Victor Hugo : Notre-Dame de Paris. 1482 Les extraits suivants représentent plusieurs aspects de Notre-Dame de Paris et du roman hugolien en général : descriptions des milieux historiques pour « évoquer le passé » (chapitre Notre-Dame), héros hugoliens caractéristiques (Immanis pecoris custos…), réflexions sur l’Histoire (Ceci tuera cela) et scènes dramatiques (Un maladroit ami). Essayez de caractériser les traits caractéristiques de l’art romanesque d’Hugo (composition narrative, style, perspective narrative), la place de l’Histoire dans le livre et le rôle que l’auteur attribue au roman dans la découverte du passé. LIVRE TROISIEME : I NOTRE-DAME Dans ce chapitre, destiné à la description de l’église épiscopal de Paris, l’auteur admire les beautés de l’architecture gothique mais en même temps, il regrette l’état actuel de la cathédrale, enseveli par le vandalisme et remaniée par les reconstructions insensibles des siècles postérieurs. Sans doute, c’est encore aujourd’hui un majestueux et sublime édifice que l’église de Notre-Dame de Paris. Mais, si belle qu’elle se soit conservée en vieillissant, il est difficile de ne pas soupirer, de ne pas s’indigner devant les dégradations, les mutilations sans nombre que simultanément le temps et les hommes ont fait subir au vénérable monument, sans respect pour Charlemagne qui en avait posé la première pierre, pour Philippe Auguste qui en avait posé la dernière. (…) Et si nous montons sur la cathédrale, sans nous arrêter à mille barbaries de tout genre, qu’a-t-on fait de ce charmant petit clocher qui s’appuyait sur le point d’intersection de la croisée, et qui, non moins frêle et non moins hardi que sa voisine la flèche (détruite aussi) de la Sainte-Chapelle, s’enfonçait dans le ciel plus avant que les tours, élancé, aigu, sonore, découpé à jour ? Un architecte de bon goût (1787) l’a amputé et a cru qu’il suffisait de masquer la plaie avec ce large emplâtre de plomb qui ressemble au couvercle d’une marmite. C’est ainsi que l’art merveilleux du moyen âge a été traité presque en tout pays, surtout en France. On peut distinguer sur sa ruine trois sortes de lésions qui toutes trois l’entament à différentes profondeurs : le temps d’abord, qui a insensiblement ébréché çà et là et rouillé partout sa surface ; ensuite, les révolutions politiques et religieuses, lesquelles, aveugles et colères de leur nature, se sont ruées en tumulte sur lui, ont déchiré son riche habillement de sculptures et de ciselures, crevé ses rosaces, brisé ses colliers d’arabesques et de figurines, arraché ses statues, tantôt pour leur mitre, tantôt pour leur couronne ; enfin, les modes, de plus en plus grotesques et sottes, qui depuis les anarchiques et splendides déviations de la renaissance, se sont succédé dans la décadence nécessaire de l’architecture. Les modes ont fait plus de mal que les révolutions. Elles ont tranché dans le vif, elles ont attaqué la charpente osseuse de l’art, elles ont coupé, taillé, désorganisé, tué l’édifice, dans la forme comme dans le symbole, dans sa logique comme dans sa beauté. Et puis, elles ont refait ; prétention que n’avaient eue du moins ni le temps, ni les révolutions. Elles ont effrontément ajusté, de par le bon goût, sur les blessures de l’architecture gothique, leurs misérables colifichets d’un jour, leurs rubans de marbre, leurs pompons de métal, véritable lèpre d’oves, de volutes, d’entournements, de draperies, de guirlandes, de franges, de flammes de pierre, de nuages de bronze, d’amours replets, de chérubins bouffis, qui commence à dévorer la face de l’art dans l’oratoire de Catherine de Médicis, et le fait expirer, deux siècles après, tourmenté et grimaçant, dans le boudoir de la Dubarry. Ainsi, pour résumer les points que nous venons d’indiquer, trois sortes de ravages défigurent aujourd’hui l’architecture gothique. Rides et verrues à l’épiderme, c’est l’œuvre du temps ; voies de fait, brutalités, contusions, fractures, c’est l’œuvre des révolutions depuis Luther jusqu’à Mirabeau. Mutilations, amputations, dislocation de la membrure, restaurations, c’est le travail grec, romain et barbare des professeurs selon Vitruve et Vignole. Cet art magnifique que les vandales avaient produit, les académies l’ont tué. Aux siècles, aux révolutions qui dévastent du moins avec impartialité et grandeur, est venue s’adjoindre la nuée des architectes d’école, patentés, jurés et assermentés, dégradant avec le discernement et le choix du mauvais goût, substituant les chicorées de Louis XV aux dentelles gothiques pour la plus grande gloire du Parthénon. C’est le coup de pied de l’âne au lion mourant. C’est le vieux chêne qui se couronne, et qui, pour comble, est piqué, mordu, déchiqueté par les chenilles. (…) LIVRE QUATRIEME : III « IMMANIS PECORIS CUSTOS IMMANIOR IPSE[1] » Le narrateur présente le héros du roman, Quasimodo, un être monstrueux et déformé, un personnage exceptionnel mais en même temps symbolique pour son époque. Or, en 1482, Quasimodo avait grandi. Il était devenu, depuis plusieurs années, sonneur de cloches de Notre-Dame, grâce à son père adoptif Claude Frollo, lequel était devenu archidiacre de Josas, grâce à son suzerain messire Louis de Beaumont, lequel était devenu évêque de Paris en 1472, à la mort de Guillaume Chartier, grâce à son patron Olivier le Daim, barbier du roi Louis XI par la grâce de Dieu. Quasimodo était donc carillonneur de Notre-Dame. Avec le temps, il s’était formé je ne sais quel lien intime qui unissait le sonneur à l’église. Séparé à jamais du monde par la double fatalité de sa naissance inconnue et de sa nature difforme, emprisonné dès l’enfance dans ce double cercle infranchissable, le pauvre malheureux s’était accoutumé à ne rien voir dans ce monde au-delà des religieuses murailles qui l’avaient recueilli à leur ombre. Notre-Dame avait été successivement pour lui, selon qu’il grandissait et se développait, l’œuf, le nid, la maison, la patrie, l’univers. Et il est sûr qu’il y avait une sorte d’harmonie mystérieuse et préexistante entre cette créature et cet édifice. Lorsque, tout petit encore, il se traînait tortueusement et par soubresauts sous les ténèbres de ses voûtes, il semblait, avec sa face humaine et sa membrure bestiale, le reptile naturel de cette dalle humide et sombre sur laquelle l’ombre des chapiteaux romans projetait tant de formes bizarres. Du reste, non seulement son corps semblait s’être façonné selon la cathédrale, mais encore son esprit. Dans quel état était cette âme, quel pli avait-elle contracté, quelle forme avait-elle prise sous cette enveloppe nouée, dans cette vie sauvage, c’est ce qu’il serait difficile de déterminer. Quasimodo était né borgne, bossu, boiteux. C’est à grande peine et à grande patience que Claude Frollo était parvenu à lui apprendre à parler. Mais une fatalité était attachée au pauvre enfant trouvé. Sonneur de Notre-Dame à quatorze ans, une nouvelle infirmité était venue le parfaire ; les cloches lui avaient brisé le tympan ; il était devenu sourd. La seule porte que la nature lui eût laissée toute grande ouverte sur le monde s’était brusquement fermée à jamais. En se fermant, elle intercepta l’unique rayon de joie et de lumière qui pénétrât encore dans l’âme de Quasimodo. Cette âme tomba dans une nuit profonde. La mélancolie du misérable devint incurable et complète comme sa difformité. Ajoutons que sa surdité le rendit en quelque façon muet. Car, pour ne pas donner à rire aux autres, du moment où il se vit sourd, il se détermina résolument à un silence qu’il ne rompait guère que lorsqu’il était seul. Il lia volontairement cette langue que Claude Frollo avait eu tant de peine à délier. De là il advenait que, quand la nécessité le contraignait de parler, sa langue était engourdie, maladroite, et comme une porte dont les gonds sont rouillés. (…) Il était méchant en effet, parce qu’il était sauvage ; il était sauvage parce qu’il était laid, il y avait une logique dans sa nature comme dans la nôtre. Sa force, si extraordinairement développée, était une cause de plus de méchanceté. Malus puer robustus,[2] dit Hobbes. D’ailleurs, il faut lui rendre cette justice, la méchanceté n’était peut-être pas innée en lui. Dès ses premiers pas parmi les hommes, il s’était senti, puis il s’était vu conspué, flétri, repoussé. La parole humaine pour lui, c’était toujours une raillerie ou une malédiction. En grandissant il n’avait trouvé que la haine autour de lui. Il l’avait prise. Il avait gagné la méchanceté générale. Il avait ramassé l’arme dont on l’avait blessé. Après tout, il ne tournait qu’à regret sa face du côté des hommes. Sa cathédrale lui suffisait. Elle était peuplée de figures de marbre, rois, saints, évêques, qui du moins ne lui éclataient pas de rire au nez et n’avaient pour lui qu’un regard tranquille et bienveillant. Les autres statues, celles des monstres et des démons, n’avaient pas de haine pour lui Quasimodo. Il leur ressemblait trop pour cela. Elles raillaient bien plutôt les autres hommes. Les saints étaient ses amis, et le bénissaient ; les monstres étaient ses amis, et le gardaient. Aussi avait-il de longs épanchements avec eux. Aussi passait-il quelquefois des heures entières, accroupi devant une de ces statues, à causer solitairement avec elle. Si quelqu’un survenait, il s’enfuyait comme un amant surpris dans sa sérénade. (…) La présence de cet être extraordinaire faisait circuler dans toute la cathédrale je ne sais quel souffle de vie. Il semblait qu’il s’échappât de lui, du moins au dire des superstitions grossissantes de la foule, une émanation mystérieuse qui animait toutes les pierres de Notre-Dame et faisait palpiter les profondes entrailles de la vieille église. Il suffisait qu’on le sût là pour que l’on crût voir vivre et remuer les mille statues des galeries et des portails. Et de fait, la cathédrale semblait une créature docile et obéissante sous sa main ; elle attendait sa volonté pour élever sa grosse voix ; elle était possédée et remplie de Quasimodo comme d’un génie familier. On eût dit qu’il faisait respirer l’immense édifice. (…) L’Égypte l’eût pris pour le dieu de ce temple ; le moyen âge l’en croyait le démon ; il en était l’âme. À tel point que pour ceux qui savent que Quasimodo a existé, Notre-Dame est aujourd’hui déserte, inanimée, morte. On sent qu’il y a quelque chose de disparu. Ce corps immense est vide ; c’est un squelette ; l’esprit l’a quitté, on en voit la place, et voilà tout. C’est comme un crâne où il y a encore des trous pour les yeux, mais plus de regard. LIVRE CINQUIEME : II CECI TUERA CELA Ce chapitre est représentatif pour la dimension philosophique de la prose hugolienne. Observez la façon comment l’auteur traite l’histoire du monde, son goût de l’analyse et son approche synthétique : toutes les époques et toutes les civilisations s’entrecroisent dans une tentative hardie d’expliquer les lois historiques. Nos lectrices nous pardonneront de nous arrêter un moment pour chercher quelle pouvait être la pensée qui se dérobait sous ces paroles énigmatiques de l’archidiacre : Ceci tuera cela. Le livre tuera l’édifice. (…) Ainsi, durant les six mille premières années du monde, depuis la pagode la plus immémoriale de l’Hindoustan jusqu’à la cathédrale de Cologne, l’architecture a été la grande écriture du genre humain. Et cela est tellement vrai que non seulement tout symbole religieux, mais encore toute pensée humaine a sa page dans ce livre immense et son monument. Toute civilisation commence par la théocratie et finit par la démocratie. Cette loi de la liberté succédant à l’unité est écrite dans l’architecture. Car, insistons sur ce point, il ne faut pas croire que la maçonnerie ne soit puissante qu’à édifier le temple, qu’à exprimer le mythe et le symbolisme sacerdotal, qu’à transcrire en hiéroglyphes sur ses pages de pierre les tables mystérieuses de la loi. S’il en était ainsi, comme il arrive dans toute société humaine un moment où le symbole sacré s’use et s’oblitère sous la libre pensée, où l’homme se dérobe au prêtre, où l’excroissance des philosophies et des systèmes ronge la face de la religion, l’architecture ne pourrait reproduire ce nouvel état de l’esprit humain, ses feuillets, chargés au recto, seraient vides au verso, son œuvre serait tronquée, son livre serait incomplet. Mais non. (…) Ainsi, jusqu’à Gutenberg, l’architecture est l’écriture principale, l’écriture universelle. Ce livre granitique commencé par l’Orient, continué par l’antiquité grecque et romaine, le moyen âge en a écrit la dernière page. Du reste, ce phénomène d’une architecture de peuple succédant à une architecture de caste que nous venons d’observer dans le moyen âge, se reproduit avec tout mouvement analogue dans l’intelligence humaine aux autres grandes époques de l’histoire. Ainsi, pour n’énoncer ici que sommairement une loi qui demanderait à être développée en des volumes, dans le haut Orient, berceau des temps primitifs, après l’architecture hindoue, l’architecture phénicienne, cette mère opulente de l’architecture arabe ; dans l’antiquité, après l’architecture égyptienne dont le style étrusque et les monuments cyclopéens ne sont qu’une variété, l’architecture grecque, dont le style romain n’est qu’un prolongement surchargé du dôme carthaginois ; dans les temps modernes, après l’architecture romane, l’architecture gothique. Et en dédoublant ces trois séries, on retrouvera sur les trois sœurs aînées, l’architecture hindoue, l’architecture égyptienne, l’architecture romane, le même symbole : c’est-à-dire la théocratie, la caste, l’unité, le dogme, le mythe, Dieu ; et pour les trois sœurs cadettes, l’architecture phénicienne, l’architecture grecque, l’architecture gothique, quelle que soit du reste la diversité de forme inhérente à leur nature, la même signification aussi : c’est-à-dire la liberté, le peuple, l’homme. Qu’il s’appelle bramine, mage ou pape, dans les maçonneries hindoue, égyptienne ou romane, on sent toujours le prêtre, rien que le prêtre. Il n’en est pas de même dans les architectures de peuple. Elles sont plus riches et moins saintes. Dans la phénicienne, on sent le marchand ; dans la grecque, le républicain ; dans la gothique, le bourgeois. (…) Au quinzième siècle tout change. La pensée humaine découvre un moyen de se perpétuer non seulement plus durable et plus résistant que l’architecture, mais encore plus simple et plus facile. L’architecture est détrônée. Aux lettres de pierre d’Orphée vont succéder les lettres de plomb de Gutenberg. Le livre va tuer l’édifice. L’invention de l’imprimerie est le plus grand événement de l’histoire. C’est la révolution mère. C’est le mode d’expression de l’humanité qui se renouvelle totalement, c’est la pensée humaine qui dépouille une forme et en revêt une autre, c’est le complet et définitif changement de peau de ce serpent symbolique qui, depuis Adam, représente l’intelligence. Sous la forme imprimerie, la pensée est plus impérissable que jamais ; elle est volatile, insaisissable, indestructible. Elle se mêle à l’air. Du temps de l’architecture, elle se faisait montagne et s’emparait puissamment d’un siècle et d’un lieu. Maintenant elle se fait troupe d’oiseaux, s’éparpille aux quatre vents, et occupe à la fois tous les points de l’air et de l’espace. (…) Or, nous le demandons maintenant, lequel des deux arts représente réellement depuis trois siècles la pensée humaine ? lequel la traduit ? lequel exprime, non pas seulement ses manies littéraires et scolastiques, mais son vaste, profond, universel mouvement ? Lequel se superpose constamment, sans rupture et sans lacune, au genre humain qui marche, monstre à mille pieds ? L’architecture ou l’imprimerie ? L’imprimerie. Qu’on ne s’y trompe pas, l’architecture est morte, morte sans retour, tuée par le livre imprimé, tuée parce qu’elle dure moins, tuée parce qu’elle coûte plus cher. Toute cathédrale est un milliard. (…) Ainsi, pour résumer ce que nous avons dit jusqu’ici d’une façon nécessairement incomplète et tronquée, le genre humain a deux livres, deux registres, deux testaments, la maçonnerie et l’imprimerie, la bible de pierre et la bible de papier. Sans doute, quand on contemple ces deux bibles si largement ouvertes dans les siècles, il est permis de regretter la majesté visible de l’écriture de granit, ces gigantesques alphabets formulés en colonnades, en pylônes, en obélisques, ces espèces de montagnes humaines qui couvrent le monde et le passé depuis la pyramide jusqu’au clocher, de Chéops à Strasbourg. Il faut relire le passé sur ces pages de marbre. Il faut admirer et refeuilleter sans cesse le livre écrit par l’architecture ; mais il ne faut pas nier la grandeur de l’édifice qu’élève à son tour l’imprimerie. Cet édifice est colossal. LIVRE DIXIEME : IV UN MALADROIT AMI Esmeralda trouve le refuge à Notre-Dame, sous la protection de Quasimodo. L’église est attaquée par les truands de la Cour des Miracles qui veulent délivrer la bohémienne mais aussi piller la cathédrale. Un exemple des scènes dramatiques, nombreuses dans le roman historique depuis Scott et employées souvent par Hugo qui peut y employer toute sa verve épique. L’instant pressait. Les pinces et les marteaux travaillaient en bas. Avec une force que décuplait le sentiment du danger, il souleva une des poutres, la plus lourde, la plus longue, il la fit sortir par une lucarne, puis, la ressaisissant du dehors de la tour, il la fit glisser sur l’angle de la balustrade qui entoure la plate-forme, et la lâcha sur l’abîme. L’énorme charpente, dans cette chute de cent soixante pieds, raclant la muraille, cassant les sculptures, tourna plusieurs fois sur elle-même comme une aile de moulin qui s’en irait toute seule à travers l’espace. Enfin elle toucha le sol, l’horrible cri s’éleva, et la noire poutre, en rebondissant sur le pavé, ressemblait à un serpent qui saute. (…) Cependant les gueux ne se décourageaient pas. Déjà plus de vingt fois l’épaisse porte sur laquelle ils s’acharnaient avait tremblé sous la pesanteur de leur bélier de chêne multipliée par la force de cent hommes. Les panneaux craquaient, les ciselures volaient en éclats, les gonds à chaque secousse sautaient en sursaut sur leurs pitons, les ais se détraquaient, le bois tombait en poudre broyé entre les nervures de fer. Heureusement pour Quasimodo, il y avait plus de fer que de bois. Il sentait pourtant que la grande porte chancelait. Quoiqu’il n’entendît pas, chaque coup de bélier se répercutait à la fois dans les cavernes de l’église et dans ses entrailles. Il voyait d’en haut les truands, pleins de triomphe et de rage, montrer le poing à la ténébreuse façade, et il enviait, pour l’égyptienne et pour lui, les ailes des hiboux qui s’enfuyaient au-dessus de sa tête par volées. Sa pluie de moellons ne suffisait pas à repousser les assaillants. En ce moment d’angoisse, il remarqua, un peu plus bas que la balustrade d’où il écrasait les argotiers, deux longues gouttières de pierre qui se dégorgeaient immédiatement au-dessus de la grande porte. L’orifice interne de ces gouttières aboutissait au pavé de la plate-forme. Une idée lui vint. Il courut chercher un fagot dans son bouge de sonneur, posa sur ce fagot force bottes de lattes et force rouleaux de plomb, munitions dont il n’avait pas encore usé, et, ayant bien disposé ce bûcher devant le trou des deux gouttières, il y mit le feu avec sa lanterne. (…) Tout à coup, au moment où ils se groupaient pour un dernier effort autour du bélier, chacun retenant son haleine et roidissant ses muscles afin de donner toute sa force au coup décisif, un hurlement, plus épouvantable encore que celui qui avait éclaté et expiré sous le madrier, s’éleva au milieu d’eux. Ceux qui ne criaient pas, ceux qui vivaient encore, regardèrent. Deux jets de plomb fondu tombaient du haut de l’édifice au plus épais de la cohue. Cette mer d’hommes venait de s’affaisser sous le métal bouillant qui avait fait, aux deux points où il tombait, deux trous noirs et fumants dans la foule, comme ferait de l’eau chaude dans la neige. On y voyait remuer des mourants à demi calcinés et mugissant de douleur. Autour de ces deux jets principaux, il y avait des gouttes de cette pluie horrible qui s’éparpillaient sur les assaillants et entraient dans les crânes comme des vrilles de flamme. C’était un feu pesant qui criblait ces misérables de mille grêlons. La clameur fut déchirante. Ils s’enfuirent pêle-mêle, jetant le madrier sur les cadavres, les plus hardis comme les plus timides, et le Parvis fut vide une seconde fois. Tous les yeux s’étaient levés vers le haut de l’église. Ce qu’ils voyaient était extraordinaire. Sur le sommet de la galerie la plus élevée, plus haut que la rosace centrale, il y avait une grande flamme qui montait entre les deux clochers avec des tourbillons d’étincelles, une grande flamme désordonnée et furieuse dont le vent emportait par moments un lambeau dans la fumée. Au-dessous de cette flamme, au-dessous de la sombre balustrade à trèfles de braise, deux gouttières en gueules de monstres vomissaient sans relâche cette pluie ardente qui détachait son ruissellement argenté sur les ténèbres de la façade inférieure. À mesure qu’ils approchaient du sol, les deux jets de plomb liquide s’élargissaient en gerbes, comme l’eau qui jaillit des mille trous de l’arrosoir. Au-dessus de la flamme, les énormes tours, de chacune desquelles on voyait deux faces crues et tranchées, l’une toute noire, l’autre toute rouge, semblaient plus grandes encore de toute l’immensité de l’ombre qu’elles projetaient jusque dans le ciel. Leurs innombrables sculptures de diables et de dragons prenaient un aspect lugubre. La clarté inquiète de la flamme les faisait remuer à l’œil. Il y avait des guivres qui avaient l’air de rire, des gargouilles qu’on croyait entendre japper, des salamandres qui soufflaient dans le feu, des tarasques qui éternuaient dans la fumée. Et parmi ces monstres ainsi réveillés de leur sommeil de pierre par cette flamme, par ce bruit, il y en avait un qui marchait et qu’on voyait de temps en temps passer sur le front ardent du bûcher comme une chauve-souris devant une chandelle. Sans doute ce phare étrange allait éveiller au loin le bûcheron des collines de Bicêtre, épouvanté de voir chanceler sur ses bruyères l’ombre gigantesque des tours de Notre-Dame. ________________________________ [1] « Gardien d’un troupeau monstrueux, et plus monstrueux luimême. » Imité de Virgile, Bucoliques, V, 44 : « Formosi pecoris custos formosior ipse. » [2] « L’enfant robuste est méchant. »