a la maison. Us roulerent un moment en silence Puis la fille demanda: — Voulez-vous que je prenne le volant? — Ca va, dit-il. Merci. Au bout du chemin de terre, ils reprirent 1'Interstate 80 et le chat noir sortit de sa cachette. — L'expedition n'a pas etc un succes! dit 1'homme. — On se reprendra une autre fois, dit calmement la fille. — C'est vrai, les gens ne sont pas tous des chiens, dit-il. La fille le regardacurieusement. — Je voulais dire: les gens n'ont pas tous des chiens, corrigea-t-il quand il prit conscience de son lapsus. 29 LES FANTOMES DE SAN FRANCISCO — II est fait moilie en acier et moilie en reve, dit Jack. — C'est le plus beau que j'aie vu de toute ma vie, dit la fille. — Quand j'etais petit, je pensais qu'il etait en or. J'etais sur qu'il avail ete construit avec 1'or qu'on avail decouvert en Californie. Ils parlaienl du Golden Gale Bridge, qu'ils apercevaient au loin sur la droite, emergeant d'une masse de brouillard, landis qu'ils s'engageaient sur un autre pont, le Bay Bridge, pour traverser la baie qui les separait de San Francisco. Le voyage louchail a sa fin. Ils elaient partis de Gaspe, ou Jacques Cartier avail decouverl le Canada, el ils avaient suivi le fleuve Saint-Laurent et les Grands Lacs, et ensuite le vieux Mississippi, le Pere des Eaux, jusqu'a Saint Louis, et puis ils avaient emprunle la Piste de 1'Oregon et, sur la trace des emigrants du xixe siecle qui avaienl forme des caravanes pour se mellre a la recherche du Paradis Perdu avec leurs chariols 279 tires par des bceufs, ils avaient parcouru les grandes plaines, franchi la ligne de partage des eaux et les montagnes Rocheuses, traverse les rivieres et le desert et encore d'autres montagnes, et voila qu'ils arrivaient a San Francisco. La ville etait couverte de brouillard. L'homme et la fille ne savaient pas ou aller. En sortant du pont, ils prirent une rue qui suivait les quais; la rue, qui s'appelait 1'Embarcadero, les conduisit a diverses installations pour touristes: le Fisherman's Wharf, la Cannery (un vieil immeuble en briques amenage en boutiques et magasins), une petite plage, un vieux fort, un musee maritime, un club de yacht, un pare nomme Victoria Square et enfin le Palace of Fine Arts, vestige d'une exposition internationale tenue en 1915. Ils flanerent sur les quais et dans les boutiques, mais il y avait vraiment trop de touristes... et de gens qui cherchaient a vendre des choses aux touristes; les uns et les autres, au bout d'un moment, leur parurent insupportables et ils se refugierent sur la petite plage. Ils s'assirent dans le sable. L'ile d'Alcatraz etait en face d'eux. Et lorsqu'ils se retournaient pour voir la ville, ils apercevaient les cable cars qui bringuebalaient sur la pente abrupte de la rue Hyde, avec leur chargement de touristes, en faisant resonner le cling-clang insolite de leur clochette a chaque intersection. Au flanc de la colline, les teintes pastel des maisons adoucissaient le paysage. 280 La fille enleva ses « running shoes » et s'avan§a au bord de la baie. Elle demeura quelques instants immobile, les pieds dans 1'eau et les yeux fixes sur les murs beiges de la vieille prison d'Alcatraz. Puis elle revint vers 1'homme, qui etait reste assis dans le sable avec le chat sur ses genoux, et elle vit qu'il regardait lui aussi vers 1'ile. — C'est la fin de 1'ete, mais 1'eau est aussi froide que sur la Cote Nord! dit-elle. A quoi pensiez-vous? — Je pensais a Burt Lancaster, dit-il. — A cause du film Les Oiseaux d'Alcatrazl — Bien sur. Et aussi parce que c'est un acteur que Theo aimait beaucoup. Mon frere aimait aussi John Wayne, Gary Cooper, Alan Ladd, Randolph Scott, Kirk Douglas... Et vous, a quoi pensiez- vous? — Aux Indiens. Ils se sont empares de la prison en 1969 et ils ont declare que 1'ile etait un territoire indien. Elle souriait. — Et qu'est-ce qui est arrive? demanda 1'homme. — Les policiers ont etabli un blocus autour de 1'ile, dit-elle, et ensuite... Elle ecarta les bras en signe d'impuissance et, pivotant sur ses pieds nus, elle se tourna vers la ville et fit une profonde reverence. Son geste semblait dire que les Indiens perdaient toujours, qu'ils avaient perdu cette fois encore et qu'il n'y 281 avait rien a faire. C'etait le destin ou quelque chose du genre. — Tout de meme, dit-elle. C'est une belle ville ! — Oui, mais il fait froid !dit I'homme. On s'en va? Le soleil n'arrivait pas a percer le brouillard et ils frissonnaient a cause de 1'humidite qui les penetrait jusqu'aux os. Ils se haterent de regagner le Volkswagen. L'homme s'installa au volant. Apres avoir jete un coup d'oeil sur un plan de la ville, il decida de rouler un moment dans Bay Street, mais il tourna a droite et prit Columbus lorsqu'il vit un panneau signalant que le quartier de North Beach se trouvait dans cette direction. Le nom de North Beach evoquait pour lui des souvenirs lies aux beatniks et a Jack Kerouac. On the Road etait un des livres que la Grande Sauterelle avait «empruntes» au cours du voyage parce qu'il etait mentionne dans le dossier de police de Toronto. Elle 1'avait trouve en version fran§aise dans une bibliotheque de Kansas City; elle le connaissait deja, mais elle avait eu du plaisir a le relire. «Qui n'a pas relu n'a pas lu», disait-elle. Pour sa part, 1'homme avait prefere garder intact le souvenir de sa premiere lecture : il se souvenait d'un voyage ayant les allures d'une fete continuelle, qui etait raconte dans un style puissant et enchevetre comme les routes immenses de 1'Amerique; alors il s'etait contente de relire la preface, dans laquelle il avait souligne cette phrase: 282 La route a remplace 1'ancienne «trail» des pionniers de la marche vers 1'Quest; elle est le lien mystique qui rattache 1'Americain a son continent, a ses compa- triotes. Ils virent tout de suite que North Beach etait un quartier ires special, alors ils abandonnerent le vieux Volks sur le parking du Safeway, au coin de Chesnut, et ils mirent des chandails de laine pour aller a pied dans Favenue Columbus. Meme s'il avait grandi depuis le debut du voyage, le chat noir acceptait encore de se balader dans le capuchon de la Grande Sauterelle; il avait trouve une nouvelle position: au lieu de dormir en boule au fond du capuchon, il se tenait debout, les pattes et le menton appuyes sur Fepaule de la fille. Ils passerent devant un immeuble en briques rouges qui abritait la bibliotheque du quartier. Un peu plus loin, sur la gauche, il y avait un pare appele Washington Square. — Ah oui, dit I'homme, Kerouac venait souvent par ici. II parlait comme si Jack Kerouac etait une vieille connaissance; a la verite, il n' avait lu que deux de ses livres et quelques articles sur lui dans des revues. — Une fois, il avait achete un gallon de vin blanc, dit-il. Le vin qu'il preferait a cette epoque etait du tokay, une marque bon marche. Alors il s'est amene dans le pare avec sa petite cruche de tokay et il s'est mis a boire. II s'est assis au pied d'un arbre et il a bu jusqu'a ce qu'il ne reste plus 283 une goutte de vin, et ensuite il etait completement soul et il s'est endormi dans 1'herbe. Washington Square etait un pare ordinaire, un carre de verdure avec des arbres, des banes, quelques monuments et un coin pour les enfants, mais tout a coup, avec la presence de Kerouac, tout etait transforme. Des formes suspectes etaient allongees dans 1'herbe. A cause du brouillard, 1'herbe etait certainement mouillee, et pourtant il y avait des vieux et des bums qui etaient etendus et dormaient, enveloppes dans des journaux ou des couvertures de toile. Le pare etait envahi par les fantomes du passe. La Grande Sauterelle reflechissait. — On aurait du s'arreter a la bibliotheque, dit-elle. Elle avait raison: Theo etait peut-etre un abonne de la bibliotheque. Us revinrent sur leurs pas et pousserent la porte de 1'immeuble en briques. La bibliothecaire etait une fille grande et maigre avec de longs cheveux noirs. Elle ressemblait curieusement a la Grande Sauterelle, sauf que ses traits etaient a demi chinois et a demi mexicains; son visage, a cause de cette double origine, etait doux, un peu etrange et tres emouvant a regarder. Le nom de Theo n'etait pas au fichier des abonnes. La Grande Sauterelle demanda a la fille si elle voulait bien regarder aussi les fiches des annees precedentes. La fille secoua la tete: les vieilles fiches se trouvaient a la bibliotheque centrale du Civic Center, rue Van Ness. Elle les regardait avec une grande patience et un sourire chaleureux. Jack 284 lui raconta brievement 1'histoire de son frere et elle fit signe qu'elle comprenait. Elle dit que si Theo avait fait un sejour a North Beach, il y avait un homme qui pouvait leur donner desrenseignements sur lui et c'etait le patron du cafe Trieste. Elle leur ecrivit 1'adresse sur un bout de papier. Ce n'etait pas loin. Us pouvaient s'y rendre a pied. — Thank you very much ! dit Jack en lui serrant la main. It's very kind of you ! — You're very welcome! dit-elle et ses yeux brides se mirent a petiller. La Grande Sauterelle, se penchant au-dessus du comptoir, mit ses grands bras maigres autour du cou de la fille et 1'embrassa sur les deux joues. — C'est exactement ce que je voulais faire, dit rhomme quand ils furent sortis, mais je n'ose jamais parce que ca me gene et que j'ai peur de passer pour un vieux maniaque. Dehors, le brouillard s'etait retire. II etait onze heures du matin. II faisait un soleil magnifique et la rue etait inondee de lumiere. En repassant devant Washington Square, ou trainaient les fantomes du passe, ils remarquerent cette fois 1'enorme phallus de la Coit Tower qui se dressait au sommet de Telegraph Hill. Ils marchaient dans 1'avenue Colombus en regardant tout autour d'eux. Ils rencontraient toutes sortes de gens: des Chinois, des Italiens, des Francais, des Allemands, et il y avait des odeurs de cafe, de pizza et de patisserie qui flottaient un peu partout. Une colline s'elevait a leur droite et une 285 autre a leur gauche, et toutes les deux etaienl couvertes de maisons bleues, roses, blanches ou jaunes avec des fenetres en saillie; ils se trouvaient comme dans une petite vallee. Au coin de Columbus et Vallejo, la fille s'arreta, bloquant la circulation ; les passants etaientobliges de les contourner. — Qu'est-ce qu'il y a? demanda Jack. — Rien de special, dit-elle, sauf queje me sens bien. Ca fait longtemps queje ne me suis pas sentie aussi bien. Le chat grimpa sur son epaule. Elle le prit dans ses bras et esquissa un pas de danse sur le trottoir. Tout a coup elle s'immobilisa. — Regardez ! Elle montrait du doigt une enseigne dans la rue Vallejo, a leur gauche: c'etait le cafe Trieste. — J'ai faim, dit-elle. Quelle heure est-il? — Presque midi. Ils entrerent au Trieste. Le cafe etait bonde, mais ils trouverent une petite table dans un coin. On ne faisait pas le service aux tables. Jack alia commander des sandwiches et du cafe au comptoir: c'etait une bonne occasion de parler au patron, mais il n'osa pas. — Qu'est-ce que vous lui avez dit? demanda la fille quand il revint avec le lunch. — J'ai dit: Two sandwiches and two cappuccini. — Et alors? — Alors il a dit: Small or big, the cappuccini? — Et ensuite? 286 — Ensuite j'ai dit small et c'est tout. — Voyez-vous fa! dit-elle en riant. II traverse 1'Amerique d'un bout a 1'autre et il n'est pas capable de dire : « Do you know a guy named Theo? » — J'aurais du apporter une photo, dit Jack. Je ne comprends pas comment j'ai fait pour oublier une chose pareille. — Je vais aller lui parler, dit la fille en buvant une gorgee de cafe. Elle lui donna le chat et se dirigea vers le comptoir. Jack s'attendait a voir le patron faire signe que non, mais il se mit plutot a sourire. II avait 1'air d'expliquer quelque chose. Pres de 1'entree, en face du comptoir, des gens etaient assis sur 1'appui de la fenetre et discutaient avec animation. II y avait aussi des gens tout seuls. Une fille lisait les petites annonces du Bay Guardian. Un homme maigre, qui avait les traits d'un Espagnol, les cheveux tres noirs et le teint sombre, tenait une guitare sur ses genoux, mais il ne jouait pas. Le mur qui se trouvait a la gauche de Jack etait couvert de photos, dont certaines avaient ete prises au Trieste. La Grande Sauterelle revint avec le patron. II lui demanda de s'approcher du mur et lui montra une photo sur laquelle on voyait un groupe de personnes assises autour d'une table; il mit le doigt sur une des personnes de la photo. — That's him, dit-il. — Thank you, dit la fille, et le patron retourna a son comptoir.