Le diable au bal Alexis Provost avait deux filles ä marier. Une avait vingt-quatre ans, l'autre vingt et un ans. < Äuiimc on le voit, elles commenf aient ä etre grandettes et i] ítait bíen temps que leur pere songeät i leur trouver chacun Uli mari. Alexis Provost était riche, au díře des gens qui le connais-viient. II avait fait sa fortune dans le commerce du bois. C'était un homme pen instruir, mais dont les capacirés MimtnerciaJes surprenaient bien des gens. 11 avair commence Ion commerce avec une petite soirmie d'argent, et avait réussi .t se créer une honnéte aisance, grace i un travail constant et ,i^idu. II n'était pas aussi riche qu'on le disaít cependant. II avait i'iiviron cinquante mille piastres. Cette somme lui rapportait ä j pour cent ďintérět, uu job revenu de deux mille cinq cents piastres par année. Cétait plus que süffisant pour ses goůts modestes. Alexis Provost avait épousé, ä 1'áge de vingt ans, une (eune fille de Montreal, Alice Boisvert. Madame Provost était une gentille personne. Elle n'etait Igée que de dix-huit ans, lors de son mariagc. Elle avait été ties bien élevée, eile avait recu une bonne education; c'etait 166 * Ferdinand Morissette Lc d tabic au bal * 167 une femme accomplie; ajoutez ä ccla une beaute assez rare et' vous comprendrez facilement que le jeune Provost s'eprit d'cllc et l'epousät. Alice Boisvert avait pourtant un defaut, un grand defautl meme, elle etait affreusement legere... de caractere. Des ennemis de la plus belle partie du genre humain otlfl pretendu que la legerete etait un defaut innc chez les fcmmei. Je ne serai pas aussi severe qu'eux, mats je dirai que malheu-i reusement, la chose se rencontre souvent. Alice Boisvert, fille, contait fleurette ä tous les garcor qu'elle rencontrait. Elle etait gaie, rieuse, aimait ä badiner; partout 011 elle allait, on pouvait etre certain que ramusement ne manquerait pas. Un beau jour, sa gaiete disparut comme par enchatllM merit. On se demandait ce qu'elle pouvait avoir, mais per-l sonne ne reussissait ä decouvrir le secret de ce changemcnt subit. Quelque temps apres on apprenait le manage de la jeune fille avec Alexis Provost. Le secret etait decouvert. Malgre toute sa legerete, Alice avait compris l'iinportanco 1 de l'acte qu'elle allait faire. Le jour de son mariage, la jeune fille recouvra toute s| gaiete. Cependant, devenue femme, elle avait mis un frein ■ legerete et son man n'eut jamais ä lui faire le nioindre reprocheJ Au moment oú commence notre récit, Alexis Provost est pere de deux filles. J'ai fait connaitre Ieurs ages plus haut. La plus ágée se nommait Alice, la plus jeune, Arthemisc Ces deux jeunes filles ne se ressemblaient en aucur maniere. Ľainée était blonde, la plus jeune etait brune. Alice .ivait la gaieté folie de sa mere; Arthémise était sage et réservée rommc son pere. Elles s'aimaient toutes deux bien cordialement, jamais de dispute, jamais de chicane. Disons de suite que les désirs ď Alice étaient des ordres pour Arthémise et que cette derniěre obéissait aux moindres caprices de son aínée. Les deux filles étaient libres de leurs actions. La mere qui se rappelait son jeune temps, prétendait que la jeunesse doit s'amuser. Ses filles ne passaient pas un soir sans assister á une soiree quelconque. Madame Provost préparait elle-méme leur toilette, ce n'etaient pas elles qui avaient les plus vilains costumes. J'ai oublié de dire qu'Alexis Provost demeurait á Montreal et qu'il fréquentait la meilleure socíété. Aussi les bals ne manqnaient pas pour les deux jeunes filles. On sait que, dans la grande société, il est de rigueur que chaque famille darmě 11 n bal dans le courant de 1'hiver. Le pere conduisait parfois Alice et Arthémise á ces reunions, d'autres fois e'etait la mere qui les accompagnait. On se rappelle sans doute l'arrivee d'un grand personnage au Canada, il y a quelques années de cela, ct le fameux bal ilonné lors de son passage á Montreal. Un grand nombre d'invitations furent lancées et, comme Alexis Provost occupait une certaine position dans la société montréalaise, il fut invite a assister a ce grand bal avec son ipouse et ses deux filles. C'etait une occasion favorable d'exhiber des filles á iiiarier, et Ton accepta l'invitation de grand cceur. Alice et Arthémise ne rencontreraient-ellcs pas dans cette reunion des jeunes gens dignes de les épouser? II fallait une toilette neuve et de circonstance, madame Provost se prépara a se la procurer digne de son rang. 168 • Ferdinand Moris sett e Alice etait dans la jubilation. Arthemise, au contraire, se revoltait ä l'idee d'assister ä ce bal, surtout dans le costume exige. 11 est bon de dire qu'il etait specifie sur les invitations, que les dames devaient porter des robes decolletees et ä manches courtes. Le grand personnage tenait, parait-il, ä inspecter les beaux cous, les jolies epaules et les charmants bras de nos Canadiennes. II croyait peut-etre trouver du sang de sauvage chez quelques-unes d'entre elles. La peau de ces dames ne doit pas avoir la blancheur de celle des blondes fillcs d'Albion, se sera-t-il dit, j'en aurai la certitude. On comp rend ce que cette obligation de decolletage a van d'insultant pour nos bonnes Canadiennes. Toute femme qui a un reste de pudeur devait se sentir humilice d'un semblable affront. La presse de Montreal, du moins la presse canadienne, fut presque unanime ä condamner la conduite de celui qui avait dicte la toilette des dames. Aussi je dois le dire ä l'honneur de notre race, ll y eut disapprobation presque generale de la part des dames canadiennes. Je dis presque, car malheureusement, il y en eut quelques-unes qui eurent le courage d'aller exhiber Ieur peau devant le grand personnage en question. Au nombre de ces dernieres se trouvaient madame Provost et ses deux filles. La toilette des jeunes filles etait indecente au supreme degre. Celle d'Alice, surtout, etait tel-lement decolletee, que son pere ne put s'empecher d'en faire la remarque; malheureusement, il etait trop tard pour la changer et eile se rendit au bal dans cet accoutrement. II y avait dejä un grand nombre d'invites de rendus, lors-que la famille Provost fit son apparition dans la salle du bal. Lť diabk au bal • 169 C'était en partie des Anglais et des Anglaises, des Écossais et des Écossaises et quelques Canadiens et Canadiennes. Le bal commenca. Valses, quadrilles, polkas, mazurkas, landers se succédaient avec un entrain diabolique. Alice faisait partie de toutes les danses, eile eut měme le bonheur de danser avec le grand personnage. Ce qu'elle préférait surtout, c'etait la valše; elle valsait á ravir. La valse, n'est-ce pas la la danse que les jeunes gens aiment le mieux? Est-ce parce qu'elle est plus jolie que les autres, ou bien, est-ce parce qu'elle est condamnée et défen-due par l'Eglise? Cc sont autant de points que je n'essaierai pas ďéclaircir. Vers onze heures un nouveau personnage faisait son apparition dans la salle du bal. C'etait un beau grand jeune honíme, aux cheveux noirs et bouclés, aux yeux d'un noir vif, a I'air noble. Un quart d'heure aprěs son entrée, il se trouvait auprěs d'Alice Provost et engageait la conversation avec elle, au grand désappointement des autres jeunes filles. II parlait admirablement bien le francais. Sa voix était douce, mielleuse mcme. II se mit á debiter force compliments a la jeune fille qui rougissait de plaisir et d'orgueil. Le jeune homme, continuant toujours, lui fit une declaration d'amour des plus enthousiastes. II dit comment, au milieu de toutes les jeunes filles pré-sentes, il 1'avait remarquée. Son coeur avait battu avec precipitation en la voyant, si belle et si joyeuse, passer pres de lui dans la derniěre danse. II avait compris qu'il 1'aimait et que le 170 • Ferdinand Morissette Le diable au bal • 171 plus grand bonheur qu'il pouvait desirer, serait de voir soft amour partage. On comprcnd si une jeune fille comme Alice, qui cher-che a se marier, devait accepter les avances d'un si beau jeune hommc. Le connaissait-elle ? Non, mais a quoi lui aurait servi de le connaitre! II lui avait dit se nomrner Frank McArthur, etre officief dans l'armee anglaise. Or, comme Alice etait du nombre del jeunes Canadiennes qui se croient beaucoup plus elevees qui-leurs compagnes lorsqu'elles sont courtisees par des jeunes gem de la race superieure, elle ne put s'empecher de dire au jeune officier anglais qu'elle etait charmee de son amour et qu'elle avait tout lieu de croire que cet amour serait partage. Le jeune homme presenta alors a Alice un magnifiquo collier en or, premier gage de son amour, lui demandant de le porter immediatement. Alice accepta le cadeau et le mit sur-le-champ dans son cou. Quelques instants plus tard, on les voyait valser tous deux. Le jeune MacArthur etait un fameux danseur. Alice n'en avait jamais rencontre d'aussi capable. Aussi etait-elle fiere de se voir consideree par un si noble cavalier. Elle riait des yeux que lui faisaient les jeunes Anglaises, jalouses de ses succes; elle valsait, valsait toujours. Le collier qu'Alice venait de recevoir devait etre en or massif, car il etait bien lourd, trop lourd meme, pensait-elle. II lui semblait que ce collier entrait dans sa chair. Elle s'imaginait qu'il etait de feu, car il lui brulait la peau. II etait lourd, extraordinairement lourd. Apres la valse, se sentant indisposee, Alice demanda a sa mere la permission de retourner a la maison immediatement. Elle fut prete avant ses parents, et partit de suite accom-p.ignee du jeune homme. Alexis Provost et son epouse parlaient en se rendant a leur demeure du magnifique resultat qu'avait eu pour Alice ce fameux bal. lis gronderent meme Arthemise qui les accompa-gnait seule parce qu'elle n'avait pas su s'attirer les avances de <|uelques-uns des jeunes gens qui se trouvaient a cette reunion. Cette pauvre Arthemise avait passe la soiree dans un coin, seule, regardant les nombreux danseurs et danseuses qui pas-s.nent devant elle. Elle avait honte du costume qu'elle portait, et n'osait bouger de crainte d'attirer les regards effrontes des jeunes gens. Elle songeait au mal qu'elle occasionnerait, si on la voyait, et, comme elle etait bonne et pieuse, elle demandait a Dieu d'eloigner d'elle toute occasion qui la mettait en evidence. A part la honte que lui faisait eprouver son costume decollete, Arthemise se sentait le coeur triste. II lui semblait qu'un malheur pesait sur sa famille. Dieu, se disait-elle, ne peut laisser impunis taut de peches et ce sera sur nous, catholiques, que retombera sa colere. Lorsque sa mere lui reprocha d'avoir manque une magnifique occasion de se trouver un mari, Arthemise lui dit sim-plement: atteudez. La maniere dont il fut dit, plutot que le mot lui-meme, impressionna vivement monsieur et madame Provost, sans trop savoir pourquoi ils haterent le pas. Comme ils demeuraient a peu de distance dc l'hotel dans lequel s'etait donne le bal en question, ils arriverent bientot a leur residence. En entrant dans la maison, un spectacle affreux, inoui', se presenta a leur vue. Alice etait etendue morte sur le plancher, les yeux pres-que sortis de leurs orbites, les cheveux droits sur la tete, la figure, les mains, le corps tout entier etait completement noir, comme s'il eut etc carbonise. 172 * Ferdinand Morissette Le collier qu'elle avait Sur la poitrine etait entre dans la chair, ce n'etait pas de l'or, mais du fer rougi. La maison tout entiere etait rcmplie d'une odeur de chair grillee. Chose epouvantable, le jeune homme, qui avait fait sa cour a Alice, etait Satan, le roi de I'enfer en persotine. La jeune fille s'etait donnee ä lui; il avait empörte son äme, et avait laisse son corps dans l'etat pitoyable dans lequel on le trouvait. Honore Beaucrand En voyant son enfant dans un etat aussi affreux, Alexis Provost fut frappe d'apoplexie et mourut quelques jours plus tard. Madame Provost, atteinte d'alienation mentale, voit i tout moment sa fille qui l'accuse d'etre la cause de sa more. Quant ä Arthemise, eile prend soin de la pauvrc folic et se dispose ä entrer dans un monastere pour se faire rehgieuse, des que Dieu aura mis fin aux souflrances de sa mere. lionore Beaugrand, ne a Lanoraie le 24 mars 1848, dc Louis Beaucrand dit Champagne, capitaine et batelier, et dc Josephine Marion, fait ses kudes au College de Joliette, qu'il quitle apres quatre ans pour entrer a i'ecolc militaire. Enrole volontaire a dix-scpt ans, il participc i la campagne du Mexique (1865-1867) ou il fait la tonnaissancc de I'aucher de Saint-Maurice, 'Apres les hostilites, il accompagne en France le corps expeditionnaire Jranfais et decouvre, pendant deux ans, fe liberalisme, le radicalisme et I'antidericalisme. Rentre aux Etats-I Jnis en i86g, il se consacre au journalisme. II collabore a L'Abeille puis fonde en 1873, avec le docteur Alfred Mignault, L'Echo du Canada. U quitte Fall River (Massachusetts) au printemps de 1875 et se dirige vers St. Louis oil il occupe le paste dc redactcur du Golf Democrat. A I'automne de la mime annee, Beaugrand public a Boston La Republique, qu'il transporte de ville en ville. En mars 1878, il public a Ottawa Le Federal et, en octobre dc la meme annie, il lance, a Montreal, Le Farceur, autre journal cphemere. En 187$, il fonde La Patrie, organe du parti reformiste, pour succeder au National qui uient de disparattre. Maire de Montreal en 188s et 1886, il abandonne la vie politique en 1887 et public The Daily News dont il quitte rapidement la direction. II parcourt dc nouveau VEurope et adresse aux lecteurs de La Patrie ses Lettres de voyage. En t8g6, il cede La Patrie a Joseph-Israel Tarte et, ct quarante-neuf ans, se retire de la vie publique. II consacre les loisirs de sa retraite au lolklore et aux voyages et meurt a Westmount le 7 octobre iqo6. II