Editions Bělin Ouvrier malgré soi Réfugié-e-s « reconnu-e-s » en France et en Bulgarie (debut XXI siecle) Author(s): Albena Tcholakova Source: Clio, No. 38, Ouvrieres, ouvriers (2013), pp. 163-180 Published by: Editions Belin Stable URL: http://www.jstor.org/stable/26264838 Accessed: 28-03-2018 15:43 UTC JSTOR is a not-for-profit service that helps scholars, researchers, and students discover, use, and build upon a wide range of content in a trusted digital archive. We use information technology and tools to increase productivity and facilitate new forms of scholarship. For more information about JSTOR, please contact support@jstor.org. 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Par ailleurs, des evolutions historiques tendent a faire converger la figure du refugie (qui n'est plus aujourd'hui celle du dissident politique) et celle du travailleur-immigre3 (qui n'est plus aujourd'hui la plupart du temps un homme seul et un ouvrier). Enfin, l'origine sociale et geographique des refugies constitue un facteur d'heterogeneite incontestable. II n'en reste pas moins que leur experience d'exiles est marquee par des 1 La categone des « refugies reconnus » renvoie ici aux personnes ayant obtenu le statut de refugie au sens de la Convention de Geneve du 28 juillet 1951 ou beneficiant dune protection dite subsidiaire (en France) ou humamtaire (en Bulgane). 2 Les rares travaux menes en France se referent cependant ä la figure du refugie — travailleur — ouvrier, et plus precisement aux refugies de lAsie du Sud-Est des annees 1970-1980 ou bien des refugies chiliens en France. A ce sujet, voir Billion 2001 ; Meslin 2011 ; Spire 2004. Dans une perspective statistique, on pourrait se rapporter ä l'enquete ELIPA etudiant les parcours dits d'integration des primo-arrivants en France, signataires du Contrat d'accueil et d'integration, parmi lesquels on trouve les refugies et les families de refugies : Regnard & Domergue 2011. Pour une revue de la litterature, voir Tcholakova 2012. 3 A ce sujet, voir Sayad 1991 et 1999. Sur revolution des categories et figures de migration Wihtol de Wenden 2010, et sur les dimensions genrees des processus et experiences migratoires Cossee et al. 2012. This content downloaded from 147.251.226.189 on Wed, 28 Mar 2018 15:43:10 UTC All use subject to http://about.jstor.org/terms 164 Albena Tcholakova caracteristiques specifiques. Elles relevent d'une part de « trajectoires de souffrance »4 commencees avant l'exil et se poursuivant en exil dans lesquelles le rapport au travail (parfois le rapport au travail « ouvrier ») occupe une place primordiale. Elles relevent d'autre part du contraste entre ces trajectoires de souffrance et les promesses associees ä un Statut enfin obtenu. Dans cet article, notre objectif est d'ouvrir le chantier de l'etude de la dimension genree du remaniement identitaire des refugies, en nous appuyant sur la litterature existante et sur une recherche portant sur la quete de travail des refugies (concue non seulement comme une quete d'emploi, mais aussi comme une quete de reconnaissance5 et de coherence biographique6) en France et en Bulgarie. Les seules recherches concernant les refugies ouvriers portent, en France, sur les refugies d'Asie du Sud-Est7. Elles montrent que, contrairement aux idees recues considerant les refugies en tant que travailleurs du « commerce ethnique », la plupart de ces refugies sont des «travailleurs ouvrierises »8. Elles s'interessent tout particulierement aux perceptions ethnicisantes des refugies cambodgiens qui expliquent la persistance des stereotypes de «docilite», de «malleabilite», d'acceptation sans resistance de l'autorite patronale et la depolitisation de la condition d'ouvrier. Elles rendent egalement compte des prejuges genres de la part des employeurs, des collegues et des syndicats: la « fragilite », la « docilite », 1'« attention », la « minutie », la « depolitisation » des refugies cambodgiens contrasteraient avec l'imaginaire social de «robustesse» et «ä la force et au caractere menacant des travailleurs immigres »9. Les refugies ouvriers sont ici considered comme objets de stereotypes classificateurs et essentialisants qu'il convient de deconstruire. Le rapport au travail des refugies devenus ouvriers merite lui aussi d'etre etudie. C'est ce que nous ferons ici en cherchant ä montrer que ce rapport participe d'une experience du declassement qui s'avere parfois tres fortement genree. 4 Sur le concept de « trajectoire de souffrance », voir Riemann & Schütze 1991. 5 Honneth 2000. 6 Pollak 2000. i Billion 2001 ; Meslin 2011. 8 Billion 2001 : 41. 9 Meslin : 89. This content downloaded from 147.251.226.189 on Wed, 28 Mar 2018 15:43:10 UTC All use subject to http://about.jstor.org/terms Owner malgré sot... 165 L'enquete Le terrain de notre recherche, réalisée entre 2004 et 2009, est multisitué : Lyon et les communes proches pour le terrain francais, et Sofia et ses banlieues proches pour le terrain bulgare. Cent quarante-trois entretiens ont été realises dans les deux contextes: 109 entretiens biographiques avec des réfugiés ágés entre 18 et 65 ans (53 en Bulgarie, dont 38 hommes et 15 femmes, et 56 en France, dont 36 femmes et 20 hommes) et 34 entretiens approfondis avec des acteurs socio-économiques (associatifs et étatiques, ayant un role dans Faeces au travail des réfugiés). Aux entretiens se sont ajoutés de nombreuses observations in situ, Futilisation occasionnelle de documents personnels et le recueil et Fanalyse de documents administratis, ainsi qu'un travail ďanalyse de données liées á Femploi et aux migrations10. Les réfugiés que nous avons rencontres en France étaient originaires d'Europe de FEst (43), d'Afrique Subsaharienne (10), du Proche et du Moyen Orient (2) et du Maghreb (1). Les réfugiés en Bulgarie étaient originaires du Proche et du Moyen Orient (27), d'Afrique (subsaharienne et australe) (23), d'Europe de FEst (2) et du Maghreb (1). La surreprésentation des réfugiés originaires des pays dits d'Europe de FEst, ainsi que la figure feminine et familiale (pour la France), et de ceux, originaires du Proche et du Moyen Orient et d'Afrique, ainsi que la figure masculine (pour la Bulgarie) s'explique par deux logiques : d'une part par la demarche de la constitution ďun échantillon qualitatif et les conditions générales de l'enquete, et d'autre part, par les tendances migratoires des réfugiés, observables dans les deux configurations pendant la periodě de l'enquete. Ne pouvant pas ici entrer dans une analyse globále du contexte des politiques migratoires et d'asile, et des marches du travail, ainsi que des profils socio-économiques des réfugiés dans les deux pays (á la fin 2009, le nombre de réfugiés en France s'elevait á 196 364 et á 5 393 en Bulgarie)11, contentons-nous de rappeler qua une longue histoire de Faccueil de réfugiés en France s'oppose une récente tradition en Bulgarie. La Bulgarie n'est ni un ancien pays d'immigration, ni une ancienne «puissance coloniale». Le pays découvre les deux faces du processus migratoire (emigration et immigration) simultanément depuis la chute du regime 10 Pour une presentation détaillée de tous ces aspects, voir Tcholakova 2012. 11 UNHCR 2010. This content downloaded from 147.251.226.189 on Wed, 28 Mar 2018 15:43:10 UTC All use subject to http://about.jstor.org/terms 166 AlbenaTcholakova communiste. L'emigration y reste d'ailleurs plus importante que rimmigration. Par ailleurs, le pays continue a etre considere davantage comme un pays de transit pour les migrants et les refugies qu'un pays d'accueil, contrairement a la France. Les refugies ont des parcours professionnels et des niveaux de formation differents, mais en general, ils vivent l'experience du declassement de maniere plus intense que les migrants « economiques », en raison des attentes d'integration sociale et professionnelle qu'ils associaient a l'obtention du statut. Ils sont plus predisposes a se trouver en situation de chomage que les autres migrants, et lorsqu'ils accedent a l'emploi, ce dernier ne correspond que tres rarement a leurs attentes et a l'espoir de sauvegarder une certaine coherence biographique et professionnelle. Les femmes, davantage que les hommes, se trouvent non seulement en situation de chomage, mais quand elles travaillent, elles sont plus nombreuses que les hommes a le faire avec des contrats atypiques. Ces observations empiriques se confirment dans les enquetes menees par l'OCDE12. Quels sont les profils socio-professionnels des refugies que nous avons rencontres et quelle est la part des ouvriers ? La reponse n'est pas aisee, et les tableaux ci-dessous ne rendront que partiellement compte de leurs profils. Cela tient au fait que notre recherche ne portait pas specifiquement sur la problematique traitee dans cet article. En effet, pour dresser un profil « statistique », a partir des entretiens biographiques, nous avons traduit des experiences multiples en termes de categories socio-professionnelles (PCS) en retenant la situation professionnelle la plus frequente (ou significative). Certains refugies, ont ete des ouvriers dans leur pays d'origine (surtout en Bulgarie et surtout les refugies somaliens primo-arrivants qui ont ete des ouvriers agricoles ou cette femme tchetchene de 40 ans, rencontree en France qui a travaille en Tchetchenie et travaille en France dans le secteur du batiment). Les femmes refugiees, a l'image des femmes francaises, bulgares ou d'origine migrante, deviennent rarement des ouvrieres dans le pays d'accueil. Et quand elles le deviennent, elles relevent essentiellement de la categorie des « ouvriers non qualifies de type artisanal »13. 12 OCDE 2012. 13 http://www.msee.&/fr/methodes/default.asp?page=nomenclatures/pcs2003/n3 _68.htm This content downloaded from 147.251.226.189 on Wed, 28 Mar 2018 15:43:10 UTC All use subject to http://about.jstor.org/terms Comparaison des PCS dans le pays d'origine et dans le pays d'accueil pour les refugies rencontres en France Professions Agriculteurs Artisans, commercants et chefs d'entreprise Cadres et professions intellectuelles superieures Professions intermediaires Employes Ouvriers Autres personnes sans activite professionnelle (dont retraites et etudiants) PCS avant TOTAL Agriculteurs 1 1 Artisans, commercants et chefs 2 3 5 d'entreprise Cadres et professions intellectuelles 5 7 12 superieures Professions *; *; 12 in termedi aires 0 0 Employes 7 1 10 18 Ouvriers 3 3 Autres personnes sans activite 1 A C professionnelle 1 4 3 (dont retraites et etudiants) TOTAL PCS apres 0 0 0 0 21 4 31 56 o s! a. o d H n Lecture: Parmi les 18 refugies qui etaient employes dans leurpays d'origine, 7 le sont aussi en France, 1 est devenu ouvrier et 10 sont sans activite. 00 Comparaison des PCS dans le pays d'origine et dans le pays d'accueil pour les refugies rencontres en Bulgarie Professions Agriculteurs Artisans, commercants et chefs d'entreprise Cadres et professions intellectuelles superieures Professions intermediaires Employes Ouvriers Autres personnes sans activite professionnelle (dont retraites et etudiants) PCS avant TOTAL Agriculteurs 0 Artisans, commercants et chefs 1 4 5 d'entreprise Cadres et professions intellectuelles 1 1 2 4 superieures Professions 1 f. T n in termedi aires 1 0 L J Employes 6 2 8 Ouvriers 9 1 10 Autres personnes sans activite 11 17 pro fessionn eile 1 1 4 (dont retraites et etudiants) TOTAL PCS apres 0 2 0 2 24 10 15 53 as Learn : Parmi les 8 refuges qui etaient employes dans leur pays d'origine, 6 le sont aussi en Bulgarie et2 sont sans activite. Ouvrier tnalgre soi 169 Nous remarquons une concentration importante des refugies dans un nombre tres restreint de categories : employes, ouvriers (surtout en Bulgarie) et sans activite, alors qu'ils etaient davantage repartis dans l'ensemble des PCS dans leur pays d'origine. Par exemple, pour les refugies en France, ils etaient 12 a occuper des professions intermediaires et 12 a etre cadre ou exercer une profession intellectuelle superieure ; aujourd'hui, aucun d'entre eux n'est dans cette meme categorie : ils sont desormais soit employes, soit en inactivite. Cette concentration presente toutefois des formes differenciees selon les pays d'accueil: les refugies en Bulgarie sont davantage en activite (34 relevent des categories «employes» et « ouvriers » contre 25 en France). Ces donnees ne rendent cependant pas compte du fait que pour la plupart des refugies, l'experience de l'exil s'est accompagnee d'une experience du travail ouvrier. Parmi ceux dont la situation la plus frequente ou significative, dans le pays d'origine et dans le pays d'accueil, ne correspondait pas a la PCS d'ouvrier, nombreux sont ceux qui ont exerce des travaux ouvriers sur les routes migratoires, et qui ont occupe des emplois d'ouvriers a un moment donne de leur carriere professionnelle dans le pays d'accueil, dans le secteur industriel ou tertiaire. Ces tendances sont plus marquees pour les hommes que pour les femmes. L'un des traits specifiques de l'experience des refugies est le declassement, les formes de lutte de reconnaissance et les remaniements identitaires qu'il implique. Pres de six refugies sur dix (64 sur 109) sont diplomes du superieur. Cette prevalence est plus marquee en France qu'en Bulgarie (40 sur l'ensemble des 56 rencontres en France, soit 8 refugies sur 10) contre a peine la moitie pour la Bulgarie (24 sur 53). En France, les hommes sont proportionnellement un peu plus nombreux que les femmes a etre diplomes du superieur; en Bulgarie, la situation est inversee. Dans bien des cas, chez les refugies diplomes que nous avons rencontres, l'experience du travail ouvrier etait presentee comme l'une des formes les plus marquantes de leur trajectoire de declassement, et cela meme s'ils n'occupaient plus d'emploi ouvrier au moment de l'entretien. This content downloaded from 147.251.226.189 on Wed, 28 Mar 2018 15:43:10 UTC All use subject to http://about.jstor.org/terms 170 Albena Tcholakova Travail ouvrier et declassement genre Pour la plupart de ces refugies, le travail ouvrier correspond a un declassement qui contraste avec des attentes de reconnaissance liees au travail qui ont ete confortees par l'obtention du statut. Les refugie-e-s aussi bien en France qu'en Bulgarie veulent voir reconnues leurs qualifications et competences acquises dans leurs experiences professionnelles anterieures a l'exil, et de nouveau pouvoir acceder a un travail qui y corresponde. Mais leur acces a l'emploi s'avere difficile et les opportunites se restreignent tres souvent a des secteurs du marche du travail en decalage avec leurs attentes, qui plus est, fortement ethnicises et genres. Les stereotypes ethniques et genres sont au cceur de l'experience du declassement. La plupart de celles et ceux que nous avons rencontres en France et en Bulgarie travaillent ou avaient travaille dans des activites fortement genrees, et etaient pousses a le faire par les conseils et les formations qui leur etaient proposees (par les acteurs associatifs ou etatiques les accompagnant). Les hommes se sont retrouves sur des chantiers de construction, dans la manutention, les garages automobiles, les usines de desossement de viande. De nombreuses femmes refugiees ont fait du «travail du care» (garde d'enfants, auxiliaires de vie, aide-menagere), et quelques-unes sont devenues des ouvrieres du tertiaire — femmes de menage dans des entreprises. Entrant en resonance avec des trajectoires de souffrance pendant l'exil, cette experience du declassement est une source de souffrance specifique pour les refugies et produit des formes de remaniement identitaire qui affectent egalement le rapport a la « masculinite » et a la « feminite ». Silence masculin, solitude, concurrence et reduction au corps Dans nos entretiens, la « honte d'etre devenu ouvrier », d'exercer un metier difficile dans lequel « on laisse sa sante », s'exprime non pas dans une description des taches du metier, mais dans le fait de passer sous silence des conditions de travail difficiles vecues comme une humiliation ou un mepris d'ordre social. La non-acceptation de la condition ouvriere s'exprime egalement dans la relation d'enquete quand des refugies hommes pleurent ou quand ils rient This content downloaded from 147.251.226.189 on Wed, 28 Mar 2018 15:43:10 UTC All use subject to http://about.jstor.org/terms Quvrier malgre soi 171 nerveusement en fuyant le regard, ou quand ils montrent des blessures physiques dues ä un accident de travail sur un chantier de construction pour « subvenir ä leurs besoins », « pour survivre », alors qu'ils se definissent par exemple comme des musiciens. C'est le cas notamment de Serge, un refugie camerounais de 36 ans, refugie en Bulgarie depuis 2003 et electrotechnicien de formation. Cette non-acceptation s'exprime egalement ä travers les recits, saisissants de trahison vecue, de ne jamais se voir proposer des emplois correspondant ä leurs attentes. Nous avons egalement observe que certains refugies tentaient ä dissimuler la nature de leur activite ä ceux qu'ils connaissaient dans leur « ancienne vie ». Les femmes ne semblent pas eprouver une telle difficulty ä exprimer ouvertement la souffrance liee ä leur nouvelle condition. Les approches theoriques developpees par la psychodynamique du travail et son articulation ä la sociologie du travail qui pointe 1'importance des rapports sociaux de sexe14, jettent un eclairage sur ces differences dans la facon de vivre et d'exprimer la souffrance. A partir de l'exemple des infirmieres et des aides-soignantes, Pascale Molinier soutient qu'il existe une «sexuation des defenses». La dimension de l'autoderision « vis-ä-vis de sa propre vulnerabilite est la composante essentielle des defenses "feminines" »15. Au deni de souffrance des homines, correspond une tendance des femmes ä echanger avec d'autres femmes (au sein du collectif de travail) non seulement sur leur travail, mais aussi sur leurs emotions, leurs sentiments, sur leurs doutes. On touche ici ä une difference dans le rapport ä la souffrance qui s'exprime egalement hors des collectifs de travail, et jusque dans la relation d'enquete. L'expression «feminine» de la vulnerabilite contraste avec la perspective « virile », marquee par l'apprentissage de la censure emotionnelle des la socialisation primaire16, dans laquelle il est inconcevable de porter un regard d'autoderision sur ses echecs ou sur ses faiblesses, et plus generalement, de les exposer. 14 Dejours 1998 et 2010 ; Molinier 2004 ; Hirata & Kergoat 1988. 15 Molinier 2004 : 84 et 2012. 16 Guionnet 2012. This content downloaded from 147.251.226.189 on Wed, 28 Mar 2018 15:43:10 UTC All use subject to http://about.jstor.org/terms 172 Albena Tcholakova La non-acceptation de la condition d'ouvrier s'exprime également dans une double problématique de la solitude : solitude face aux collěgues, solitude affective. L'experience du declassement peut en effet induire une double difficulté ä s'integrer dans un collectif de travail : volonte de montrer qu'on vaut mieux que les autres et difficulté de s'identifier ä autrui. Cest l'exemple ď Andrei, un réfugié moldave de 40 ans, Ingenieur de formation. En France, il a travaillé pendant un mois dans une entreprise qui fabrique des tuyaux pour des systěmes pneumatiques, mais il n'a pas été embauché parce que ses collěgues ont considéré qu'il « travaillé trop vite». Dans son récit, il met en scene son rapport au travail « exigeant», il repete plusieurs fois « je sais tout faire », « je travaillé bien», «je ne sais pas travailler lentement», en se posant en superioritě et en concurrence avec ses collěgues comme lorsqu'il affirme: «je peux travailler pour deux». L'experience du declassement s'accompagne ici d'une defense «virile» contre la souffrance dans laquelle la capacité ä supporter la souffrance est valorisée17 : defense d'un homme qui a « toujours travaillé » et qui a su, avant l'exil, subvenir aux besoins de ses enfants et de son épouse, et qui compte bien continuer de le faire quelles que soient les conditions. Une autre forme de solitude est liée ä ce qu'ils présentent comme l'incapacite, par honte de ce qu'ils sont devenus, ä nouer des relations affectives durables avec des femmes. La dimension genrée des difficultés Hees au declassement s'exprime alors dans le sentiment de honte face ä la dépendance financiere ä 1'égard de leur compagne. Qu'ils travaillent, mais n'arrivent pas ä subvenir pleinement aux besoins de la famille ou qu'ils soient obliges de cesser le travail ouvrier, car leur corps souffre ďépuisement physique, le fait de « dépendre » de leur compagne est vécu de facon negative par les réfugiés que nous avons rencontres. L'image de chef de famille ainsi que le röle de mále pourvoyeur du revenu familial (dit aussi « male breadwinner'») sont bouleversés. Ici, le remaniement identitaire engage dans l'experience du declassement affecte la part genrée de 1'identité. " Dejours 1998, 2000 et 2010. This content downloaded from 147.251.226.189 on Wed, 28 Mar 2018 15:43:10 UTC All use subject to http://about.jstor.org/terms Ouvrier malgre soi 173 Les recits des refugies d'origine africaine que nous avons rencontres sur le terrain bulgare, qu'ils soient des «anciens etudiants», devenus refugies, ou des refugies «primo-arrivants» nous conduisent a souligner la dimension corporelle du remaniement identitaire. Des refugies medecins, ingenieurs, electrotechniciens, policiers, dans leur pays ou de formation, travaillant en Bulgarie sur des chantiers de construction ou en tant que manutentionnaires, durablement ou de maniere occasionnelle, font part de leur difficulte d'etre doublement reduits a leur corps, a un « corps d'ouvrier », a une simple force de travail, mais aussi a un corps «de couleur», a un corps racialise. Ces deux reductions semblent particulierement douloureuses lorsqu'elles mettent en jeu des stereotypes sexuels. Ainsi, par exemple, les refugies africains en Bulgarie sont «invites» a occuper des roles de figurants dans des productions cinematographiques et clips musicaux tournes a Sofia : non pas parce qu'ils sont comediens, mais parce qu'ils sont « black », et « commercialement» precieux parce que peu nombreux dans ce pays. Leur participation aux clips au cote de femmes reduites a leur corps sexualise est racontee avec honte. Certains acceptent de tourner dans ces clips parce qu'ils sont mieux remuneres qu'en travaillant une journee sur un chantier de construction ou sur un stand au marche de gros de Sofia. Leur rapport au travail ouvrier est affecte par cette honte d'etre reduits, en raison de leur faible remuneration, au rang d'objet sexuel, en meme temps que leur corps est pris dans un reseau complexe de domination et de reification. Aux experiences de dominations liees au travail (le sentiment d'etre sans cesse exploites), aux experiences de racisme (qu'ils vivent quotidiennement en Bulgarie et qui peuvent aller jusqu'a marquer physiquement leur corps suite a des agressions par des skinheads), s'ajoutent des experiences de souffrance liees a un type d'erotisation subie de leur «origine ethnique» que Ton doit prendre en consideration pour comprendre le rapport au travail ouvrier. degout du « care des autres » Le rapport des femmes a la souffrance liee au declassement semble comporter une dimension genree, qui renvoie doublement, et para-doxalement, a la problematique du care. On peut considerer que This content downloaded from 147.251.226.189 on Wed, 28 Mar 2018 15:43:10 UTC All use subject to http://about.jstor.org/terms 174 Albena Tcholakova 1'attribution aux femmes des taches et des qualites liees au care les confronte plus souvent a la necessite d'accepter sa souffrance et celle d'autrui, et tend a promouvoir un certain type de rapport a soi et au monde qui est constitutif de la part genree de l'identite. Mais si le travail du care est associe a l'experience du declassement, ce rapport a soi et au monde peut devenir problematique. Les femmes, nous l'avons mentionne, semblent pouvoir plus facilement que les hommes parler de la souffrance liee a leur nouvelle condition, et nous avons rencontre des femmes qui exprimaient un degout du « travail du care des autres ». Les femmes refugiees travaillant dans le menage industriel souffrent d'etre reduites a nettoyer la salete des autres, a etre faiblement remunerees, a travailler aux heures decalees, a passer beaucoup de temps dans les transports en commun pour peu de reconnaissance. C'est le cas de Shereen, une iranienne de 45 ans, mariee et mere de quatre enfants qui vivait en Bulgarie depuis dix ans et qui a ete professeur de langue et litterature perse en Iran. C'est egalement l'exemple de Zeina, cette femme irakienne, du meme age que Shereen, que nous avons rencontree en France. Elle a ete professeur de physique en Irak pendant quatorze ans. Associant le travail de menage industriel que Pole emploi lui proposait a « une mort sociale »18, elle a du cependant l'exercer pendant plusieurs annees, avant d'ouvrir un petit commerce en 2012 avec son epoux. Travailler en tant que femme de menage, ou se voir proposer exclusivement des metiers associes au travail servile, est vecu comme la manifestation meme d'un deni de reconnaissance de leurs qualifications et competences et comme la reduction de leur existence sociale a des stereotypes « feminins». Ici encore, le remaniement identitaire engage dans l'experience du declassement passe par des stereotypes genres et affecte la part genree de l'identite. Faire avec la condition d'ouvrier Les refugies devenus ouvriers ne font pas que subir une condition, ils y reagissent de differentes manieres et, sur ce plan egalement, le genre entre en jeu. is Goffman 1989. This content downloaded from 147.251.226.189 on Wed, 28 Mar 2018 15:43:10 UTC All use subject to http://about.jstor.org/terms Ouvriermalgre soi 175 Discours du courage et engagement dans des activites « masculines » Le discours du courage representee un premier exemple. Les recits masculins rendent parfois compte du travail d'ouvrier comme etant un travail certes difficile et mettant ä mal leur corps, mais restant un travail qui «ne fait pas peur». Ces recits ne presentment aucune originalite, mais on peut considerer que les refugies ayant dejä traverse des evenements mettant leur vie en peril et ayant eu des experiences de travail eprouvantes dans leur pays d'origine ou sur les routes de l'exil pourront plus facilement que les autres refugies mettre en scene leur courage passe pour valoriser leur situation actuelle. On peut se demander si le discours de rejet de ceux qui ne travaillent pas et qui se « cachent» derriere des difficultes de trouver un emploi (notamment en France) ne participe pas d'une logique analogue. Manifester, exprimer du courage, de la force, voire de la desobeissance, ne pas se plaindre, ne pas manifester un interet pour la sante de son corps, rejeter tous ceux qui n'acceptent pas les memes conditions de travail (difficiles) relevent de la « virilite ». Ces deux types de discours participent de « strategies viriles de defense » contre la souffrance qui rappellent les observations cliniques de Christophe Dejours19. Le discours du courage et le discours du rejet «virus» precedent de tentative de «faire avec» la condition d'ouvrier tout en deniant la realite des difficultes que representee cette nouvelle condition. Inversement, le fait que les femmes refugiees que nous avons rencontrees ne tiennent pas ce type de discours ne signifie pas qu'elles ne soient pas courageuses. Si le discours concernant les vertus est genre, ceci ne veut pas dire que les « vertus »le soient. Pour les hommes, l'engagement dans des activites sportives, dans la musique et dans la religion constitue une autre forme d'adaptation ä la nouvelle condition d'ouvrier. Elle procede d'une recherche de satisfaction substitutive et de reconnaissance compensatoire. Cette recherche prenait d'autres formes chez les femmes que nous avons rencontrees. 19 Dejours 1998 et 2010 (notamment le chap. 1). This content downloaded from 147.251.226.189 on Wed, 28 Mar 2018 15:43:10 UTC All use subject to http://about.jstor.org/terms 176 AlbenaTcholakova Le « care desproches » et le discours de ['autonomic En effet, la reconnaissance compensatoire des femmes refugiees devenues ouvrieres est a rechercher dans l'espace familial, aussi bien en France qu'en Bulgarie. Paradoxalement, et alors que «le care des autres », comme caracteristique de la condition d'ouvriere peut etre source de honte, «le care des proches» devient un vecteur de valorisation et de continuite biographique. Dans l'engagement dans la reussite scolaire des enfants, elles trouvent des ressources pour compenser les difficultes eprouvees dans l'exercice des metiers qu'elles associent au deni de reconnaissance de leurs experiences professionnelles anterieures a l'exil. C'est egalement ce meme espace familial qui apparait comme une strategie de compensation des ruptures identitaires provoquees par l'experience d'exil. L'espace familial n'est plus alors seulement un vecteur de reconnaissance compensatoire, mais aussi de continuite biographique. Un autre exemple de strategie de compensation genree concerne l'engagement dans des activites associatives aupres des personnes demunies (notamment en Bulgarie), aupres d'autres migrants, aupres de personnes en situation de precarite extreme. Le «travail de care associatif» devient alors une source de rehaussement de l'estime de soi blessee. On pourrait a travers ces deux exemples emettre l'hypothese que les remaniements identitaires des femmes devenues refugiees-ouvrieres reactivent bien plus qu'ils ne fragilisent ou destabilisent les rapports sociaux de genre. Cependant, dans le discours de certaines femmes, le travail ouvrier reste associe a un horizon d'emancipation. C'est le cas des femmes refugiees qui ont exerce un travail ouvrier sur les routes de l'exil et qui se voient aujourd'hui interdire par leur mari de travailler. Pour ces femmes en inactivite professionnelle, tout travail, y compris le travail ouvrier, est une source d'autonomie et d'independance. Dans ce cas, qui reste minoritaire dans notre population d'enquete, leur nouvelle condition n'est plus associee a un declassement. This content downloaded from 147.251.226.189 on Wed, 28 Mar 2018 15:43:10 UTC All use subject to http://about.jstor.org/terms Quvrier tnalgre soi 177 Cet article s'est propose d'ouvrir un champ de recherche portant sur la dimension genree de la condition ouvriere chez les femmes et les hommes refugies « reconnus ». Ces derniers vivent generalement ce travail comme un declassement social et professionnel, sous le mode principalement negatif de la perte de statut et d'une fragilisation identitaire qui amplifie l'experience de l'exil comme experience paroxystique de « rupture avec le monde habituel »20. Cette rupture peut s'accompagner de differents types de transformation de Identification genree (de la destabilisation au renforcement des stereotypes « virils » ou « feminins »), et les normes de genre offrent differentes ressources, et rendent possibles differentes strategies, pour faire avec une nouvelle condition generalement considered comme peu enviable. Si, pour la majorite des refugies devenus ouvriers que nous avons rencontres, la nouvelle condition s'avere etre une source de declassement et de honte, ce n'est cependant pas le cas pour tous les refugies. La nature du parcours biographique et professionnel est determinante. Certains refugies — hommes, originaires de Bosnie et du Kosovo (en France), et refugies somaliens (en Bulgarie) le plus souvent detenteurs d'un faible niveau de formation, jeunes et celibataires — disaient « savoir », « vouloir » et « pouvoir tout faire ». Devenir ouvrier est alors devenir travailleur, et pouvoir travailler permet de rehausser l'estime de soi et de trouver, dans le travail, des assises pour traverser le remaniement identitaire provoque par l'exil dans lequel la rupture avec le monde habituel et le passe est, partiellement au moins, irremediable. Bibliographie Billion Pierre, 2001, « Ou sont passes les "travailleurs refugies" ? 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