurrections se produisirent un peu partout et le Quebec connut un debut de revolution populaire7. Déjá, durant la Premiere Guerre mondiale, la conscription avait provoqué des émeutes violentes et, pendant trois mois, chaque soir, les rues de Montreal avaient été enva-hies par des milliers de travailleurs en colěre, qui récla-maient le renversement du systéme et qui cherchaient á se procurer des armes8. Mais ces soulěvéments spontanés de travailleurs ne donněrent naissance á aucune organisation politique, populaire et révolutionnaire. D'une part, les leaders ouvriers étaient, pour la plupart, dominés, sinon terrorises, par le clergé qui bloquait systématiquement tout effort ďorganisation révolutionnaire de la classe ou-vriěre. D'autre part, les chefs anticonscriptionnistes des années quarante étaient des petits-bourgeois sans influence réelle sur les travailleurs. Cétaient des disciples de Bourassa et du chanoine Groulx, des intellectuels sou-vent sympathiques á Mussolini et á Hitler, antisémites et racistes. Ils furent incapables de mobiliser le mécontente-ment populaire autour ďun programme concret de réfor-mes sociales et ne firent, en somme, que preparer la voie á Maurice Duplessis par leur nationalisme exacerbé9. Aprés la guerre, Fapathie, le repliement sur soi et F indifference succédérent, une fois de plus, aux espoirs décus qu'avaient fait naitre les syndicalistes, les commu-nistes et les anticonscriptionnistes. Duplessis entreprit son rěgne sans opposition. II en profita pour céder les riches gisements de fer du Nord-Québec aux Américains et doter son parti, avec leur aide financiére, de la plus formidable machine électorale que le Quebec et le Canada aient jamais connue. Le mouvement coopératif et le syndicalisme, contró-lés par FEglise (á peu ďexceptions pres) et par la petite NĚGRES BLANCS D'AMERIQUE 89 bourgeoisie traditionnelle, furent mis au service de Fachat chez nous, de Fépargne canadienne-francaise mo-nopolisée par les Caisses populaires Ďesjardins et de la preservation de la foi, de la langue et de la religion. Certains chefs syndicaux préchérent méme le retour á la terre et la suppression de toute politique ďimmigration, car les immigrants, á leurs yeux, n'étaient que des voleurs ďem-plois et de terres. Les aumóniers régnaient en despotes dans les syndicats et les cooperatives, comme les curés dans les paroisses et les évéques dans les dioceses. Car FÉglise, tout en luttant contre Fexode rural depuis le debut du siécle, avait eu la sagesse de ne pas laisser sans prétres ces milliers de travailleurs qui, dans les villes, se-raient exposes aux vices, aux idées pernicieuses et au communisme. Les laics qui osaient dire aux prétres de s'occuper davantage de Dieu, et un peu moins de politique et de syndicalisme, étaient automatiquement qualifies de révoltés et de communistes, calomniés et persecutes. Le Moyen Áge ne serait pas le Moyen Áge sans une Inquisition bien organisée10. Et Dieu, malgré les efforts des capitalistes américains, ne voulait pas que le Quebec perde son caractěre medieval. Cest tout juste si la Sainte Vierge n'apparut pas á quelque enfant, comme au Portugal, pour nous supplier ďobéir aux continuateurs du schi-zophréne M8r de Laval, qui au xvne siécle avait jeté les fondements de cet univers ďasile ďaliénés. Les unions américaines, qui possédaient des succursales au Quebec, étaient moins asservies á Fobscurantisme des aumóniers mais Fétaient davantage aux intéréts économiques des États-Unis, ce qui, en fin de compte, était aussi nuisible aux travailleurs du Quebec. En 1949, les grévistes de Famiante prirent, pendant quelques jours, le contróle de la ville d' Asbestos* refusé-rent ďobéir á leurs chefs, dont Jean Marchand, et méme á 90 NĚGRES BLANCS D'AMERIQUE leur cure. La police de Duplessis écrasa leur revoltě et cette action antiouvriěre souleva le peuple contre le mo-narque de la grande noirceur11. De partout, les grévistes ď Asbestos recurent Sympathie, appui et aide materielle. Quelques années plus tard, en 1957, les mineurs de Mur-dochville, en Gaspésie, se soulevěrent ä leur tour, et 1'Opposition antiduplessiste gagna en profondeur et en étendue. Des grěves spontanées éclatěrent en divers coins du Quebec et la police politique de Duplessis se fit de plus en plus dure envers les travailleurs. Le syndicalisme se débarrassa de ses aumöniers et de ses précheurs ďobéissance aveugle au «cheuf» trěs catholique qui as-sistait ä la messe et communiait chaque matin. Des intel-lectuels québécois commencěrent ä se préoccuper de sciences sociales et fonděrent des revues de gauche. Des hebdomadaires, comme le journal Vrai de Jacques Hebert, révélěrent au peuple le vrai visage du duplessisme. L'affaire Coffin, entre autres, forca des dizaines de milliers de Québécois, habitués ä la demagogie savante de Duplessis, ä se dessiller les yeux et ä réapprendre leurs responsabilités. II ne fut plus permis ä quiconque ďaccepter 1'injustice sans protester. Le Quebec ne se réveilla de son long hiver que trěs lentement. En 1960, apres des années de luttes obscures et penibles, de grěves perdues, de proces truqués, ďassas-sinats légaux, de censure et ďinquisition, onze ans aprěs Asbestos, la victoire inattendue des libéraux et 1'arrivée au pouvoir du socialiste René Lévesque marquěrent la fin de la grande noirceur et le debut de la revolution tran-quille. Toutes les institutions du Quebec furent remises en question publiquement. Le laícisme, le séparatisme et le marxisme firent voler en miettes 1'apparente unani-mité. L'ideologie monolithique traditionnelle se brisa. Les groupes de pression, les organisations patriotiques, NEGRES BLANCS D'AMERIQUE 91 les partis politiques se separerent en factions antagonis-tes. De nouveaux groupes et partis furent fondes. Les revues et les journaux politiques se multiplierent. Le gout de lire et de connaitre s'empara de la jeunesse et le commerce du livre connut une expansion sans precedent. Un vigoureux appetit de verite et un feroce besoin de liberte s'emparerent de la nation. Dieu fit une grimace terrible et les eveques se reunirent d'urgence pour invoquer le Saint-Esprit. L'evangile de la resignation et l'apologetique de l'esclavage furent dechires dans un enthousiasme mele d'un sourd instinct de vengeance. Et plus d'un fabricant et profiteur de l'ideologie traditionnelle se mit a souffrir d'insomnies et a rever, tout en sueurs de guerre civile. «Comme en Espagne... Est-ce possible?... Les riches et les pretres executes... Les usines aux ouvriers... Les eglises rasees... Les socialistes au pouvoir...» La simple annonce par les liberaux de leur intention de moderniser, c'est-a-dire de mettre a jour l'enseignement dispense a la jeunesse quebecoise sema la panique chez la majorite des venerables et incontestes patrons de l'education traditionnelle, en particulier les eveques, qui reussirent finalement a saboter en douce la reforme de l'enseignement... avec la complicite de Ti-Jean-la-taxe-Lesage qui n'avait de-fendu cette reforme (a laquelle tenait beaucoup son ministre de 1'Education) que pour se faire reelire en 1962. Mais le sabotage des eveques fut un demi-echec pour l'Eglise, qui n'a jamais ete aussi discreditee qu'aujour-d'hui aux yeux du peuple. Certes, les eglises se remplis-sent encore de fideles, le dimanche, et la plupart des gens croient en Dieu. Mais les Quebecois sont ecceures de leurs pretres en pantoufles qui menent une existence de millionnaires dans leurs presbyteres cossus et qui boivent du scotch avec 1'argent des pauvres. Quant aux jeunes, 92 NĚGRES BLANCS D'AMERIQUE NĚGRES BLANCS D'AMERIQUE 93 non seulement ils sont anticléricaux, mais la majoritě d'entre eux refusent d'aller contempler, le dimanche, des simagrées d'un autre age auxquelles ils ne comprennent rien et de payer pour ce spectacle, ne fut-ce que vingt-cinq cents. Croient-ils en Dieu, en Jésus-Christ, en Mahomet ou en Bouddha? Je 1'ignore. Mais j'ai 1'impression qu'ils croient d'abord en eux-mémes et en l'humanite, et qu'ils ne sont pas préts, comme leurs parents, á sacrifier leur vie terrestre pour un hypothétique bonheur celeste. Malgré 1'opposition des vieux profiteurs de l'obscu-rantisme, la revolution tranquille a bouleversé complě-tement les habitudes de penser des Québécois qui, pour la premiere fois de leur histoire, furent témoins — grace, en partie, au développement prodigieux de la television, de la radio et de la presse — d'un debat national qui les mit tous en état de s'interroger, de discuter ouvertement de leurs problěmes et de prendre parti. La revolution tranquille libera des energies insoupconnées jusque-lá et les libéraux réformistes furent les instruments inconscients ďune agitation sociále sans precedent. Toutes les couches de la société, toutes les classes se situěrent par rapport á leur condition présente et par rapport á leurs inté-réts fondamentaux. La petite bourgeoisie exprima avec une vigueur nouvelle son traditionnel nationalisme. Une large faction de cette petite bourgeoisie sécularisa, cepen-dant, ce nationalisme et le transforma en un mouvement résolument separatisté et lai'que. Pour la premiere fois de-puis 1837, la petite bourgeoisie se fixa des objectifs poli-tiques, économiques et sociaux suffisamment precis pour constituer un programme politique complet (un programme pour la classe petite-bourgeoise et non pour la classe ouvriěre). Aujourďhui, il ne fait plus de doute que toute la petite bourgeoisie, des nationalistes traditionnels aux séparatistes, reclame un nouveau partage des pou- voirs. La Confederation canadienne est ä 1'article de la mort au moment méme oü eile commence ä célébrer son centenaire en s'efforcant de croire ä sa survie, comme un cancéreux ä demi inconscient refuse de faire son testament et s'obstine ä nier la mort qui le dévore. Ä Ottawa, seule une petite minoritě de Québécois at-tardés, inconscients ou arrivistes (je ne sais trop) persistent ä croire que Lafontaine, Cartier et Laurier ne furent pas des traitres et appellent désespérément le miracle constitutionnel qui sauvera la Confederation. Comment ces hommes intelligents peuvent-ils, sans nier l'histoire, croire et affirmer que les Canadiens francais ont intéret ä perpétuer un pacte qu'en réalité ils n'ont jamais conclu et qui leur fut impose de la méme facon que le récent traité canado-américain de libre-échange sur les pieces ď automobiles? MM. Marchand, Favreau, Sauvé, Pelletier et Trudeau peuvent-ils nous dire quand le peuple canadien-frangais fut consulté démocratiquement sur ce fameux pacte confédératif pour l'amour duquel ils n'ont pas craint de se compromettre avec l'ecurie, fumante de puanteurs et de scandales, des libéraux et avec leur chef impuissant, Lester B. Pearson, ce eher chouchou du president LyndonfB~. Johnson, ce premier ministře de gui-mauve pour qui il vaudrait la peine d'instituer un prix Nobel de 1'incompetence? Décidément, les grands hommes qui vécurent (sic) Asbestos ont dü subir ďétranges traumatismes sous le rěgne de Duplessis. La grande noir-ceur refuse de les quitter. Et leur politique fonctionnelle se debat comme quelqu'un qui étouffe ď avoir avalé trop de fumée. Pendant que les fondateurs de la «Cite libre» sont emprisonnés dans le parlement ď Ottawa et tournent en rond dans leurs bureaux de deputes ou de ministres, comme des fous inconscients de leur démence qui ne f 94 NĚGRES BLANCS D'AMERIQUE cessent, dans leur cerveau fatigue, ďagiter des idées dont les hommes sains ďesprit ne veulent méme pas discuter, les travailleurs canadiens-frangais ont les yeux fixes sur Quebec. Toutes les promesses de réformes et de revolutions (revolution scolaire, revolution sociále, revolution par-ci, revolution par-la) que la petite bourgeoisie au pouvoir (le Parti liberal) agita devant le peuple ont suscité de nouveaux besoins et remué en profondeur d'anciennes espérances qui, en se réveillant, ont fait naitre un sentiment d'urgence parmi les couches les plus défavorisées de la population. Les non-instruits, que méprise Jean Lesage, veulent recevoir leur part du festin, leur large part. Ne forment-ils pas quatre-vingt-dix pour cent de cette nation á qui Ton vient de promettre une vie nou-velle, libérée de la peur, de l'ignorance et de la servitude? Les promesses de 1960 sont encore les promesses de 1966, sauf, en partie, dans le domaine de l'enseignement. Des promesses sont méme reportées aux calendes grec-ques. Et avec Danny Boy au pouvoir, certains se deman-dent si les promesses maintenues par le nouveau regime ne seront pas enterrées demain. M. Daniel Johnson parle beaucoup ďindépendance, depuis sa surprenante election, mais il parle aussi de briser les grěves, de diminuer les dé-penses sociales et ďaccorder de nouveaux privileges aux investisseurs étrangers. Comment M. Johnson peut-il con-cilier sa politique ďindépendance avec son invitation sans equivoque aux investisseurs américains dont l'activite économique, selon l'expression de 1'économiste André Gunder Frank, ne peut que développer le sous-développe-ment, nous appauvrir collectivement et individuellement jusqu'a ce que le Quebec ne soit plus qu'un pays en ruine? Evidemment, M. Johnson ne vous répondra pas, car ce n'est pas dans 1'intérét de son parti de le faire. Mais, comme disait mon pere: «Nous ne sommes pas des fous.» NEGRES BLANCS D'AMERIQUE 95 Depuis ces dernieres annees, les taxes n'ont cesse d'augmenter pour financer ces soi-disant reTormes que le peuple n'a pas encore ete admis a voir, comme si elles etaient des secrets d'Etat. Ou est alle tout cet argent? Dans les poches des ministres, des patronneux, des Filion? Englouti dans Sidbec, l'acierie mort-nee? Gaspille en bouts de chemins ou en cadeaux a certains commissaires d'ecoles? Transfere a ces capitalistes-amis sous forme de prets industriels? Donne aux Americains en paiement des interets sur la dette nationale qui ne cesse d'augmenter? Investi dans les projets du centenaire de la Confederation et de l'Expo des capitalistes? En 1962, les creditistes ont donne une premiere formulation concrete au mecontentement populaire et le parti de Real Caouette, s'appuyant sur l'ancien ressentiment anticapitaliste des cultivateurs et des ouvriers canadiens-franc,ais, balaya le Quebec aux elections federates. Les creditistes decurent les travailleurs par leurs querelles intestines et leurs declarations incongrues, mais le mecontentement populaire continua de s'amplifier. Deux ans plus tard, des greves eclaterent un peu partout. Lesage voulut baillonner la presse et les conflits se multiplierent dans les milieux journalistiques. La Presse, Le Soleil, L'Action, La Tribune connurent des moments difficiles. La tres longue greve des employes de La Presse, a forte coloration politique, sensibilisa la population au probleme de la liberte d'opinion et du droit a 1'information. Le peuple comprit alors que les liberaux, en voulant censurer les journaux, voulaient leur cacher la verite sur 1'initiative de ceux-la memes qui avaient declench6 le mouvement de reformes. Les greves augmenterent en nombre et en intensite. Les liberaux se firent briseurs de greves et matraqueurs professionnels. Leurs discours se resumerent a des denon- 96 NEGRES BLANCS D'AMERIQUE NEGRES BLANCS D'AMERIQUE 97 ciations irreflechies, inutiles et parfois meme hysteriques. Le peuple vit en eux ses pires ennemis. Aux elections de juin 1966, l'equipe Lesage subit un vote de non-confiance. L'Union nationale fut reportee au pouvoir mal-gre elle... et malgre les travailleurs eux-memes qui n'avaient pas le choix des moyens. Mais ne vous en faites pas. Si les travailleurs du Quebec ont vote contre Lesage pour ne pas revivre la grande noirceur, croyez-vous qu'ils vont s'embarrasser longtemps de Johnson et de sa clique de parvenus a la solde des Americains et de la partie la plus retrograde de la petite bourgeoisie nationaliste? Et vraiment croyez-vous que les travailleurs du Quebec vont continuer indefiniment a jouer aux elections, pour le fun, tous les quatre ans... simplement parce que le systeme le leur demande? Des fusils de chasse, ca peut, parfois, ser-vir a autre chose qu'a tuer le chevreuil... Au moment ou ces lignes sont ecrites, rien ne laisse prevoir un ralentissement des revendications populaires: la violence eclate de partout. Cultivateurs, ouvriers et etu-diants ne cachent pas leur profonde insatisfaction et ne cessent de la manifester sous une forme ou sous une autre. Le gouvernement du Quebec eprouve de plus en plus de difficultes a maitriser la situation. D'autant plus que les coffres de 1'Etat sont vides et que le parti au pouvoir, quel qu'il soit, est place dans 1'impossibilite d'in-venter des cataplasmes durables pour calmer la tempete qui gronde. Pendant que la classe ouvriere et agricole (les agri-culteurs ne ferment, cependant, que six pour cent de la main-d'ceuvre totale) est en train de developper, penible-ment, une conscience de classe — sans laquelle aucune revolution n'est possible —, les Americains ne cessent d'augmenter leur mainmise sur notre patrimoine national. On estime qu'ils controlent aujourd'hui, directement ou indirectement, quatre-vingt pour cent de l'economie que-becoise. Au moyen de prets a long terme de plus en plus nombreux, ils accaparent, sous forme d'interets, une part sans cesse croissante des revenus de l'Etat quebecois et freinent ainsi toute possibility de developpement auto-nome. Meme si Quebec recupere d'Ottawa tous les impots, ces revenus additionnels auront tot fait de passer aux Americains qui constituent 1'obstacle principal a l'independance economique du Quebec. Quant a l'inde-pendance de papier, Washington s'en fout. Que lui im-porte cette fiction, si ses interets sont sauvegardes? L'im-perialisme n'a que faire des drapeaux: un de plus, un de moins ne derange en rien son systeme universel d'exploitation des ressources naturelles et du cheap labor. Un gouvernement nationaliste docile est le plus sur des allies pour Washington, comme l'Amerique latine en offre maints exemples. Ce que redoutent les Americains, c'est le socialisme, la revolution populaire. Avec Daniel Johnson, comme avec Jean Lesage, ils peuvent dormir tran-quilles. Soixante-dix mille en 1760, les Canadiens francais du Quebec sont, aujourd'hui, plus de cinq millions sur une population totale d'environ six millions d'habitants. Quatre-vingt-dix pour cent d'entre eux appartiennent a la classe ouvriere, et il convient d'ajouter a ce nombre la majorite des immigrants non britanniques: Irlandais, Noirs, Italiens, Grecs, Espagnols, Polonais, etc., qui ferment un pourcentage important du proletariat de Montreal. Quarante pour cent de la population de Montreal, se-lon une enquete effectuee en 1965 par le Conseil du travail de Montreal, est consideree comme economique-ment faible et, en province — ou vivent les deux tiers de la population canadienne-frangaise — la proportion des pauvres, des chomeurs, des travailleurs saisonniers et des 1 98 NĚGRES BLANCS D'AMÉRIQUE NĚGRES BLANCS D'AMÉRIQUE 99 assistés sociaux est considérablement plus élevée. Si ľ on excepte la region de Montreal oú est concentrée toute la richesse du Québec et oú sont situés les quartiers géné-raux des exploiteurs aussi bien autochtones qu'étrangers, la majorite des regions du Québec sont asservies écono-miquement ä une monoproduction locale contrôlée par ľétranger: ľaluminium au Saguenay—Lac-Saint-Jean, la pulpe et le papier dans la Mauricie, le cuivre en Abitibi, le fer sur la Côte-Nord, etc. II suffit que la demande mon-diale (ou américaine) pour ľun ou ľautre de ces produits diminue pour que toute la region concernée soit acculée ä la famine. En outre, seule une minorite de travailleurs peuvent trouver un emploi dans ces industries, parfois hautement automatisées; et la grande majorite de la population, comme on dit familiérement, végéte et passe le temps ä survivre. Le marché québécois est inondé de produits étran-gers et, chaque mois, la production locale de biens de consommation, merne d'aliments, est réduite par la concurrence insoutenable des produits importés des Etats-Unis, du Japon et d'ailleurs, concurrence qui n'est soumise ä aucune restriction. Les prix ne cessent d'aug-menter et ľendettement des travailleurs également. Le credit empoisonne la vie des individus et ľinsécurité est generále. Malgré le nombre sans precedent et la longue durée des conflits ouvriers, les travailleurs du Québec n'ont pas encore réussi ä s'organiser politiquement, de facon indé-pendante, en vue du renversement du pouvoir et de la transformation radicale de la société pour la justice, ľégalité et la fraternité. Mais ľidée et le besoin d'une telle organisation, révolutionnaire et populaire, s'impo-sent de plus en plus aux ouvriers, aux cultivateurs et ä la jeunesse du Québec. Les manifestations violentes du 24 mai et du ler juillet 1965, les récents conflits du textile, des ports de Montreal, Trois-Riviěres et Quebec, de La Grenade Shoe, des employes de la construction, des hopi-taux, des chemins de fer, des postes, des étudiants des écoles de metiers, des enseignants, et finalement des employes de Ayers á Lachute — pour ne citer que ceux-la — montrent, hors de tout doute, que les něgres blancs d'Amerique sont determines á briser une fois pour toutes le joug de l'esclavage et á prendre en main le contróle de leur propre destinée12. Aprěs trois siěcles de muette et inutile soumission de tout un peuple á vos intéréts ďexploiteurs, la vérité, enfin, jette une lumiěre crue sur toutes choses, et il ne faudra pas vous attendre á ce que la revoltě populaire en gestation se préoccupe, messieurs les bourgeois et messieurs les évéques, de ce qu'il adviendra de vos privileges et de vos respectables personnes, lorsqu'elle éclatera, im-pitoyable et inevitable aboutissement du systéme ďex-ploitation et d'asservissement que vous avez vous-mémes mis en place et développé. 1. Alors que les Anglo-Americains formaient une population de deux cent mille habitants. En 1700, au moment de la con-quete anglaise, un million cinq cent mille Anglo-Americains mobilisaient leurs forces contre soixante-dix mille Canadiens francais disperses sur un immense territoire. 2. «... La Nouvelle-France s'efforca d'instaurer une economie plus saine que celle qu'elle avait connue jusque-lä et qui n'etoit fondee que sur le commerce des fourrures. L'agriculture fut encouragee [...] mais eile nereussit guere et la misere fut souvent tres repandue. Le commerce et l'industrie ne reussirent pas mieux. Le commerce des fourrures passa par ses cycles accoutu-mes de penurie et d'abondance. L'influence et les gros benefices