Mais moi, j'ai garde l'oeuf de verre et je me de-mande bien pourquoi. * * * Ainsi s'acheve l'histoire que me raconta des centaines de fois mon pere, jadis. J'etais un petit gar§on, alors, et l'CEuf exercait sur moi une réelle fascination. Mon pere me l'avait donné. Je l'avais posé sur ma table de chevet et chaque soir avant de m'endormir je le regardais, je l'observais á la loupe, je scrutais la brume verdátre qui cachait ce qu'il contenait, si toutefois il contenait quelque chose. Et je révais. Mais peut-étre les gens du Paganka avaient-ils menti, peut-étre l'CEuf était-il vide? J'avais douze ans lorsque mon pere me fit present de ICEuf. II le fit simplement, sans ceremonie. II m'appela un jour dans son bureau et me dit que je pouvais emporter l'CEuf dans ma chambre, qu'il me le donnait «a condition toutefois que tu en prennes bien soin et, surtout, que tu ne legares pas». II me faisait ce cadeau parce que j'avais passe brillamment mes examens de septieme annee et surtout parce que j'avais formula le desk d'entreprendre mes etudes classiques, etudes pour lesquelles mon pere entretenait une veneration particuliere. « Vous comprenez, 'aimerais que mes fils aient tout ce que je n'ai pas eu et >urtout la chance de pouvoir poursuivre leurs etudes. Mais *e les laisse entierement libres. S'ils ne veulent pas s'ins-tame, ils ne s'instruiront pas. Ma fortune est la pour les proteger... Je suis comme 9a, moi, je laisse mes enfants entierement maitres de leur avenir! Mais ils sont intelli-gents et ils comprendront qu'aujourd'hui...» Mon frere Luc, qui avait dix-huit ans a l'epoque dont je parle, a "avait pas voulu poursuivre ses etudes et mon pere lavait laisse faire. II etait tres beau, il etait l'heritier d'une . grande fortune, il n'en demandait pas davantage. II z avait pas besoin de reussir, disait-il. «Fils a papa» etait neme une expression qui le flattait! Moi je disais que Ljj etait un sans-coeur et un paresseux; j'etais persuade 43 qu'il etait incapable d'aimer autre chose que sa mignonne petite personne et pourtant, lorsque mon pere est decede, Luc est mort de chagrin... Done, l'CEuf. II etait enfin a moi! J'allai tout de suite le montrer a Luc qui me dit que j'etais stupide de faire tant de chichi pour un vulgaire presse-papiers (c'etait ainsi que mon pere s'en etait toujours servi). Luc ne croyait pas a l'histoire de l'CEuf. II disait que notre pere avait invente cette histoire parce que nous lui avions de-mande comment il avait fait fortune et qu'on ne dit pas comment on a fait fortune... j'avais couru m'enfermer dans ma chambre, j'avais serre l'CEuf contre mon coeur et j'avais prie pour que son histoire fut vraie! Je demandais tres souvent a mon pere de me racon-ter son aventure. Luc s'en etait vite fatigue mais moi, elle me passionnait. Je la savais par cceur et meme, parfois, je me la recitais. Mais lorsque mon pere lui-meme fermait les yeux, se calait dans son fauteuil et commen§ait a par-ler, lentement, savourant chaque mot, cet invraisemblable recit prenait des dimensions inimaginables dans ma tete; je revoyais tout: le Paganka, Lounia et ses habitants bleus, surtout les femmes avec leurs cheveux sales, la somptueuse villa au bord de la mer, et j'en vivais inten-sement chaque moment, prevoyant ce qui allait arriver mais mourant quand meme de peur... A vrai dire, mon pere avait joue un role passif dans tout cela, mais qu'im-porte, e'etait quand meme a lui, mon propre pere, que cela etait arrive ! De la a ce qu'il devint un heros dans ma tete, il n'y avait qu'un pas, que je m'etais d'ailleurs empresse de franchir: pour moi, mon pere etait une espece de demi-dieu possesseur de grands secrets et lorsqu'il faisait dire au vieillard de l'histoire que l'CEuf contenait le pouvoir des hommes de la planete verte, j'etais persuade qu'il en savait plus qu'il ne voulait m'en dire et j'osais formuler l'espoir qu'il s'abaisserait un jour a m'en apprendre un peu, un tout petit peu plus... Le fait que mon pere soit mort sans m'en dire davantage me desillusionna fort. J'etais encore tres jeune, j'avais quatorze ans, et je n'avais jamais pense que mon pere, surtout lui, put un jour mourir... Les demi-dieux ne meurent pas ! Apres la mort de mon pere il me restait bien l'CEuf, mais le doute, 1'affreux doute qui detruit tant de gnoses et tant de vies, etait entre en moi et je commences a croire que cette masse de verre n'etait que du verre et rien d'autre. Et que mon frere Luc avait raison: apres tout, mon pere n'etait peut-etre qu'un imposteur... 44 45 II La premiere manifestation de 1'CEuf se produisit avant la mort de mon pere, quelques mois á peine aprěs que celui-ci m'eut fait ce cadeau qui me rendait si heureux. Aujour-d'hui, je crois fermement que c'etait un avertissement wenu de ce monde á la fois merveilleux et repugnant, mais ersque cela arriva et que je fus si malade, tout le monde out que j'avais fait un mauvais réve... ou que j'avais un peu trop ď imagination. Chaque soir, mes devoirs finis et mes lecons appri-tcs. je m'installais dans mon lit en remontant les oreillers >:ur pouvoir m'asseoir confortablement et je prenais CEuf qui tronait sur ma table de chevet. Je passais des ieures á l'examiner, á le retourner en tous sens, comme i'ait jadis fait mon pere quand il était au Paganka; CEuf devenait tiěde á force d'etre caressé et c'etait pour ci une grande joie que de le rouler sur mon visage et sur cc ventre, ou de le tenir trěs serré dans mes mains en t-~lant entre mes doigts pour le réchauffer davantage... ■'arrivait souvent de m'endormir avec l'CEuf dans mon . le matin je le retrouvais sous mes oreillers, entre mes ou méme par terre á coté du lit. Je pensais conti-lement á l'OEuf, méme á 1'école, et mes etudes ■ ressentaient. Le soir, je me dépéchais ďétudier mes et je báclais mes devoirs pour rapprocher 1'instant 47 ou je le tiendrais enfin dans mes mains et ou je pourrais réver á ma guise... Cétait devenu une idée fixe. Et mes réves prenaient parfois des proportions assez alarmantes pour un garcon de mon age. J'avais remarqué que la brume á 1'intérieur de la boule de verre changeait de couleur á peu pres une fois par mois, qu'elle pálissait un soir et qu'elle reprenait sa teinte ordinaire deux ou trois jours plus tard. Cela me tracassait fort. J'inventais toutes sortes ďhistoires impossibles pour éclaircir ce mystěre et je passais parfois toute une soirée á imaginer un conte fantastique expliquant pourquoi 1'CEuf changeait de couleur... Ce que j'ai pu en inventer pendant cette periodě, des aventures plus invrai-semblables les unes que les autres et se terminant toutes par un grand malheur... Si mon pere avait su la place primordiale qu'avait prise son (Euf dans ma vie, il me l'aurait trés certainement enlevé et l'aurait cache dans un endroit secret. Et peut-étre aurait-il eu grandement raison! Un soir, c'etait en novembre, un novembre sale et tout mouillé qui annoncait a grands coups d'averses froi-des l'hiver proche, je m'etais couché trěs tard parce que c'etait vendredi et que le vendredi j'avais la permission de regarder le dernier film á la television, et je n'arrivais pas á m'endormir. Le film que je venais de voir m'avait ex-cessivement excite et j'etais incapable de me calmer; je me tournais sans arret dans mon lit sans pouvoir trouver une position confortable et je commencais á ressentir ce besoin de chanter qui s'empare toujours de moi lorsque je suis surexcité. Je me mis done á chantonner et cela sem-bla me faire un peu de bien. La pluie cognait contre les vitres de ma fenétre et j'essayais de lier mon chant á son rythme en battant la mesure avec mon pied. L'CEuf de verre, que je tenais contre ma poitrine, se rechauffait tran-quillement... Je finis par m'assoupir. Vers le milieu de la nuit, je fus eveille par le bruit que fit l'CEuf en roulant a bas du lit. Tout d'abord, je me demandai d'ou provenait ce bruit insolite puis, voyant que l'CEuf n'etait plus contre moi, je compris et me penchai en dehors de mon lit pour le ramasser. Je fus tres etonne de m'apercevoir que l'CEuf brillait faiblement sur le tapis. Je le pris dans mes mains et l'exa-minai attentivement. La brume en etait presque entiere-ment disparue, mais il avait garde sa teinte verdatre et avait pris une sorte de phosphorescence qui le rendait irreel. Cette phosphorescence disparut au bout de quelques minutes et avec elle la brume s'evapora completement. II ne resta plus... comment dirais-je... il ne resta plus qu'un (Euf et du Vert. Beaucoup de Vert! J'eus une sorte de vertige, comme si je basculais dans le vide, puis... II y avait longtemps, tres longtemps que j'etais dans ^ Vert; j'etais tres mal, des nausees me secouaient et, parfois, un horrible mal de tete m'assaillait. Je ne pou-wis pas bouger. J'etais paralyse au milieu du Vert et la nte etait le seul sens dont je pouvais jouir. Et tres faible-vunt. J'etais dans une immense maison... J'attendais le zznal. Je savais que j'attendais le signal. J'essayais de ru rappeler lequel, mais mon esprit etait vide; aucun souvenir, aucune connaissance, rien, absolument rien ne ::mblait le vide de ma tete et seule une fulgurante dou-me dechirait le cerveau lorsque j'essayais trop long-. -.ps de reflechir. Je savais que cela durait depuis tres tmgtemps. Peut-etre avais-je toujours ete la, dans le Vert, jo yeux ouverts, le corps secoue de nausees, attendant le spinal et ne faisant rien d'autre qu'attendre le signal! 48 49 Mais, soudain, alors qu 'un eclair de douleur me traversal le cerveau, je me revis dans ma maison de Montreal : j'etais assis dans mon lit et je regardais quelque chose que je tenais dans ma main. Cela dura a peine une fraction de seconde mais ce fut suffisant pour me faire com-prendre que je n'etais plus un petit garcon en pyjama mais autre chose, un etre en attente quelque part, avec une autre tete que la mienne et un esprit vierge de souvenirs. Je restai un long moment a contempler cette stupe-fiante revelation sans y rien comprendre... Longtemps apres, mes autres sens s'eveillerent len-tement. J'avais 1'impression de sortir d'une longue lethargie, comme si j'avais dormi, ou veille, immobile, sans rien ressentir, pendant des centaines d'annees. Tout d'abord, Vouie. Des sons etranges que je ne pouvais identifier penetrerent doucement dans ma tete; des bruits longs, monocordes, qui se repetaient sans cesse et qui me donnaient une vague impression de bien-etre, comme si mon sang se fut mis a circuler et mon cceur a battre avec eux. Puis, Vodorat. Mes nausees furent chas-sees d'un coup par une agreable odeur qui m'enivrait. Peu apres je commencai a sentir mes membres. Je ne pouvais toujours pas bouger mais je sentais enfin mon corps: je prenais conscience de mes bras, de mes jam-bes... de mes ailes! Sans transition, je me vis soudain marchant dans le Vert, ouflottant, je ne sais plus. Le signal avait ete donne. Je me rappelais vaguement une grande peur a cause d'une voix qui criait des ordres... Je me deplacais a une rapidite folle dans le Vert qui pdlissait de seconde en seconde et devenait transparent a mesure que j'avangais. Les autres se deplacaient comme moi, mais je ne pouvais pas les voir. J'entendais seulement leurs voix qui repe- 50 taient comme une litanie les ordres qu'on nous avait donnés: Charles Halsig... Charles Halsig... Charles Halsig... Je crois bien que je chantonnais, moi aussi... C'est asset étrange, mais je ne me souviens absolu-ment pas de ce que j'etais. Chose certaine, j'avais pleine-ment conscience de ne plus étre un humain... Je me rappelle seulement... C'est dróle... Je me rappelle seulement de Vintérieur dejnon-étf^: cette sensation de grand vide, ce besoin de souvenirs devant le trou béant de ma mémoire, ce désir incontrólable ďexécuter les ordres et cette faim de justice, oui, de justice, parce que j'etais convaincu que ce que j'allais faire serait juste et que cela me procurerait une grande satisfaction; mais je ne me rappelle pas de mon corps! Je suis certain ďavoir vu, a"avoir touché les Autres, mais je^ne me souviens pas d'eux,! Je sais á quel moment j'ai commence á voir mes compagnons. C'etaitjuste avantd'arriver. Quelqu'un, ou, enfin, quelque chose s'approcha de moi á un certain moment et me toucha (lorsque je songe, maintenant que je sais, qu'un de ces étres répugnants que j'ai rencontres plus tard m'a touché, que j'ai moi-meme été I'un d'eux, cela mefaitfrémir de dégoůt) et j'ai compris qu'il fallait que je ferme les yeux. Lorsque je les rouvris, ils étaient tous á cdté de moi et je pouvais les voir. Maintenant je sais qui ils étaient, mais je ne me souviens plus d'eux... Nous étions tous réunis sur une immense plage, devant une magnifique villa. La lune, énorme, trónait au-Jessus de la mer et la regarder me faisait du bien. Une des fenétres de la villa était éclairée. Un bruit de voix parvenait jusqu 'a nous... Une grande femme aux cheveux iémesurément longs et sales sortit soudain de la villa et, dans un grand éclat de rire, passa devant nous sans nous 51 voir. Elle passa si pres de moi que j'aurais pu la toucher. Elle courut sur la plage en continuant ä rire puis disparut derriere une maison. he moment etait venu d'agir; nous nous serrämes les uns contre les autres comme pour nous donner du courage, mais je crois plutöt que nous for-mions un tout, que nous n 'aurions pu rien faire les uns sans les autres, et ce merveilleux desir de tuer Charles Halsig, ce desir qui nous promettait tant de joie et qui etait une si grande joie en lui-meme, nous reprit. Charles Halsig etait etendu sur son lit et regardait quelque chose qu 'il tenait dans sa main. Cela me rappela le petit garcon en pyjama mais je n'y pris pas bien garde, excite que j'etais par ce sublime besoin de tuer. Lorsqu'il nous vit, Charles Halsig se leva d'un bond en hurlant: «Je le savais! Vous m'aviez prevenu mais je n'ai pas voulu vous ecouter! Pitie! Pitie! Laissez-moi encore un peu de temps! Je voudrais... je voudrais ecrire... je vou-drais avertir ceux qui possederont VCEuf apres moi des dangers qu'ils courront!» Charles Halsig devait bien savoir que ses supplications etaient vaines, mais il conti-nuait quand mime ä crier comme un possede. II etait tres ridicule et nous le regardions, amuses. II tremblait comme une feuille et jurait par tous les dieux que nous n'avions pas le droit, que c'etait une injustice, que cela ne servait ä rien de devenir un Grand Initie si on ne voulait pas conquerir le Monde... Soudain, il se leva et courut vers une grosse malle. II I 'ouvrit et jeta ce qu 'il tenait ä la main en criant: «Puisse-t-il etre oublie ä jamais! Puisse ce Monde terrible n'etre jamais retrouve!» Nous nous jetämes sur lui. Je ne me souviens de rien de ce qui survint si ce n'est de Vhorrible degoüt que je ressentis lorsque je jetai le corps ä la mer... Ensuite... Ensuite, je me revis dans le Vert. J'etais revenu a mon point de depart et je me sentais paralyse. Mes membres s'engourdissaient, je n'entendais plus qu'avec peine les sons qui me donnaient la vie, mon sang se glacait, j'avals des nausees, j'avais mal a la tete et je hurlais de colere. Et nous hurlions tous de colere! Je ne voulais pas me rendormir! Cetait une injustice! Je n'avals pas eu la recompense que j'attendais! Je n'avais pas ete heureux lorsque j'avais tue Charles Halsig ! Je sombrai lentement dans un desagreable demi-sommeil qui laissait mon esprit et mes yeux a peine reveilles, juste assez pour pouvoir souffrir, pour pouvoir ressentir mes nausees, mes maux de tete et continuer a crier en moi-meme a Vinjustice... Mes ailes se referme-rent soudain autour de moi. J'etais prisonnier de mes propres ailes! Ce reve eut sur moi des consequences nefastes. Je fus malade pendant de longues semaines; une tres forte fievre s'etait emparee de moi et je delirais presque sans met, criant a tue-tete que j'etais paralyse, que j'avais tue Charles Halsig et que FCEuf de verre, le maudit (Euf des louniens me retenait prisonnier. Lorsque ma fievre se fut .mee et que je pus me lever, je m'apercus que l'CEuf ivait disparu de ma chambre. Mon pere l'avait repris, Tavait replace sur son bureau et me declara severement qu'il me defendait d'une fa^on formelle d'y toucher sans sa permission... Pourquoi l'avait-il replace sur son rureau? Pourquoi ne l'avait-il pas cache dans un endroit il eut ete impossible que je le retrouvasse ? Je ne l'ai amais su... 52 53 Á deux autres reprises, pendant mon adolescence, je fus émoin de faits étranges que j'impliquai ä ľCEuf de mon pere et qui me firent trěs peur. J'ai méme sou vent pense a me défaire de lui mais, la encore, j'ai cru que j'avais révé et l'CEuf est reste dans ma maison. ."ai toujours aime la Place d'Armes de Montreal, la nuit. Le jour, c'est une place tres laide: l'eglise Notre-Dame est un bätiment ä mon avis tout ä fait monstrueux et la rlace qui s'etend devant eile, dite Place d'Armes, avec ses bassins derisoires et son monument non moins grotesque ::rme avec eile un ensemble parfaitement ridicule. Les Montrealais ne s'en rendent pas compte, je crois, car ,e n'en ai jamais rencontre un qui eüt honte de la Place : Armes. Tous ceux que j'ai questionnes ä son sujet t."ont repondu qu'ils n'avaient jamais remarque qu'elle particulierement laide; il y en eut meme pour pretence que l'eglise Notre-Dame etait un chef-d'oeuvre I architecture... Enfin... Pour ma part, j'ai toujours evite, les la mesure du possible, de traverser la Place d'Armes 55 le jour parce qu'elle me deprimait. Mais la nuit venue... La nuit venue, cette place prenait un air baroque que je trouvais merveilleux. Toute sa laideur semblait disparaitre avec le soleil. Les choses que je trouvais abominables le jour devenaient soudainement sublimes... La nuit jetait sur la Place d'Armes une vague de mystere et lorsque les tramways avaient fini de sillonner les rues, longtemps apres minuit, une tranquillite pesante et penetrante des-cendait sur eile. Et c'etait ä ce moment-lä que j'aimais la Place d'Armes! Cette nuit-lä, je vins m'asseoir sur les marches de l'eglise Notre-Dame comme cela m'arrivait souvent l'ete, pour revasser, pour reflechir ä ce que je deviendrais plus tard (ä cette epoqueje voulais etre medecin et je revais de serums miracle inventes par moi, je revais de gloire, de renommee internationale: «Le grand savant Francois Laplante, le plus grand, le plus venere medecin du monde, etc., etc.» Mais j'avais laisse tomber mes etudes ä la mort de mon pere et je ne faisais rien d'autre que rever) ou tout bonnement pour me reposer des bruits de la ville. La place etait deserte. Les rumeurs de la ville me parvenaient comme un lointain bourdonnement et il faisait bon m'eti-rer dans cette solitude et ce quasi-silence. Je posai la tete sur une marche et me mis ä contempler le ciel que l'eglise Notre-Dame eventrait de ses deux affreuses tours. C'etait la pleine lune. Le ciel etait etrangement nu: pas un seul petit nuage n'y flottait; la lune etait toute seule, ronde, blanche, tranquille, inquietante... Et ce que je ressentis ä ce moment-lä est l'une des emotions les plus fortes de ma vie. Je vais essayer de decrire le plus fidelement possible ce qui se passa en moi alors, mais je doute que cela rende justice, meme de tres loin, ä la peur qui m'envahit. Cette peur qui s'empara de moi etait tellement forte, tellement i^isante que je me mis a pleurer, cloue sur les marches je Teglise, paralyse de terreur... Jusque-la, je ne m'etais vraiment jamais preoccupe M Monde, de l'Univers (avec un grand U), de tout ce qui ixme cette chose infinie qu'on nomme le Cosmos... Je ■'etais a peine occupe de ma petite planete. J'avais appris a. geographie, comme tout le monde; mais comme tout le eonde aussi j'avais tout oublie en refermant mes livres et jc m'etais replonge dans mon petit univers a moi, oubliant cut ce qui m'entourait et qui ne me touchait pas de pres — les pays chauds, la mer verte et transparente dont le :cnd est couvert de corail, les lagons bleus, les indigenes mi pechent des perles et qui en meurent, les palmiers, jossi, le sable, les pyramides, le Nil — parce que c'etait uver a Montreal; les Arabes, les Chinois, les Russes, les Espagnols, parce que je parlais le francais... Je ne pouvais rius m'imaginer les fjords de Norvege, les fjords de Nor-*ege n'existaient plus parce qu'ils etaient trop loin. Je ssvais tres bien que tout cela existait quelque part, mais je pensais jamais. Le monde, c'etait moi: medecin de -rnommee 'Internationale (sans que j'aie reflechi a ce que mernationalite pouvait bien signifier). Done, il etait evident que j'etais loin d'avoir jamais -cneusement pense au ciell A ce qu'il pouvait y avoir ians le ciel! Et e'est la, alors que j'etais etendu sur les Torches de l'eglise Notre-Dame que je vis le ciel pour la rremiere fois de ma vie. Pour moi, le ciel avait toujours une espece de grande tenture de velours ou on avait jeeroche la lune et les etoiles (je savais bien que c'etait fiux, mais c'etait tellement plus facile: la lune etait accro-:r.ee et derriere elle, mon Dieu... pourquoi y penser?) ou quelconque endroit ou Dieu en personne tronait dans "j^ute sa magnificence... Mais ce soir-la le ciel etait si pur, 56 57 si transparent que je sentis pour la premiere fois de ma vie sa profondeur, ses dimensions incroyables. Je vis de mes yeux, et cela me bouleversa, que la lune n'etait pas fixee a un morceau de velours et que derriere elle, le vide con-tinuait, sans fin ! SANS FIN ! Je realisai alors toute l'hor-reur de l'Univers, de cette creation infinie dont on ne sait rien et dont on ne saura jamais rien. J'avais fait de moi le monde et le monde n'etait rien ! J'avais oublie ce que ma petite planete contenak parce que tout ne pouvait pas entrer dans ma tete et je m'apercevais soudain que ma planete etait moins que rien, meme pas une poussiere dans l'Univers ! Et j'ai senti (j'insiste la-dessus, c'est tres important), j'ai senti les autres mondes, tous les mondes eloignes et perdus, infinis eux aussi, avec des etres diffe-rents de moi, monstrueux pour moi qui etais un monstre pour eux ! La lune elle-meme que je voyais pour la premiere fois et que je croyais si eloignee, etait tellement proche a cote de ces mondes ! Soudain je me mis a trembler a la pensee qu'il n'y avait peut-etre pas d'autres mondes... Non ! II fallait absolument qu'il y eut d'autres mondes ! Je ne voulais pas etre seul dans l'Univers ! Je ne voulais pas etre seul dans l'Univers! Ce serait trop horrible ! Comment savoir que l'homme est seul sur sa petite planete au milieu de l'immensite et ne pas mourir de peur! J'avais failli me rendre fou quand j'etais tres petit a essayer d'imaginer l'eternite: fini... non, ca continue... fini... pas encore... 9a continue toujours... fini... non. Jamais ! Jamais ! Et c'etait la meme chose pour le monde qui est chose si tangible, tellement plus pres de nous que l'eternite! Le monde lui-meme etait l'eternite! Le grand jamais ! J'etais ecrase sur les marches de l'eglise, je pleurals, je criais presque d'effroi... Fut-ce 1'effet du hasard ou fut-ce mon imagination rendue malade par ces pensées qui me rendirent presque fou de terreur? Non. Je suis súr que non... Un grand coup fut frappé dans une des portes de l'eglise, qui résonna lugubrement. Je me levai d'un bond. Une longue silhouette passa devant moi en courant. Me frôla. J'entendis un rire et le bruit de la mer. C'était une femme aux tres longs cheveux qui courait, en riant, vers le village. Le moment était venu d'agir. Nous nous serrä-mes les uns contre les autres... Ah! Je n'étaisplus devant . église. Des monstres hideux m'entouraient, se serraient contre moi! Je sentais leur peau écailleuse contre ma peau et leur haleine empestée me brúlait! J e me suis emparé du corps et dans un grand crije I'ai lance contre -ti rochers! Lorsque je revins ä moi, le ciel pälissait et une +eur blanche barrait I'horizon. Le sable était chaud. .'étais bien. Puis des trous se forme rent un peu partout ZAiour de moi dans ľ atmosphere... Un decor different spparaissait dans ces trous: des maisons, une rue, une jiace... Je ne vis bientôt plus la mer que par des trous qui isparurent eux aussi un á un et je me retrouvai sur les itcrches de l'eglise Notre-Dame. C'était le matin. Le jremier tramway passait en brinquebalant. ue 'r.ais depuis longtemps oublie ce reve lointain de mon atrance dans lequel j'avais cru assassiner Charles Halsig. de netait qu'un reve d'enfant et je n'en faisais plus cas «ruis belle lurette. Mais voilä soudain que tout revenait 1 21a memoire, que tout recommencait! Je rentrai chez Kt extenue, la tete remplie de cette vision dont j'ignorais 58 59 la signification, le corps brise par cette nouvelle peur qui s'etait si soudainement jetee sur moi et qui me donnait envie de crier: la peur du Monde et de ce qu'il contient! Je sentais aussi que ce qui venait d'arriver n'etait pas du au hasard... qu'on avait infuse cette peur en moi dans un but precis! Quelque temps apres les evenements que je viens de relater j'etais alle, un mardi soir, entendre un concert qu'on donnait sur la montagne. Le Mont-Royal est le plus beau pare de la ville et j'ai toujours aime m'y balader. Aussi avais-je decide, le concert fini, de me promener dans les sentiers peu frequentes. La lune etait pleine et jetait une singuliere lumiere qui pretait aux arbres une etrange vie, laissant les troncs et les branches basses dans l'ombre et coiffant de bleu le feuillage qu'une legere brise, un souffle, balancait. Dans les sentiers, la lumiere parvenait jusqu'au sol et on y voyait comme en plein jour. Je crois que e'etait un mois apres mon aventure a la Place d' Armes, plus precisement a la pleine lune suivante. Tout en me promenant je pensais (j'y pensais souvent depuis ce maudit soir ou il m'etait apparu dans toute son absurdite, dans toute son horreur) au Monde, et cette peur qui se glissait en moi chaque fois que je reflechissais trop longtemps a l'Univers, a son immensite sans fin, a sa pluralite aussi, parce que le monde est plusieurs, je le sais maintenant, cette peur s'insinua dans mon ventre. Vint un moment ou je dus m'arreter de marcher parce que mon cceur battait trop fort et que je commencais a etre pris de panique. Je m'assis sur des pierres qui bordaient le che-min et, e'etait inevitable, je levai les yeux vers le ciel. Dieu! Qui me croira jamais! Pourtant, ce que je Me ici n'est rien, vraiment rien á coté de ce que j'ai vu tani des horreurs sans nom dont j'ai été témoin et des incomparables qui m'enchan teren t lorsque je réus-rour de bon á m'introduire dans ce monde fantastique m mon grand malheur! Pour mon grand bonheur! Comme dans le réve que j'avais fait étant enfant m réve ? Non. Mais je voulais de toutes mes forces que fit un réve.), tout devint vert, soudain. La montagne, \ arbres, le sender, tout disparut autour de moi, tout fut íloppé dans une épaisse vapeur verte, une vapeur énétrable, un brouillard si dense qu'il recouvrait tout, les sons. Je restai longtemps sans bouger, assis sur to Pierre, les bras croisés sur les genoux, la téte levée vers c r:el, la peur au ventre. Puis, tout á coup, au loin... Un no mat comme une pierre lourde qu'on jette dans le ou comme une porte qu'on referme. C'est tout, ď autre. Le brouillard se dispersa aussi rapidement «t il était venu. Je me levai. Je repris ma marche, la téte lourde. Mais voilá que des milliers de pas sefirent entendre jb loin, comme si une armée de fantassins se fut dirigée m^s moi en couraní! Lá-bas, au fond du sentier, le brouillard vert revenait á une vitesse folle! Je n'avals pas le temps de faire un mouvement que j'etais pris dans m violent tourbillon. Le brouillard m'engloutit de nou-■íou á une rapidité incroyable et des ětres que je ne vis pas passěrent á toute vitesse, me bousculant, me frappant. le fus jeté au sol. J'eus peine á me relever et lorsque je me retrouvai enfin sur mes deux jambes, les ětres étaient ú]á loin et leurs pas décroissaient dans le sentier. Brusquement une clameur étourdissante s'eleva, voix plus forte que le tonnerre qui criait: « Charles 60 61 Halsig! Charles Halsig! » Les etres qui venaient de me croiser s 'en allaient done tuer Charles Halsig! Mais moi, il fallait que je fusse parmi eux! L'envie de tuer Charles Halsig me reprit. Oh! que e'etait horrible et que e'etait merveilleux, aussi! Oui, j'allais tuer Charles Halsig et je serais heureux! Je serais heureux etje pourrais me repo-ser... Mais j'avais perdu les autres... II etait trop tard! Je ne pouvais plus les rejoindre. lis le feraient done sans moi ? Penaud, je me mis a marcher dans la direction d'ou les etres etaient venus. Mais non, je n'etais pas dans le Vert, j'etais sur le Mont-Royal, dans un sentier eloigne et je me promenais! Je me promenais! Je marchai tres longtemps dans le Vert. J'etais las et je commencais a desesperer, lorsque... La-has, tres loin, au fond du Vert... Cela etait de toutes les couleurs et cela brillait comme mille diamants! Oui, tout au fond du Vert, au caeur du brouillard, merveilleuse comme un rive, et irreelle de splendeur et de richesse, une immense Cite, une Cite incroyablement belle s'elevait et m'appe-lait, me promettant un bonheur infini, sans portage! Je langai un grand cri de joie et me mis a courir comme un fou. Intercalate 62 Les dieux m'attendent. Dans leurs palais de plomb, dans mon sommeil de plomb, les dieux m'attendent. Partout, dans tous les coins de la Cite et dans chaque rue, der-nére chaque porte et merne sur les remparts, partout ils si'attendent, le regard fou, la rage au coeur. Ismonde et M'gharaj_drapés dans leurs costumes de metal; Ismonde, -vise sur son tróne, vétue de vert, ses mains munies de pinces ď or posées sur son cceur, son regard oblique par-- ?urant nerveusement une colonne du palais, une de ces :olonnes merveilleuses, serties de pierres, invraisembla-bles et si minces, si minces qu'on dirait qu'elles vont ;éder ä tout moment; M'ghara, debout derriére elle, ses bras disposes autour de lui en queue de paon, fixant de son ceil unique la porte du palais, attendant qu'elle uvre pour me livrer passage; M'ghara, le dieu tout-puissant qui décidera de mon sort; mon juge. Ils sont ieuls dans ľ immense palais éteint. Ils se sont réfugiés i^ns la salle du tróne. Ils m'attendent, mais ils ont peur! ?arce que moi aussi je vais les détruire ! Lounia la belle, -nia la merveilleuse aussi m'attend; Lounia aux che-■ tux longs, la déesse folle dont je raconterai peut-étre un «?ur l'histoire. Elle erre dans les rues, guettant chaque >:uffle, épiant chaque mouvement, le cceur bondissant de <::e féroce chaque fois qu'elle aperc,oit une silhouette qui ressemble vaguement a la mienne. Et quand la nuit descend, quand la lune se leve dans le ciel vert, sirene blanche enveloppee de brume, Lounia chante pour me perdre. J'entends sa voix qui me charme et je sais que je finirai par la suivre... Wolftung le solitaire s'est refugie dans une tres haute tour pour guetter mon retour. Je le vois chaque soir, je vois ses bras se tendre rageusement vers moi, je vois son beau visage enlaidi par la souffrance, ses yeux mines par le desespoir; Wolftung pleure, Wolftung hurle mais je ne repondrai pas a ses supplications ! II res-tera enferme dans sa tour! Seul! II a pourtant revetu sa robe bleue! Mais sa robe bleue ne peut plus rien contre moi! Oh! Wolftung, comme ton souvenir me fait mal! Waptuolep et Anaghwalep, les dieux du coucher du soleil, les dieux jumeaux, ont reuni toutes leurs armees d'oiseaux-hyenes pour m'attendre et les ont postees par-tout dans la Cite; Waptuolep et Anaghwalep, les dieux qui se ressemblaient tant, qui etaient tellement semblables qu'ils devinrent un jour interchangeables; Waptuolep qui parfois est Waptuolep et parfois Anaghwalep, Anaghwalep qui parfois est Anaghwalep et parfois Waptuolep, m'attendent, enlaces, enfermes dans la meme armure, res-pirant d'un meme souffle, vivant d'un meme cceur. Le nain Gho aussi m'attend. Mais si grande est sa malice que j'ignore ou il se terre. Je ne sais pas ou Gho, le nain, dissimule ces armes qui me font horreur et qu'il me montra un jour. Le rictus qui deforme sa bouche est hi-deux et Gho a croise ses bras velus, confiant. Je ne m'aventurerai pas dans ses quartiers. Mais peut-etre est-il cache ailleurs, peut-etre est-il sorti de son repaire pour aller giter chez ses ennemis meme! Et les Warugoth-Shalas... Dieu, les Warugoth-Shalas! Les dieux triangulares aux ailes diaphanes, les terribles dieux vengeurs a qui je serai peut-etre livre! Je les entends venir! Je les sais tout pres, les messagers de M'ghara! Ah! ne plus amais retourner la-bas! Ne plus jamais revoir ces hor-reurs! Oublier! Tous ces dieux de la planete verte, tous es monstres dont j 'ignore le nom et pourtant dont je sais le nom, dont j'ignore l'histoire et pourtant dont je pourrais raconter l'histoire! Oublier ce monde que je sais et que ignore et qui, pour se venger de moi, me fera traverser les portes du Grand Ailleurs pour toujours! N'ai-je pas eu assez de visiter la Cite? Serai-je en plus condamne comme le veulent les dieux a errer eternellement de monde en monde a la recherche d'un moment de tranquil-lite, d'une seconde de quietude, d'une parcelle de paix, pour avoir reussi a penetrer dans l'CEuf ? Je ne veux pas etre un Grand Initie! Je ne veux pas que l'CEuf sacre retourne d'ou il vient et que tout recommence! Je le de-truirai plutot! Ismonde se leve. Non ! Non ! Elle ouvre la bouche ! Une tempete! Un ouragan! Ce cri horrible: mon nom! Le signal est donne! Ismonde a crie mon nom! Et par-dessus tout cela, les Khjoens hurlent! 66 67 Deuxiěme partie La Cité Des annees se passerent cependant avant que je reussisse a atteindre la Cite. Je la voyais souvent dans mon som-meil, mais c'etait toujours de tres loin. J'avais beau cou-rir, courir, jamais je n'arrivais a m'en approcher. Elle restait toujours au fond du Vert, merveilleuse, scintillant ie mille feux, inaccessible. Lorsque je m'eveillais, une furieuse envie de me debarrasser de l'CEuf me prenait car jc savais que c'etait a lui que je devais tous ces cauche-mars, mais je n'ai jamais eu le courage de le faire. Quel-que chose au fond de moi me disait que tout cela avait une signification et que je devais attendre. Et tout recommenca le jour oil, pour la premiere fois, j'apercus la Cite dans l'CEuf. Cette Cite que j'avais • ue a maintes et maintes reprises dans mes reves et que j'avais en vain essaye d'atteindre, je la savais liee a l'CEuf i'une fagon quelconque, mais jamais je n'avais pense - j'elle put y etre enfermee! Et des 1'instant ou je la vis i l'interieur de la masse de verre et ou je compris que tout .n monde pouvait y etre emprisonne" avec elle, toutes les Tieres qui m'empechaient de m'en approcher s'abatti-~ent d'un coup et mes extraordinaires aventures dans ce • estibule du Grand Ailleurs commencerent. 71 * C'etait au moisj'aout. Une chaleur suffocante pesait sur Montreal qui suait par ses millions de pores humains. Ce soir-la, je m'etais installe sur la terrasse pour essayer d'at-traper au vol un peu d'air frais si par hasard il venait a en passer. J'avais naturellement apporte mon (Euf avec moi. C'etait justement une de ces nuits ou la vapeur disparais-sait presque completement a l'interieur de l'CEuf et ou celui-ci prenait cette teinte phosphorescente qui le rendait si etrange. II faisait tres noir et l'CEuf brillait dans ma main comme il n'avait jamais brille. Je le tournais en tous sens, l'approchant de mes yeux pour essayer de percer le secret de cette lumiere, puis l'eloignant brusquement et relevant au-dessus de ma tete pour le comparer avec la lune qui etait a son plein. Je ne sais au juste pourquoi, je pensai soudain a placer l'CEuf entre la lune et moi. C'etait peut-etre pour voir si je la distinguerais a travers le verre... Je levai done le bras et placai l'CEuf entre la lune et mes yeux. Une chose extraordinaire se produisit alors: la lune disparut completement dans l'CEuf et celui-ci sem-bla fremir dans ma main. La lueur qui l'illuminait vibra, ondula, tourna sur elle-meme et se deroula comme un nuage. Et l'CEuf se mit a mollir, devenant peu a peu comme une boule d'eau que j'aurais pu percer, penetrer, fouiller. Soudain, au cceur de cette boule d'eau brillante, la Cite m'apparut telle que je l'avais apercue dans mes reves: attirante comme un aimant, belle et majestueuse et surtout flamboyante comme un diamant. La Cite etait dans l'CEuf! Je tenais la Cite dans ma main! Elle etait enfin devant moi, bien reelle et... Oui! Oui! Accessible! Un grand vertige et... Dieu ! Les portes de la ville! J'etais aux portes de la ville! J'etais ä l'interieur de l'CEuf et Pétrange lumiěre m'entourait comme une brume phosphorescente! Je restai tres longtemps, sans bouger, ä regarder les deux immenses portes de metal noir qui se dressaient devant moi et qui me défendaient l'acces ä la Cite. Quoi faire pour ouvrir ces portes? Existait-il une formule magique, un mot compliqué, lourd de sous-enten-dus, aux syllabes pleines de mystěres, aux resonances inquietantes, qui ferait frémir les deux portails děs que je l'aurais prononcé, clef sonore qui me livrerait enfin les secrets de cette ville dont je poursuivais 1'image depuis rant ďannées? Je m'approchai des portes et collai mon oreille contre le metal froid et noir. Tout était silencieux au-delä des portes; pas un seul petit bruit ne parvenait usqu'ä moi. Je me mis alors ä frapper de toutes mes forces en criant ä tue-téte tous les mots de passe et toutes '.es formules magiques que mes lectures et les récits de mon pere m'avaient appris, mais les portes resterent closes, se contentant de résonner lugubrement chaque fois que mon poing s'abattait sur le metal. Ä la fin, exténué, _e me laissai glisser par terre. Je pensais que les portes finiraient bien par s'ouvrir : elles-mémes, qu'il était impossible que je fusse parvenu usque-lä pour rien ! Tout ceci devait bien avoir uné signi-rkation quelconque! Je levai brusquement la téte. Ce bruit... Pourtant le ::el phosphorescent de l'CEuf paraissait desert... Mais ce rruit d'ailes que j'avais entendu... Je me levai, m'eloi-p.ai un peu des portes et me mis ä scruter le ciel ä la ■cherche de cet oiseau que j'avais cru entendre. Non, ■•en. A peine avais-je baissé la téte qu'un nouveau bruis- 72 73 sement d'ailes s'eleva au-dessus de moi. Je regardai alors sur les portes de la Cite et je vis neuf gigantesques oiseaux a tete d'hyene, gargouilles grimacantes, sculptures grotesques et hideuses qui tronaient sur une galerie et qui semblaient me regarder avec un sourire mechant. lis ne bougeaient pas, cependant. lis etaient assez loin de moi (les portes avaient bien cent pieds de haut) mais je pus quand meme me rendre compte que les yeux de l'un d'eux brillaient alors que ceux des autres etaient creux et noirs. Etait-ce la l'oiseau que j'avais entendu voler? Soudain, 1'animal leva la tete vers le ciel et lanca un sinistre hurlement qui se brisa bientot en un enorme rire d'hyene demente. Puis l'oiseau-hyene prit son vol dans un grand bruit de pierres et descendit vers moi en planant. Je vis alors que les huit autres oiseaux le regardaient plonger vers moi en poussant des gloussements desagreables. Je cherchai des yeux un endroit ou je pourrais me refugier. Avisant une minuscule niche pratiquee a la base d'une des portes, et que je n'avais pas vue jusque-la, je me mis a courir pour me mettre a l'abri. Mais l'oiseau-hyene, plus rapide que l'eclair, atterrit entre la porte et moi, faisant en posant ses pattes sur le sol et en repliant ses ailes un bruit epouvantable. II se figea immediatement dans la meme posture que lorsque je l'avais apercu pour la premiere fois. Son regard s'etait eteint des qu'il avait pose pied. Et je vis alors qu'il etait vraiment sculpte dans la pierre, que c'etait vraiment une chimere vivante^. Je n'osais plus bouger, redoutant a tout moment de voir l'oiseau revenir a la vie et m'ecraser si j'essayais de m'enfuir. L'oiseau-hyene, bien qu'il fut horriblement laid et que son cruel museau me fit frissonner, possedait une telle majeste qu'il finit par m'attirer. Ma peur disparut au bout de quelques minutes pour faire place a une cuisante curio- site qui me poussait a m'approcher de la gargouille. Pour la toucher, la caresser. Puis un incomprehensible besoin de grimper sur son dos m'envahit. Je m'approchai lente-ment de l'animal qui devait bien avoir six pieds de haut et me mis a lui caresser le museau. Je sentis ses narines chaudes et mouillees fremir sous ma main et je vis une lueur s'allumer dans ses yeux. J'avais a nouveau tres peur mais j'etais incapable de m'eloigner de lui. Mon corps ne m'obeissait plus. Ma main s'attarda quelques instants dans le cou de l'oiseau-hyene et je vis soudain mes bras enlacer sa tete malgre moi. J'enfouis ma tete dans son cou en pleurant de peur. Lorsque mon etreinte se desserra je sautai sur le dos de l'oiseau sans tres bien m'en rendre compte. L'animal hurla et frissonna de plaisir. II ouvrit soudain toutes grandes ses ailes de pierre et s'envola. Nous parvihmes tres rapidement au sommet des portes et nous passames tout pres des autres oiseaux-hyenes qui semblaient excessivement excites de me voir sur le dos de l'un d'eux. lis nous regarderent passer par-dessus les portes de la Cite en poussant leur rire d'hyenes folles. * * Nous survolames la Cite plusieurs fois avant que l'oiseau-hyene redescende et me depose de T autre cote des portes, la oil l'atmosphere est jaune — une grande place poussie-reuse entouree de maisons delabrees recouvertes d'une matiere visqueuse, jaune aussi, qui colle a la peau et la brule atrocement — et les sons etrangement amortis. J'ai done pu etudier tout a mon aise l'etrange topographie de la Cite et me faire une idee assez exacte, quoique tres imprecise en ce qui concerne le quartier central, de 1'emplacement et de la composition de ses differents quartiers. Je n'ai jamais vu une ville aussi curieusement bade, aussi singulierement repartie — cinq quartiers dont quatre immenses et ä moitie detruits et un, juste au centre de la Cite, tres petit et tres sombre, dont je ne voyais rien si ce n'est deux tours noires qui s'elevaient dans le ciel de verre — et aussi bizarrement coloree. Que dire des extraordi-naires couleurs des differents quartiers de la Cite sinon que c'etaient des couleurs que je ne connaissais pas, dont je ne soupgonnais meme pas l'existence; improbables, impossibles meme dans notre monde, des colons delirants qui ne connaissaient pas de juste milieu: parfois tres fades et, si besoin est de faire une comparaison avec notre arc-en-ciel, tirant sur le jaune, mais un jaune grisätre et brillant malgre sa fadeur, et parfois criardes et barbares, semblant sortir d'un conte des Mille et Une Nuits d'un autre monde. Et ces couleurs si differentes entre elles ne se mariaient jamais: lorsqu'un quartier etait d'une certaine teinte, celle-ci le couvrait tout entier et aucune de Celles des autres quartiers ne s'y retrouvait. Deux de ces grands quartiers monochromes etaient d'une teinte pale, les deux autres etaient resplendissants et criards. Le cinquieme, que les autres encerclaient et semblaient vouloir etouffer, etait completement noir. Je remarquai aussi en survolant la ville que les quartiers etaient disposes en alternance d'apres leur couleur et que deux quartiers brillants ne se suivaient jamais. Ainsi le premier qui s'offrait ä la vue quand on traversait les portes de la Cite etait d'un ton criard. Le suivant etait fade. Ensuite venait l'autre quartier eclatant et enfin, en revenant vers les portes, le deuxieme quartier pale. Une autre chose me frappa aussi durant ce voyage aérien: une large avenue traversait toute la ville en dessinant une spirále qui partait des portes, passait par les quatre grands quartiers pour enfin aboutir au cinquieme. Si on ne suivait pas cette artěre principále, on risquait de se perdre rapidement car les quartiers semblaient étre de véritables labyrinthes: rues tortueuses, culs-de-sac, places vides et inaccessibles au beau milieu ďun páté de maisons, ruelles se croisant et s'entremelant sans fin... Je me jurai de ne jamais m'aventurer hors de cette avenue si je visitais la Cite... Durant tout le voyage que je fis á dos d'oiseau-hyěne, je ne vis pas un seul étre vivant dans la ville. Je commencais méme á me demander si les oiseaux-hyěnes n' etaient pas les seuls survivants de ce monde singulier lorsque 1'animal qui me portait, immobilisant ses ailes grandes ouvertes, commenca á redescendre vers les portes en décrivant un grand arc de cercle. Aussitót que j'eus posé le pied á terre, l'oiseau-hyěne s'immobilisa et toute trace de vie disparut de son corps de pierre. II redevint une simple gargouille hideuse, grimacante, mais inoffensive. J'etais juste de l'autre coté des portes de la Cite. Comme je l'ai déjá dit, 1'atmosphere en cet endroit était jaunatre et les sons assourdis. Lorsque l'oiseau-hyene sétait posé, je n'avais entendu le bruit de pierre qu'il produisait que de tres loin, comme si les sons avaient été tamisés. Une curieuse odeur flottait sur cette place, une odeur indéfinissable mais insistante et désagréable. Je décidai de sortir de cet endroit le plus vite possible et cherchai des yeux l'avenue que j'avais vue du haut des airs. Mais je m'apercus bientot qu'une série de maisons accolées les unes aux autres formaient avec les portes de 76 77 la Cité une sorte de cour intérieure. Pour atteindre la route que je cherchais, il me faudrait done traverser ces maisons. En m'approchant ďun de ces bätiments je vis qu'il était entiérement recouvert ď une matiére tirant sur le jaune elle aussi et qui semblait, aussi étrange que cela puisse paraitre, dotée ď une certaine vie. En effet, cette matiére visqueuse bougeait lentement et des milliers de petits trous ressemblant ä des yeux s'y ouvraient et s'y refermaient sans cesse. Curieux, je m'approchai encore plus prés de la maison et touchai cette substance avec le bout de mon doigt. Elle s'étira brusquement vers ľexté-rieur, un trou s'ouvrit au sommet de la base que cela formait et se referma sur ma main. Je ressentis une atroce brulure et je retirai ma main rageusement. Un bruit de succion semblant provenir de tres loin se produisit et la substance gélatineuse reprit sa forme initiale. La brulure disparut au bout de quelques secondes. Mais je sentais que quelque chose était change. Une sorte de géne s'emparait de moi et je reculai de quelques pas. Je me sentais de plus en plus trouble sans compren-dre pourquoi. Je jetai un coup d'oeil autour de moi. Rien n'avait change. Ľoiseau-hyéne était toujours ä la méme place et ne bougeait pas, les portes de la Cité étaient fer-mées et lä-haut, sur leur plate-forme, trônaient les autres oiseaux de pierre. C est en ramenant mon regard sur les maisons que je compris ce qui se passait. Les yeux! Les petits yeux qui s'ouvraient et se refermaient dans la substance gélatineuse! On m'épiait! Pour la premiére fois depuis que j'étais arrive, j'avais ľimpression, la certitude méme. d'etre surveillé. Les petits yeux brulants me regardant et derriere eux... Mon malaise décupla lorsque je que les habitants de cette étrange Cité étaient en de me détailler par ces yeux et, qui sait, de se pré- 78 parer a me tendre des pieges. Mais comme je n'avais pas vu ame qui vive pendant tout mon voyage a dos d'oiseau-hyene, je me sentis un peu rassure. Surmontant mon trouble et aussi la peur qui s'insinuait en moi depuis quelques minutes, je m'approchai resolument des maisons et fran-chis presque en courant une des ouvertures qui devaient servir de portes. Je me rendis tout de suite compte que cet amas de maisons n'etait en realite qu'un seul batiment, une immense baraque aux multiples portes, delabree et poussie-reuse, beaucoup plus profonde que je ne l'aurais cru et degageant une ecoeurante odeur qui ne m'etait pas incon-nue... Mais ou done avais-je deja senti cette... Je criai de terreur! La, juste devant moi, surgissant soudain de l'obs-curite, se tenait la chose la plus hideuse, l'etre le plus laid, le plus repoussant que j'aie jamais vu: un monstre de sept a huit pieds de haut, tout blanc, d'un blanc sale, un monstre triangulaire aux pieds enormes et a la tete minuscule qui ne soutenaient que deux petits yeux verts et brillants, un monstre aux courtes ailes diaphanes et striees de vei-nes roses, un monstre dote d'une bouche demesuree a la hauteur du ventre, un monstre emprisonne sous une epaisse couche de poussiere, ligote par d'innombrables fils blancs tisses par des generations d'araignees et, 6 horreur, que je reconnus immediatement! Oui, cet etre, je le connaissais... Je l'avais vu dans mon enfance se lancer a la poursuite de Charles Halsig, se jeter sur lui et l'ecra-ser... Dieu! J'avais moi-meme ete cet etre hideux et repoussant ! Je fis brusquement demi-tour et vouius m'enfuir, mais je m'apercus que la baraque etait remplie de ces etres blancs recouverts de poussiere et ligotes, qui attendaient... oui, qui attendaient le signal, je me souve-nais maintenant. Le signal, la course dans le Vert... Les 79 Warugoth-Shalas ! Je savais leur nom ! J'avais moi-meme ete Tun d'eux! Et j'6tais peut-etre encore l'un d'eux! J'etais peut-etre encore enferme dans un de ces corps difformes, prisonnier de mes propres ailes et attendant que la voix crie un nom! Je tombai ä genoux en pleurant. Les Warugoth-Shalas ne bougeaient pas. Seuls ceux qui etaient pres de moi me regardaient sans sembler compren-dre ce qui se passait... Aucune lueur d'intelligence ne brillait dans leur regard. Je me souvins de m'etre dejä endormi, de m'etre senti paralyse en criant ä l'injustice... Je me levai d'un bond, traversal la baraque dans toute sa largeur en me butant quelquefois contre les monstres blancs et je sortis plus mort que vif de l'habitation des Warugoth-Shalas. Intercalate 80 Surgissant des profondeurs du Grand Ailleurs, toutes ailes déployées, transparent et merveilleux, étincelant de mille :eux, la téte orgueilleusement relevée et le regard plongé dans ľlmmensité, un oiseau de verre, au détour d'un pan de nuit, glissa doucement dans la galaxie vierge, plana un long moment — majesté d'un autre monde suspendue au-dessus de son nouveau royaume — en dessinant de lon-zues spiral es, puis se dirigea vers un groupe d'astres oil se trouvait la petite planete bleue, la toute petite planete bleue, l'oasis, le nid. La nuit était chaude. Une á une les vagues venaient s'étirer sur la grěve, puis se retiraient en soupirant. L'oiseau, une souffrance verte au fond des yeux, déposa gravement son oeuf, le couvrit de sable et, rouvrant toutes grandes ses ailes, replongea dans la nuit violette et creuse. 83