Deuxiěme quartier Lounia GhÖ me fit visiter son quartier de fond en comble mais j'etais beaucoup trop preoccupe pour en retenir quoi que ce soit. Je me souviens vaguement d'immenses chateaux delabres, de rues sales, puantes, tortueuses, de places vides... Totalement impuissant, je cherchais un moyen de •n'echapper du quartier du nain. Ghö m'avait dit que je -'avais pas le choix et il avait surement raison. Allais-je me voir dans 1'obligation de lui obeir et de 1'emmener -.ors de l'CEuf apres 1'avoir aide ä detruire la Cite? Mais e ne voulais pas! J'avais ete temoin de sa cruaute pendant la ceremonie et dans la grotte aux armes et je ne • Dulais pas voir un tel etre penetrer dans mon monde! ot le tuer! Mais tue-t-on un dieu, füt-il dechu. us pou- • aient se detruire entre eux, j'en avais eu la preuve, mais e doutais fort que je puisse assassiner Ghö. Ä moins de "_er les Khjoens dans l'affreuse machine et de faire sauter Zuf. Mais comment m'en sortir? Devrais-je mourir i.ec cette maudite Cite que je n'avais jamais demande ä Toir? n Je chercherais un autre moyen mais j'etais bien decide: si cette possibility restait la derniere, je tuerais les Khjcens, oui, je tuerais les Suppliantes et je mourrais avec t ".es plutot que d'emmener Gho avec moi! 125 Mais je pus m'echapper des griffes du nain beau-coup plus vite et beaucoup plus facilement que je ne l'aurais cru. Ce fut si simple! II s'agissait d'y penser... Et ce fut Gho lui-meme qui commit l'erreur... * * Gho ne m'enferma pas dans un de ses chateaux empous-sieres comme je m'y serais attendu, non, au contraire, il me donna une maison presque convenable, en me con-seillant toutefois de m'y cacher et, surtout, de ne pas parier si je voulais rester en vie. Sous aucun pretexte! Parce que si je proferais un seul son, la Cite entiere m'en-tendrait! Cette phrase de Gho me sauva. « La Cite entiere m'entendrait! » Tant mieux si la Cite entiere m'entendait! Quelqu'un ferait sürement quelque chose pour venir me chercher, puisque Gho m1 avait dit que les autres dieux s'empareraient de moi et me tueraient si je sortais de son quartier... Mais qui me disait que le nain avait raison, quelle preuve avais-je que les autres dieux me tueraient ? Charles Halsig ? Mais n'etait-ce pas plutot Gho qui avait fait tuer Charles Halsig? De toute facon, je n'avais rien ä perdre. Je parlerais done. Je hurlerais s'il le fallait jusqu'ä ce que quelque chose se produise. Mais je savais que Gho avait plus d'un tour dans son sac, j'en avais eu la preuve avec les Portes... Mais Gho n'allait quand meme pas me tuer si j'essayais de m' evader. II avait beaucoup trop besoin de moi! 126 J'attendis quelques minutes apres le depart du nain, puis je me mis ä parier. Tout d'abord ä voix basse, en regardant autour de moi. Je disais n'importe quoi. J'ai meme recite quelques poemes, je crois. Mais rien ne se produisit. Je haussai alors la voix d'un ton. Je parcourus toute la maison, qui etait tres grande, en parlant comme quelqu'un qui entretient une conversation normale. Je parlais de la pluie et du beau temps... Mais je guettais sans arret les objets qui m'entouraient, me retournant sou vent brusque-ment ou ouvrant toute grande une porte, tout ä coup. Encore la, rien. J'eus alors Pidee d'ouvrir une fenetre. Mais il n'y avait pas de fenetres. Les murs etant transpa-rents du temps ou la Cite avait ete florissante, les fenetres devenaient inutiles. J'apercus soudain au bout du corridor un escalier qui menait ä une trappe pratiquee dans le plafond. Je grimpai les marches quarre ä quatre en faisant le plus de bruit possible, chantant ä tue-tete. Je debouchai sur une terrasse empoussieree amenagee sur le toit de ma demeure. Je pouvais voir tout le quartier rouge traverse de raies brillantes qui dessinaient dans Pair des spectres lumi-neux inconnus. Tout etait silencieux. La Cite semblait dormir. Je m'installai sur un coin de la terrasse, juste au-dessus de la rue et me mis ä hurler de toutes mes forces. Une chose etonnante se produisit. Je vis ma voix s'echap-per de mes levres en longues vagues mouvantes et se propager dans Pair, amplifiee, embellie aussi, je ne sais comment, et dechirante ! Aussitot, la Cite bougea, parut se retourner comme un animal qu'on reveille. Elle sembla 127 relever la tete comme un chat, les oreilles pointees. Je lanc,ai un second cri que je vis sortir de ma bouche comme un pur rayon d'or. Je sentis cette fois que toute la Cite etait aux ecoutes, les yeux ouverts, prete ä bondir. Je criai encore. Un son plus pur, plus cristallin que celui que faisait ma voix et d'une beaute incomparable parvint alors jusqu'ä moi, traversant les quartiers de la Cite, chevau-chant les raies lumineuses, dessinant dans 1'atmosphere rouge des arabesques delirantes, un chant parfait, comme jamais un humain n'en avait entendu. Mon cceur se mit ä battre tres fort dans ma poitrine. Un etrange bonheur s'empara de moi, un bonheur inconnu, total, frisant la folie, qui me secouait des pieds ä la tete en se jetant sur moi comme une bete... Je me mis ä courir. Je courais depuis longtemps. Depuis tres longtemps. lis etaient tous derriere moi et me criaient des injures. Parfois quelqu'un reussissait ä m'at-teindre et me tirait par les vetements ou me chuchotait des choses horribles ä l'oreille. Je courais. Ghö etait juste derriere moi et criait comme un fou, me lancant des or-dres, me mena?ant de me tuer, pleurant de colere. Je courais. Le chant si beau, si parfait, me guidait ä travers les dedales de rues sombres, de maisons en ruines, de places vides. Je courais. Ghö se jeta soudain sur moi, entoura mon cou de ses bras velus, enroula ses jambes autour de mes reins. Je courais. Le nain me mordit l'oreille. Je hurlai de douleur mais je ne m'arretai pas. J'en etais incapable. Gho me cria dans les oreilles, essayant de couvrir le chant si pur, si brillant qui me remplissait de plaisir, mais la voix s'eleva d'un ton et le nain desserra son etreinte, tout ä coup, et tomba sur le sol. Je la voyais parfois, au coin d'une rue, au fond d'une place vide, fine silhouette nue et transparente glis- sant dans l'air comme une fleche, nerveuse, les jambes longues, la chevelure flottant au vent. Lorsqu'elle dispa-raissait au detour d'une ruelle, j'etais rempli de crainte et je me mettais a pleurer, et lorsque je l'apercevais, soudain, la tete tournee vers moi, les bras tendus devant elle, je riais comme un dement et je repondais a son chant par des cris incoherents. Gho s'engouffra dans le sanctuaire. II grimpa sur 1'autel, s'agenouilla devant l'idole, leva les bras vers elle et la supplia. Quel chant sublime! Quelle voix enivrante! Je fer-mais parfois les yeux en courant et les sons coulaient dans ma tete en couleurs fantastiques. Le rouge de l'atmosphere s'attenuait et son image a elle devenait de plus en plus distincte. Je ne ressentais aucune fatigue. Je courais, je courais, crevant presque de bonheur! Gho etait maintenant prosterne devant l'idole qui ne bougeait pas et le regardait, placide. Je debouchai soudain sur une place vide. Mais quel-que chose me poussa a m'approcher d'une sorte de bouche d'egout, trou noir creuse dans le sol, qu'on avait laisse ouvert. Je m'y precipitai sans reflechir et je fus noye dans l'obscurite la plus complete. Mais la voix con-tinuait son chant magnifique et je me pris la tete a deux mains en pleurant de joie. Gho se redressa d'un bond, leva le poing vers l'idole et sortit precipitamment du sanctuaire. Une eblouissante lumiere jaillit soudain et je me prosternai sur le sol, ecrase par la beaute et la majeste de la vision qui s'offrait a moi. Je vis entrer Gho dans la caverne des Khjoens. 128 129 Debout au milieu d'une immense chapelle de pierre, nue, transparente, son merveilleux regard vert fixe sur moi, tronant parmi un amoncellement de statues de verre brise, Lounia chantait. Tout semblait l'ecouter autour d'elle. Les statues brisees, parfois figees dans des poses suppliantes comme si on les avait tuees pendant qu'elles demandaient grace, pa-raissaient renaitre au chant de la deesse. Les sons les cares-saient tout d'abord doucement comme des vagues d'or, puis les penetraient et le verre, anime d'une nouvelle vie, se mettait a briller en projetant dans l'air des rayons de toutes les couleurs possibles et impossibles. Lounia, la deesse de verre, chantait et son peuple detruit renaissait presque. Apres quelques minutes pendant lesquelles je con-nus le bonheur le plus parfait, Lounia s'approcha tres len-tement, se pencha sur moi et prit ma tete dans ses mains froides. Elle s'etait tue. Toute trace de vie avait disparu du peuple de verre aussitot que Lounia s'etait arretee de chanter. Son regard, si chaud et si bienfaisant auparavant, etait soudainement devenu haineux. II me glacait et pene-trait dans mon cerveau en une grande douleur. Lounia approcha son visage tres pres du mien. Je vis alors qu'un morceau de sa tete, la partie gauche de son front et une longue torsade de cheveux, avait ete arrache, laissant un trou beant dans le crane de la deesse. Je voulus lever le bras pour toucher ce corps glace, mais je m'apercus avec horreur que j'en etais incapable! Le regard fou de Lounia me paralysait! Voyant que je realisais mon impuissance, Lounia se mit a rire en ren-versant la tete par en arriere. Un court instant son regard se detacha de moi et le charme fut rompu. Je bondis sur mes pieds et me mis a courir. Mais Lounia eut vite fait de ra-mener son regard sur moi. Je retombai sur le sol, paralyse. Ghö avait done raison! Lounia m'avait ordonné de me lever. Je m'etais levé. Je m'etais mis ä marcher comme un automate. J'avais marché longtemps dans un corridor souterrain et finalement j'avais gravi une échelle et débouché dans une rue oil 1'atmosphere, au contraire de celle du quartier du nain, était pále, ďun blanc laiteux. Lounia m'avait alors pris par les épaules en continuant toujours de me regarder et m'avait parle. Je devais retourner chez Ghö, le tuer et ramener par quelque facon que ce soit les Khjcens chez elle. Sinon, elle me tuerait! Oui, Ghö avait done raison! Partout autour de nous gisaient des statues brisées. Lounia était la derniěre survivante des dieux de verre et voulait vivre éternellement. Je l'ecoutais raconter son histoire, si différente de celle de Ghö, et j'étais déses-péré, encore une fois. Lounia, eile aussi, avait une haine ä assouvir: Ghö, l'affreux nain, autrefois si beau et si puissant, avait été la cause de la destruction du peuple de Lounia parce qu'il avait laissé des humains pénétrer dans la Cité et elle voulait sa mort. Et s'emparer des Khjoens. Lorsque les Khjoens seraient en son pouvoir, peut-étre son peuple revivrait-il, peut-étre son quartier redeviendrait-il comme jadis le Temple des Arts, lieu de félicité oů les dieux aimaient venir se reposer? Elle pourrait peut-étre se remettre ä chanter devant tous les dieux réunis dans la Chapelle, en créant avec sa voix des Arts nouveaux pendant que son peuple danserait de joie sur les remparts de la Cité... Oui, il fallait que je m'empare des Khjoens et que je les lui ramene ! Son regard fou scrutait mon visage, creusant dans ma téte une douleur intolerable. Mais je ne voulais pas retourner dans le premier quartier de la Cité ! Et méme si j'avais voulu y retourner, 130 131 comment faire pour tuer Ghö? Comment faire pour m'emparer des Khjoens? Lounia lisait tout cela dans ma tete, mais eile semblait ne rien comprendre. Elle repetait seulement sans arret qu'il fallait que je ramene les Khjoens, que les Khjoens lui rendraient son immortalite et que la Cite renaitrait grace ä son chant. Et qu'elle me tuerait si je refusais! Elle etait folle. Parfois eile portait sa main ä sa tete et chancelait. Pendant quelques secondes, son emprise se relächait et je titubais, moi aussi. Mais Lounia ramenait vite son regard sur moi et ma douleur reprenait, plus lancinante. Je sentais ma volonte faiblir ä mesure que le temps passait et que Lounia parlait. La voix de la deesse avait sur moi un pouvoir hypnotique que je ne pouvais pas combattre. Je commences ä entrevoir la possibility d'assassiner le nain et de ramener les Supplian-tes ä Lounia... Mais quelques eclairs de lucidite traver-saient mon cerveau et je reagissais en criant « Non !» de toutes mes forces. Nous marchions toujours parmi les debris de statues, contournant sans cesse des silhouettes brisees qui semblaient me supplier. Lounia me declara qu'elle hai'ssait les humains depuis la Grande Guerre et que si eile ne me tuait pas tout de suite, c'est qu'elle avait besoin de moi. Elle avait done 1'intention de me tuer, de toute fagon! «Comme tes semblables ont detruit mon peuple ä coups de marteaux, j'ecraserai ton corps ä coups de marteau !» me cria-t-elle soudain. Avant que je puisse reagir, eile se remit ä chanter et ma douleur s'envola tout d'un coup. Le bonheur que j'avais ressenti plus tot s'em-para de moi encore une fois, je sentis ma volonte s'anni-hiler completement et je m'ecroulai sur le sol en hurlant de joie. * * C'etait pendant la Grande Guerre entre l'Atlantide et la Terre de Mú, quelques années á peine aprěs que la lune se fut emparée de l'CEuf. Ghó venait de se retirer dans ses quartiers aprěs avoir maudit la Cite. Lounia et son peuple s'etaient enfermés dans la Chapelle pour pleurer le depart des dieux. Le chant de la déesse de verre était devenu d'une telle tristesse que la Cité entiěre s'était arrétée de vivre, se repliant sur elle-méme pour mieux écouter les lamentations de Lounia et pleurer avec elle. La voix de la déesse, longue plainte aux accents déchirants, se disper-sait aux quatre coins de la Cité, portant avec elle un message de mort. Les dieux se mouraient. Nul ne savait quand Ghó mettrait ses menaces á execution: détruire les Khjcens et, par le fait méme, la Cité sacrée, et tous atten-daient la mort en écoutant pleurer Lounia. Anaghwalep et Waptuolep se tenaient á la téte de leurs armées désormais impuissantes; Wolftung avait fermé les portes de sa tour aprěs avoir enlevé sa Robe Bleue; Ismonde et M'ghara avaient éteint les lampes et s'etaient installés sur le tróne. Les dieux étaient devenus impuissants parce que Ismonde avait détruit la Beauté de son fils. Lorsque la chose se produisit, la lune était á son plein. Elle trónait comme un démon d'argent dans le ciel de verre et ses rayons qui avaient rendu Ghó fou conti-nuaient leur ceuvre dévastatrice, violant la Cité sacrée, déposant partout une ombre de folie. Déjá quelques dieux s'etaient échappés de l'CEuf, se prenant pour les sauve-teurs de 1'humanitě terrestre, et avaient commence á divi-ser les continents en fondant des religions nouvelles, 132 133 differentes entre elles et contraires a la religion de la Planete Verte, seule vraie Religion, seul berceau de la Creation. L'Atlantide, rejetant Atlanta, s'etait mise a adorer Worthak et la Terre de Mu, oubliant Atnalta, dieu jumeau d'Atlanta, s'etait prosternee aux pieds de Baal. Une guerre mortelle entre les deux grandes civilisations en avait resulte. Et les deux grandes civilisations terrestres d'ou etaient sortis tant de Grands Inities, et appelees a devenir une des Puissances de l'Univers, se mouraient dans le sang de leurs cadavres. Parce que la Planete Verte, la planete de l'Amour, avait tarde a entrer dans le systeme solaire. Parce que la Lune, le satellite de la Folie, s'etait emparee de l'CEuf. Le peuple de verre etait prosterne devant Lounia qui chantait en pleurant. La lune, la-haut, semblait jouir de ce spectacle attristant, redoublant de clarte et de puissance malefique. La nuit etait calme. On entendait a peine hurler les Khjoens que Gho avait deja enfermees. Tout a coup, trois grands coups furent frappes aux Portes de la Cite. Le peuple de verre se redressa. Mais rien d'autre ne se produisit. Aucun autre coup ne fut frappe. On entendit seulement rire Gh6, au loin. Le peuple se prosterna de nouveau. Mais au bout de quelques instants a peine, un va-carme epouvantable s'eleva a l'exterieur de la Chapelle. Des cris retentirent et des bruits de pas claquerent dans le corridor de pierre. Les deux portes de la Chapelle furent soudain enfoncees et une armee d'humains a cheval, bran-dissant l'etendard des Sept Piliers de la Terre de Mu, s'engouffra dans l'immense piece. Les soldats, qui portaient d'enormes armures de metal, se jeterent imme-diatement sur le peuple de verre et commencerent a tout detruire, balancant leurs armes au-dessus de leurs tetes, frappant au hasard dans la foule, ecrasant sous les sabots de leurs chevaux les corps de ceux qui tombaient. La foule hurlait de terreur, se dispersait dans tous les sens. Les humains poursuivaient ceux qui reussissaient a s'echapper de la Chapelle et s'amusaient a leur faire sau-ter la tete en faisant tournoyer leurs marteaux de metal. Un atroce bruit de verre brise s'elevait dans la Chapelle, couvrant presque les cris de la foule. Lounia 6tait montee sur un autel et regardait ce spectacle terrifiant avec des yeux hebetes, fous de peur. Le chef de 1'armee, apercevant soudain la deesse, monta aupres d'elle en eclatant de rire et brandit son arme. Un morceau de la tete de la deesse vola en l'air. Lounia s'effondra sur le sol. Le chef sauta aussitot a bas de Vautel et rejoignit ses compagnons qui continuaient leur carnage. Au bout de quelques minutes a peine, il ne restait plus du peuple de verre qu'un amoncellement de debris et une deesse rendue folle par la perte d'un morceau de son crane. Aussitot qu'ils sortirent de la Cite, une nuee de Warugoth-Shalas s'abattirent sur les humains et les tuerent. Ainsi avait commence l'CEuvre de Gho. Lorsque je revins a moi, j'etais de nouveau dans la Chapelle. Seul au milieu des vestiges du peuple de Lounia. Un grand trou dans la memoire. Je ne savais pas combien de temps j'avais ete inconscient ni ce que j'avais fait, si j'avais fait quelque chose... Une grande fatigue pesait 134 135 cependant sur moi, comme si j'avais couru pendant des heures... Dieu! étais-je allé chez Ghó et... AyO Un bruit me fit tourner la téte, brusquement. Lounia s'avancait calmement vers moi, descendant ďune galerie qui faisait le tour de la Chapelle. Elle tirait derriěre elle une lourde masse de metal, probablement une arme perdue par un humain lors de la destruction du peuple de verre. Elle vint se planter juste devant moi. Son regard s'empara du mien. Elle leva lentement la masse au-dessus de sa téte. 136 Ä cette époque-lä, quelques milliers ďannées avant notre ére, la Planete Verte devait entrer dans le champ de notre systéme solaire aprés un voyage de sept milliards ďannées ä travers les différentes galaxies. Les Grands Initiés issus des enseignements de ľCEuf sacré se préparaient ä cet unique événement en multipliant les ceremonies religieuses et en prodiguant aux gens de la terre leurs bienfaits et leurs miracles. lis étaient les «an-ges» descendus du ciel dans des chars éblouissants qui crachaient le feu, les «dieux» tout-puissants ä la peau blanche qui ne dormaient jamais et portaient toujours avec eux chance et bonheur. La planéte entiére les adorait et de cette adoration étaient nées deux grandes civilisations jumelles: ľAtlantidě, continent merveilleux oú jamais la mandragore n'avait poussé parce que jamais personne n'avait été pendu, et la Terre de Mú, vaste plaine étrange et farouche domptée par des hommes doux et bons pour qui la reflexion était source de puissance. Mais un grand malheur arriva qui détraqua ľhor-loge du Temps et bouleversa ľhistoire de ľUnivers. Un systéme solaire plus fort que le nôtre attira la Planéte Verte dans son orbite, retardant ainsi son arrivée de plu-sieurs années et neutralisant complétement son influence sur la Terre. Aussitót, la Lune, la planete auréolée de folie, s'em-para des pouvoirs de 1'CEuf et du cerveau de certains des dieux de la Cité. Ghó, le dieu de la Beauté, fut le premier á se révolter. II insulta la měre des dieux pendant les ceremonies et exigea de prendre sa place. II la frappa méme en public á plusieurs reprises. Ismonde, pour le punir, le renia et le transforma en nain hideux, condam-nant sans le savoir la Cité a mourir. Aussitót, Ghó maudit la Cité sacrée et déclara qu'il détruirait 1'CEuf en tuant les Khjcens. Quelques autres dieux schizophrěnes s'echappe-rent et répandirent sur la Terre 1'orgueil, la haine, le désespoir. Jamais la Terre n'avait connu de si puissantes ma-rées! La Lune faisait se déchaíner la mer qui détruisait toutes les cótes sous des raz-de-marée aussi longs que les continents eux-mémes. Des tremblements de terre durant plusieurs jours secouaient la vieille planete, bouleversant terres et océans. La Guerre fit bientót son apparition. Des milliers ďannées de paix et de bonheur furent détruites sous son joug mortel. Et les deux grandes civilisations de la Terre s'entre-tuerent pour une question ďidoles. Lorsque la Guerre fut terminée, le Déluge recouvrit tout. D'autres civilisations, ďautres religions naquirent des vestiges de 1'Atlantidě et de la Terre de Mú, mais c'etaient des civilisations et des religions de la Lune, fon-dées par des demi-dieux fous. Lorsque la Planete Verte entra dans le systéme so-laire, il était trop tard. L'CEuf appartenait tout entier á la Lune. Et Vénus ne resta plus qu'un symbole grave sur des temples de pierre. Des temples morts. Troisiěme quartier Anaghwalep-Waptuolep 140 II n'existait qu'un moyen pour apaiser cette haine qui me rongeait: tuer. J'ignorais comment je m'y prendrais pour assassiner le nain, mais je savais que je reussirais. Oui, je savais que je reussirais parce que Lounia m'en avait donne la force! J'etais revenu dans ma maison au coeur du quartier de Ghö. Je m'etais eveille dans une sorte de lit ä baldaquin, rond, tres confortable, et je tenais ä la main une fleur de verre. De cette fleur emanait un parfum delicieux qui ne m'etait pas inconnu et qui semblait decupler mes forces... Oui, je me mettrais ä la poursuite de Ghö, je le trouverais oü qu'il füt et je l'egorgerais de mes propres mains! Ou je lui fendrais la tete d'un coup de pierre! Ou bien je lui planterais un poignard jusqu'ä la garde dans le cceur! Ö Lounia, que n'aurais-je pu faire ä ce moment-lä pour entendre ä nouveau ta voix ? Mon esprit etait totalement soumis au tien et avait soif de ton chant! Quelle felicite je connaftrais lorsque, apres avoir tue Ghö et ramene les Khjcens dans ton quartier, tu m'ouvrirais les bras et chanterais pour moi pour l'eternite! Ah! mais cette haine qui m'emplissait le coeur de rage et que j'etais certain d'avoir ressentie etait intolerable! II fallait agir tout de suite! Je sortis de la maison, me plantai au milieu de la rue 143 et criai le plus fort que je pus: «Ghö, Ghö, je suis de retour!» Aussitöt, j'entendis un cri de triomphe et je vis le nain hideux deboucher ä 1'autre bout de la rue en boitillant. Au meme moment un bruit d'ailes s'eleva au-dessus de moi. Je levai la tete. Une douzaine d'oiseaux-hyenes tour-noyaient dans le ciel rouge strie de rayons lumineux. Ghö me cria: « Rentre dans ta maison ! Cache-toi!» II courait vers moi en gesticulant. « Cache-toi! Cache-toi!» repeta-t-il. Mais avant que j'aie eu le temps de reagir, les oiseaux plongerent vers moi en lancant des cris d'hyenes folles. « Jette-toi ä plat ventre, hurla Ghö, sinon ils vont te tuer!» J'eus juste le temps de m'accroupir sur le sol. Deux oiseaux-hyenes passerent ä quelques pouces au-dessus de ma tete et le vent que faisaient leurs ailes souleva la poussiere tout autour de moi. Je sentis soudain une main sur mon poignet. « Vite, cria le nain, leve-toi et cours vers ta maison!» Je me levai d'un bond mais au lieu de courir vers ma maison je me jetai ä la gorge du nain. Nous roulames tous deux dans la poussiere pendant que les oiseaux-hyenes se posaient autour de nous, formant un cercle. Je hurlais de rage et j'essayais de faire penetrer la tige de verre de ma fleur dans la gorge du nain. Mais Ghö etait beaucoup plus fort que moi. II se degagea d'un geste brusque et me frappa ä la figure. « Tu es revenu pour me tuer, n'est-ce pas ? cria-t-il. C'est elle qui t'envoie ? Avec sa ridicule petite fleur!» II partit d'un grand eclat de rire qui fit sursauter les oiseaux de pierre. « Ne sais-tu pas que cette fleur ne peut rien contre moi? Et ne sais-tu pas que, meme si tu reussissais ä me tuer, Lounia ne chante-rait plus pour toi ? Lounia ne chantera jamais plus pour toi, etranger!» Au meme moment, alors qu'un desespoir sans borne s'emparait de moi, la voix de Lounia s'eleva, claire, limpide, merveilleuse, comme un dementi formel, definitif aux declarations du nain. Celui-ci se boucha les oreilles et s'ecroula sur le sol. Les oiseaux-hyenes prirent leur envoi en hurlant de peur. Je m'approchai rapidement du nain en tenant ma fleur comme un poignard et je levai le bras. Une douleur me dechira l'epaule. Huit puissantes serres de pierre venaient de me saisir avant que j'aie eu le temps de tuer Gho et je m'elevai dans le ciel de verre en me debattant. * * L'oiseau-hyene eut vite fait de rejoindre les autres gar-gouilles de pierre et se placa ä leur tete. Nous survolämes ä toute vitesse le quartier de Ghö et celui de Lounia. J'apercus cette derniere, l'espace d'une seconde, qui chantait sur le toit d'une maison. Lorsqu'elle nous vit passer, eile porta la main ä son cceur et se tut. Je tenais toujours la fleur de verre ä la main. J'avais peur de mourir de desespoir si je venais ä l'echapper. Le quartier qui se deroulait maintenant sous moi etait tout entier baigne d'une lumiere tirant sur l'orange, tres criarde, rappelant un peu la teinte d'un coucher de soleil. Lorsque nous fümes arrives en plein centre du quartier, les oiseaux de pierre commencerent ä descendre en planant. L'oiseau-hyene desserra son etreinte ä quelques pieds du sol et j'atterris dans une vaste esplanade remplie de gargouilles de pierre immobiles. Je me relevai penible-ment. La place etait en pente et je me trouvais tout en bas de la cöte, dans un endroit poussiereux sentant la sueur et la crasse. 144 145 Je commence a gravir un sentier pave perce au milieu de la place. Je m'aper^us tout a coup que les chi-meres qui m'entouraient etaient beaucoup plus petites que moi. C'£taient des oiseaux-hyenes tout a fait semblables a ceux que j'avais vus jusque-la, mais mesurant au plus deux pieds de haut. Et je vis avec stupeur que leur taille grandissait a mesure que je montais la cote! lis etaient disposes de facon a ce que les plus petits soient au fond de la place et les plus gros sur la place superieure. Au milieu de 1'esplanade, a peu pres a l'endroit ou les oiseaux de pierre etaient de ma grandeur, le sentier bifurquait soudain, separant la place en trois parties egales. Toutes les gargouilles dans la partie superieure du Y que formait le sentier etaient de la meme taille et pareilles a celle qui m'avait fait passer les portes de la Cite et a celle qui m'avait emmene jusque la. Et c'est la que j'apercus le chateau-fort pour la premiere fois. Au-dela de la foule d'oiseaux-hyenes, sur la partie la plus haute de l'esplanade, s'elevait un chateau biscornu tellement etrange que j'en restai bouche bee. Quatre enormes tours orange, d'une architecture incon-nue, ceinturees d'une triple rangee de murs et coiffees de nombreuses tourelles surplombaient l'esplanade. D'innom-brables niches vides de toutes les grandeurs, aux montants savamment sculptes etaient creuses partout dans les murs du chateau. Et au sommet de la plus haute tour, a quelque trois cents pieds du sol, etait amenagee une large plate-forme surmontee d'un dome de metal brillant. Je ne savais plus ou aller: m'engager dans la bran-che gauche du sentier ou celle de droite... Je fis quelques pas et j'aper9us au milieu du chemin, juste a l'endroit qui devait etre le centre de l'esplanade, le medaillon que j'avais trouve sur le dossier du trone de Gho et dans le palais de cristal. Je me dirigeai automatiquement vers lui et y posai les pieds. A1'instant méme, des milliers de rires d'hyenes s'eleverent autour de moi et tous les oiseaux de pierre de l'esplanade prirent leur envoi dans un fracas épouvantable. lis se dirigěrent ďemblée vers le chateau fort et s'installerent tous dans les niches, gargouilles grima^antes se figeant dans des poses effrayantes, la gueule ouverte, les griffes sorties, le regard cruel. Et lorsque je portai de nouveau mes yeux sur la plate-forme surmontee d'un dóme, Anaghwalep et Wap-tuolep lancěrent leur terrible cri de guerre. Un vent brulant s'eleva. Un éclair déchira le ciel orange et s'abattit sur le dóme en sifflant. Trěs loin au-dessus du quartier, un magnifique char de combat tiré par un oiseau-hyěne á deux tétes s'avancait dans un bruit de tonnerre. Dans ce char étaient installés Waptuolep et Anaghwalep, les dieux jumeaux, les dieux du coucher du soleil, les dieux de guerre, qui criaient de rage en fouet-tant l'oiseau de pierre. Le char s'approcha rapidement au milieu du hurlement des gargouilles et atterrit sous le dóme de metal. Waptuolep et Anaghwalep, les dieux tellement semblables qu'ils étaient devenus interchangea-bles, enlaces dans la méme armure, respirant d'un méme souffle, vivant d'un méme cceur, dominaient le quartier entier du haut de leur tróne et me regardaient, parfois avec les yeux de Waptuolep, parfois avec les yeux d'Anagh-walep. Les oiseaux-hyénes se turent. Waptuolep et Anaghwalep ne me parlěrent pas. C'etait inutile. Je savais ce qu'ils voulaient. lis me regarděrent un long moment puis levěrent le bras dans la direction du quartier de Ghó. Je ne voulais pas tuer Ghó pour eux! C'est Lounia que mon áme désirait! C'est avec la déesse de verre que je révais d'etre heureux pour l'eternite! Je tendis le bras en mon-trant la fleur de verre et je criai: «Non!» A 1'instant meme Waptuolep et Anaghwalep lancerent de nouveau leur cri de guerre. Leur char fondit dans ma direction. Je me jetai a genoux en serrant la fleur contre ma poitrine. Les dieux de la guerre atterrirent a quelques pas de moi. Je n'osais pas lever les yeux vers eux. Je les entendis descendre du char et s'approcher. Une main gantee de fer me prit sous le menton et m'obligea a relever la tete. Comme ils etaient beaux! Et combien triste etait leur regard! * * * Ils avaient fait leur apparition avec la Guerre. Du fond du Grand Ailleurs ils avaient supplie la deesse-mere de ne pas les mettre au monde mais la Guerre sevissait et il lui fallait des dieux. Waptuolep et Anaghwalep etaient nes en causant a Ismonde des douleurs indescriptibles, dechirant ses flancs, labourant ses cuisses de leurs mains gantees de fer. Aussitot qu'ils furent nes, le cinquieme quartier de la Cite, qui avait toujours ete desert et dont les dieUx igno-raient la cause, s'illumina tout entier. Les gargouilles de pierre qui criblaient les murs de son chateau-fort s'anime-rent soudain, s'envolerent dans le ciel orange et vinrent accueillir leurs maitres. Mais ces nouveaux dieux etaient tellement semblables que lorsque vint le moment de leur donner des noms, Ismonde decida qu'ils en porteraient chacun deux et qu'ils ne formeraient a eux deux qu'une seule divinite. Ainsi Waptuolep etait devenu Waptuolep et Anaghwalep, et Anaghwalep etait devenu Anaghwalep et Waptuolep. Les dieux prirent place comme leur com-manda Ismonde sous le dome du chateau-fort, mais ils n'accepterent jamais d'etre les dieux de la Guerre et une haine mortelle contre les Khjoens qui possedaient le Temps s'empara de leur cceur. Des le moment oil ils furent installes dans leur quartier, ils projeterent de s'em-parer des Khjcens pour les tuer et, par le fait meme, se jetruire eux-memes. Depuis des milliers d'annees, Waptuolep et Anaghwalep attendaient le moment de se suici-der parce qu'ils refusaient l'existence de la Guerre dont ils etaient les dieux. Ce n'etait pas lTmmortalite qu'ils convoitaient, c'etait la Mort! * * Waptuolep prit doucement la fleur de verre de mes mains et la brisa contre une aile de l'oiseau de pierre. Anaghwalep prit doucement la fleur de verre de mes mains et la brisa contre une aile de l'oiseau de pierre. Mais au meme moment trois choses se produisirent qui firent trembler le quartier sur ses fondations et me projeterent dans l'espace. Tout d'abord, la voix de Lounia s'eleva comme un cri de detresse et ma tete fut dechiree par une insupportable souffrance. La fleur etait brisee ! Je ne pourrais plus tuer Ghö ! Ensuite, j'entendis le nain lui-meme hurler du fond de la Cite: «II n'en reste plus que huit!» Waptuolep et Anaghwalep s'ecroulerent aussitot sur les dalles comme des armures vides. Enfin, tous les oiseaux-hyenes prirent leur envoi dans un vacarme infernal qui fit fremir le chateau fort et ils se jeterent sur moi. Pendant de longues minutes je ne vis que des silhouettes de pierre qui battaient des ailes autour de moi et 148 149 essayaient de m'ecraser. Mais, encore une fois, le mé-daillon sacré sembla me sauver. Les oiseaux qui parais-saient animés ďune colěre farouche tournaient autour de moi sans jamais pouvoir m'atteindre. Je me sentis tout á coup projeté dans le ciel orangé. Les oiseaux-hyěnes me poursuivaient en emplissant le ciel du bruit de leurs ailes. Juste avant de perdre conscience, je vis, comme dans un réve, Waptuolep et Anaghwalep se redresser, lever vers le ciel des bras suppliants et remonter dans leur char de guerre. La voix de Lounia me transporta dans des réves délicieux. * Lorsque je revins á moi, j'etais de nouveau dans la Cha-pelle. Seul au milieu des vestiges du peuple de Lounia. Un grand trou dans la mémoire. Je ne savais pas combien de temps j'avais été inconscient ni ce que j'avais fait, si toutefois j'avais fait quelque chose... Une grande fatigue pesait cependant sur moi comme si j'avais couru pendant des heures... Dieu! Etais-je allé chez Ghó et... / Un bruit me fit tourner la téte, brusquement. Lounia s'avan?ait calmement vers moi, descendant ďune galerie qui faisait le tour de la Chapelle. Elle tirait derriěre elle une lourde masse de metal, probablement une arme perdue par un humain lors de la destruction du peuple de verre. Elle vint se planter bien droite juste devant moi. Son regard s'empara du mien. Elle leva lentement la masse au-dessus de sa téte. 150 Lorsque j'aurai á mon tour revétu la Robe Bleue des Grands Initiés, l'CEuf sacré de Vénus trónera á nouveau sur 1'au tel des Ases. Et tout recommencera. lis seront tous presents á mon initiation: Sanchonia-thon, le Phénicien qui raconta la veritable histoire des Juifs et qui fut assassiné par les ennemis de la Vérité; Moise, l'Hebreu qui disparut pendant de longs mois pour assimiler sur le mont Sinai les enseignements des Envoyés de la Cité; Melchisedec, qui vit encore aujour-d'hui et rěgne sur la Secte Terrestre du Haut-Savoir; Phérécyde et son élěve Pythagore; Akénathon et sa femme Nefertiti; Sigurd, Bouddha, le grand philosophe moralisté, Prométhee, Quetzalcoalt, Jésus de Nazareth, Viracocha, Mannus, Zoroastre, Apollon, Hermes, Leu-cippe, Appolonius de Thyane, Oanněs, Kukulkan... Oui, tous les Grands Initiés de I"Histoire seront la pour m'in-culquer les antiques secrets du Mexique, de la Perse, des Indes, de 1'Égypte, de la Phénicie, du Tibet, de l'Ethiopie, du Perou et de la Bolivie. Je posséderai la clef du Codex de Dresde, du Codex Perez, du manuscrit de Troano, des plaques du desert de Gobi, et du manuscrit de Touen Houang! Je saurai tout sur l'Histoire de l'Univers parce que je serai le sauveteur de la Cité! Oui, je vais sauver la Cité! Grace á moi, l'CEuf sacré redeviendra la proprietě 153 de la Planete de l'Amour. L'Histoire recommencera lä oü la Lüne s'en est emparee et la Paix regnera pour l'eternite! Je veux devenir un Grand Initie! Je monterai moi aussi sur l'autel des Ases et je regne-rai ä la droite de Wolftung! Quatrieme quartier Wolftung 154 La Chapelle trembla comme si un ouragan avail secoue la Cite. Des morceaux de verre se detacherent du plafond et s'ecraserent a quelques pas de nous. Lounia perdit l'equi-libre et le marteau de metal s'echappa de ses mains. Un immense rire fou s'eleva au loin. Et j'entendis Gho qui criait: «11 n'en reste plus que six!» Je profitai de ce que Lounia ne me regardait pas pour bondir sur mes pieds, traverser la Chapelle en cou-rant et me precipiter au dehors. Chose etrange, la deesse ne chanta pas pour me retenir. La mort des deux autres Khjoens l'avait peut-etre trop affaiblie. Je debouchai bientot hors du corridor de pierre et m'engageai sur la route en pressant le pas. J'atteignis les limites du quartier de Lounia sans que rien ne se produise. La route s'elargit soudain et l'atmosphere se teinta d'orange... Aussitot, la memoire me revint. Je me souvins etre retourne chez Gho, puis avoir ete enleve par les oiseaux-hyenes. Je me souvins aussi du chateau fort et des dieux de la guerre. Je m'arretai soudain au milieu de la chaussee. J'etais revenu chez Waptuolep et Anaghwalep ! V. zc fallait pas qu'ils le sachent! Je me remis en march; si faisant le moins de bruit possible et en regardant auufc vement autour de moi. Au bout de quelques nunu:. 157 me retrouvai dans l'esplanade. Tout etait silencieux. Les oiseaux de pierce avaient repris leur place de chaque cote du sentier pave. La plate-forme sur la plus haute tour du chateau fort etait vide. Je traversal la premiere moitie de la place en tremblant. Si les oiseaux-hyenes s'envolaient, tout ä coup ! Et si j'entendais le terrible cri de guerre des dieux jumeaux! Arrive au centre de l'esplanade, j'apercus le medaillon grave sur le sol. Je me rappelai que lors de ma premiere visite j'avais eveille le quartier entier en posant les pieds sur ce dessin sacre... Je le contournai done et m'engageai dans la branche droite du chemin. Je remarquai cependant au bout de quelques instants que les gargouilles de pierre me regardaient. Une lueur etait allumee au fond du trou noir de leurs yeux. Les oiseaux-hyenes savaient que j'etais la, mais ils ne pour-raient pas bouger tant que quelqu'un ne mettrait pas les pieds sur le medaillon de la Planete Verte. Je me retournai brusquement. Non, il n'y avait personne. Aucun etre de la Cite ne se preparait ä reveiller le quartier de Waptuolep et d'Anaghwalep. Je repartis au pas de course et, lorsque j'eus traverse toute l'esplanade, je retrouvai avec plaisir la route qui traversait la Cite. Le reste du quartier qui formait les arrieres parties du chateau fort etait dans un etat de delabrement lamentable. Ce n'etait que baraques sordides ä moitie demolies, petites rues defoncees, places crasseuses d'oü emanaient des odeurs qui me soulevaient le cceur. La route etait devenue glissante de crasse et j'avais peine ä marcher. De tres hautes maisons bordaient la route, des mai-sons grises et lugubres ressemblant ä des prisons. En passant devant une de ces bätisses, je crus entendre un glissement furtif et une faible plainte, provenant du premier etage. Je m'arretai. II y avait done d'autres etres que les dieux du coucher du soleil et les oiseaux-hyenes dans ce quartier? A travers les barceaux d'une fenetre, je vis soudain apparaltre deux mains calleuses. Ces mains em-poignerent les barceaux et les secouerent. Puis un sanglot s'eleva. Je continual mon chemin, le cceur battant. Le quartier etait-il en train de s'eveiller de nouveau? Mais les deux mains secouerent les barceaux encore plus fort et le sanglot se transforma en une plainte dechirante. Emu, je m'arretai et me retournai. Deux grands yeux suppliants brillaient derriere les barceaux de fer et me regardaient. Je m'approchai de la batisse. Les mains et les yeux disparu-rent. Qui done etait enferme dans cette prison ? Etait-ce un allie ou un ennemi ? Je souris malgre moi. Comment pouvais-je avoir des allies dans ce monde qui voulait ma perte ? Je tournai le dos a la batisse et m'eloignai. Mais la plainte s'eleva encore une fois et les barces de fer furent secouees rageusement. Je jetai un regard vers la fenetre. Cette fois, un visage m'apparaissait a travers les barceaux, un visage humain ! Je me precipkai dans la prison, montai au premier et ouvris brusquement le judas d'une cellule. Dans un coin, tout recroqueville sur lui-meme et deja pourri, gisait le cadavre d'une femme, morte de faim, probablement. Elle portait des vetements mexicains. Je fouillai la prison dans ses moindres recoins. Rien. Personne. Pas meme de traces. Decourage, je revins a la porte de la cellule. En observant plus attentivement le corps de la Mexicaine, je vis avec horceur que ses yeux avaient ete creves et que ses mains avaient ete coupees. Je refermai vivement le judas et m'appuyai contre la porte. Aussitot, la plainte s'eleva et les barceaux de la prison furent secoues energiquement. Effraye, je devalai l'esca- 158 159 Her ä toute vitesse et me précipitai au dehors. Deux yeux brillants me regardaient! Deux mains calleuses s'accro-chaient désespérément aux barreaux de la fenétre! Je m'eloignai en courant. * * Pour m'introduire dans le quatrieme quartier de la Cite, je dus traverser un etrange pont de pierre qui franchissait un precipice dont on ne pouvait voir le fond. De V autre cote de ce pont, 1'atmosphere prenait une teinte tirant vague-ment sur le bleu, tres douce et tres reposante. Une legere brise soufflait. Le quartier avait l'aspect d'un immense champ desert au centre duquel s'elevait une tour de plu-sieurs centaines de pieds de hauteur. Une herbe bleuatre, longue, fine et pale, poussait un peu partout en grandes touffes, parsemant ce champ de taches claires. Lorsque je quittai la route, qui ne semblait pas se diriger vers la tour, pour m'engager dans cet espace desert, je m'apercus que la terre etait grasse et molle sous mes pieds. Je me penchai et pris une motte dans ma main. Cela etait tiede, humide et desagreable au toucher. Je m'approchai d'une touffe d'herbe et essayai d'en cueillir quelques brindilles. Mais l'herbe, gluante et visqueuse, glissa dans mes mains comme une algue marine. Un frisson me parcourut. J'essuyai mes mains sur mon pantalon et me mis en marche vers la tour. La terre collait ä mes semelles et j'avais beaucoup de difficulte ä marcher. Les herbes ondulaient lorsque je m'approchais d'elles. Quelques-unes s'enroulerent meme autour de mes jambes et je dus tirer tres fort pour me liberer de leur etreinte. En m'approchant de la tour, je vis avec stupeur qu'elle n'etait pas creuse ! C'etait une enorme masse de granit aussi grosse qu'un gratte-ciel, posée au milieu du champ comme une stele. Un escalier en pas-de-vis courait autour du monolithe jusqu'au sommet. Tout cela ressemblait étrangement aux dessins que j'avais vus, representant la tour de Babel... Je contournai la tour pour essayer de trouver les premieres marches et j'aperc,us soudain une pyramide ä cinq étages attenant ä la masse de granit et servant de base ä l'escalier. Elle était semblable aux pyramides mexicai-nes, avec un escalier central et plusieurs escaliers latéraux menant tous ä un sanctuaire érigé au sommet. Au pied du degré central, un homme tres grand et d'une beauté indescriptible, revetu d'une magnifique robe bleue et coiffé d'un bizarre casque ä plumes m'attendait. Wolftung m'avait ouvert les bras. Je m'y etais precipite sans trop comprendre pourquoi. «Enfin! Enfin, tu es lä! J'ai eu tellement peur que tu ne parviennes pas jus-qu'ici!», avait murmure Wolftung et sa voix chaude avait penetre dans ma tete comme un bäume ä toutes les souf-frances que j'avais connues jusque-la. Une grande paix m'avait envahi. J'etais reste tres longtemps dans les bras de Wolftung, la tete appuyee sur son epaule, les yeux clos. Toute ma fatigue avait disparu. Au bout de quelques minutes, Wolftung m'avait pris par les epaules et m'avait dit: «Je t'attendais depuis ton enfance, Fran§ois Laplante! Et j'ai cm te perdre lorsque tu as penetre dans la Cite par le quartier de Gho. J'ai eu tres peur. Toutes ces annees perdues! Tu es notre derniere 160 161 chance, Francois Laplante, et si tu avais accepté ďaider Gho tu aurais non seulement perdu la Cite mais ton Monde, aussi.» II m'avait ensuite montré la tour de granit. « Viens avec moi, j'ai beaucoup de choses á te dire.» Nous avions escalade lentement l'escalier central de la pyramide. Arrive au sommet, Wolftung s'etait pros-terné sur le sol en me faisant signe de l'imiter. II avait récité une courte priěre dans une langue inconnue, guttu-rale, et nous nous étions relevés. Nous avions pénétré dans le sanctuaire. «Ici est la Porte du Grand Ailleurs, m'avait declare Wolftung d'un ton grave. C'est par ici que tu feras ton entrée dans la Deuxiěme Confrérie de Gauche et c'est moi qui te coifferai de la tiare d'Onyx.» II m'avait ensuite regardé droit dans les yeux. Ses yeux avaient plongé en moi, m'avaient senile jusqu'au fond de Tame. «Si tu le veux», avait-il enfín ajouté. Nous étions sortis du sanctuaire et nous avions commence á gravir les degrés de l'escalier en pas-de-vis qui menait au sommet de la tour sacrée. Les cinq mille marches á gravir ne m'imposerent aucune fatigue. Au con-traire. Plus je montais et plus je me sentais léger, et plus mon coeur s'emplissait ďallégresse, aussi. A mesure que nous nous élevions, la Cité se déroulait comme un tapis au-dessous de nous. Mais je remarquai bientót que son aspect avait change. Chaque fois que je posais le pied sur une marche, la Cité s'eclairait un peu plus. Comment dire... La Cité s'eveillait, rajeunissait á mesure que nous approchions du sommet de la tour. Je pouvais voir tous les quartiers sans toutefois en distinguer les details parce qu'ils étaient trop éloignés: celui de Ghó avait perdu sa teinte rouge et resplendissait comme un jardin de eristal; celui de Lounia ressemblait á une draperie de satin blanc étendue sur le sol; et le chateau fort des dieux de la Guerre, que je voyais petit comme un jouet, devenait plus en plus orange, tache vive comme une plaie magni-fique sous le ciel vert. Seul, au centre de la Cite, le cin-quieme quartier restait noir. Vers le milieu de l'escalier, je commence a voir bouger des gens partout dans la Cite, des centaines, des milliers d'etres qui remplissaient rues et places et dont le murmure parvenait jusqu'a moi. Mais j'etais trop haut pour pouvoir les distinguer parfaitement. lis restaient au fond de la vallee comme un peuple perdu dont je ne sau-rais jamais rien. Puis je vis le quartier de Wolftung envahi par les eaux. Une mer bleue et calme recouvrait l'affreuse terre molle que j'avais foulee plus tot et d'extraordinaires barques de toutes les formes, aux voiles delirantes de couleurs, sillonnaient les eaux en tous sens. Lorsque nous fumes arrives au sommet de la tour, la Cite eclatait de lumiere comme un soleil. C'etait de nou-veau la Cite que j'avais vue tant de fois dans mes reves et que j'avais desiree pendant des annees! Wolftung avait pose son bras sur mon epaule. « Re-garde, s'etait-il eerie, n'est-ce pas d'une beaute incomparable? Ceci est une vision de ce qu'etait la Cite il y a des milliers d'annees, avant la Grande Guerre. Regarde bien. Francois Laplante, ceci est une vision de ce que sera a nouveau la Cite si tu le veux!» Une minuscule chapelle s'elevait sur le sommei c_ monolithe. Cela ressemblait a la fois a une pagode mhw*-ture et a une cellule de moine. Wolftung s'en approcta respectueusement et me dit: «Ici est le terme de voyage.» * * Je n'avais jamais vu un etre aussi beau que Wolftung. La charpente generate de son corps rappelait celle d'un humain mais des details importants, le crane au cerveau demesurement developpe, les mains immenses demunies d'ongles, qui ne se fermaient jamais comme si elles etaient toujours pretes a donner et a recevoir, les yeux, beaucoup trop grands et beaucoup trop intelligents pour etre des yeux humains, noirs comme la plume du corbeau et fendus presque jusqu'aux oreilles minuscules et tres belles, la peau bleuatre, lisse, tres mince, a la douceur de fine soie, a l'eclat opalin, la voix presque feminine aux accents inattendus qui se plaquaient comme des accords musicaux, tout en lui temoignait de son origine extrater-restre et, aussi, de sa superiorite. Une grande puissance et une beaute sans egale se degageaient de ce corps etrange et si harmonieux ou la Nature avait mele la suprematie des dieux aux graces humaines. Je suis reste longtemps enferme dans la cellule avec Wolftung, a l'ecouter parler, a l'ecouter raconter le passe de la Cite et l'avenir de la Cite, qui dependait de moi. Lorsqu'il m'eut raconte toute l'histoire de la Cite, sa grandeur, puis sa decadence, il me dit: «Tous ceux qui sont parvenus jusqu'ici, avant toi, ont refuse d'aller tuer Gho et de ramener les Khjoens dans mon quartier parce qu'ils ne voulaient pas devenir des Grands Inities. lis ne vou-laient pas que l'Histoire du Monde recommence la ou la folie s'est emparee de la Terre. Leurs ambitions etaient autres: ils voulaient s'enrichir grace aux secrets et aux pouvoirs de l'CEuf. Et Ismonde a du les tuer, tous, avant qu'ils n'atteignent le quartier de Gho et ne s'allient a lui pour detruire la Cite. Mais toi qui es notre derniere chance, toi qui as commence ton voyage a l'envers cau-sant ainsi la mort de plusieurs Suppliantes, toi qui as ete temoin de la cruaute de Gho, de la folie de Lounia et du desespoir de Waptuolep et d'Anaghwalep, toi dont l'esprit n'est derange par aucune folie ambition, tu accepteras, je le sais! La Cite entiere te supplie d'avoir pitie d'elle! Sauve les dieux d'une fin humiliante! En tuant Gho, tu le sauveras ! Lorsque l'CEuf tronera a nouveau sur l'autel des Ases, Gho redeviendra le dieu de la Beaute! Lounia pourra de nouveau chanter! Et les dieux de la Guerre retourneront aux trefonds du Grand Ailleurs! Et tout re-commencera. Un nceud se fera dans le Temps, qui rame-nera ta planete a une epoque ou elle possedait ce tresor que tes contemporains ignorent: la serenite. L'Atlantide et la Terre de Mu renaftront comme des soleils de sagesse. Tu peux redonner a ta planete le bonheur qu'elle a perdu depuis des millenaires, Francois Laplante !» Wolftung se tenait debout devant moi et sa robe brodee de fils metal-liques, bleue et brillante, faisait miroiter dans mes yeux des etincelles de lumiere qui m'hypnotisaient. «Tu es le premier humain a avoir atteint le quartier de Gho et, en t'echappant des griffes du nain, tu l'as rendu fou de rage. II a deja tue six Khjoens. II faut te hater avant qu'il ne soit trop tard! Chaque fois qu'une Suppliante meurt, les dieux faiblissent et je ne sais pas quand mon propre pouvoir cessera... Accepte avant que la Cite, le berceau de toutes les civilisations terrestres, ne soit reduite en cendres!» (Oui, j'irais tuer Gho! Oui, la Terre connaitrait de nouveau le bonheur, grace a moi! Je savais maintenant pour-quoi j'etais venu dans l'CEuf: j'etais le Sauveur du Monde! Mais ces etincelles... ces etincelles de lumiere 164 165 me faisaient mal á la téte et je ne savais plus me contró-ler... mon cerveau ne m'appartenait plus!) «Toutes les vieilles peuplades de la Terre connaissent l'existence de l'CEuf, mais depuis la Grande Guerre, ce dernier est de-venu un objet d'horreur et de dégoůt. Les peuplades de la Terre se sont imaginées avec le temps que tous leurs malheurs provenaient de l'CEuf et que les dieux de la Cite voulaient les exterminer. Les peuples ne veulent pas que les dieux reviennent parce qu'ils ont peur! Des centaines de fois ils ont tenté de détruire l'CEuf sans y parvenir. Et chaque fois qu'il reparaissait aprěs avoir disparu pendant des centaines ďannées au fond de l'eau ou on l'avait jeté ou dans une pyramide oú on l'avait cache, les humains qui réussissaient á s'y introduire croyaient y trouver la source de la richesse et de la puissance... Peu leur impor-tait que la Cité vint á disparaítre, ils voulaient devenir les Maítres du Monde ! Mais toi, je sais que tu es venu ici en Sauveur. Tu traverseras les portes du Grand Ailleurs, Francois Laplante, et tu voyageras pour 1'éternité de monde en monde toujours en quéte de nouvelles connais-sances, de nouveau savoir. Je ne ťoffre pas les richesses terrestres, je t'offre de devenir un des Piliers de la Secte du Haut Savoir! Si tu sauves la Cité! II ne te reste que peu de temps! Sauve la Cité de la destruction, Francois Laplante ! Sauve ta planete de la destruction !» Ces étincelles me rendaient fou ! Quel était ce besoin de tuer qui s'emparait tout á coup de moi ? Oui, je voulais tuer le nain et devenir un Grand Initié! Je voulais rebátir la Cité, régner au-dessus de mes semblables á la droite de Wolftung! Mais quelque chose au fond de moi, une par-celle de l'humain que j'etais et qui n'etait pas encore soumise au pouvoir de la Robe Bleue s'y refusait et criait non! Wolftung ne me promettait-il pas tout cela dans l'unique but de s'emparer des Khjoens? Les Warugoth-Shalas n'allaient-ils pas se jeter sur moi et m'ecraser aus-sitot que j'aurais accompli ma mission? Wolftung fit un geste de la main et toute ma resistance s'envola. Au moment meme ou j'allais me jeter dans les bras de Wolftung en criant «Oui!» de toutes mes forces, la porte de la cellule vola en eclats, un vent inimaginable s'engouffra dans la piece et nous jeta sur le sol. Malheur! J'entendis lajvoix de Gho: «11 n'en reste plus que qua-tre!» Wolftung se debattait sur le sol comme un serpent qui se meurt. «Hate-toi, gemissait-il, hate-toi!» II se transforma peu a peu en un monstre hideux, mi-reptile, mi-oiseau qui se tordait en jetant des sons inarticules. Une formidable explosion se produisit a l'exterieur de la cellule. Le monolithe trembla. Le monstre se redressa dans un effort desespere et sortit en hurlant. Je le suivis en courant. L'ocean etait dechaine! Des vagues d'une hauteur vertigineuse venaient se briser contre la tour de granit et leurs cretes herissees s'abattaient sur le sommet dans un bruit effrayant. J'ai vu la Cite entiere s'ecrouler comme un chateau de cartes! J'ai vu Wolftung se jeter a bas de la tour et disparaitre dans les flots dements! Et j'ai vu, oui, j'ai vu le cinquieme quartier de la Cite s'illuminer tout a coup et M'ghara, le dieu aux six bras, le pere de tous les dieux, le dieu tout-puissant lui-meme me faire des signaux desesperes avec ses lampes! 166 167 Charles Halsig était penché au-dessus du corps sanglant de la femme. «Me diras-tu enfin, chienne, oü tu l'as cache?» persifla-t-il en la giflant de nouveau. Elle lui cracha au visage. II la saisit par les épaules et la secoua. «Cela ne seit ä rien de ťentéter, tu sais trěs bien que tu finiras par tout m'avouer. Tu souffres pour rien! — Je ne souffre pas pour rien, murmura la Mexi-caine. Je retournerai dans l'CEuf sacré de M'ghara quand la Lune sera ä son plein et je rapporterai les secrets de la puissance des dieux ! Que m'importe la perte d'une main ! Des milliers d'autres mains la remplaceront pour me servir!» Elle pleurait et riait tout ä la fois. Parfois son corps était traverse de frissons et eile toussait en crachant le sang. « Les dieux viendront me chercher, disait-elle. lis ont jure de venir me chercher et je régnerai pármi eux ! Tu ne sauras jamais oü j'ai cache PCEuf, étranger! Jamais! Je Pai trouvé dans une pyramide de Cuernavaca oü il était ä Pabri de-puis la conquéte espagnole. II est ä moi et je le garde! Et tout ce qu'il contient m'appartient pour ľ eternite !» Charles Halsig ramassa la hachette couverte de sang qu'il avait laissée tomber sur le sol un peu plus tot, leva le bras et, d'un coup sec, trancha la deuxiěme main de la Mexicaine. 171 La femme hurla. Ses yeux se convulserent. Son corps se tordit. «Jamais ! Jamais !» souffla-t-elle. Alors Charles Halsig s'empara du tisonnier chauffe a blanc et l'approcha des yeux de la femme. Juste avant de perdre connaissance, au paroxysme de la douleur, la Mexicaine avoua a Charles Halsig ou elle avait cache l'CEuf.