22 TROU DE MEMOIRE / qui n'en finit plus de me faire éclore dans une mousse men-tale absolue. Ecrire un roman parfaitement désarticulé, c'est encore ce que je peux faire de mieux dans mon etat puisau_e je n'ai personne ä tuer pour le moment. Chere Joan ... Si elle m'observait, ce soir encore, elle trouverait le moyen d'etre mameureuse en proportion inverse de mon transport comme pour m'empecher de galoper seul sur mon cheval arabe. (Tiens : sur le plan clinique, je ne puis m'empecher de noter au passage une tendance accusée á la verbigeration — tous les chevaux sont arabes, etc. —, cf : Derobert, « Les psychotoniques », p. 144). Me taire, ne pas décrocher le combine du telephone si la sonnerie se fait entendre. Fort heureusement, personne ne doit me joindre par telephone á cette heure tardive : il est minuit dix. Si, par impossible, Joan apprenait que je l'ai tuée, elle *aurait beau jeu de porter mon intervention sur le compte de quelque toxicomanie, voire méme de mon opjion separatisté. Chěre Joan, elle est impayable : elle expliquerait tout par le cri de la race et se croirait du coup digne de figurer au fichier central des victimes ďattentats idéologiques. Une jeune fille plus ou moins anglaise qui ne meurt pas de mort naturelle a tout de suite le reflexe posthume de mettre sa mise á mort sur le dos des « natives ». II y a tout de méme une limite ä tout politiser; et je vois mal un avocat, en Cour du Banc de la Reine, excuser le crime de son client en invoquant son penchant accuse (... fou braque !) pour le séparatisme, d'autant plus que les éditorialistes parlent de laTcfise separatisté au passé défini, comme d'un printemps mort. Done, en tant que tueur separatisté, j'aurais opéré hors-saison, ä taux réduits et sans méme me préoccuper de faire coTncider mon crime idéolo-gique avec un acces de terrorisme. Non vraiment je ne suis paT déphasé ä ce point. Disculpäfiön separatisté, hors d'ordre. Objection maintenue. Merci votre Seigneurie, et j'en profite pour faire remarquer ä mon honorable collěgue (saoůl mort, il est vrai) que la jurisprudence ne tient aueun compte de l'irre-dentisme des Tobriands, pas plus que des tendances maniaco- TROU DE MĚMOIRE 23 séparatistes des australopithěques ou des caves. II faut mettre un terme aux droits des indigenes et considérer comme meur-tres qualifies les sacrifices humaihs qui font partie de leur heritage folklorique. Votre Seigneurie, qui étes aux cieux, je n'ai pas tué Joan; pourtant, elle est mořte. Son corps, déjá raide, sera découvert demain matin vers sept heures et demie au laboratoire de microbiologic de 1'Universita McGill, au Redfern Ward. Cest dans ce laboratoire surpeuplé que Joan et moi avons fait 1'amour si souvent aprěs les heures de travail et sous le regard curieux des singes Rhésus, fascinés par notre étreinte longue, haletante, compliquée : humaine. Cinq d'un coup, d'un seul geste incroyable, d'une seule lampée : je n'ai pas fini de soleiller dans tout les sens et pour rien. Les amines surchauffées explosent en moi, m'irriguent,* moi Sahara brůlant, de leurs rigoles serpentines et me fécon-dent, miligramme par miligramme, comme l'eau le sable. Avaler n'a rien de révolutionnaire : c'est la posture buccale regressive par excellence. Geste feminoi'de entre tous, avaler ne me feminise pourtant pas; au contraire, dirais-je, l'homme prouve sa supériorité par la pharmacopée. Si je n'avais pas découvert ma voie dans la pharmacie, si je n'etais pas devenu pharmacien, j'en serais réduit á n'etre qu'un pauvre type dont la frequence de désir animal et la force de frappe sexuelle déli-mitent sa seule aventure possible et sa zone d'influence. J'ai compris, moi. Les grands baiseurs d'Images et les grands four-reurs devant l'Eternel existent peut-étre, mais selon les mémes proportions ségrégatives qui régissent la consecration des chefs-d'eeuvre par rapport aux oeuvres plates. Le sexe, ce n'est pas une vie — sinon pour les forcenés ou les zombies, qui, comme chacun sait, reviennent, mais ne viennent jamais! C'est plus sůr comme ?a; en tout cas, on n'a jamais entendu parler de zombie lassé ou tout simplement désenchanté. lis reviennent toujours : c'est la preuve méme qu'il faut revenir et non pas venir. Ce qui est bon pour les zombies est bon pour moi et il y a belle lurette que j'en reviens du colt parlementaire du 24 TROU DE MEMOIRE TROU DE MEMOIRE 25 pouvoir ayec l'opposition, de ce qui peut avec ce qui n'en peut plus. II faut zombifier a mortja chambre bassement basse du Bas-Canada et ^tout faire sauter. MaudiffT machine J'ai beau lui enfoncer les caracteres remains avec doigte, elle me resiste. Cette patente infernale me freine : ce qu'il me faudrait, c'est une IBM electrique dont chaque caractere eclate sous le seul effleurement de ma pensee gantee et avant meme que mes phalangettes n'approchent les petites touches. Ecrire avec le vent que je deplace et manoeuvre avec mes doigts : avoir du souffle en soufflant sur ce clavier impossible qui seul correspon-drait au cote nescafe de ma poudre de bave. Un rien la ferait germer, un rien la liquiderait en mots pour que je cesse de penser a Joan et que j'en finisse avec cette crainte maladive qui me tenaille de tout avouer au premier venu, fut-il un inter-locuteur valable. Je suis le tout-puissant. Inutile de chercher ailleurs et, surtout, ne vous cassez pas la tete pour expliquer mon recitatif et n'allez pas chercher a comprendre l'intrigue charpentee que j'essaie vainement de comprendre moi-meme avant de l'edifier. En depit d'un frein aerien muni d'un clavier francais fabrique en Ontario, j'eprouve encore — Dieu merci — la gloire fumante dont je ne suis pas le symbole, mais l'incarnation souveraine pour ne pas dire la derniere. Le soleil n'est qu'un imposteur; il me plagie chaque jour. Mais un de ces bons matins brumeux, je vais lui lancer mon bref de cer-tiori, car il y a un hostie de bout a tolerer les plagiaires et les faussaires, surtout quand ils font mine de se mouvoir selon les elucubrations de Copernic. Le soleil (le faux) peut toujours tomber — entrainant le jour dans sa chute —, il peut meme recommencer son manege en forme de cercle vicieux. II ne trompera pas indefiniment l'humanit^ scorbique. Le soleil c'est moi! Oui, moi moi moi et seulement moi! Oui c'est moi le pur flambeau astral, le centre de toutes les circonferences au sommet, le petit sphynx incognito qui s'affale dans son fau- (1) Ici commence la partie dactylographiée du texte. Note de ľéditeur. teuil suedois quand vient la nuit blanche. La rumeur veut que le soleil aille se coucher; or, c'est faux, archifaux — et je suis t bien place pour le savoir! Le soleil paquete mais dextrogyre ?■ ne se couche pas. II mene une double vie — j'en sais quelque fe chose. Le soleil ne se couche jamais parce qu'il a trop ä faire. ; A l'instant meme, l'astre clandestin ecrit un ouvrage cochon , et autobiographique; facile, me direz-vous, d'ecrire quand on / est soleil... Mais ce clavier nullement electrocute^ ces frappes plombees qui s'emmelent en diphtongues strictement allogenes, ces efforts du bout des doigts, je vous jure : il y a de quoi noir- cir le disque inflammatoire ! Et puis ce n'est pas si facile qu'on pourrait le croire, au premier abord, d'etre soleil : briller, se lever ä l'aube, se coucher ä l'heure des poules, tourner en rond, c'est une yie_.de chien ! irr ■ J'eprouve un frisson global et prolonge; une sorte d'energie f folle me pousse ä communiquer la totalite diastasique que nulle I science n'apprehende au vol, que nulle theologie ne pejore F et qui, affolante mais innommable, promet une convulsion K qu'elle donne rarement... Je suis, ä proprement parier, posse-de; mais je sais qu'une depossession rapide succ£dera ä mon p trop pur plaisir. Possede, je ne possMe pas ce qui a la vertu P de posseder. Je ne possede jamais; je brüle, j'immane, je ca-resse ä mort, je fais perdre la raison, je combats la lucidite... car la lucidity, j'en sais quelque chose, c'est la chute — la cassure rythmique qui prelude ä la depression. Je suis le grand manipulateur de forme dans le style « pur baroque » qui me resume divinement. Je suis tout entier dans l'improvisation criminelle qui guide ma main et me fait Wrangler tout cou de Joan, me faisant altemer ainsi de la brülure lethale ä 1'hiber-nation soudaine .. La poussee sexofuge se diffuse ä mes propres extremites. Ainsi tout en moi, meme 1'hesitation, devient erectile. La zone k. (1) Fin de la partie dactylographiée. Note de ľéditeur. 26 TROU DE MEMOIRE TROU DE MEMOIRE 27 erogene, sous 1'effet psychopompe, se deplace avec rage. J'eprou-ve un frisson global et indifferencie. Cinq c'est trop. Joan, mon amour, je t'ai tuee; je t'ai tuee, je t'ai tuee, je t'ai tuee,.. Je t'ai brulee a ma facon comme un soleil occulte. II a fallu que je t'effleure pour que tu rendes le souffle. Oui, je t'ai tu6e. Je suis affreusement clair; je terrifie et je me sens desole. Ce n'est pas facile d'etre astre et symbole, et d'etre place au centre^Ie ta constellation, mon amour. Je brule, j'encercle, je fr61e, je ne possede jamais. J'ai frole Joan,~une femme blonde et douce. Je veux m'etonner et je n'en finis plus de reussir, bien que j'aie franchi depuis longtemps le seuil de la mithridatisation et de l'ennui. La seule explication a cela, c'est que je suis investi d'une puissance d'etonnement et d'une faculte d'invention bien au-dessus de ce qui est moral. Ma sante reside en ma capacite organique de metamorphose et de choc : je suis, a moi seul, une vivante et interminable pentec6te. Joan, chere apotre, avait un si joli cou, blanc, livide, gonfle par la pulsion de la carotide a fleur de peau. J'aime la fleur de peau, floria noctua africansis, espece infuse entre deux rives jalouses qui, par leur convergence crapuleuse, £gorgent la fleur aquatile et fugace qui n'est deja plus la quand le lit se referme, mais court plus loin vers la bouche d'ombre de la Benoue(1>. J'aime la fleur fant6me de ta gorge, fleur fragile que j'ai effleuree l'au-tre nuit et dont le calice demembre s'effrite en tournoyant sur lui-meme comme une feuille morte. Rien n'est plus beau que ce voile de chair qui recouvre la gorge jaillissante d'une femme qu'on invente de seconde en seconde, hesitant methodi-quement entre deux caresses d'appropriation dont 1'une des deux ne peut etre qu'ultime. Joan est morte egorgee de plai-sir — en quelque sorte — et gorgee de noir, nue cette fois de-vant les singes qui ne la reconnaissaient plus parce qu'elle ne portait pas sa chienne blanche. Elle gtt encore au milieu de cet habitacle indigne, blanche et nue, exsangue, elle qui avait rougi de toutes les rougeurs devant le m6me congres interna- (1) Benou6: un des affluents du fleuve Niger. Note de l'&liteur. tional des singes a vaccin devant qui nous avons fait l'amour combien de fois, pauvre amour. Tu ne bouges plus mainte-nant; ton corps mysterieusement immobile n'est plus parcouru par les secousses et les convulsions qui, invariablement, faisaient hurler les singes en chceur. Je me souviens de ce cri strident qui jaillissait de tous les coins du laboratoire, comme pour scander 1'orgasme de Joan et aussi le multiplier en decibels jusqu'a ce que le module de son plaisir, ponctue d'ultra-sons, engendre mon spasme et mon cri de mort. Pauvre amour, je t'ai laissee seule dans cette jungle sonore, seule et toute nue, morte a jamais au milieu de ces betes pre-darwiniennes(1). II faut bien que ces Macaques Rhesus soient des fins d'espece pour ne pas se mettre a parler, tout d'un coup, de-main matin a sept heures et demie quand l'appariteur aura son infarctus en decouvrant le corps que j'ai laisse a l'endroit meme ou nous nous sommes etendus pour nous aimer. L'elo-quence du corps nu de Joan devrait soudain les faire acceder a la parole humaine — sans autre protocole — et les conditioner a reinventer les mots d'amour qui ne sortiront plus de la bouche de Joan. Mais s'ils retrouvent, par une folle acceleration de l'histoire, les mots d'amour que nous echangions (1) Un ami qui a des connaissances en pal^ontologie, m'a fait re-marquer que, selon les auteurs modernes, les singes Rhesus ne sont pas dans la categorie des Primates. Cet ami, ä qui j'ai fait lire les passages oü Pierre X. Magnant d£crit les singes du laboratoire Redfern, de l'uni-versit6 McGill, croit plutöt que les singes « voyeurs », mentionnds dans le manuscrit, sont vraisemblablement des Gibbons (appel6s aussi Wou-Wou) originaires de Java ou de Borneo, ou bien des Chimpanzee Tch6go dont l'espece prolifere en Basse-Guin^e et jusqu'en Oubangui. Le nora vulgaire de cette espece africaine est: Koolo-Kamba. Ces quelques precisions ne paraitront pas inutile au lecteur qui apprecie la manie du djStaj]._et le souci de precision scientifique qui caractensent la pens6e et l'ceuvre de l'auteur. Le flou de ses connaissances paleontologiques s'expli-que par le fait qu'il tenait ces quelques notions d'une facon doublement indirecte, puisqu'il les avait apprises de Joan et dans une autre langue. Note de l'£diteur. 28 TROU DE MEMOIRE TROU DE MEMOIRE 29 devant eux (et depuis la premiere fois oü j'ai penetre dans leur sanctuaire), ils seraient bien capables, du coup, de trou-ver Ies mots qu'il faut pour me denoncer ä la police et decrire avec minutie les derniers moments de Joan, sans oublier ma presence a ses cotes et mon depart solitaire. «Pierre, you choque me...»; je m'en souviens maintenant. Joan a prof£re ceT^queKjues mots les paupieres dejä closes, alors m6me que je prenais une ultime precaution. Justejnejit^celajnousj^ ble : quelques mots anglais— les derniers! — precddes de com-bien de conversations oü nous passions, chacun son tour et pas toujours dans l'ordre, d'une langue_ä l'autre. Decidement ces singes pollues ont rate leur derniere chance demerger dans l'historicite et dans les annales de la Police de Montreal, en devenant bilingues du jour au lendemain pour decrire la scene d'amour dont ils ont ete les voyeurs orgastiques cette nuit me-me (hier soir dejä) entre dix heures et onze heures quarante-cinq — quinze minutes plus tard, j'aurais ete oblige de signer mon nom sur le registre du gardien de nuit qui n'aurait pas manque, anthropoide, de s'en souvenir! Conclusion : si je ne recois pas la visite de ces messieurs de la Brigade criminelle demain matin, c'est que les adorables petits singes n'ont pas parle ou bien qu'on n'a rien compris ä leur baragouinage bi-lingue. Les policiers, c'est connu, ne prennent jamais^les singes au s^rieux; Done, je suis couvert: ma flamme interieure peut continuer d'inventer un dome superlatif qui me tient lieu d'ecorce cerebrale. Je m'epanouis selon un modele antique de temple byzantin oü repose, sous les dalles fraiches du croisillon, le corps immobile de Joan. La pouss£e douce des seins sur la poitrine d'une enfant morte me resume tout entier et m'inonde d'une lactation apocryphe. Lance en pleine fugue, je decris l'arc immense d'un mausolee qui abrite la d£-pouille mortelle de Joan. La fdlure vient de se produire. Une seconde de trop dans cette pens£e fait craquer de toutes parts le bei edifice qui me surplombait. Joarnne hante. J'ai peur. Ce corps desempare qui repose dans son cercueil tropical, au milieu méme de ma fausse joie, je me souviens qu'il porte un nom et la marque indélébile de mon étreinte. J'ai tue Joan; je ľai bel et bien tuée avec une premeditation proportionnelle au désir qui me häntäif, juste avant, de perforer la grille humide son ventre. Meurtre qualifié par le désir qui ľa honteuse-ment precede ... Joan ! Dans mon cours, mardi matin, j'ai dit, non sans appuyer sur chaque mot, que «le penthotal et ses frěres sont ä double visage; bienfaits de la science, ils peuvent aussi servir au pire mal ». J'ai pique cette métaphore du double visage dans For-gue, « Precis d'Anesthésie chirurgicale» — mais je n'ai pas donne la reference, bien sur. Dire comme ca ä ľavenant « le penthotal et ses frěres », c'est proclamer ni plus ni moins que je me considěre comme un frěre du penthotal — pain total! —, pour ne pas dire son double. Cette poudre blanche, instable ä ľair, scellée dans une double ampoule pour ne pas qu'elle s'altere, cette poudre blanche pareille aux neiges innombra-bles dont je m'ennuie, j'aimerais ľavoir inventée. Mais hélas, j'avais tout juste quinze ans quand un certain Abbott (un génie) m'a vole la formule secrete du penthotal, sans le vou-loir bien sur. Cette découverte me revenait puisque, par cette poudre, en eile et scellé moi aussi par ľampoule, je me suis introduit secretement, sous les espěces poudreuses de la mort, dans le corps rassasié de Joan. Le charme de cette formule hypnique reside moins dans sa toxicite ä doses massives que dans la chronométration révolutionnaire avec laquelle elle fait passer de la narcolepsie ä la mort. Le découplage s'accom-plit implacablement : le reměde dépresseur agit á la facpn d'une onde de choc, faisant retrograder son consommateur d'une somnolence douce ä la chute phosphateuse dans le coma et la mort prochaine, pour ne pas dire inevitable. Ainsi, la poudre basilaire me parait avoir la force d'une evidence : elle me donne une certitude et, par le fait méme, m'exempte de dourer interminablement de tout. Je_sais que ce corps blanc et laiteux ne me trompera jamais : c'est un agent parfait, un frěre. 30 TROU DE MEMOIRE A forte dose, je tue moi aussi. Oui, je tue doucement, par une progression narcomorphe, qui m'absorbe et je le conduis ainsi vers I'amn&ie absolue dont je vis pr&entement le brülant con-traire. L'afflux desordonne de tant de souvenirs ä ma conscience m'induit en un surmenage de memoire et me gratifie de recapitulations et de tropes dont l'accumulation, depuis quelques minutes, me fait basculer dans une dialectique de remords et de fou-rire. Je suis sous l'empire d'une ventable ivresse mn€-mogene: tout ce que j'ai fait depuis quelques heures me re-vient et me saoüle. J'ai mal au cceur soudain, je titube, l'ceil vitreux, sur le corps rigide de Joan qui repose devant moi, sans cesse, dans un flou optique qui me donne le vertige et me donne envie de vomir. Vomir, oui comme 5a ferait du bien : vomir d'une seule vomissure toute cette bave de souvenirs trop frais qui m'est restee sur l'estomac et m'empoisonne... Minute de silence. J'essaie de recuperer apres ce coup de terreur qui m'est arrive : peu de chose il est vrai, mais comment m'expliquer ces coups frappes ä la porte? Comment? Passe minuit, on ne frappe pas ainsi ä la porte des gens; l'heure des visites est outrepass^e depuis longtemps. Sur le coup, j'ai fremi de peur : c'est comme si le poing ferine qui s'abattait sur le vantail, par groupe de trois coups, m'en vou-lait. Je n'ai pas ouvert. Ai-je entendu des pas s'eloigner ä la fin ? Je ne sais pas au juste : je suis peut-etre en train de de-venir crackpot, comme aurait dit Joan... Completement craque et dans le pot-au-noir — vase absolu de noirceur, ocean de bile sur lequel j'improvise un naufrage. Christ de calvaire en bois d'epoque; et toute une barge de Christ rebois& et un chapelet de christ encules et un saint rosaire que j'^grene, goutte ä goutte, comme une ejaculation de Chinois! Je ne veux plus repenser ä l'energumene (un hostie de presbytörien encore!) qui est venu frapper les trois coups de destin sur le frontispice relaque de ma porte. Je l'empalerais avec une defense d'elephant en ivoire dentele. Et foi de scout, je lui ache-terais un poisson ä scie pour qu'il aille se rachever ailleurs que TROU DE MEMOIRE 31 sur mon seuil. Cette visite impromptue m'a completement desaintciboiris£ : les quatre super-react£s bio-chimiques que j'ai aval& en debut de voyage (plus un) ont cesse, dans cette vague d'air froid, de fonctionner a plein et de me propulser sans rate" vers le troisieme palier de ma decoration int6rieure. Les lois inamovibles et strictement fatales de la pharmacie sont 'computes. Pour la premiere fois dans l'histoire de la Confer I deration qui m'ensable, I'invariance spansul^e se met a varier ; dangereusement; le mouvement Suisse se detraque. J'aije sen-| timcnt qu'un terroriste a suc6 tout le carburant que ]e gardais \ en reserve; un petit hypocrite qui, chaque dimanche, joue les enfants de chceur a la First Church of Canada. Je m'affaisse en plein ciel, victime d'un stratageme de la guerre psychologi-que. Trois coups frappes a la porte, repet& avec une r^gularite" maniaque et plusieurs fois; et cela a suffi pour briser ma cour-be euphoris£e. Le charme est rompu, la bio-chimie bafouee. A peine croyable, je me sens fatigue" : c'est un peu comme si j'avais surv^cu a Mach 12, traversant autant de fois le mur du son qu'on a frappe" de coups a la porte. Je suis epuise\ Si ca continue, je vais dormir les yeux ouverts — comme Joan, en ce moment meme, dort dans son coffret de surety, a l'abri des singes onanomanes et des vols a main armee. L'exces m6me de mon investissement d'attaque a epuise" toutes mes reserves et je me demande si, en fin de parcours et au terme de ma nuit nyctalope, je n'aurai pas d6couvert que le Dunkelschock du c&ebre professeur Delamare endort tenement il eVeille. Ses proprietes de stimulation du SNC sont en quelque sorte a double tranchant puisque l'intensification generate du tonus se relache soudain lors.qu'un sale, anglican degen6re, deguisd en destin, vient frappcr a votre porte. Cela s'&raircit: en fait, l'agent psychomoteur porte sur la region pedonculaire et l'emotion contre-tonique (premiere conclusion) n'ateint done pas le pedoncule. Le siege de la peur se trouve etre diffus, dans la mesure du moins ou il n'est pas encore localisable; tandis qu'on sait fort bien que les psychotoniques 32 TROU DE MEMOIRE TROU DE MEMOIRE 33 n'agissent qu'en un point donne et que leur efficacite se trouve reduite a zero sous l'effet d'un agent depresseur : tenement, lesion organique, peur, etc... A demi envahi par un sommeil que je merite, je mesure quand meme l'importance de ma decouverte sur le plan de la pharmacologic Je viens J^xperi menter moi-meme, rat blanc dument mandate par une sous-race de colonises, l'inemcacite du doping incantatoire contre la chienne indecente et nue, cette peur inavouable qui fait trembler! La peur a encercle la flamme generatrice et, avec la peur, c'est l'existence intolerable avec ses aleas et ses periodes rampantes, c'est la vie courante immobile qui vient d'affirmer sa predominance brutale sur l'agent psychotonique qui n'a pas attendu de midi a quatorze heures pour se transformer en agent double, me faisant ainsi basculer sans transition dans la glu noiratre qui me monte a la gorge. Je m'endors; le maudit nature! revient au galop et pourtant avec lenteur, selon la progression hypocrite de 1'engourdissement et de la fatigue. Les paupieres descendent d'elles-memes sur les dernieres molecules psychomotrices qui me permettent encore d'agencer mol-lement les resultats intuitifs de ma decouverte geniale..... Je^_ l'ai tuee. Et sa depouille mortelle, exposee en chapelle ardente, m'infere dans une nuit blanche interminable, qui n'en finit plus. J'ai peur. Le sommeil vient trop lentement; il vient un peu et s'en retourne, il recommence et cela m'epuise, car je vois encore Joan couchee nue dans son catafalque et je vou-drais la recouvrir d'un grand voile sombre, I'oublier... Joan../1) (1) La dilatation de 1'ecriture atteint ici son paroxysme, a telle ensei-gne d'ailleurs qu'il a fallu — depuis trois ou quatre pages — d^chiffrer presque au hasard. Le lecteur comprend ais£ment que notre souci d'hon-netete' nous a souvent conduit a dmonder la terminologie voisine de l'inddcence de ce texte. I] nous semble legitime d'etablir ici m&me une division de chapitre, meme si celle-ci ne repose pas sur un ddcoupage choisi par l'auteur, lui-meme. Selon toute vraisemblance, il s'est pass6 quelque chose entre le nom de Joan que Pierre X. Magnant a 6crit en dessinant des volutes et des formes ovo'i'des qui emplissent toute la page de son cahier, et ce qui suit. S'est-il repose quelques heures avant de reprendre sa seance d ecriture; ou bien s'est-il passe une nuit complete? II est difficile de l'etablir avec certitude. I] se peut aussi que la modification considerable du lettrage soit due ä l'absorption, par l'auteur, d'un medicament qui aurait altere serieusement sa coordination musculaire. D'ailleurs, nos connaissances en pharmacie ne nous permettent pas d'induire avec certitude que la degradation progressive de lYcri-ture manuserite (dans les pages precedentes) provient d'un facteur bio-chimique. Note de 1 editeur. SUITE III ... Je me vois écrire ce que j'ecris, conscient ä 1'extréme de recouvrir Ie corps de Joan ďune grande piece de toile da-massée d'hyperboles et de syncopes: j'improvise un veritable tissu^ďarť1), mot ä mot, afin den vétir cellě~quréšt nue, mais mořte, oui mořte de sa belle mort parfaite. Écrire ce roman me sauve de 1'incohérence sterile du monologue parle. Je constate, non sans une grande jubilation intérieure, que cette activité transitoire — écrire! — devient 1'activité principále de ma vie. Ecrire m'empeche de tout dire : c'est une lente et dure propédeutique de Texistence, un ap^renrisia^_jdétailjé de la revolution, Facte privatif par excellence — done : celui qui engendre la plus grande insatisfaction et qui, par consequent, incline á l'explosion déflagrée de Taction. II faut tout nommer, tout écrire avant de tout faire sauter; il faut tout épeler pour tout connaitre, appeler la revolution avant de la faire. L'ecrire minutieusement, "e'est prefacer sa genese violente et incroyable... Mais justement, ce pays n'a rien dit, ni rien éerit: il n'a pas produit de conte de fée, ni ďépopée pour figurer, par tous les artifices de l'invention, son fameux destin de conquis: mon pays reste et demeurera longtemps dans l'infra-litterature et (1) L'auteur invoque la notion de « tissu d'art » pour qualifier ce récit qu'il confectionne avec passion : le « tissu d'art » signifie justement l'oeuvre superficielle, mince et opaque. Le récit de P.X. Magnant se trou-ve ďemblée investi de propriétés masquantes. Dans cette optique,. la littérature se trouve dépourvue de toute fin autonome, de toute fonction expressive. Elle est un masque absolu, un voile opaque, charge d'hyper-bolespun voile aveugle qui cache la réalité et doit la cacher I En quel-que sorte, P.X. Magnan^ défonctionnalise la littérature: il en fait un tissu dont on recouvre une mořte dont la nudité est, ni plus ni moins, effrayante. Note de 1'éditeur. 56 TROU DE MEMOIRE TROU DE MEMOIRE 57 dans la sous-histoire. C'est tout juste s'il enfante quelques ma-lades comme moi, de ci de la, en pur gaspillage et sans les nom-mer ... Les fabricants d'histoire ne savent plus ou donner de la tete : ils s'en vont, dans la vie, avec quelques bonnes repliques, mais il n'y a pas de contexte, ni meme de sous-textes dans les-quels ils pourraient inserer leurs periodes. Alors, ils restent la, debbut, avec leurs apocopes a la main, hebetes, plantes comme des cocus dans une intrigue muette qui, fertile en sous-entendus, n'est finalement entendue par personne! On a beau ramper sur les treteaux; croyez-moi, ce n'est pas une sinecure que de donner la replique a des aphones et de trouver le ton juste quand tout est silence, meme le reste... Le_Qjiebec^ c'est cette poignee de comediens begues et amnesiques qui se regardent et s'interrogent du regard et qui semblent hantis par la platitude comme Hamlet par le spectre. Ils ne reconnais-sent meme pas le lieu dramatique et sont incapables de se rappeler le premier mot de la premiere ligne du drame vis-queux qui, faute de commencer, ne finira jamais. Chacun a son texte sur le bout de la langue, mais quand on met le pied sur scene ou deja se taisent les autres personnages decette histoire inenarrable, vraiment on ne sait plus quoi dire, ni par quel bout commencer, ni quel mot proferer pour que, d'un seul coup, tous les personnages retrouvent la memoire en meme temps que le fil de l'intrigue... Alors, on h6site, on perd pied, on attend qu'un autre cave rompe le silence! Il_suffira_k d'un seul blaspheme, d'un seul Christ metonymique pour metamorphoser ce morne silence en bruit d'enfer! Mais ciel! les murs sont barbouilles de slogans anti-blaspheme... Alors, on finit par se tourner la langue de feu sept fois avant de la-cher un saint-ciboire ou quelque petite burette ddbordante du sperme christologique ! On n'eclate pas. Le silence est d'or : on le fond en lingots en forme de penis, on en fourre dans toutes les dents carriees, on le negocie chaque jour sur le parquet de la Bourse de Montreal — communement appel^e Montreal Stock Exchange. On fait des Christs en or, des cruci- fix en or, des calices en or; les saints ciboires en sont archi-plaqués et les saints-sacrements d'ostensoirs en débordent dans toutes les directions. Oui, tout un peuple, aurifié, avec gueule d'or sur fond bléme, se tait á force de ne pas vouloir s'expri-mer tout haut. Les mots hostiaques font peur. Personne n'ecrit sauf moi. Bien sur, me direz-vous, il y a les protoňbtáires qui écrivent et les grefEers; á ce compte-lá, les médecins qui font des ordonnances pour suppositoires écrivent! Mais moi^ j'^cris au niveau diLpur blaspheme : oui, j'ecris ca que je comprends, ce que je projette de faire, ce que fai fait (pauvre Joan ...); mais cela ne fait que commencer. Les plombs n'ont pas fini de sauter; Joan est mořte, mais cela n'est qu'un debut... C'est comme une preface laconique á la martingale d'aftentats et de crimes que je projette de faire. Tout se passe sous le signe du blaspheme et de Taction. Par Taction matricielle de la parole, Taction passe á Taction, ráflant d'un geste hátif tout Tor du silence et le dépouillant, par surcroit, de sa plenitude significative. Děs lors, le silence est réduit á n'etre plus qu'une modalitě rhétorique du vide qui, comme chacun sait, n'a d'au-tre fonction que de valoriser la parole et si possible le rale affreux des blasphemes. Ainsi, en toute derniěre analyse, on peut dire que le silence n'a de statut propre qu'en fonction du blaspheme qui est le cri sauvage; le silence ne peut étre concu autrement que comme un intervalle entre deux cris. La revolution, dans son étre global, n'est qu'un immense et inaudible cri, cri funěbre et inedit proféré par une nation... et non pas le bégaiement informel que je sténotypie avec tris-tesse sur ces pages pour oublier Tinoubliable nuditě de Joan. Mon informe lamentation n'a de sens que si, de cette facon, je peux encore retarder mon cri de détresse et de mort; et si tu la laches, elle te dévore(1). (1) Un vieux proverbe haoussa dit: « Tajangue est ton bien; si tu la laches, elle te dévore ». Ce n'est peut-étre qu'une convergence fortuite; mais elle est troublante. L'auteur semble ici paraphraser le poverbe nigé-riaque. Cela est un peu mystifiant. Note de l'editeur. 84 TROU DE MEMOIRE TROU DE MEMOIRE 85 table légitimité, il n'y a qu'un pas que je franchis en pensée; de lä á proclamer trěs haut que le crime n'est jamais _si grand que révolutionnaire ... et que la légiumitése-redm^ä lajwn^ revolution, que la morale sociale n'est rien d_'autre_que l'envers du crime, ah ! il n'y a qu'un abime ä franchir : celui qui séparé 1'hésitation confusionnelle de la certitude, le non-sens débilitant de ce qui crěve les yeux. Et je me rends á 1'évidence. Maintenant que Joan témoigne froidement (sans m'in-culper, toutefois) de mon crime, je sens bien que je suis parvenu ajun niveau de yie_siipérieur et que désorrnais7 prepare ~ä" cela par une soif avide de transformer, je ne puis qu'agir en recidivisté eFténcíře toute situation future á son point ďéclatement. Envenimer, gácher, sabpter (éviterJes_am£ndements_iJa._CQns-tifuiion et les préuves d'amour — qui d'ailleurs n'ont rien á envier ä celle de Téxistence de Dieu !) : voilá Taction convulsiva á laquelle je me voue pour toujours (ou pour un temps seule-ment, mais qu'importe).|Le crime exěcre tout progres : le temps n'y fait rien, non plus qu'áTa~rCTolution puisqtfelíe^šTmanifeste comme permanente. II existe telle chose que le._crimfi. permanent, analogiquement du moins : dans les deux cas, il doit y avoir premeditation. Car c'est un fait, j'ai mis des semaines á preparer Faction sedative que, par procuration, j'aLexereie l'autre nuit sur les epicentres nerveux et aux postes dej:ontrole du SNC du corps infiniment doux de Joan que j'ai investie, sous les espéces inoffensives ďun alcool, eau double mélée a 1'eau mořte de son cadavre qui véhicule, en ce moment méme, quelques ondes encéphaliques a peine perceptibles á 1'EEG (mais le médecin légiste, affreusement légiste, ne fait jamais le coup de l'EEG ä ses clients; qa., je le sais !). Tant pis pour l'autopsie révélatrice : Tautopsie sera doublement post-mortem puisqu'elle sera pratiquée (mais fait-on subir cette injure scientifique aux habitants du square mile?), aprěs la mort cellulaire (la certaine) et la disparition de sa cause phar-macologique. Joan, adieu chou chou : ton corps n'est plus qu'une depouille anglicane que la famille, par souci de proprete, s'empressera de reduire en poussiere volcanique. Le court-circuit sanguin de notre derniere etreinte, accomplie dans le sursis prevu par mon extreme medicament, ne soulevera jamais plus de jouissance ce corps que j'ai eu la joie de posseder une derniere fois, juste avant sa fuite absolue. Dieu merci, je ne crois pas aux esprits, ni aux zombies, ni a l'affreuse notion de survie (comme si une seule vie ne suffisait pas anousecceurer); et je sais, de science certaine, que Tame de Joan n'erre pas comme une ame en peine entre Elseneur et Montreal, entre le Lagos Memorial Hospital et le Redfern Memorial (designe ainsi, de temps immemorial, parce qu'un certain Redfern a du crever sur le parquet de sa bourse en hurlant comme un Macaque Rhesus en train d'ejaculer!), entre McGill et le 27 mai, jour des jours!, ni entre chien et loup, ni, a plus forte raison, entre ce chien de Montcalm et Wolfe ! Non, les choses etant ce qu'elles sont, Joan n'est plus qu'un poids mort que seuls, l'air climatise du laboratoire et celui, plus froid dans le dos, de la morgue royale, protegent contre les prolegomenes du pourrissement; elle_jrjLg__ tpujours.. repete! que les. Anglaises elaient plus saines que les notres : eh bien, Joan d'amour, voila l'occasion ou jamais de le prouver a ton petit Pierre assassin. Sois saine; ne pourris pas au meme rythme desolant que cette fille (la mienne !)(1) inhumee dans la terre humide et hostile d'un cimetiere torontois; sois comme une yraie petite mornie royaje^nadienne. Oui, cherie, tu serais un cceur de ne pas sen-tir la mort et d'echapper a ces metamorphoses putrides qui con-viennent beaucoup mieux, crois-moi sur parole hostie, aux en-fants de chienne de bas-canadiens et de basses-canadiennes (voire meme, les plus basses, celles qui font germer les fleurs dans la (1) Cette allusion faite par P. X. Magnant ä sa propre fille m'a profond6ment trouble. Je crois savoir, maintenant, qu'il s'agit bien d'une fille qu'il a eue de Louise X.; l'enfant est morte une quinzaine de jours apres sa naissance. Comme tout cela est strange; je n'arrive pas ä y croire encore. Note de l'e\3iteur. 86 TROU DE MEMOIRE TROU DE MEMOIRE 87 banlieue pavoisee de la Ville Reine!). Joan, donri^moLune preuve superfetatoire de ton incroyable supenorite^J^ deesse lagide, chere petite pörteuse de pyramide eternelle : ne pourris pas! Ä cette seule condition, je continuerai de t'aimer; mais, si tu pourris, pourriture egale au corps inflorescent de mon enfant, j'irai me venger sur tes fleurs jaune canari : je les etoufferai sordidement avec une bonbonne de salicylate, et elles deperiront comme il n'est pas permis aux fleurs de deperir. Elles aussi, elles mourront empoisonnees, frappees magiquement par un ennemi masque et sous l'effet lethal d'un meurtre bacteriologique. Joan, morte entre les ressuscitees, a finien beaute' dans les bras d'un revolutionnaire et san^meme avoir compris que la mort d'un "Rhesus, dans laquelle eile avait complote, n'etait pour moi que la repetition generale de sa belle mort. Elle est morte sans avoir devine la nature de ma fascination, ni la raison de ma jouissance suraigüe (on profite des etres qu'on va perdre...); eile a trepasse en se laissant empörter par le flot d'inconscience de son discours essouffl6, dans les bras de son assassin impuni et meme en revant, pendant sa douce agonie, de partir avec Iui pour la Cöte des Esclaves, histoire de refaire sa vie et de donner un continent neuf ä son nouvel amour. Lagos, desormais, est raye de la carte. Lagos et son hopital ä fievre jaune, la sceur exilee de Joan et tout le Golfe de Guinee, toutes les bouches hypocrites de tous les Nigers d'Afrique! !! L'Afrique toute entiere est morte asphyxiee en meme temps que son socle fragile en forme de Joan. J'ai tue, non sans egards, Joan et tous les continents^noiri^^ qu'elle contenait, toutes les lagunes lagunaires, toutes les Guinees, tous les affluents anciens et nouveaux du Niger, toutes les boucles du grand fleuve noir, tous les crepuscules du Benin et tous les malades lacustres de sa petite sceur qui creve de chaleur ä Lagos. J'ai presque tue" ä jamais les mots que Joan a proferes dans la phase precomateuse de son intoxication : eile n'a pas cess6 de monologuer comme un anglican pacifiste, eile n'en finissait plus de me faire part de nos projets d'amour et de proférer des demieres paroles que d'autres, plus finales encore, rendaient anté-pénultiěmes et ainsi de suite, ce qui n'est pas conforme au mutisme des Anglais. Ce n'etait pas, á proprement parler, une agonie (merci, Dieu anglican et peut-étre méme, á la limite, vrai!), mais une translation : presque un voyage dans un train de singes, en troisiěme classe, avec les Primates et les pauvres. Mais le voyage incline aux confidences, chacun le sait; méme les étres supérieurement supérieurs nechappent pas á la degradation progressive de la confession et du monologue ... Joan m'en a fourni une longue et savante preuve, veritable demonstration désordonnée qui tend á prouver que tes_mférieurs (rcvolutionnaircs ou autres ...) ne peuvent méme pas se prévaloir de leur droit de proprieté sur le désordre incantatoire : Joan, á deux doigts de sa mort, a réussi á me voler les antiques privileges de mon peuple sur 1'incohérence et la déraison raisonnante. Elle m'a prouvé jusqu'a la fin que je n'avais .nen en prppre — 'ni la possession des mots, ni fex-clusivitéde la parole de trop...". — et, sous i'etfet afřicanoíde de mon hypnotique, elle me parlait sans suite, sans cohesion et dans une instantanéité délirante qui, je le croyais avant, était l'apanage des peuples désemparés. II ne me reste plus grand-chose, sinon ďavoir inventé, si Ton peut dire, la mort masquée de Joan ; ce secret, seul, me reste et me tient lieu de passé dont on se souvient, de personnalité avec laquelle on écrase les autres. Ce secret me resume et m'enfante: ce cadavre, preuve ex absurdo_de rna^ nqn-^oolence,, me ticnt lieu de victoire et res-sěrnble étrMgementau debut fulgurant de ma carriere revolutionnaire ; son immobilité biafarde, sa perfection glacée et son cou indemne préfigurent le grand ceuvre que j'entreprends á la téte des bataillons (camoufies jusqu'a étre invisibles) que je vais dinger, de nuit, vers un ennemi plus invisible encore et dont 1'absence, en cet instant supreme, constitue la pire insulte. Enfin^j'ai accompli quclque chose; cn tuant Joan, j'ai engendré l'histoire d'un péuple sevré de combats et presque mort de peur á force d'evifer la violence ... 88 TROU DE MEMOIRE TROU DE MEMOIRE 89 En fin de course, eile asurtoMj^arl£_anglais, d4baptisant_ tout ce quelle evoquai^Tinationalisant Lagos, ancienne colonic portuguaise, et TAfrique morbide qui a un double^ passed mais quel avenir... Do you sleep Pierre? (Mais non, je nc donnais pas; e'est Joan qui, sans trop s'en apercevoir, plongeait doucement dans le sommeil qu'on dit etemel; je ne dormais pas, j'etais de garde : je guettais les signes de la somnolence et ceux, plus eloquents encore, de l'imminence du coma. To sleep, and by a sleep of death — to shuffle off this mortal coil). Pierre, each time we make love, I feel as if I will not live afterwards... (Etrange, son pressentiment de ne pas survivre ä son orgasme!) Do you love me ? I mean ... (Le « I mean » si particulier aux Canadiens anglais revenait a une frequence accclerce : Joan, investie en son for interieur, n'en finissait plus de repeter « I mean », pourtant eile signifiait de moins en moins; et l'accumulation meme de ses « I mean » attestait la volonte desesperee quelle eprouvait (volonte obscure d'intellection ...) en meme temps quelle temoignait de sa defaite totale par des ennemis sans nom qui, en quelque sorte, agissaient en elle comme mes emissaires). Do you love me Pierre? Then... why don't we fly away, far-away fromJhis_ damned city. I loathe Montreal; yes Pierre .. .W~jelfen peux plus de vivre ä Montreal. C'estfres humide dans le Middle (1) Le .double passe, des pays africains est une notion^l6_deJeur realite politique. Cette allusion rapide et non appuyc-e, faite par P.X. Magnant, sonne un peu faux dans le contexte. Je suis tout pres de croire que cette phrase savante a ete rajoutee par un autre que P.X. Magnant. Note de 1'ecliteur. (2) J'ai cru qu'il n'etait pas necessaire de laisser tels quels les passages du manuscrit qui ont ete ecrits en anglais. La familiarite de P. X. Magnant avec cette langue explique et justifie amplement son initiative d'ecriture. J'ai meme releve des passages qui etaient ecrits_.diKctenient-par P.X. Magnant en anglais, sans qu'il s'agisse de phrases prononcees par Joan; selon moi,"if s'agit la d'un phenomene de contagion_.assez_ rare ou d'identification post mortem a Joan qui etait anglophone. Note de 1'ecliteur. BeltW, mais ici e'est tuant. Montreal is killing, dear; si tu m'aimes vraiment, partons ; je vais'vider mon 6817 au Toronto-Dominion et cela nous permettra de vivre quelques mois n'im-porte ou, mais pas ici. Pierre... Comment dis-tu Lagos en francais ? Cest beaucoup plus beau, on dirait; cela ressemble á lagoon<2>. Pierre, let us fly from here et allons refaire notre vie á Lagos (La-gosse...) ou méme en pleine brousse, mon beau sauvage; bien sůr, tu me tromperais avec les négresses! Joan riait d'avance de mes aventures avec les « natives », tandis que je la voyais tout pres de moi, apaisée, progresser mot á mot selon mon ordonnance euthanasique. Je veux refaire ma vie, Pierre, je veux dire: avec toi! Ce serait merveilleux (les « wonderful » pleuvaient comme en petite saison des pluies!) de recommencer ensemble n'importe ou, dans une ville absolu-ment inconnue : dans le fond de l'Afrique, dans une ville ou il fait chaud, trěs chaud douze mois par année; ta fameuse neige canadienne-francaise á mort tu la laisseras aux patriotes(3), ca leur servira de linceul... Moi, tu sais, la neige du Bas-Canada me fait chier, dear! (J'ai souri avec Joan; pourtant je faisais mon entrée solennelle dans la tristesse, oh ! non pas cette tristesse post-coítum décrite dans tous les manuels de sexologie, mais la tristesse étrange du passager immobile sur un débarcaděre immobile qui regarde Joan hissée sur un convoi qui, aprěs avoir donné l'impression que le quai de beton s'e- (1) On d6signe, en effet, sous ce vocable, la moitid «_sud_»_de..la Nigeria : « The Middle Belt, forming the southern portion of the Northern Region, spreads accross the valley of the Niger and that of the Benue into the adjacent portions of the adjacent uplands. Taken as a whole, the Middle Belt is thinly peopled ». « Nigeria, a descriptive geography », p. Ill, Perkins & Stembridge, Oxford University Press, London 1957. Note de l'editeur. (2) Terme anglais qui traduit lagune, avec, en plus, une connotation de lascivite phonctique. Note de RR. (3) Les Canadiens francais designent ainsi les insurges de 1837-1838; par analogie, les terrorrstes contemporams_aiment bien se qualifier de patriotes. Note de RR. "~ --------- --------- 90 TROU DE MEMOIRE TROU DE MEMOIRE 91 branie, prouve avec mille petites cruautés que le train s'est mis en marche, transportant en grande pompe sa passagére unique et morte). Ailleurs, mon chéri, ailleurs et loin du Neptune — annexe du Redfern Hall —, quelque part sous les tropiques, sur les rives guinéennes du golfe de Guinée... (Mais je me demandais alors si, dans ľhinterland nigérien ou dans le Middle Belt, nous n'allions pas retrouver des specimens de la sous-race des Macaques Rhesus, sous-fréres insondables dont je puis me dire avec une superbe ä toute épreuve qu'ils sont carrément inférieurs ä moi, c'est tout dire ! Oui, ils sont inférieurs-infériés, rié^serait-ce que parce qu'ils nous observaient, Joan et moi, et qu'ils étaient métalliquement condamnés ä regarder, tandis que moi je pouvais transpercer doucement le ventre blane de Joan ; d'ailleurs, je n'ai pas manqué de le faire et non sans une perfection totalitaire. Aprés cet événement secret que nulle qualification exogene ne hisse au niveau de ľhistoire qu'on raconte, Joan a recouvert machinalement son ventre et ses cuisses merveilleuses ďun pan de sa chienne(1) immaculée, ďune blancheur détergée dont elle n'aurait jamais percu le ca-ractére offensant en Nigéria si jamais, par impossible, elle avait pu se rendre lä-bas, histoire de se déneiger un peu ... J'imagine facilement qu'un jour les infirmiéres de Lagos, toutes les soeurs de Joan, seront obligees par une loi fédérale nigérienne de porter la chienne noire par respect pour la pigmentation obscu-rante des Yorubas et des Lagunaires(2) ...) Lagos, yes Pierre, Lagos... Why don't you take me away away with you. Let us fly. Je n'en peux plus... Maybe, afterall, je suis en train (1) Le terme « chienne » est couramment employe au Québec pour designer la blouse blanche portée dans les laboratoires. Note de ľéditeur. (2) On appelle «lagunaires » les peuplades qui se sont installées soit sur le cordon littoral, soit sur la rive intérieure des lagunes. Fait interessant, quelques villages, par souci de sécurité sans doute, sont construits sur pilotis au-dessus de ľeau. On retrouve chez les Lagunaires des structures sociales sans hierarchie, émiettées ; ces peuplades sont souvent contrôlées par des sociétés secretes. De lá, sans doute, leur supposée arrogance et leur isolationisme. Note de ľéditeur. de me taper un nervous « b ». I feel sad, mon amour, sad, sad, sad ... Si ce n'est pas l'approche d'un nervous « b », alors ... je suis tout pres d'etre menstruee. At the end of my moonlike revolution (pas la tienne, mon chou!) je me sens toujours tres sad. Pourtant, d'apres le calendrier gregorien, ce n'est pas pour ce soir ni pour demain le bloody flush. Alors, et en conclusion comme tu dirais, je suis folle tout simplement, oui platement et follement folle. Ne m'ecoute pas, je deparle... avec un accent aigu, n'est-ce pas Pierre ? Est-ce que je deparle ou bien est-ce que je de-parle? Tres franchement, Pierre, l'accent, je l'aime grave et non pas aigu, tres grave meme... Deep down in the grave. What am I going to do if you never want to go to Lagos with me ? Me tuer ? Bah, pure nonsense : une anglaise ne se suicide jamais. I won't kill myself, I will die alive again and again : je f'attendrai Pierre et j'absorberai tous les medicaments possibles, so that I become a genuine french Canadian sauveuse de race — like you ! Lagos, please please me Pierre : un beau geste, partons mon amour, partons vite, for Christ sake, and proove me that we are not grounded like dead aircrafts! Je te promets de parler francais toute ma vie, si tu m'emmencs ; francais ou swahili, tout ce que tu veux, je te jure de parler n'importe quoi comme langue uniquement pour te faire plaisir. Je ne sais pas quelle langue on parle sur les bords de la mer, dans la Baie de Benin, oh ! comment dis-tu Benin ? Je ne sais plus mon amour: Baynin ou benie... Pierre, life kills me here; et j'ai peur de mourir. M'aimes-tu vraiment Pierre? Pourquoi m'aimes-tu ? Pourquoi... (II m'a semble, a ce moment, qu'elle n'avait pas la force de tourner la tete vers moi pour lire dans mes yeux la reponse a sa question lancinante. La fin approchait. Je me sentais deja comme quelqu'un qu'on abandonne; je m'ennuyais presque de son prochain depart...) Allons mourir a^Lagos, Pierre, car je n'ai plus le coeur a vivre icL C'etait quoi le nom du motel 5 Gfanby? Tu t'en souviens, toi... Le Motel du Lac, oui, e'est ca. Mais il n'y a pas de lac a Granby et les vagues ne venaient pas frapper la peau de notre 92 TROU DE MEMOIRE TROU DE MEMOIRE 93 motel. J'ai été heureuse dans ce Motel du Lac, vraiment mon amour; j'ai le gout de pleurer quand j'y repense. Tu te rappelies ? On avait laissé le TV set bursting with foolish light and with words, words and words of your mother language; nous on avait commence de se taire, but we were still hearing the voice of(1) ... qui jouait dans une piece d'un grand auteur italien. J'ai oublié son nom, mais je me souviens seulement de tous ces personnages qui n'avaient rien d'autre ä faire que parier et qui seraient bien partis pour Lagos s'ils avaient eu l'argent en main. lis parlaient, couraient, se martyrisaient — ah! je les entends encore quand j'ai les paupiěres closes, ils n'en finissent plus de me raconter leurs malheurs et de me chuchoter ä l'oreille qu'il suffirait de quelques centaines de dollars pour flyer á Lagos... Cest combien le billet Montréal-London-Nairobi-Lagos ? Ce ne peut pas étre tellement eher, pense que nous avons payé 360 hors saison pour Londres... Á Lagos, mon amour, nous serons heureux enfin ... (Elle a pleuré longuement "Un- šlih^o&rTt^omTňlT une enfant; je ne sais pas pourquoi, vraiment, eile est devenue saisie subitement par un accěs de tristesse noire. Son emotion n'a pas été sans rejaillir étrangement sur moi, en cette étape finale, alors que tout était presque consomme...) Je suis morte, mon amour. Quand je m'eveillerai, dear, je ne veux pas te voir habillé. Please let me sleep. Je suis morte, comme si j'avais parcourae Lagos ä pied dans tous les sens pendant des nuits et des nuits ... Pierre, you choke me, Pierre... (La distance entre Joan et moi est alle s'augmentant selon une progression fatale, en quelque sortě. Je ťétrange, majbelle étrangěre, je ťétrange doucement, presque avec amour. Ma derniěré caresse, alienation subtile, est un chef-ďceuvre de simplicita, un coup de génie, quoi! Étranglement, e'est beaucoup dire alors que j'ai simplement étrangé^._de_ ma main masquée, 1'inconnue de Lagos, la passagére voilée des vaisseaux fantomes qui continuent ďéchouer dans les entrelacs de la laguně funěbre qui se découpe en dentelles de souvenirs. J'ai posé ma main doucement en guise de scellé royal sur cette enveloppe trop douce qui m'in-clinait á son agonie et me parlait des arbres déchirés qui for-ment une grille fragile, face á la mer absolue et au lagon, et qu'on peut regarder á loisir depuis les fenétres de l'appartement de Rachel. Le nombre aberrant des T.S.(1> aux barbiturates nous oblige á prendre des precautions, voire méme des mesures de sécurité contre le hasard. Un professionnel sait cela. Avec l'in-dex et le pouce, mais sans faire de pression susceptible de causer un hématome, j'ai bouché le nez de Joan; j'ai posé mais avec quelle douceur ma main droite sur la bouche du Niger qu'elle appelait en vain quelques secondes plus tot. Jamais caresse ne fut plus douce, ni moins pressante. Jamais, non plusT^traiigiř la+rorrTlé-fuFplus pres d'un geste de veneration. De cette facon, stoppant pendant suffisamment longtemps l'inhalation de Joan, j'ai confere á son corps déjá désámé l'air d'avoir rendu son dernier souffle, en l'empechant, mais si doucement, de le rendre. La certitude que la plus forte dose quoad vitam ne donnera jamais, je 1'ai trouvée dans cette derniěré étreinte qui, par 1'attouchement de la zone buccale, provoqua mon désir et, aussitót, rendit son objet inapte á y répondre. Ainsi, étrangeant au debut, mon geste est devenu infiniment funé-raire. Lagos, inaccessible, est devenue, l'espace d'un baiser, la ville muette, capitale humide d'un pays ou Joan ne refera pas sa vie. Moi qui ai, tant de fois, entendu Joan me vanter les charmes sordides de cette ville échouée, voilá soudain que je chavire. Lagos soudain m'attire, bouche sombre et avide au fond du Golfe de Guinée, vulve masquée dont les lěvres supé-rieures me convient á la mort désolée que Bougainville a trouvée dans la bouche close d'un fleuve. Ce qui est dit est dit. Bougainville debout dans les sables mouvants du Mississipi, e'est moi, e'etait moi devant la bouche avide de Lagos oil Joan (1) lei, un nom biffé. Note de l'editeur. (1) En psychiatrie, il est courant de designer la tentative de suicide par ces deux lettres: TS. Note de RR. 94 TROU DE MEMOIRE TROU DE MEMOIRE 95 voulait m'entrainer avant que ne l'entraine, dans le sens d'une solution aqueuse, le vin magistral^ de la mort). Ce soir, injecte de mon propre sang rejailli sans cesse et pompe par tous mes vaisseaux dans les vaisseaux cerebraux du Niger, j'incline ä divaguer alors que je ferais mieux, oui bien mieux !, d ecrire des maintenant le texte du discours qu'on imposera en pensum, dans vingt ans, ä tous les sous-jacents d'une gratuite scolaire en regime de banqueroute. Oui, je ferais mieux d'ecrire, mais sainte hostie metylpropyl, eher coeur de Jesus dont le myocarde s'est infarete avant meme que le glaive romain ne vienne l'hemorragier ä jamais! Mais je ne suis pas un surprodueteur de mots agences, je ne suis pas membre du College des Ecrivains mais bien du College des Pharmaciens; et nulle formule solutee, nulle sirop thebaique ne peuvent me transformer en crieur public d'une nation sourde et muette. Au Canada francais (oui, chou !), ecrire autre chose quTüne ordonnance de suppositoires de beurre de cacao, ce n'est pas serieux : la preuve en est — mais est-il besoin de prouver ? — que la litterature emolliente de nos protonotaires et de nos archi-pretres est legalement ä notre image et ä notre ressem-blance. Sacrons au moins ces chieurs officiels de mots morts quTsönt sacralises en tant qu'agents emollients et aussi en tant qu'ennemis redoutables du blaspheme et du sacre! Rendons-leur au moins cet hommage (posthume) qu'ils meritent pour la bonne raison qu'ils ont vecu de l'attendre. Christ dope ä la thalidomide, hourra pro nobis, frere untel, ora pro nobis; frere o'neil (fils de l'accidente), ora pour les petits negres ... Je bascule dans le sur-blaspheme avec la ferveur des premiers apötres : je me sens investi par six chars de Christ, six par banc, et par des barges de vierges poudrees qui decoupent l'amuse-gueule de Paul-hors-les-murs en hosties pour donner la communion aux fifis. Je ne charge pas, saint creme fouette, je decharge ä pleins ciboires, j'actionne mes injecteurs de calice a plein regime et je sens bien qu'au fond de cette folle bandade je retrouve, dans sa purete de violence, lajangue desaintciboirisee de mes ancetres. Les jeunes filles de bonne famille (des agace-p", toutes sans exception !) que j'ai poursuivies avec une assiduite incalculable, m'ont oblige a chatier mon langage, a me chatrer ni plus ni moins, e'est-a-dire : a me privcr de mon identite de pauvre CF condamne, par deux siecles de delire, a parler mal, sans plaisir, voire meme a forniquer incestueusement avec ma langue maternelle dans une succession de suceries hautement basses et de courbettes infirmes, tour a tour fourrant et &ant fourre, car la langue majestueuse et maternelle — il faut bien le dire et le constater — a un statut de langue morte ! La bien parler, e'est deja faire preuve de necrophilie; en tout cas, e'est excessif, presque morbide, regressif et cela ne vaut pas mieux que la hurler hostiaquement, dans le desordre et la rage folle qui s'emparent de tout homme qui parle pour rien. Je parle trop bien pour m'en sortir par un dialecte, trop mal pour m'ecouter. Je ne suis pas parlable; je ne suis pas ni jamais ne serai un interlocuteur valable. Mais ma langue a mauvaise haleine, mon parler sent la tonne. Et tant pis si je suis en proie if une bouffee de tristesse puisque le temps que je mets a l'ecrire calme un peu mon staccato chimique. J'ai la bouche pleine des imprecations tumultueuses des congres d'accouchies qui se defoncent a coups purs de blasphemes; et d'ailleurs, comment peut-on mieux saluer l'avenement d'un messie colonial qu'en ponctuant les douleurs de son enfantement par six chars de Christ, et six par banc, et qu'en maudissant sa venue crucifiante. Pauvre Louise.. L'hostie de petit Christ tant attendu par les pauvres que nous sommes, est couvert d'avance par une pluie radioactive de saintes interjections qui, dans nos bouches a langues maternelles de feu, sont pure incantation, psaumes a femmes, stances rauques des primipares! Dieu (1) Vin magistral : expression qu'on emploie en pharmacologie. Note de RR. (1) C'est la seule allusion a Louise dans tout le manuscrit de Pierre X. Magnant. Cela est troublant. Note de RR. 96 TROU DE MEMOIRE TROU DE MEMOIRE 97 merci, les accoucliées accouchent en crachant non seulement des messies^rimagants,-mais des poěmcs hudésL._et_plui_qjje parfaits... Si la revolution n'est pas un cri, elle est une oraison řuněbre, chant aphone et funéraire. Et ce cri étouffé, comme dans la gorge blanche de ma belle étrangěre, a été blaspheme noir, mot juste injuste, cri... et non pas le bégaiement informe que je transcris sur ce papier, pour masquer mon crime et surtout pour ne pas prononcer un cri de détresse quand je pense á Joan; maislrroflT "cri"a rnoi a été tué dans toutes les gorges depuis que Louis-Joseph, aprěs Famnistié anglaise, est revenu s'asseoir sur les bancs de la reine, abdiquant á jamais le droit des peuples au blaspheme. Mandate, ce cher calice (mais qu'on 1'éloigne de moi...), pour tuer la revolution, il s'est acquitté noblement de son mandát honteux; mais je ne dois pas lui en vouloir pour autant..., car il na fait que son devoir : il me fait penser á mon pere esclave, rentrant á la maison aprěs avoir rate sa revolution quotidienne, tous les jours ouvrables pendant des siěcles et des siěcles ét jusqu'a l'age de la retraite... Mes frěres (aussi bien commencer le discours du 27 mai!), mes frěres, je viens vous parler, ce soir, de ma tristesse lamentable et j'ai besoin de pleurer, oui, mes frěres, pardonnez-moi si je suis blessé par nul ennemi et si je suis comme vous, et comme mon pere quand il rentrait á la maison, humilié et presque mort, aprěs avoir gagné le pain sombre de notre échec. Je suis triste comme lui, et sans armes en bandouliěre comme en portent les soldats qui partent avec joie vers le bel inconnu. Mes frěres, je plcure de n'etre ni ce soldát en uniformě qui — lui au moins — sait pourquoi il mourra et par quel moyen. Semblable á mon pere qui ne finira jamais de travailler huit heures par jour jusqu'a sa mort, semblable á Papineau qui rentre aprěs 1'échec mortuaire, je rentre moi aussi, parce que e'est l'heure de rentrer et que j'ai peur d'etre jeté en prison si je suis pris á fláner en chemin. Cher amour..., oil es-tu á l'instant méme ? Je reviens indéfiniment vers toi, mais ou es-tu? Tu m'as quitté, tu ťes sauvée vers Napierville ou peut-etre as-tu deja traverse la frontiere a l'instant meme ou je m'allonge sur un champ de bataille desaffecte qu'on a transforme en piste de course, cercle clos oil je m'exerce a ton absence, mais je ne me qualifierai jamais pour le depart puisque je reviens... Mesdames et messieurs, vous avez devant vous un homme fini, another man done gone, et je vous prie de croire que je suis gone, bebe d'amour, gone done, voire meme surfait comme un corps flagelle(1). Oui, patriotes des frontieres enfoncces, je vous prie de croire que je ne mache pas mes mots : quand je dis fini, croyez-moi je n'exagere pas, je veux dire fini, done et gone with the wind, parti vraiment parti direction Napierville, au-dela de la riviere L'Acadie ou vers le Haut Richelieu. En verite, mes freres, ce n'est pas moi qui suis parti, mais Joan; e'est elle qui fuit, en ce moment meme, du cote de Moore's Corner ou de Blackpool. Elle me fuit, mais sans doute a-t-elle raison ... Si elle remonte toutes nos rivieres vers la liberte, e'est que j'ai~ctu lui faire durrial. Oui, j'ai du la blesser, car je suis tuant, croyez-moi, je suis tuant. Et puis, quand elle a decide de partir — sans me 1'avouer — elle n'a pas voulu fuir devant une revolution qui non seulement ne laconcerne pas, mais ne vient jamais. ^Elle^esf partie de honte pour fuir vers le sud mon echec... et aussi, sait-on jamais ?, parce que je n'ai pas voulu fuir a Lagos quand elle me suppliait de partir et qu'elle enumerait, dans sa lassitude finale, les beautes humides de Lagos et du littoral entrelace de la Cote des Esclaves qui se love interminablement en une noire echarpe deprimee a travers laquelle l'eau lente se couche sur son lit sableux. II me semble soudain que ma tristesse me deporte trop tard sur la cote basse, ennoyee, d'ou soudain j'apercois Lagos, ville funeraire, que je ne sais trop comment (1) Quiconque est familier de 1'épidéméiologie du paludisme aura reconnu ici une expression courante de la terminologie malarique. Les corps flagellés désignent les microgamětes dans la phase schizogonique. Note de RR. 98 TROU DE MEMOIRE TROU DE MEMOIRE 99 rejoindre, tellement je ne m'y comprends pas dans le secret des lagunes et des deltas innombrables qui me separent de la Jemmejjue j^a^j^niuejviais j'ai tout perdu — cela me connaft, batailles, temps, jeunesse; cela me ressemble de perdre et de m'egarer, au milieu des failles du littoral, sur une cote affaissee qui m'appelle et m'etrangle. Je n'ai pas d'autre pays que ces limans noirs qui m'ensorcellent dans leur succession jde rcderits et d'isthmes decroches. Oui, mon pays n'est rien d'autre"que ces sables mouvants qui encastrent Lagos dans un ecrin accore. Ne du sable, je tente interminablement de m'y enraciner, mais je m'ensable et je m'emprisonne dans le trace da littaraLet dans les calligrammes deltai'ques du rivage. Le pays natal, mes freres (le discours, n'est-ce pas ?), n'est qu'un ruban magnetique a double trame qu'on a debobine en frises perforees tout le long de ton flanc sombre, mon amour, et qui va de Grand-Bassam, en Cote d'lvoire, jusqu'a la bouche innombrable du Niger, veritable linge secret que je presse avec nostalgie sans jamais te toucher, non jamais plus! Car je t'ai perdjae^jmpn amour, je t'ai perdue et je me perds de plus en plus mokrieme^ je suis en proie a un acces palustre, secou6 par un syndome de frissons, de chaleurs et de sueurs glacees qui me font claquer des dents, voila! je suis en pleine crise : je passe du froid au chaud, mon sang pur se vidange a folle allure, mes doigts palissent, mon sexe (que j'entrevois soudain) est cyanose, pour-tant je deviens febrile, je vibre a la tristesse comme une mince pellicule sous le vent chaud des lagunes... Ah! vraiment, tu ne peux pas savoir, je me sens envahi par une armee d'hemato-zoaires(1), infeste par ce corps infestant qui me ronge sans amour, et quelque chose me dit que je franchis, des cette premiere poussee de temperature, le seuil de la premiere phase. Je m'installe d'emblee dans le stade secondaire aigu et (1) Hématozoaires : parasites animaux vivant dans le sang. Note de RR. ce cher ana medieval me fait maiw. Je délire avec le super-swing des empales (ou empaludés, si 1'on préfěre), je m'etire sur la page avec la profusion ďune psychose d'enfant du. siecle... (1) Y at il dans ce membre de phrase les elements d'une plaisan-tene ? Par exemple, cet aria qui fait mal, ne serait-ce pas tout simplement Je « malaria » — mot compose" dont 1'origine remonte au Moyen Age italien ... Note de l'dditeur.