La narration historique d’Honoré de Balzac entre l’héritage de Walter Scott et le projet personnel 1. La couleur locale : Les Chouans ou la Bretagne en 1799 Ce roman, le seul achevé des Scènes de la vie militaire, ouvre chronologiquement le XIX^e siècle et ainsi toute la Comédie humaine. De toute l’œuvre de Balzac, ce roman est probablement le plus proche à la conception de Walter Scott malgré certains aspects proprement « balzaciens » qui commencent à s’y manifester. Dans l’arsenal du roman historique scottien appartient certainement « la couleur locale » qu’on peut étudier sur deux extraits du roman. 1.1 Observez d’abord le début du roman. Comment Balzac procède pour introduire le récit, pour évoquer l’ambiance spécifique de l’époque et du lieu où se déroule le roman ? Comment caractérise-t-il les paysans bretons, quelle impression donnent-ils ? Dans les premiers jours de l’an VIII, au commencement de vendémiaire, ou, pour se conformer au calendrier actuel, vers la fin du mois de septembre 1799, une centaine de paysans et un assez grand nombre de bourgeois, partis le matin de Fougères pour se rendre à Mayenne, gravissaient la montagne de la Pèlerine, située à mi-chemin environ de Fougères à Ernée, petite ville où les voyageurs ont coutume de se reposer. Ce détachement, divisé en groupes plus ou moins nombreux, offrait une collection de costumes si bizarres et une réunion d’individus appartenant à des localités ou à des professions si diverses, qu’il ne sera pas inutile de décrire leurs différences caractéristiques pour donner à cette histoire les couleurs vives auxquelles on met tant de prix aujourd’hui ; quoique, selon certains critiques, elles nuisent à la peinture des sentiments. Quelques-uns des paysans, et c’était le plus grand nombre, allaient pieds nus, ayant pour tout vêtement une grande peau de chèvre qui les couvrait depuis le col jusqu’aux genoux, et un pantalon de toile blanche très grossière, dont le fil mal tondu accusait l’incurie industrielle du pays. Les mèches plates de leurs longs cheveux s’unissaient si habituellement aux poils de la peau de chèvre et cachaient si complètement leurs visages baissés vers la terre, qu’on pouvait facilement prendre cette peau pour la leur, et confondre, à la première vue, ces malheureux avec les animaux dont les dépouilles leur servaient de vêtement. 1.2 Dans l’extrait suivant, Balzac développe la description de la Bretagne et de ses habitants. Où se trouve l’aspect « pittoresque » du texte ? Comment cette description justifie le classement des Chouans dans le genre du roman historique ? Il convient de placer ici une digression pour faire partager les craintes du commandant Hulot à certaines personnes casanières habituées à douter de tout, parce qu’elles ne voient rien, et qui pourraient contredire l’existence de Marche-à-terre et des paysans de l’Ouest dont alors la conduite fut sublime. Le mot gars, que l’on prononce gâ, est un débris de la langue celtique. Il a passé du bas-breton dans le français, et ce mot est, de notre langage actuel, celui qui contient le plus de souvenirs antiques. Le gais était l’arme principale des Gaëls ou Gaulois ; gaisde signifiait armé ; gais, bravoure ; gas, force. Ces rapprochements prouvent la parenté du mot gars avec ces expressions de la langue de nos ancêtres. Ce mot a de l’analogie avec le mot latin vir, homme, racine de virtus, force, courage. (…) La Bretagne est, de toute la France, le pays où les mœurs gauloises ont laissé les plus fortes empreintes. Les parties de cette province où, de nos jours encore, la vie sauvage et l’esprit superstitieux de nos rudes aïeux sont restés, pour ainsi dire, flagrants, se nomment le pays des Gars. Lorsqu’un canton est habité par nombre de Sauvages semblables à celui qui vient de comparaître dans cette scène, les fidélité avec laquelle ils s’efforcent de conserver les traditions du langage et des mœurs gaëliques ; aussi leur vie garde-t-elle de profonds vestiges des croyances et des pratiques superstitieuses des anciens temps. Là, les coutumes féodales sont encore respectées. Là, les antiquaires retrouvent debout les monuments des Druides. Là, le génie de la civilisation moderne s’effraie de pénétrer à travers d’immenses forêts primordiales. Une incroyable férocité, un entêtement brutal, mais aussi la foi du serment ; l’absence complète de nos lois, de nos mœurs, de notre habillement, de nos monnaies nouvelles, de notre langage, mais aussi la simplicité patriarcale et d’héroïques vertus s’accordent à rendre les habitants de ces campagnes plus pauvres de combinaisons intellectuelles que ne le sont les Mohicans et les Peaux rouges de l’Amérique septentrionale, mais aussi grands qu’eux. La place que la Bretagne occupe au centre de l’Europe la rend beaucoup plus curieuse à observer que ne l’est le Canada. Entouré de lumières dont la bienfaisante chaleur ne l’atteint pas, ce pays ressemble à un charbon glacé qui resterait obscur et noir au sein d’un brillant foyer. 2. Description balzacienne : Maître Cornélius Maître Cornélius, une nouvelle publiée en 1831, peut être conçue comme un complément de Notre-Dame de Paris. Elle se déroule presque à la même époque et un de ses personnages est le roi Louis XI, tout comme chez Victor Hugo. Or, ce texte garde les traits de la narration balzacienne : par exemple, le héros éponyme est un avare semblable à tant d’autres personnages de la Comédie humaine, une sorte de Gobseck médiéval. De même, les descriptions insérées dans le texte correspondent au style de Balzac. Lisez le début du roman qui met en scène une messe dans la cathédrale de Tours. Essayez de comparer le texte avec la description de Notre-Dame que nous avons étudiée la dernière fois. Comment se distinguent les textes d’Hugo et de Balzac en ce qui concerne leur point de vue narratif, et leur style ? Sur quels aspects se concentre l’un et l’autre auteur ? En 1479, le jour de la Toussaint, au moment où cette histoire commença, les vêpres finissaient à la cathédrale de Tours. L’archevêque Hélie de Bourdeilles se levait de son siège pour donner lui-même la bénédiction aux fidèles. Le sermon avait duré longtemps, la nuit était venue pendant l’office, et l’obscurité la plus profonde régnait dans certaines parties de cette belle église dont les deux tours n’étaient pas encore achevées. Cependant bon nombre de cierges brûlaient en l’honneur des saints sur les porte-cires triangulaires destinés à recevoir ces pieuses offrandes dont le mérite ou la signification n’ont jamais été suffisamment expliqués. Les luminaires de chaque autel et tous les candélabres du chœur étaient allumés. Inégalement semées à travers la forêt de piliers et d’arcades qui soutient les trois nefs de la cathédrale, ces masses de lumière éclairaient à peine l’immense vaisseau, car en projetant les fortes ombres des colonnes à travers les galeries de l’édifice, elles y produisaient mille fantaisies que rehaussaient encore les ténèbres dans lesquelles étaient ensevelis les cintres, les voussures et les chapelles latérales, déjà si sombres en plein jour. La foule offrait des effets non moins pittoresques. Certaines figures se dessinaient si vaguement dans le clair-obscur, qu’on pouvait les prendre pour des fantômes ; tandis que plusieurs autres, frappées par des lueurs éparses, attiraient l’attention comme les têtes principales d’un tableau. Les statues semblaient animées, et les hommes paraissaient pétrifiés. Çà et là, des yeux brillaient dans le creux des piliers, la pierre jetait des regards, les marbres parlaient, les voûtes répétaient des soupirs, l’édifice entier était doué de vie. L’existence des peuples n’a pas de scènes plus solennelles ni de moments plus majestueux. À l’homme en masse, il faut toujours du mouvement pour faire œuvre de poésie ; mais à ces heures de religieuses pensées, où les richesses humaines se marient aux grandeurs célestes, il se rencontre d’incroyables sublimités dans le silence ; il y a de la terreur dans les genoux pliés et de l’espoir dans les mains jointes. Le concert de sentiments par lequel toutes les âmes s’élancent au ciel produit alors un explicable phénomène de spiritualité. La mystique exaltation des fidèles assemblés réagit sur chacun d’eux, le plus faible est sans doute porté sur les flots de cet océan d’amour et de foi. Puissance tout électrique, la prière arrache ainsi notre nature à elle-même. Cette involontaire union de toutes les volontés, également prosternées à terre, également élevées aux cieux, contient sans doute le secret des magiques influences que possèdent le chant des prêtres et les mélodies de l’orgue, les parfums et les pompes de l’autel, les voix de la foule et ses contemplations silencieuses. Aussi ne devons-nous pas être étonnés de voir au Moyen Âge tant d’amours commencées à l’église après de longues extases, amours souvent dénouées peu saintement, mais desquelles les femmes finissaient, comme toujours, par faire pénitence. Le sentiment religieux avait alors certainement quelques affinités avec l’amour, il en était ou le principe ou la fin. L’amour était encore une religion, il avait encore son beau fanatisme, ses superstitions naïves, ses dénouements sublimes 8 qui sympathisaient avec ceux du christianisme. Les mœurs de l’époque expliquent assez bien d’ailleurs l’alliance de la religion et de l’amour. D’abord, la société ne se trouvait guère en présence que devant les autels. Seigneurs et vassaux, hommes et femmes n’étaient égaux que là. Là seulement, les amants pouvaient se voir et correspondre. Enfin, les têtes ecclésiastiques composaient le spectacle du temps, l’âme d’une femme était alors plus vivement remuée au milieu des cathédrales qu’elle ne l’est aujourd’hui dans un bal ou à l’Opéra. Les fortes émotions ne ramènent-elles pas toutes les femmes à l’amour ? À force de se mêler à la vie et de la saisir dans tous ses actes, la religion s’était donc rendue également complice et des vertus et des vices. La religion avait passé dans la science, dans la politique, dans l’éloquence, dans les crimes, sur les trônes, dans la peau du malade et du pauvre ; elle était tout. Ces observations demi-savantes justifieront peut-être la vérité de cette Étude dont certains détails pourraient effaroucher la morale perfectionnée de notre siècle, un peu trop collet monté, comme chacun sait. 4. Un sens politique du roman historique : Sur Catherine de Médicis Sur Catherine de Médicis, publié dans sa forme complète en 1846, est constitué de quatre parties : d’une longue introduction historique et de trois nouvelles, « Le Martyr calviniste », « La Confidence de Ruggieri » et « Les Deux rêves », connectées par le personnage de Catherine de Médicis. Le dernier texte, à mi-chemin entre le roman historique et le récit fantastique, se déroule pendant en 1786, pendant un dîner dans un salon parisien qui réunit l’élite de l’époque : Lavoisier, Beaumarchais, Madame de Genlis…et un médecin et un avocat de province, c’est-à-dire les futurs révolutionnaires Marat et Robespierre. Ce dernier raconte à ses convives son rêve où il a causé avec l’ombre de Catherine de Médicis qui lui a expliqué sa vision politique. Lisez ce passage : pourquoi l’auteur choisit, selon vous, le dialogue entre ces deux personnages ? Comment Catherine explique sa politique et ses crimes prétendus ? Quelle leçon politique se cache derrière ses propos ? – Aussitôt que ma tête reposa sur mon lit, je vis la grande ombre de Catherine se lever devant moi. Je me sentis, instinctivement, dans une sphère lumineuse, car mes yeux attachés sur la reine par une insupportable fixité ne virent qu’elle. Tout à coup elle se pencha vers moi... À ces mots, les dames laissèrent échapper un mouvement unanime de curiosité. – Mais, reprit l’avocat, j’ignore si je dois continuer ; bien que je sois porté à croire que ce ne soit qu’un rêve, ce qui me reste à dire est grave. – S’agit-il de religion ? dit Beaumarchais. – Ou y aurait-il quelque indécence ? demanda Calonne, ces dames vous la pardonneraient. – Il s’agit de gouvernement, répondit l’avocat. – Allez, reprit le ministre. Voltaire, Diderot et consorts ont assez bien commencé l’éducation de nos oreilles. (…) Alors le convive commença. – Soit que certaines idées fermentassent à mon insu dans mon âme, soit que je fusse poussé par une puissance étrangère, je lui dis : « Ah ! madame, vous avez commis un bien grand crime. – Lequel ? demanda-t-elle d’une voix grave. – Celui dont le signal fut donné par la cloche du palais, le 24 août. » Elle sourit dédaigneusement, et quelques rides profondes se dessinèrent sur ses joues blafardes. « Vous nommez cela un crime ? répondit-elle, ce ne fut qu’un malheur. L’entreprise, mal conduite, ayant échoué, il n’en est pas résulté pour la France, pour l’Europe, pour l’Église catholique, le bien que nous en attendions. Que voulez-vous ? les ordres ont été mal exécutés. Nous n’avons pas rencontré autant de Montlucs qu’il en fallait. La postérité ne nous tiendra pas compte du défaut de communications qui nous empêcha d’imprimer à notre œuvre cette unité de mouvement nécessaire aux grands coups d’État : voilà le malheur ! Si le 25 août il n’était pas resté l’ombre d’un Huguenot en France, je serais demeurée jusque dans la postérité la plus reculée comme une belle image de la Providence. Combien de fois les âmes clairvoyantes de Sixte Quint, de Richelieu, de Bossuet, ne m’ont-elles pas secrètement accusée d’avoir échoué dans mon entreprise après avoir osé la concevoir. Aussi, de combien de regrets ma mort ne fut-elle pas accompagnée ?... Trente ans après la Saint-Barthélemy, la maladie durait encore ; elle avait fait couler déjà dix fois plus de sang noble à la France qu’il n’en restait à verser le 26 août 1572. La révocation de l’édit de Nantes, en l’honneur de laquelle vous avez frappé des médailles, a coûté plus de larmes, plus de sang et d’argent, a tué plus de prospérité en France que trois Saint-Barthélemy. Letellier a su accomplir avec une plumée d’encre le décret que le trône avait secrètement promulgué depuis moi ; mais si, le 25 août 1572, cette immense exécution était nécessaire, le 25 août 1685 elle était inutile. Sous le second fils de Henri de Valois, l’hérésie était à peine enceinte ; sous le second fils de Henri de Bourbon, cette mère féconde avait jeté son frai sur l’univers entier. Vous m’accusez d’un crime, et vous dressez des statues au fils d’Anne d’Autriche ! Lui et moi, nous avons cependant essayé la même chose : il a réussi, j’ai échoué ; mais Louis XIV a trouvé sans armes les Protestants qui, sous mon règne, avaient de puissantes armées, des hommes d’État, des capitaines, et l’Allemagne pour eux. À ces paroles lentement prononcées, je sentis en moi comme un tressaillement intérieur. Je croyais respirer la fumée du sang de je ne sais quelles victimes. Catherine avait grandi. Elle était là comme un mauvais génie, et il me sembla qu’elle voulait pénétrer dans ma conscience pour s’y reposer. – Ma raison est confondue, dis-je à la reine. Vous vous applaudissez d’un acte que trois générations condamnent, flétrissent et... « Ajoutez, reprit-elle, que toutes les plumes ont été plus injustes envers moi que ne l’ont été mes contemporains. Nul n’a pris ma défense. Je suis accusée d’ambition, moi riche et souveraine. Je suis taxée de cruauté, moi qui n’ai sur la conscience que deux têtes tranchées. Et pour les esprits les plus impartiaux je suis peut-être encore 615 un grand problème. Croyez-vous donc que j’aie été dominée par des sentiments de haine, que je n’aie respiré que vengeance et fureur ? » Elle sourit de pitié. « J’étais calme et froide comme la raison même. J’ai condamné les Huguenots sans pitié, mais sans emportement, ils étaient l’orange pourrie de ma corbeille. Reine d’Angleterre, j’eusse jugé de même les Catholiques, s’ils y eussent été séditieux. Pour que notre pouvoir eût quelque vie à cette époque, il fallait dans l’État un seul Dieu, une seule Foi, un seul Maître. (…) – Mais, madame, au lieu d’ordonner cet horrible assassinat (excusez ma franchise), pourquoi n’avoir pas employé les vastes ressources de votre politique à donner aux réformés les sages institutions qui rendirent le règne de Henri IV si glorieux et si paisible ? Elle sourit encore, haussa les épaules, et ses rides creuses donnèrent à son pâle visage une expression d’ironie pleine d’amertume. « Les peuples, dit-elle, ont besoin de repos après les luttes les plus acharnées : voilà le secret de ce règne. Mais Henri IV a commis deux fautes irréparables : il ne devait ni abjurer le protestantisme, ni laisser la France catholique après l’être devenu lui-même. Lui seul s’est trouvé en position de changer sans secousse la face de la France. Ou pas une étole, ou pas un prêche ! telle aurait dû être sa pensée. Laisser dans un gouvernement deux principes ennemis sans que rien les balance, voilà un crime de roi, il sème ainsi des révolutions. (…) Elle s’arrêta et parut réfléchir. « Mais, reprit-elle, songez-vous que c’est à la nièce d’un pape que vous demandez raison de son catholicisme ? » Elle s’arrêta encore. « Après tout, j’eusse été Calviniste de bon cœur, ajouta-t-elle en laissant échapper un geste d’insouciance. Les hommes supérieurs de votre siècle penseraient-ils encore que la religion était pour quelque chose dans ce procès, le plus immense de ceux que l’Europe ait jugés, vaste révolution retardée par de petites causes qui ne l’empêcheront pas de rouler sur le monde, puisque je ne l’ai pas étouffée. Révolution, dit-elle en me jetant un regard profond, qui marche toujours et que tu pourras achever. Oui, toi, qui m’écoutes ! » Je frissonnai.