68 Clements de linguistique pour le texte littiraire sphinx, pareils a ceux de la tenture. D'ailleurs, le reste du mobilier etait appareille, une armoire a portes pleines et a colonnes, une commode a marbre Wane cercle d'une galerie, une haute psyche monumentale, une chaise longue aux pieds raidis, des sieges aux dossiers droits, en forme de lyre. Mais un couvrepied fait d'une ancienne jupe de soie Louis XV, egayait le lit majestueux, tenait le milieu du panneau, en face des fenetres; tout un amas de coussins rendait moelleuse la dure chaise longue ; et il y avait deux etageres et une table gamies egalement de vieilles soies brochees de fleurs, ddcouvertes au fond d'un placard. (E. Zola, Le Docteur Pascal, 1893, chapitre II) • Dans les «Salons» de Diderot on trouve des descriptions de tableaux ou dominent les formes du present de I'indicatif. Pensez-vous qu'il s'agisse la d'une "neutralisation" de la mise en relief comparable a celle de certains romans de notre 6poque ? Justifiez votre r6ponse par une analyse precise du texte suivant: II [= le mauvais fils] a fait la campagne. II revient; et dans quel moment ? Au moment ou son pere vient d'expirer. Tout a bien change dans la maison. C'etait la demeure de l'indigence. C'est celle de la douleur et de la misere. Le lit est mauvais et sans matelas. Le vieillard mort est etendu sur ce lit. Une lumiere qui tombe d'une fenetre n'eclaire que son visage, le reste est dans l'ombre. On voit a ses pieds, sur une escabelle de paille, le cierge beni qui brule et le benitier. La fille ainee, assise dans le vieux confessionnal de cuir, a le corps renverse en arriere, dans l'attitude du desespoir, une main portee a sa tempe, et l'autre elevee et tenant encore le crucifix qu'elle a fait baiser a son pere. Un de ses petits enfants, effrayes, s'est cache le visage dans son sein. L'autre, les bras en l'air et les doigts ecartes, semble concevoir les premieres idees de la mort. La cadette, placee entre la fenetre et le lit, ne saurait se persuader qu'elle n'a plus de pere: elle est penchee vers lui ; elle semble chercher ses derniers regards ; elle souleve un de ses bras, et sa bouche entr'ouverte crie : «Mon pere, mon pere ! est-ce que vous ne m'entendez plus ?» (Salon de 1765, «Le mauvais fils puni» de Greuze) 4. Polyphonie La probl6matique polyphonique touche ä la question de l'identit6 du sujet enonciateur. Ce contre quoi s'61eve une telle demarche, c'est l'idde selon laquelle un enonc6 n'aurait qu'une seule source, indifferemment nommfe «locuteur», «sujet parlant», «6nonciateur»..., source unique en qui coincideraient trois Statuts : - celui de producteur physique de l'enonc6 (l'individu qui parle ou ecrit); - celui de «je», c'est-ä-dire la personne qui en se posant comme 6nonciateur mobilise ä son profit le Systeme de la langue, se place ä 1'origine des reperages reTerentiels ; - celui de responsable des «actes illocutoires» ; chaque 6nonciation aecomplit en effet un acte qui modifie les relations entre les interlocuteurs (assertion, promesse, ordre, etc.1 ) et on parle ä ce propos d'aetes «illocutoires», d'aetes «de langage» ou encore d'aetes «de discours». Le plus souvent, ces trois Statuts sont assumes en meme temps par celui qui profere un 6nonc6. Si je dis par exemple ä un voisin «Je pars en vacances» je suis ä la fois le producteur, l'individu d6sign6 par «je» et le responsable de mon assertion. Mais il faut pouvoir dissocier ces roles pour rendre compte d'un certain nombre de phenomenes linguistiques. Ce qui est vrai de l'emploi usuel de la langue l'est 6galement et a fortiori du discours litteraire, qui suppose un type de communication irr6ductible aux echanges linguistiques ordinaires. j ■- • iM^tA' 1. Sur cette question voir les tnoncis performatifs, par F. Ricanati, Paris, Ed. de Minuit, 1981. 70 Elements de linguistique pour le texte littéraire La notion de «polyphonie», emprunt6e aux travaux de M. Bakhtine1 , a ete developpee de maniere systematique par O. Ducrot pour traiter ces enonc6s ou dans le discours d'un meme enonciateur se laissent entendre differentes «voix»2. Sujet parlant et locuteur Avec Ducrot on commencera par distinguer le sujet parlant du locuteur d'un 6nonc6. Le premier joue le role de producteur de l'6nonce\ de l'individu (ou des individus) dont le travail physique et mental a permis de produire cet enonc6 ; le second correspond a l'instance qui prend la responsabilite de l'acte de langage. Les ph6nomenes de reprise, si frequents dans le dialogue, illustrent clairement cette possibility de dissociation entre «sujet parlanb> et «locuteur»3. Ainsi, dans ce fragment de conversation : DORANTE : Vous etes sensible a son amour, je l'ai vu par l'extreme envie que vous aviez tantot que je m'en allasse ; ainsi vous ne sauriez m'aimer. SILVIA : Je suis sensible a son amour ! qui est-ce qui vous l'a dit ? Je ne saurais vous aimer ! qu'en savez-vous ? Vous decidez bien vite. (Marivaux, le Jeu de Vamour et du hasard. 111, 8. C'est nous qui soulignons) Dans les deux enonces soulign6s, Silvia reprend au «je» les propos de Dorante mais sans les prendre a son compte, les poser 1. Voir Mikhail Bakhtine, le principe dialogique, par T. Todorov, Paris, Le Seuil, 1981. 2. En France les phSnomenes relevant de la polyphonie ont €l€ problematists par deux theories, celle d'O. Ducrot et celle d'A. Culioli. Pour ne pas compliquer notre presentation en dtcrivant des theories qui ne se recoupent pas completement nous nous contenterons de developper la position de Ducrot, plus ais6ment accessible et qui fait souvent appel a des considerations d'ordre litteraire. C'est done un choix purement pfidagogique. (Pour avoir une vue des id6es d'A. Culioli sur cette matiere on peut consulter l'article de J. Simonin «De la necessite1 de distinguer 6nonciateur et locuteur dans une thtorie 6nonciative», DRLAV n° 30, 1984). La conceptualisation de Ducrot a evolu6 sur ce sujet ; dans ce chapitre nous suivons la plus recente, celle de Le dire et le dit, Paris, Ed. de Minuit, 1984. 3. Par convention nous mettrons entre guillemets «sujet parlant», «locuteur» et «enonciateur» quand ces termes sont les concepts polyphoniques et n'ont done pas la valeur qu'ils possedent habituellement en linguistique. Polyphonie 71 comme valides : elle en est bien le «sujet parlant», mais pas le «locuteur». II y a fort longtemps que les théoriciens de la littérature appliquent cette distinction, ou plutót son equivalent, á leur domaine. Honoré de Balzac ou Victor Hugo sont bien les «sujets parlants» de leurs oeuvres, les individus empiriques qui les ont produites, mais ce n'est pas á eux que ces textes attribuent la responsabilite de leur énonciation : c'est á une certaine figure du «narrateur» ou du «poete». La notion traditionnelle d'«auteur» est d'ailleurs significativement equivoque sur ce point: «l'auteur» est tantót la personne qui a tenu la plume, éerit l'oeuvre, tantót le personnage de l'auteur dans cette oeuvre (par exemple la personne qui interpelle le lecteur dans Jacques le fataliste), qu'il reste cache ou qu'il se manifeste. Pour sortir de cette ambiguité, nous réserverons le terme auteur á l'instance que le texte pose comme le garant de son énonciation et nous parlerons ďécrívain pour l'equivalent du «sujet parlant» : ainsi, le «je» qui ouvre la Recherche du temps perdu ne renvoie pas á Yécrivain Marcel Proust mais á son auteur (en l'occurrence son narrateur, puisqu'il s'agit d'un roman), celui qui prend en charge le récit. Cet auteur n'est en effet que le corrélat de l'enonciation textuelle et n'a pas d'existence indépendante de son role énonciatif. Un écrivain peut fort bien produire un roman de cape et ďépée dans lequel le narrateur apparait comme un homme du xvne siěcle ; nul ne songera á l'identifier á 1'écrivain. Certes, il est possible de définir des relations intéressantes entre 1'écrivain et les narrateurs de ses récits (en faisant appel á la psychologie, á la sociologie, en particulier), mais cela demeure extérieur au fonctionnement de la communication littéraire. Le seul fait que bien souvent les écrivains publient sous un pseudonyme est révélateur de la coupure que le discours littéraire établit entre l'instance productrice et l'instance qui assume l'enonciation. Signer d'un pseudonyme, c'est construire á cóté du «je» biographique l'identite d'un sujet qui n'a d'existence que dans et par l'institution littéraire. Le recours au pseudonyme implique la possibilité d'isoler dans l'ensemble illimité des propriétés qui définissent 1'écrivain une propriété singuliěre, celle ďécrire de la littérature, et ďen faire le support ďun nom propre. Certains textes jouent de maniěre virtuose de ces décalages. Cest en particulier le cas de Jacques le fataliste de Diderot, célěbre pour les fréquentes interventions du narrateur, qui dialogue avec son lecteur (plus exactement son narrataire, puisqu'il s'agit de 72 Elements de linguistique pour le texte litteraire Polyphonie 73 narration) par-dessus la tete des personnages. Pas plus que ce narrateur n'est Diderot le lecteur n'est un individu ou un ensemble d'individus exterieurs au texte : l'un et l'autre sont des figures construites par le recit a ses fins propres. Le lecteur, apostrophe ou non par le narrateur, n'est qu'une place dans un dispositif, une position de lecture a laquelle le texte associe diverses caracteristiques. On distinguera done soigneusement ce lecteur du public (= les personnes qui lisent effectivement le texte), de la meme maniere qu'on a distingue Yauteur de Yecrivain. II arrive souvent que ce lecteur soit en quelque sorte masqu6 par un narrataire present en tant que personnage dans l'histoire : ainsi, comme on l'a deja vu, dans Un pretre marie l'histoire est-elle contee par Rollon au narrateur, devenu personnage et qui joue le role de delegue' du lecteur. Dans cette perspective, la Modification de Michel Butor apparait comme un cas limite : son h6ros, identifiS comme «vous», coincide avec son lecteur ; on pourrait meme dire qu'il coincide aussi avec son narrateur, puisque e'est le heros qui a la fin du periple devient l'auteur du livre. Quand on parle du destinateur et du destinataire de la communication litteraire il ne faut toutefois jamais oublier que cette derniere est fort differente de l'echange linguistique ordinaire : le destinataire n'est pas present, il n'est que virtuel meme si le texte lui assigne un faisceau de propri6tes. Le personnage comme «locuteur» L'auteur n'est pas le seul a pouvoir dire «je» dans un texte. Les narrations presentent continuellement des personnages qui 6noncent au discours direct, se posent en responsables de leur 6nonciation, en «locuteurs»: Jacques s'6chappe des mains de son maitre, entre dans la chambre de ces coupe-jarrets, un pistolet arme" dans chaque main. «Vite, qu'on se couche, leur dit-il, le premier qui remue je lui brule la cervelle.» (Jacques le fataliste) Le personnage passe du statut de non-personne a celui de «locuteur», le discours direct ayant la vertu d'introduire dans l'enonciation de l'auteur les enonciations d'autres sujets. Mais il ne faut pas oublier que ces propos, a un niveau plus 61eve\ sont en fait places sous la responsabilite de l'auteur qui les rapporte, au meme titre que tous les autres 61ements de son histoire. Ce ph6nomene d'enchassement est d'ailleurs rdcursif: le personnage-«locuteur» peut a son tour rapporter les propos d'un personnage de son propre r6cit, et ainsi de suite. La literature picaresque offre de nombreux exemples d'emboitements narratifs de ce genre. La position de l'auteur dramatique par rapport aux 6nonciations de ses personnages est tres differente. On ne peut pas dire qu'il s'agisse de «discours direct» puisque l'auteur est absent et laisse les personnages dialoguer de maniere autonome. Certes, e'est bien l'auteur qui est responsable de tous leurs propos, comme dans un roman, mais les sujets qui prennent la parole ne sont pas des non-personnes dont les enonciations seraient contingentes (beaucoup de personnages de romans ne sont jamais des «locuteurs») : ils n'existent que dans leurs enonciations. Tout ce dispositif repose sur une polyphonie ultime, celle par laquelle on distingue le «sujet parlant» (l'acteur qui joue le role) et le «locuteur» (le role): e'est la Champmeste qui parle mais e'est Atalide qui prend en charge les propos. Le tlteatre constitue done un mode d'enonciation litteraire tres singulier, qui ne se laisse pas ramener, malgre" l'illusion qu'il tend a imposer, a l'usage ordinaire de la langue. II suppose en effet l'enchassement d'un ensemble de situations d'enonciation a l'inteneur d'une premiere, globale. On distinguera: (1) La relation qui s'institue entre l'auteur et le spectateur (ou, eventuellement, le lecteur). Dans cette situation d'enonciation l'enonc6 n'est autre que la piece elle-meme, l'ensemble des tepliques des personnages. (2) Les diffdrentes situations d'enonciation presentees sur la scene, les interactions entre les personnages. Cela implique un double travail de la part du destinataire de (1), qui doit interpreter les propos des personnages a deux niveaux differente. II devra, par exemple, interpreter ce que dit Sganarelle dans Dom Juan comme des propos rapportes au valet de Dom Juan s'exprimant dans telle ou telle scene. Mais il devra aussi d6chiffrer les enonciations de Sganarelle en tant qu'elles s'inscrivent dans le r6seau des relations entre les personnages de la piece, e'est-a-dire par rapport au sens resultant de la piece consideree globalemenL Les situations theatrales ne se laissent pas toujours ramener & ce schema simple, n existe bien des cas ou la distinction entre theatre et discours rapporte perd de son evidence. Ainsi, lorsqu'on a affaire a une sorte de «th6atre interieur», a un «sujet parlant» qui joue le role de plusieurs «locuteurs», les met en quelque sorte en 74 Elements de linguistique pour le texte littéraire Polyphonie 75 scene dans sa propre énonciation. On songe ici á la célěbre scene des Fourberies de Scapin oú Géronte, place dans un sac sous pretexte de le soustraire á d'imaginaires ennemis, est roué de coups: SCAPIN (lui remettant encore la tele dans le sac): Prenez garde, voici une demi-douzaine de soldats tous ensemble. (Contrefaisant la voix de plusieurs personnes): «Allons, táchons de trouver ce Géronte, cherchons partout. N'epargnons point nos pas. Courons toute la ville. N'oublions aucun lieu. Visitons tout. Furetons de tous cótés. Par oil irons-nous ? Tournons par lá. Non, par ici. A gauche. A droite. Nenni. Si fait» (A Géronte avec sa voix ordinaire): Cachez-vous bien. «Ah ! camarade, voici son valet. Allons, coquin, il faut que tu nous enseignes ou est ton maitre» (...) (Acte in, scene II) Scapin place ici sa voix sur le méme plan que celles qu'il invente et contrefait. Ce procédé extréme nous rappelle á sa facon la vérité du discours rapporté au style direct, qui constitue davantage la mise en scene de l'enonciation d'un autre «locuteur» que la reproduction fiděle de paroles effectivement proférées (infra chapitre 5). «Locuteur-L» et «locuteur-X» Ducrot analyse plus avant ce concept de «locuteur» en y distinguant deux instances : le «locuteur en tant que tel» (note locuteur-L) et le «locuteur en tant qu'etre du monde» (note locuteur-A-). Le premier designe le locuteur considéré du seul point de vue de son activité énonciative, en tant qu'etre de discours. Le locuteur-?*., en revanche, designe le locuteur en tant que ce dernier possěde par ailleurs d'autres propriétés, constitue un étre du monde. Cette distinction peut sembler byzantine ; en fait, elle permet de rendre compte de phénoměnes aussi importants que I'interjection ou l'ethos. S'interroger sur la spécificité énonciative de I'interjection, c'est se demander quelle difference on peut établir entre «ouf !», par exemple, et un énoncé de contenu identique comme «Je suis soulagé». Pour Ducrot, en disant «Je suis soulagé» on implique le locuteur-A., l'etre du monde designe par le locuteur, on lui attribue une certaine proprietě, indépendante de l'enonciation. En revanche, dire «ouf !», c'est proferer une enonciation soulagee, presenter son enonciation comme un effet immecliat du sentiment de soulagement; dans ce cas, c'est le locuteur-L qui est concerne : en tant que tel le locuteur d'«ouf !» ne peut qu'etre soulag6 (on peut dire «Je suis soulage» sans avoir l'air soulagd). On le voit, I'interjection suppose une th6atralisation de son propre corps d'enonciateur. La notion d'ethos provient de la rhetorique antique. Pour Aristote «on persuade par le caractere [en grec ethos], quand le discours est de nature a rendre l'orateur digne de foi ; car les honnetes gens nous inspirent confiance plus grande et plus prompte sur toutes les questions en general» (Rhetorique 1356 a). «Les orateurs inspirent confiance pour trois raisons ; les seules en dehors des demonstrations qui determinent notre croyance : la prudence, la vertu, la bienveillance» (1378 a). II s'agit done pour l'orateur de donner une certaine image de lui-meme, de jouer a rhomme prudent, vertueux, bienveillant, pour persuader son auditoire. Cet ethos n'appartient pas a l'individu considere independamment de son discours : ce n'est qu'un personnage adapts a la cause que defend l'orateur. Ce dernier ne dit pas explicitement «Je suis honnete, courageux, etc.» mais il adopte en parlant le ton, les manieres que l'opinion attribue a un homme honnete, courageux, etc. L'ethos est done attache au locuteur-L, a l'etre de discours, et non au locuteur-X. Rien n'empeche le locuteur-L de se mettre en valeur en devalorisant le locuteur-i : c'est ce qu'on appelle l'autocritique. Rousseau, par exemple, dans ses Confessions eVoque avec la plus grande sincerity ses fautes, celles du locuteur-A,. Ce faisant, il offre l'image d'un locuteur-L sincere, vdridique, qui tient la promesse qu'il a faite de «montrer a ses semblables un homme dans toute la verity de la nature». La prise en compte de l'ethos est d'une grande consdquence pour l'erude des textes litteraires. Loin d'etre reserve au orateurs, elle est constamment impliquee dans l'Scrit meme : les textes sont inseparables d'une «voix», d'un «ton» particuliers. Depuis qu'il existe des commentaires sur la literature on s'est attachd a caracteriser cette dimension, fiit-ce de maniere allusive. Ce sont, rappelons-le, autant de propriety attribuables a la figure de l'auteur, nullement a la personne de l'ecrivain. Le meme ecrivain peut adopter d'un texte a un autre, ou a l'interieur du meme texte, des ethos tres differents. L'ethos de l'homme du monde ironique qui est associS a l'enonciation des premieres Lettres provinciates 76 Elements de linguistique pour le texte littéraire Polyphonie 77 de Pascal est ainsi vite remplacé dans les lettres suivantes par un ethos vehement et quasiment prophétique. On aurait néanmoins tort, comme le fait la tradition, d'affecter l'ethos au seul sujet énonciateur. En vertu du caractěre premier du couple interlocutif il implique également le co-énonciateur, ici le lecteur. Le texte construit un certain ethos de ce lecteur, il lui affecte divers traits, en fonction de son énonciation. La place de lecteur n'est pas une case sans specification aucune : le texte suppose telles ou telles caractéristiques chez celui qui le lit. Lá oú un texte se donnera comme s'adressant á un lecteur masculin, citadin, qui aurait son franc parler..., tel autre supposera un lecteur féminin, d'un milieu aristocratique, aimant les métaphores précieuses... Cela ne signifie évidemment pas que ce soit le public effectivement touché par le texte. En fait, les ceuvres littéraires adoptent le plus souvent l'ethos attache aux genres dans lesquels elles s'investissent. C'est précisément la fonction d'un genre que de définir a priori un systéme de contraintes sur la production et la reception des ceuvres : quand on lit Cinna on lit aussi une tragédie classique. Les ethos du poete romantique et de son lecteur ne sont pas les mémes que ceux de l'auteur et du lecteur de madrigaux baroques, ni l'ethos d'un romancier naturaliste le méme que celui d'un romancier picaresque. C'est á ces ethos «génériques» que renvoie obliquement P. Hamon quand il oppose l'«image» du «conteur» et celle du «descripteur». Pour lui le conteur «est un personnage plutót masculin, plutót truculent, bon-vivant, désintéressé, sociable, aimable et bavard, (...), personnage ďoncle ou de grand-pére bienveillant». En revanche, le descripteur «est plutót du cóté des savants austěres peu diserts, des scientifiques en chambre, des livres en tant qu'ils s'opposent á la vie, du savoir stocké en tant qu'il s'oppose á l'imagination vivew1. L'«énonciateur» La distinction entre «locuteur» et «énonciateur» opere sur un plan different. Comme le «locuteur», l'«énonciateur» constitue la 1. P. Hamon, Introduction ä l'analyse du descriptif, Paris, Hachette, 1981 p. 41. source ďune énonciation, mais on ne peut lui attribuer aucune parole, au sens strict. L'«énonciateur» intervient dans un énoncé ä titre d'instance donnant un «point de vue», une «position» qui ne s'expriment pas ä travers des mots precis. Le destinataire percoit ce «point de vue», sait qu'il doit l'attribuer ä un «enonciateur» distinct mais ne peut pas aller au-delá. Les textes narratifs nous offrent une possibilité de comparaison assez éclairante quand ils s'organisent ä partir d'une sorte de «centre de perspective» implicite qui n'est pas celui du narrateur. Alors que le narrateur est un «locuteur» qui raconte, assume la responsabilité d'un récit, le centre de perspective que met en place ici ou lä le narrateur organise tacitement autour de lui des événements sans pour autant les raconter. Considérons ce passage des fréres Goncourt dans lequel une servantě, Germinie Lacerteux,se proméne en banlieue avec son fiance : Us arrivaient derriire Montmartre ä ces especes de grands fosses, ä ces carrés en contre-bas oú se croisent de petits sentiers foulés et gris. Un peu ďherbe était lä, frisée, jaunie et veloutée par le soleil, qu'on apercevait tout en feu dans les entre-deux des maisons. Et Germinie aimait ä y retrouver les cardeuses de matelas au travail, les chevaux ďéquarissage päturant la terre pelée, les pantalons garance des soldats, jouant aux boules, les enfants enlevant un cerf-volant noir dans le ciel clair. Au bout de cela, Von tournait pour aller traverser le pont du chemin de fer par ce mauvais campement de chiffonniers, le quartier des Limousins du bas de Clignancourt (Germinie Lacerteux, chapitre Xu ; c'est nous qui soulignons) Cette promenade est rapportée par un narrateur invisible mais eile est décrite ä partir d'un centre de perspective implicite que l'on identifie immédiatement comme étant Germinie. L'expression «derriere Montmartre», par exemple, peut designer des endroits trés différents selon le Heu oü se situe la source du regard ; ici eile prend sens ä l'interieur du trajet du personnage. La relation entre «narrateur» et «centre de perspective» narratif nous aide ä comprendre celle entre «locuteur» et «enonciateur», la possibilité pour un «locuteur» de laisser s'exprimerdans son énoncé un autre point de vue que le sien, une autre «voix». La technique du «discours indirect libre» (voir chapitre 5) y fait largement appel. C'est aussi le cas de l'ironie. 78 Elements de linguistique pour le texte littéraire Polyphonic 79 L'ironie II existe á l'heure actuelle plusieurs theories linguistiques concurrentes de ce phénoměne1. Elles se définissent par rapport á une approche nouvelle, celle de D. Sperber et de D. Wilson, «les ironies comme mentions», qui en 1978 a modifié notablement la conception rhétorique traditionnelle sur ce sujet. L'ironie fait partie de ces phénoměnes de «trope», qui s'appuient sur la notion de «sens littéral». Qu'il s'agisse de la métaphore («Paul est un requin»), de Yhyperbole, de la litote ou de l'ironie, dans tous les cas une énonciation doit étre interprétée comme porteuse d'un autre sens que celui qu'elle délivre littéralement. Dire «Paul est un requin», ce n'est pas affirmer que Paul est un squale ; de méme quand Chiméne declare á Rodrigue «Je ne te hais point» (litote) il faut entendre qu'elle l'aime. D en va de méme pour l'ironie qui, ďaprés le traité des figures de C. Fontanier, «consiste á dire par une raillerie, ou plaisante, ou sérieuse, le contraire de ce qu'on pense, ou de ce qu'on veut faire penser»2. Sperber et Wilson ont propose de voir dans l'ironie un phénoměne de mention. lis renvoient par lá á une distinction conceptuelle classique en logique, celle qui oppose la «mention» d'un terme á son «usage». Trěs schématiquement, on dira qu'un terme pris en «mention» est autonyme, c'est-a-dire se designe lui-méme, tandis que pris en «usage» il permet de viser un referent: ainsi Uberte est-il «mentionné» dans «Liberté est un nom féminin» et «en usage» dans «11 faut se battre pour la liberté». Cette distinction est souvent brouillée dans la langue ; dans cet échange par exemple: MONSIEUR ORGON : Cest done ce garcon qui vient de sortir qui t'inspire cette extréme antipathie que tu as pour son maitre ? SILVIA: Qui ? le domestique de Dorante ? MONSIEUR ORGON : Oui, le galant Bourguignon. 1. Celle de Sperber et Wilson («Les ironies comme mentions*, Poétique, 1978, n° 36 ; celle de C. Kerbrat-Orecchioni («L'ironie comme trope», Poétique, 1980, n° 41) ; celle d'A. Berrendonner (Elements de pragmatique linguistique, Paris, Ed. de Minuit, 1981) ; celle d'O. Ducrot (Le dire et le dit). 2. Les figures du discours, Paris, Flammarion, 1968, p. 145. SILVIA : Le galant Bourguignon, dont je ne savais pas ľépithéte, ne me parle pas de lui. (Marivaux, le Jeu de I'atnour et du hasard, II, 11 ; e'est nous qui soulignons) Dans la derniére réplique de Silvia le groupe nominal «le galant Bourguignon» est pris ä la fois en usage et en mention, cite et assume. On pourrait dire des choses comparables des expressions mises entre guillemets ou en italique, qui sont ä la fois inscrites dans le fil de ľénonciation et rejetées, pour une raison ou pour une autre : Ces écoliers étudiérent la mise en scéne de ce puff financier, reconnurent qu'il était prepare depuis onze mois, et proclamérent Nucingen le plus grand financier européen. (Balzac, la Maison Nucingen) Bloch m'interrogeait, comme moi je faisais autrefois en entrant dans le monde, comme il m'arrivait encore de faire, sur les gens que j'y avais connus alors et qui étaient aussi loin, aussi ä part de tout, que ces gens de Combray qu'il m'était souvent arrive de vouloir «situen> exactement (Proust, le Temps retrouvé, Paris, Gallimard) On peut parier de connotation autonymique pour ce phénoméne de cumul entre la mention et l'usage1. Dire que l'ironie représente une «mention», cela revient ä considérer qu'elle n'est pas, comme le pensait la Rhétorique traditionnelle, une antiphrase, une «figure» par laquelle on dirait le «contraire» du sens littéral, mais la mention du propos d'un sujet qui dirait des choses absurdes. On n'a pas affaire ä une «citation» au sens strict : le «locuteur» dune énonciation ironique met en scéne, si l'on peut dire, un personnage qui soutient une position manifestement déplacée et dont il se dištancie, par le ton et la mimique en particulier. Ľ se pose comme une sorte d'imitateur du personnage qu'il ridiculise en le faisant s'exprimer de maniere incongrue (par exemple en lancant «Quel charmant accueil!» ä un hôte particuliérement désagréable). Comme ľexplique Ducrot, «parier de facon ironique, cela revient, pour un locuteur L, ä presenter ľénonciation comme exprimant la position d'un énonciateur E, position dont on sait par ailleurs que le locuteur L n'en prend pas la responsabilité et, bien plus, qu'il la tient pour 1. Notion empruntée ä J. Rey-Debove, Le métalangage, Ed. Le Robert, 1978. 80 Elements de linguistique pour le texte littéraire absurde. Tout en étant donne comme le responsable de ľénonciation, L n'est pas assimilé ä E, origine du point de vue exprimé dans ľénonciation (...). D'une part, la position absurde est directement exprimée (et non pas rapportée) dans ľénonciation ironique, et en méme temps eile n'est pas mise ä la charge de L, puisque celui-ci est responsable des seules paroles, les points de vue manifestes dáns les paroles étant attribués ä un autre personnage, E»1. L prend ses distances ä ľégard de E, ľ«énonciateur», par divers moyens : intonation, mimique, formules figées, contraste avec la situation... Prenons un extrait de Candide, de Voltaire, qui évoque la bataille entre les Bulgares et les Abares : Les canons renversérent ďabord ä peu prés six mille hommes de chaque côté ; ensuite la mousqueterie ôta du meilleur des mondes environ neuf ä dix mille coquins qui en infectaient la surface. (Chapitre III) La seconde phrase du passage est percue comme «ironique». Si l'on adopte la problématique polyphonique on dira que le narrateur fait entendre dans sa parole le point de vue d'un «enonciateur» dont il se dištancie par le caractére odieux de son propos et qui trouverait approprié de produire sérieusement un tel énoncé. Ľ «enonciateur» ainsi mis en scéne est ďailleurs spécifié, par le con texte et par le syntagme «le meilleur des mondes», comme un adepte de la philosophic de Leibniz (telle, du moins, que la caricature Voltaire). Trés habilement, le román ne polémique pas contre la théodicée leibnizienne ; il se contente de créer des situations oü les énoncés attribués aux disciples de Leibniz («locuteurs» ou «enonciateurs», selon les cas) apparaissent déplacés, voire monstrueux. Ľironie joue ici un rôle essentiel, car grace ä eile les propos des optimistes se détruisent dans le mouvement méme oü ils s'énoncent. Ce qui ne fait qu'accroitre le credit du narrateur qui prend ses distances. On le voit, la conception polyphonique de ľironie conserve ľessentiel de celie qui y voit un phénoméne de «mention» (ä savoir ľidée que le «locuteur» ne prend pas en charge les propos ironiques) mais ľassouplit : en un sens ľénonciation ironique y suppose ä la fois ľ«usage» et la «mention», qui sont attribués ä des instances distinctes. Ľironie apparait comme la combinaison 1. Le dire et le dit, op. cit., p. 211. Polyphonie 81 Mo-t — Ĺ4s y. paradoxale dans la meme enonciation d'une prise en charge et d'un rejet. Cela suppose qu'il existe des indices permettant de percevoir cette dissociation enonciative. Dans le cas de Candide le principal signal 6tait la presence du syntagme «le meilleur des mondes» dans un contexte qui le rendait parfaitement ddplace. Dans la mesure ou l'ironie constitue une strategie de dechiffrement indirect imposed au destinataire, oil elle se donne pour une enonciation ouvertement deguisee, elle ne saurait s'accommoder de signaux trop 6vidents qui la feraient basculer dans l'explicite. Cela explique que bien souvent on ne puisse determiner univoquement si un texte est ironique ou non, les indices d'une distanciation n'6tant pas nets. De ce phenomene on a une illustration fameuse avec le texte de Montesquieu sur l'esclavage des noirs dans I'Esprit des lois. Si l'on considere en g6n6ral qu'il s'agit d'un passage ironique c'est surtout en raison du d6saccord que l'on percoit entre les arguments avanc6s et ce que l'on sait par ailleurs des positions philosophiques de l'auteur. En consequence, hors contexte l'ironie s'avere difficilement perceptible : Les peuples d'Europe ayant extermine ceux de 1'Amerique, ils ont du mettre en esclavage ceux de l'Afrique, pour s'en servir a ctefricher tant de terres. Le sucre serait trop cher si l'on ne faisait travailler la plante qui le produit par des esclaves. {I'Esprit des lois, XV, 5) Ce froid raisonnement economique semble sans faille ; on comprend que le Dictionnaire portatif du commerce (1762) l'ait cite' avec le plus grand serieux1. Montesquieu lui-meme parait avoir eu conscience de cette difficult^ ; le paragraphe qui suit, franchement odieux, vient dissiper l'equivoque et permet de rdinterpreter correctement ceux qui le precedent: Ceux dont il s'agit sont noirs depuis les pieds jusqu'a la tete ; et ils ont le nez si ecras6, qu'il est presque impossible de les plaindre. Un texte comme les Provinciates s'appuie precisement sur le fait que l'ironie, par essence, puisse ne pas etre percue comme 1. Sur ce point voir S. Delesalle et L. Valensi, «Le mot "negre" dans les dictionnaires d'ancien regime» (Langue frangaise, n° 15, 1972, p. 103). 82 Elements de linguistique pour le texte littéraire Polyphonie 83 ďénonciation méme. On sait que les lettres 4 á 10 rapportent une série ďentretiens fictifs (mais donnés pour reels) entre un narrateur homme du monde et un jesuite, adversaire des jansénistes, qui est cense résumer la doctrine des casuistes. Comme ces lettres ont pour destinataire le public mondain les paroles adressées par le narrateur au jesuite visent en fait deux destinataires, places á des niveaux distincts : l'allocutaire immédiat, le jesuite, et les lecteurs des lettres, dont le narrateur se veut le délégué. En usant de l'ironie le locuteur peut produire des énoncés interprétables sur deux plans á la fois : le pere jesuite les interprete comme sérieux, au premier degré en quelque sortě, alors que les lecteurs du pamphlet percoivent la dissociation entre «locuteur» et «énonciateur». On en a une claire illustration dans ce fragment oú le jesuite vaňte les bienfaits de la casuistique : Écoutez encore ce passage de notre Pere Gaspar Hurtado, De Sub. pece. diff. 9, cité par Diana, p. 5, tr. 14, R 99 ; e'est 1'un des vingt-quatre Pěres ďEscobar: Un bénéficier peut, sans aucun péché mortel, désirer la mort de celui qui a une pension sur son benefice ; et un fils celle de son pere, et se réjouir quand elle arrive, pourvu que ce ne soit que pour le bien qui lui en revient, et non pas par une haine personnelle. O mon Pere ! lui dis-je, voilá un beau fruit de la direction ďintention ! (Septiěme Lettre) Tout lecteur de cet ouvrage interprete spontanément 1'exclamation finale du narrateur comme ironique. Ce que Ton sait de son integritě morale entre en conflit avec 1'admiration qu'il affecte devant une decision casuistique si peu digne ďadmiration, eu égard aux principes de 1'éthique chrétienne. Comme le jesuite n'a accěs qu'á 1'interprétation non ironique le dialogue peut se poursuivre, mais le public est pris á témoin du caractěre scandaleux des propos tenus. Si le narrateur-«locuteur» ne maniak pas l'ironie il devrait assumer ses dires et done prendre violemment á parti son interlocuteur, mettant ainsi un terme á ces entretiens fictifs. Le recours á l'ironie permet á la fois : - de faire parler le jesuite, - de marquer une distance á 1'égard de la casuistique, - de valoriser le narrateur (capable ďuser de l'ironie), - de dévaloriser le jesuite (trop naif et/ou trop corrompu pour percevoir la divergence entre «énonciateur» et «locuteur».) LECTURES CONSEILLÉES BASIREB. 1985 - «Ironie et metalangage», DRLAV, Universitě de Paris VII, 32, p.129- (Présentation critique des problématiques récentes de l'ironie.) DUCROT O. 1984- Le dire et le dit, Éd. de Minuit. (Le chapitre VIII «Esquisse ďune théone polyphonique de l'enonciation» développe la problématique polyphonique.) KERBRAT-ORECCHIONIC. et al. 1978 - L'ironie, Collection «Linguistique et semiologies 2, Presses Universitaires de Lyon. . ' (RecueU ďarticles sur les divers aspects de l'ironie considerée dans une perspective non polyphonique.)