puf Miseres de la vie conjugale a la Belle Epoque. Un courrier des lecteurs du "Matin" sur le divorce (1908) Author(s): Aicha SALMON Source: Revue Historique, Fasc. 683 (Juillet 2017), pp. 619-649 Published by: Presses Universitaires de France Stable URL: https://www.jstor.org/stable/44785026 Accessed: 22-04-2021 12:42 UTC JSTOR is a not-for-profit service that helps scholars, researchers, and students discover, use, and build upon a wide range of content in a trusted digital archive. We use information technology and tools to increase productivity and facilitate new forms of scholarship. For more information about JSTOR, please contact support@jstor.org. 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De la fin du mois de Janvier au debut du mois d'avril, des articles de nature variée sont consacrés presque quotidiennement aux problěmes sociaux, moraux et affectifs qu'il soulěve : informations politiques et littéraires, interviews, éditoriaux, articles d'opinion, consultation populaire sous la forme d'un referendum, lettres de personnalités, mais surtout un courrier des lecteurs et un roman feuilleton parti-culiěrement original, intitule Les Mystires du divorce dévoilés par nos lecteurs. A la fin de 1'année, Penquěte est prolongée par la publication d'un recueil de lettres de lecteurs, Les Divorces pevnts par eux-mémes5. La redaction du Matin présente ces confidences comme «la plus 1. Le Matin, 22 février 1908. 2. En 1908, Le Matin tire environ á 625 000 exemplaires. Voir Dominique Pinsolle, Le Matin (1884-1944). Une presse d'argent et de chantage, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2012, pp. 301-302. 3. Pour un éclairage recent sur cette periodě historique, voir Dominique Kalifa, La Veritable Histoire dela« Belle Ěpoque », Paris, Fayard, 2017. 4. Normalien, agrégé de philosophic, Gustave Téry (1870-1928) devient journaliste [Le Maún, Le Journal entre autres) apres avoir été professeur. En 1904, il fonde L'CEimre avec Urbain Gohier. II a adopté au cours de sa vie des positions contradictoires et changeantes: socialiste, anticlerical, antimilitariste, antisemité et xénophobe. 5. Gustave Téry, Les Divorcespeintspar eux-mémes. Mille et une confessions, Paris, Arthěme Fayard, s.d., [1908]. Revue historique, 2017, n° 683, pp. 619-649 This content downloaded from 147.251.6.77 on Thu, 22 Apr 2021 12:42:46 UTC All use subject to https://about.jstor.org/terms Aicha SALMON 620 Aicha Salmon complete, la plus instructive, la plus émouvante contribution ä l'his-toire des moeurs de ce temps6 ». S'il ne doit pas se laisser prendre par la rhétorique outranciěre de la presse de la Belle Epoque7, l'historien a bien affaire ici ä un ensemble documentaire peu commun, relevant de plusieurs supports (presse et livre) et plusieurs genres. L'enquete de Téry confirme qu'au debut du xxe siěcle, le divorce est un sujet de société encore brůlant. Le droit au divorce avait en effet été accordé en France une premiere fois pendant la Revolution fran-caise, en 1792. Affaibli par le Code civil en 1804, puis supprimé au debut de la Restauration, en 1816, ä Pinitiative de Louis de Bonald, il est définitivement rétabli en 1884 par la loi Naquet qui ne Pauto-rise, cependant, que de facon trěs restrictive, pour faute grave (adultěre, sévices et injures, etc.). En 1908, le divorce est done legal depuis une vingtaine d'annees ; il est cependant loin de faire Punanimité. II s'agit en effet d'une pratique extrémement minoritaire (elle concerne moins de 5 % des couples mariés), interdite par PEglise catholique, et mal vue par une grande partie de la population: elle est souvent considérée comme un danger pour la pérennité de Pinstitution familiale et pour le devenir des enfants issus des couples concernés8. Gette nouveauté en matiěre de moeurs est mise en scene dans nombre de pieces de theatre et de romans, qui exploitent ses ressorts dramatiques. Quant aux débats entre partisans et adversaires du divorce, qui ont eu lieu tout au long du xixe siěcle9, ils touchent, avec le développement de la presse et de Pimprimé, un public plus large et d'autant plus intéressé par la question qu'il s'agit, depuis 1884, d'une possibilité ä laquelle chacun peut étre confronté. En menant une «interview du "grand public"10», Téry envisage une nouvelle fa^on de faire avancer la reflexion : On a suffisamment raisonné ou déraisonné sur le divorce. Que vaut-il ? Ce n'est plus aux moralistes qu'il faut le demander ; e'est ä 1'expérience. Le divorce est institué en France depuis tantöt un quart de siěcle ; quels sont les résultats de cette épreuve ? En est-on satisfait ? En est-on mécontent ? Faut-il abolir le divorce ? Faut-il 1'élargir ? Voici la réponse du public11. 6. Le Matin, 10 février 1908. 7. Voir ä ce sujet Benoit Lenoble, « Le Journal au temps du réclamisme. Presse, publicitě et culture de masse en France (1863-1930)», these de doctorat de Puniversité Paris-I - Pantheon-Sorbonne, septembre 2007. 8. Sur la legislation du divorce et sa pratique en France, voir Jean Gaudemet, Le Manage en Occident Les maurs et le droit, Paris, Le Cerf, 1987, pp. 391 -405 ; Jean-Paul Sardon, « L'evolution du divorce en France », Population, 51° annee, n° 3, 1996, pp. 717-749. 9. Voir les travaux de Francis Ronsin : Le Contrat sentimental. Débats sur le mariage, l'amour, le divorce, de l'Ancien regime ä la Restauration, Paris, Aubier, 1990 ; Les Divorcimres. Affrontementspoätiques et conceptions du mariage dans la France du XIX1 siěcle, Paris, Aubier, 1992. 10. Gustave Téry, Les Divorces, op cit. (n. 5), p. 6. 11. Idem. This content downloaded from 147.251.6.77 on Thu, 22 Apr 2021 12:42:46 UTC All use subject to https://about.jstor.org/terms Miséres de la vie conjugate á la Belle Époque 621 De fait, la publication des lettres de lecteurs nous livre, ä propos des moeurs, du corps et de la sexualitě, une parole publique fort rare ä cette periodě12. A la difference des courriers publiés habituellement dans la presse depuis le XIXe siěcle, elles se présentent comme des écrits personnels13, et c'est assurément ä cela que 1'enquéte de 1908 doit son succěs. Leurs auteurs sont des hommes et des femmes ordi-naires dont les actions sont peu rapportées dans la sphere publique14, hormis dans la rubrique des faits divers. A travers ce déploiement inhabituel de paroles intimes, la vie conjugale de tout un chacun devient un sujet digne d'etre exposé. Mais quel statut donner ä ces « récits de vie », qui restituent ä la premiere personne des experiences subjectives, et qui surgissent dans l'espace médiatique ? Pour l'historien, habitué ä voir réalité et fiction s'entremeler dans les quotidiens populaires de la Belle Époque15, 1'enquete hybride du Matin pose probléme. A-t-on ici affaire ä de véri-tables lettres de lecteurs, ou s'agit-il de lettres inventées, comme cela se faisait parfois16 ? Et que penser du roman feuilleton Les Mysteres du divorce déuoilés par nos kcteurs, dont le titre suggěre que les lecteurs sont les auteurs, et oú la pretention ä décrire le vrai et la réalité sociale revient comme un leitmotiv tout au long de sa parution ? Postuler que ces lettres, destinées ä la publication dans un journal ä grand tirage, reflětent des experiences reelles, est séduisant, mais hasardeux. On pourrait certes contourner cette difliculté en choisissant de s'en tenir au constat que ces productions discursives attribuées aux lecteurs, authentiques ou non, fiděles ä la réalité ou romancées, sont des faits 12. Voir, parmi les rares travaux qui l'etudient, I'ouvrage d'A.-M. Sohn qui accede á la parole populaire par le biais des archives judiciaires : Anne-Marie Sohn, Chrysalides. Femmes dans la vieprivée (XIX-XX siecles), 2 vol., Paris, Publications de la Sorbonně, 1996. 13. En France, d'autres courriers de lecteurs, comme celui du Figaro, peuvent en presenter les caractéristiques, sans toutefois aller aussi loin dans l'intime, ni lui accorder autant de place. Voir Yoan Vérilhac, « "Les femmes seules savent écrire une lettre" : sur le "Questionnaire" du Figaro de l'annee 1888», Médias 19 [En ligne], Publications, Guillaume Pinson (dir.), La lettre et la presse: poéúque de l'intime et culture médiatique, 1. La lettre, mediation médiatique, url: http://www. mediasl9.org/index.php?id=329. Mais Gustave Téry s'est peut-étre inspire d'une initiative plus ancienne du Daily Telegraph qui, du 9 aoůt au 30 septembre 1888, publie plusieurs centaines de lettres de lecteurs répondant á la question « Is marriage a failure? », et dont la teneur se rappro-che du courrier du Matin (Clara Lefevre consacre á ce corpus un mémoire de master á 1'université Paris-I - Panthéon-Sorbonne, 2017). 14. Pour un éclairage recent sur l'emergence de la distinction entre public et přivé depuis la fin du XVIIf siěcle, voir Antoine Lilti, Figures publiques, Paris, Fayard, 2014, et en particulier le chap. 3, «Une revolution médiatique », pp. 75-121. Cependant, I'ouvrage retrace Papparition de 1'intérét de la vie privée des personnes célěbres, landis qu'ici, c'est la vie privée des personnes ordinaires qui retient l'attention. 15. Voir Dominique Kalifa, L'Encre et le Sang. Récits de crime et société d la Belle Époque, Paris, Fayard, 1995. 16. Les redactions inventaient parfois de fausses missives pour alimenter leurs rubriques, ou s'amusaient á écrire des lettres parodiques. This content downloaded from 147.251.6.77 on Thu, 22 Apr 2021 12:42:46 UTC All use subject to https://about.jstor.org/terms 622 Aicha Salmon interessants car ils construisent et expriment les imaginaires sociaux. Mais ce choix que la prudence semble imposer ne prive-t-il pas l'histo-rien d'une source precieuse pour la connaissance des pratiques et des experiences de la conjugalite ? En l'absence d'archives du Matin relatives a cet ensemble documentaire, l'etude du courrier des lecteurs n'est pas une tache aisee ; elle parait pourtant d'autant plus necessaire que l'invraisemblance de certains cas mis en scene par le journal, notam-ment dans son improbable roman feuilleton qui pretend exposer « des faits veritables », tend a jeter le discredit sur l'ensemble des lettres. Apres une presentation generate de l'enquete du Matin sur le divorce, cette etude s'interessera au mode d'elaboration des ecrits pre-sentes comme ceux des lecteurs, et a la pretention a leur authenticite mise en avant par le journal. Elle fera ensuite apparaitre les interets divers mais convergents qu'ont, d'une part, la presse et, d'autre part, les lecteurs a ecrire, publier et lire ces temoignages hors du commun sur la vie conjugale. « Confession generale d'une epoque17 »: Une enquete qui donne la parole aux lecteurs Le lancement de Venquite A la fin du mois de Janvier 1908, le divorce fait a la fois Pactualite politique et litteraire. Le 28 Janvier, une seance du Senat evoque le projet d'une revision de l'article 310 du Code civil, pour simplifier et elargir le divorce18. Le meme jour a lieu au theatre du Vaudeville, a Paris, la creation de la piece d'Andre Cury et de Paul Bourget Un Divorce, adaptee du roman a these ecrit par ce dernier en 190419. C'est dans ce contexte que Le Matin ouvre une enquete20, qui s'etend 17. Le Matin, 9 fevrier 1908. 18. Les discussions sont ouvertes le 21 fevrier. Voir « Senat - Seance du 21 fevrier 1908 », in Journal officiel de la RipubUqueJranccdse. Dibatsparlementmres. Sinat: compte rendu in-extenso, Paris, Journal officiel, 1908, p. 223. La loi, finalement votee le 6 juin 1908, vise a rendre automatique, trois ans apres un jugement de separation de corps, la demande de Tun des ex-epoux a convertir la separation en divorce. 19. Voir Yehoshua Mathias, « Paul Bourget, ecrivain engage », Vingtiime sikk. Rome ePhistoire, n° 45, janvier-mars 1995, pp. 14-29. Y. Mathias montre comment ce romancier catholique de droite s'emploie a defendre la restauration des valeurs familiales traditionnelles et du manage indissoluble. Dans Un divorce, les personnages divorces sont inexorablement voues au malheur. 20. L'introduction du numero « Enquete sur l'enquete » de Mil neuf cent. Revue d'hxstoire vntel-UctueUe (n° 22, 2004/1) rappelle qu'« a la fin du XKe siecle, le mot enquete prend un sens nou-veau, plus specialise. II s'agit de faire parler des gens, de confronter leurs opinions, et d'en tirer This content downloaded from 147.251.6.77 on Thu, 22 Apr 2021 12:42:46 UTC All use subject to https://about.jstor.org/terms Misěres de la vie conjugate á la Belle Ěpoque 623 ensuite sur cinquante numéros. Elle commence par la publication d'une longue lettre de Paul Bourget exprimant fermement son opposition au droit au divorce. II ne s'agit pas lä d'une initiative du célěbre académicien, mais d'une réponse au questionnaire suivant21, que le journaliste Gustave Téry lui avait adressé : 1° Est-il vrai que la legislation sur le divorce aboutisse, dans la pratique, á des résultats d'une insuffisance ridicule et navrante ? [...]; 2° Si le divorce n'est pas un reměde, n'est-il pas un moindre mal ?[...] ; 3° Le vice de la loi actuelle sur le divorce ne tient-il pas ä un défaut d'adap-tation, parce que notre société est romaine, par la loi et par la foi ? [...] 4° L'elargissement de cette loi est-il probable22 ? L'enquete se poursuit les jours suivants, mais les reactions semblent moins dues au retentissement de la lettre de Paul Bourget qu'ä l'intense activité de Gustave Téry. Le journaliste, lui-méme fraiche-ment divorce23, multiplie les initiatives pour que son sujet de predilection s'impose comme une question brúlante et fasse réguliěrement la une. C'est ainsi que paraissent ďautres interviews et articles oú sont évoqués les points de vue de diverses personnalités politiques : Aristide Briand, Gustave de Lamarzelle, Alfred Naquet. Certaines contributions sont sujettes a caution : Aristide Briand, par exemple, nie avoir accordé une interview24. Dans le méme temps, Téry organise au theatre du Vaudeville, ä partir du 31 Janvier, un « referendum25» auprěs des spectateurs de Un Divorce. Ges derniers sont invités á déposer dans des urnes dis-posées dans les couloirs du theatre un bulletin indiquant leur choix parmi les cinq positions suivantes: le retour au manage indissoluble, le stahl quo, le divorce par consentement mutuel, le divorce par la volonte d'un seul, ou l'union libre. Gette consultation s'adresse ensuite des conclusions ». Voir aussi le chap, v (« Faire Popinion, dire le bon gout») de Pouvrage de Christophe Prochasson, Paris 1900. Esse, d'histoire culturelle, Paris, Calmann-Lévy, 1999, pp. 213-269), et Dominique Kalifa, «Enquete et "culture de 1'enquéte" au XIXe siěcle », Romantisme n° 149, 2010/3, pp. 3-23. 21. Ce procédé en vogue á la Belle Ěpoque consistait ä envoyer un questionnaire sur un sujet précis á diverses personnalités, pour confronter leurs points de vue. D'autres enquétes importantes ont porte sur la vie conjugale dans la presse : voir par ex. celle de René de Chavagnes dans Gü Blas en 1905. 22. Le Matin, 28 Janvier 1908. 23. II divorce en 1905 de la journaliste féministe Andrée Téry - plus connue par la suite sous le nom ďAndrée Viollis. Voir Anne Renoult, Andrée VwUis. UneJemme journaliste, Angers, Presses de Punřversité d'Angers, 2004. 24. Le Matin, Ier février 1908. Gustave Téry se defend en expliquant avoir repris avec exactitude des propos tenus quelques mois plus tot (cf. UÉcho de Paris, 2 février 1908). Par ailleurs il écrit Pannée suivante un pamphlet contre Briand : Aristide Briand dit Aristide-le-cynique, Paris, L'OEuvre, 1909. 25. Le Matin, comme ďautres journaux de Pépoque, est coutumier du fait; voir Benoit Lenoble, « Le Journal au temps du réclamisme », op. cit. (n. 7). This content downloaded from 147.251.6.77 on Thu, 22 Apr 2021 12:42:46 UTC All use subject to https://about.jstor.org/terms 624 Aicha Salmon á tous, hommes et femmes : partisan du suffrage féminin26, le jour-naliste souligne que, grace á cette initiative, ces derniěres ont Pocca-sion, pour la premiere fois en France, de donner leur avis sur cette question sensible par le vote27. Les résultats du referendum sont publiés tardivement dans le feuilleton Les Mystěres du divorce et partiel-lement repris dans Les Divorces pánts par ewc-mĚms : sur 6956 votants (dont 4383 hommes et 2573 femmes), 3118 se prononcent contre le divorce, 1489 pour l'union libře, 2079 pour le droit au divorce, dont 446 pour le maintien de la legislation actuelle, 1111 pour le divorce par consentement mutuel, et 585 pour le divorce par la volonté ďun seul. L'emploi du procédé participatif du « referendum »joue comme un catalyseur pour susciter 1'implication des lecteurs : le 2 février, les premieres lettres publiées sont présentées comme des reactions spon-tanées ďanonymes, frustrés de n'avoir pu participer á la consultation du Vaudeville, et désireux ďexprimer leur opinion. Trěs rapidement, le quotidien dit recevoir des centaines, puis des milliers de lettres. Gustave Téry délaisse alors son referendum28 pour se consacrer á ce « courrier formidable29». Le succěs du courrier des lecteurs Les lettres de lecteurs30 sont dépouillées pendant six semaines par Gustave Téry, assisté dans cette táche par deux collaborateurs. La publication s'effectue en plusieurs phases. Entre le 2 et le 14 février 1908, une premiere et courte selection de 76 lettres est publiée, sur 26. Voir par exemple son appel « Aux Urnes, Gitoyennes ! » á la une de Le Journal, 9 mars 1914. 27. D'autres revues les ont pourtant déjá consultées á ce sujet, comme Femina en sep-tembre et octobre 1904 : les lectrices pouvaient se prononcer pour l'une des deux opinions (pour ou contre le droit au divorce) développées par les frěres Margueritte dans Deux vies ou par Paul Bourget dans Un divorce. La redaction recpit 3164 réponses (de femmes mais aussi d'hommes) et en publie une selection (une dizaine d'extraits de lettres). 28. Les Mystěres du divorce, in Le Matin, 11 mars 1908. G'est le personnage d'Ulysse Parthou qui, commentant cette repartition (á laquelle s'ajoutent 270 bulletins qualifies de « fantaisistes »), precise que le nombre de voix pour le divorce et l'union libre est remarquablement élevé compte tenu du fait que le theatre du Vaudeville attire des spectateurs plutót « conservateurs » et que la piece de Bourget est« dirigée contre le divorce ». 29. Gustave Téry, Les Divorces, op. cit. (n. 5), p. 5. 30. Les lettres originales n'ont pas été conservées : on ne les trouve ni dans les archives du Matin, ni dans celles des editions Artheme Fayard qui ont publié Les Divorces peints par ewc-mémes. Les archives auraient permis de s'assurer que les lettres ont bien été écrites par des lecteurs, d'en savoir davantage sur ces derniers, et de mieux rendre compte du processus de selection. En leur absence, les lettres seront présentées dans un premier temps telles que Téry les donne á lire, c'est-a-dire comme un courrier authentique. Les elements susceptibles de confirmer ou d'invalider cette position seront étudiés dans la deuxiěme partie de l'article. This content downloaded from 147.251.6.77 on Thu, 22 Apr 2021 12:42:46 UTC All use subject to https://about.jstor.org/terms Miséres de la vie conjugate á la Belle Époque 625 six numéros31. Ne sachant que faire de cette «montagne de confidences32 », Téry decide ďen amalgamer une partie pour en faire un roman feuilleton de sa composition, Les Mysteres du divorce dévoilés par nos kcteurs, publié du 24 février au 30 mars 1908. Enfin, á la fin de 1'année 1908, une plus large selection de 490 témoignages33 parait dans 1'ouvrage Les Divorces pánts par eux-mémes. Le titre, qui fait reference á l'oeuvre collective Les Frangais peints par eux-memes dirigée par Leon Curmer dans les années 1840, traduit l'ambition de représenter la société dans sa diversité, et participe de la volonté de proposer un « substitut d'une representation politique défaillante34», alors méme que la parole des femmes, par ailleurs exclues du suffrage universel, est quasiment absente du debat public et de la parole populaire. Cette volonté est manifeste aussi dans le choix du nom du feuilleton, Les Mysteres du divorce, qui fait echo á la grande fresque sociále d'Eugene Sue, Les Mysteres de Paris35 : il s'agit de proposer une contribution noti-velle aux nombreux «mysteres » qui, depuis la fin du XIXe siěcle, cherchent á révéler dans les journaux les « dessous » de la société36. Les modalités de selection des lettres poursuivent deux objectifs: rendre compte de la diversité des opinions et exposer des cas frappants qui permettent de se faire un avis sur la « question du divorce37». Pour faciliter la lecture, Gustave Téry effectue des classements, dont il reconnaít toutefois le caractěre arbitraire38. La rubrique du Matin est divisée en trois colonnes : « contre le divorce » (ou « pour le manage 31. A cette selection s'ajoute un article du 10 février 1908 intitule « Les douleurs du divorce. Madame Baudin raconte comment, femme de ministře, elle n'eut pas le droit d'etre měře ». Entiěrement consacré á Alice Moisant, 1'ex-épouse de l'homme politique Pierre Baudin, il est compose d'une lettre (et ďune photographie de cette derniěre), d'une lettre de son amie la femme de lettres Annie de Pěne, et de deux lettres de Pierrette Baudin, la fille du couple, dont la garde avait été confiée au pere. 32. Ibidem, p. 5. II estime avoir re$u 10 000 lettres environ. 33. Ne sont pas prises en consideration dans ce décompte les 22 lettres écrites par des per-sonnalités, et rassemblées dans le chap. 16 (« Quelques opinions autorisées »). 34. Anne-Emmanuelle Demartini développe cette idée dans « Le type et le niveau. Écriture pittoresque et construction de la nation dans la série provinciale des Frances peints par eux-memes », in Anne-Emmanuelle Demartini et Dominique Kalifa (dir.), Imaginavre et Sensibilités au XIX1 siécle. Études pour Alain Corbin, Paris, Créaphis 2005, pp. 85-87. Elle renvoie également á 1'ouvrage de Pierre Rosanvallon, Le Peuple introuvable. Histoire de la representation démocratiaue en France, Paris, Gallimard, 1998. 35. Judith Lyon-Caen, dans La Lecture et la Vie. Les usages du roman au temps de Balzac, Paris, Tallandier, 2006, montre Pimportance des lettres de lecteurs dans Pceuvre de Pécrivain. 36. Voir Dominique Kalifa, « L'envers fantasmé du quotidien», in Dominique Kalifa, Philippe Régnier, Marie-Eve Thérenty et Alain Vaillant (dir.), La Civilisation dujournal. Histoire cultu-relie et Httéraire de lapresse Jřangaise au XIX siicle, Paris, Nouveau monde, 2011, pp. 1333-1335. 37. Gustave Téry, Les Divorces, op cit. (n. 5), p. 6 : « Si j'ai dú choisir, parmi tant de lettres, celles qui m'ont paru les plus suggestives ou les plus "representatives" et si [...] je n'ai retenu que les passages essentiels, [...] ce n'etait que [pour] permettre á toutes les idées indistinctement de se faire jour et de s'offrir á la discussion ». 38. Ibidem, p. 17. This content downloaded from 147.251.6.77 on Thu, 22 Apr 2021 12:42:46 UTC All use subject to https://about.jstor.org/terms 626 Aicha Salmon indissoluble »), « pour le divorce », et « pour l'union libre ». Le recueil Les Divorces pants par eux-mémes est divisé en chapitres plus nombreux permettant d'identifier directement les themes majeurs (le divorce par consentement mutuel, les relations avec l'Eglise, etc.) mais aussi les problěmes récurrents qui emergent des lettres : les cas d'escroquerie au manage, la place de l'enfant, ou encore les difficultés administratives... [voir annexe I\ Qui sont les lecteurs qui prennent la plume pour répondre ä cette enquéte ? La distribution par sexe montre un équilibre entre scrip-teurs masculins et féminins. On ne peut savoir cependant si cette repartition reflěte le volume des lettres revues, ou la volonte de Téry de respecter la « paritě » avant la lettre39. La signature de 1'épisto-lier — ou son absence - est un autre indice important40. Elle permet ďappréhender comment il se présente aux autres, et assume la publicitě de son écrit. Les 490 lettres des Divorces pánts par eux-mémes sont rarement accompagnées ďun nom de famille (40 lettres soit 8 % du recueil); et lorsqu'il y en a un, comment s'assurer qu'il ne s'agit pas alors ďun pseudonyme ? Plus souvent (dans 22 % des cas, soit 111 lettres), elles ne comportent aucune signature, un choix qui est parfois justine : «impossible de signer, mon monstre lit tous les jours Le Matin. Elle divorcerait du coup » ; «je ne signe pas ma lettre pour ne pas encourir les foudres maritales »41, etc. Mais, dans la majoritě des cas, des mentions personnalisent la lettre tout en garantissant Panonymat (339 lettres, soit 70 % de la correspondance): des pré-noms seuls, des initiales, des surnoms («Loupette», «Floramy »...), ou des descriptions faisant mention de l'äge, de l'origine géogra-phique («Une de vos lectrices du XVIIP», «Une provinciale de Seine-et-Oise », « Un Corse »...), du statut social ou de la profession de l'auteur (« Une ouvreuse », « Un avoué », « Vicomte et vicom-tesse de G.R.», «Une femme de législateur »...). Certaines descriptions sont plus surprenantes: « Un man coxalgique », « Une femme de 26 ans qui n'est plus aimée parce qu'elle est trop grasse », « Une mere désespérée», «Un paysan d'Auvergne, catholique, et partisan convaincu de l'union indissoluble », etc. Enfin, certaines lettres sont rédigées collectivement, comme ce « groupe de midinettes », ou «1'équipage du contre-torpilleur Fleuret de Rochefort». 39. La repartition des Scripteurs par sexe est la suivante : dans le courrier des lecteurs du Matin, 34 hommes (46 %), 31 femmes (42 %), 9 personnes non identifiables (12 %); et dans le recueil Les Divorces pants par eux-mémes, 195 hommes (40 %), 190 femmes (39 %), et 105 personnes non identifiables (21 %). 40. Par exemple, dans le courrier des lecteurs du Matin, 11 lettres sont signées d'un nom de famille (15 %), 55 lettres d'une autre mention (74 %) et 8 lettres ne comportent aucune signature (11%). 41. Ibidem, p. 47 et p. 175. This content downloaded from 147.251.6.77 on Thu, 22 Apr 2021 12:42:46 UTC All use subject to https://about.jstor.org/terms Miséres de la vie conjugate ä la Belle Ěpoque 627 Le contenu des correspondances difiere selon le type de publication. Dans le journal, un quart des lettres consistent en des confidences, ce qui tranche déjá avec les courriers des lecteurs de la presse généraliste, au contenu rarement personnel. II faut ajouter ä cela les lettres qui, sans doute par pudeur ou par precaution, exposent des situations individuelles presentees comme celles de connaissances, de voisins, et ne concernant pas directement le destinataire. Mais, dans Les Divorces peints par eux-memes, plus de la moitié des lettres sont des récits de vie écrits ä la premiere personne. Les témoignages, qui exposent toujours des faits concrets, sont ceux ďépoux et ďépouses qui disent avoir été trompés, décus, ruinés par leur conjoint, de parents malheureux d'etre séparés de leurs enfants, de femmes et ďhommes qui disent regretter de s'etre marié ou ďavoir divorce, ou au contraire qui expliquent étre heureux en ménage ou satisfaits de leur separation. En voici un exemple, parmi tant ďautres : Je me suis mariée il y a deux ans juste. Vbila déjá un an que j'ai quitté mon mari, qui me faisait une vie impossible. Huit mois apres mon manage, mon mari me cherchait déjá querelle, car il était trěs jaloux. Figurez-vous qu'une journée avant que je n'accouche, il croyait que je le trompais ! et pourtant Dieu sait si on en a envie á ce moment-lä! J'ai demandé le divorce, j'ai obtenu Passistance judiciaire. Mais comme cela dure longtemps ! Voilä cinq mois que c'est commence, et cela dure encore. Je dirai que mon mari me cherche, car il n'a jamais su ou j'etais, ainsi que sa fille qui a seize mois. Si jamais il me trouvait, je passerais un vilain quart d'heure, car j'ai entendu dire qu'il ne voulait pas divorcer, parce qu'U ne voulait pas qu'un jour je puisse me remarier, qu'il ne pourrait pas supporter qu'un autre homme m'ait comme il m'a eue. Eh bien ! voyez, malgré un an de separation, je ne 1'ai quand méme pas trompe, mais, lorsque j'aurai mon divorce, je cher-cherai une áme soeur. Je n'ai que vingt ans et suis jolie ; je chercherai le bonheur que je n'ai pas trouvé. Mais vive l'union libre ! Qu'on puisse s'en aller chacun de son coté si on n'est pas content l'un de l'autre. PM.E42 La prise de position sur le droit au divorce est affirmée plutöt qu'argumentee, et le récit personnel occupe la plus grande partie des lettres. Est-ce un effet de la facon dont Gustave Téry a coupé les lettres, en expurgeant les passages ä portée generale pour ne garder que ce que la lettre contient d'intime ? II semble que ce ne soit pas le cas : Dans presque toutes ces lettres [...], on retrouve toujours la méme facon de raisonner, si Ton peut appeler cela un raisonnement: «J'ai divorce et ca m'a trěs bien réussi; le divorce est une excellente institution. —Je me suis 42. Gustave Téry, Les Divorces, op. cit. (n. 5), p. 120. This content downloaded from 147.251.6.77 on Thu, 22 Apr 2021 12:42:46 UTC All use subject to https://about.jstor.org/terms 628 Aicha Salmon marié, et ma femme me trompe : le manage est abominable ! —Je vis avec ma bonne amie, et ma bonne amie est bien gentille : vive 1'union libře ! » II est vrai que la plupart de nos correspondants s'en tiennent á nous dire leurs impressions : ils ne jugent du manage, du divorce ou de 1'union libře, que ďaprěs leur experience personnelle43. Avant de procéder á la publication de ce recueil, Téry avait imagine une autre facon de valoriser les témoignages recus á partir du mois de février 1908. Frappé par le potentiel romanesque ďune telle « diversité de drames, de douleurs, de tendresses et de réves44 », il en avait fait la base ďun roman feuilleton. « Assembler tous ces documents sur une tramě de roman »: du courrier des kcteurs au feuilleton Le sous-titre des Mystěres du divorce affirme qu'il s'agit d'un « roman vécu », mention fréquemment employee par les journaux populaires pour designer des textes au statut ambigu qui brouillent les fron-tiěres entre réalité et fiction. Gustave Téry justifie cette transposition romanesque : Nous ne pouvons pourtant pas publier ces milliers de lettres les unes aprěs les autres dans Le Matin. Nos six pages, pendant six mois, n'y suf-fíraient point. Alors, que faire ? II nous semble avoir trouvé une solution heureuse, qui permettra á nos lecteurs de suivre sans interruption ces aventures modernes de 1'amour et de la haine. Nous allons assembler tous ces documents sur une tramě de roman ; un roman historique s'il en fut, puisque, ce que nous allons publier, c'est l'histoire ďaujourďhui, avec les noms véritables, chaque fois qu'il nous sera permis de les donner, avec des faits véritables toujours45. Loin de se contenter ďune simple apparence realisté, commune á bon nombre de romans feuilletons de la Belle Epoque, Porigina-lité du feuilleton est censée résider dans la nature véridique des faits rapportés, que Téry dit tenir des lecteurs du journal eux-mémes : il promet que « chacun ďeux y reconnaitra, chacun ďeux y lira sa vie46». L'intrigue rocambolesque du roman feuilleton ne diffěre pourtant pas du reste de la production fictionnelle de la presse populaire. Retenons-en les principaux rebondissements. Le feuilleton s'ouvre sur un drame personnel du héros, le jeune député socialiste Jacques 43. Ibidem, p. 103. 44. Le Matin, 8 février 1908. 45. Le Matin, 22 février 1908. 46. Idem. This content downloaded from 147.251.6.77 on Thu, 22 Apr 2021 12:42:46 UTC All use subject to https://about.jstor.org/terms Miséres de la vie conjugale á la Belle Ěpoque 629 Desvouges, rapporteur ďun projet de loi plus liberal sur le divorce : sa femme lui annonce qu'elle en aime un autre et qu'elle le quitte, ce qui le fait réfléchir sous un jour nouveau aux consequences du divorce, d'autant que le couple a deux filles, Suzanne et Jacqueline. A cette terrible nouvelle succědent d'autres événements tragiques (Suzanne fróle la mort, puis disparait avec sa soeur). Désespéré, Desvouges tente de se suicider et se retrouve contre son gré á l'asile de Charenton. Une fois sorti, il reprend ses activités de depute. Dans une mise en abyme finale, il se rend á un grand Congres organise par Le Matin sur le theme du divorce. Sur cette trame — briěvement résumée — se greffent des péripéties dans lesquelles Desvouges rencontre fréquemment un personnage fictif, le reporter du Matin Ulysse Parthou, et croise d'autres person-nages censés corresponds á des lecteurs reels. Emilie Tussaud, la femme qui sauve in extremis Suzanne, recherche ses enfants kidnappés par son ex-mari qui ne supportait pas 1'idée du divorce : elle explique comment elle a lancé des detectives sur tous les continents pour les retrouver, sans succěs. A Charenton, Mme Nalon, qui se présente comme une femme saine d'esprit, dit avoir été internee de force á la demande d'un mari tyrannique qui refusait le divorce. Préte á tout pour revoir son jeune fils dont on l'a séparée, elle s'evade au peril de sa vie et parvient á s'enfuir á 1'étranger. Par ailleurs, dans le cadre de son mandat de depute, Desvouges lit une importante quantité de lettres de lecteurs du Matin, qui lui ont été confiées par le journal, soucieux de faire connaitre aux hommes politiques la parole du peuple, et lui donnant ainsi accěs á « Pinfinie varieté de la douleur humaine47». Le Congrés sur le divorce qui clot le feuilleton est une ultime occasion de découvrir de nouvelles lettres sur la vie conjugale et ses malheurs. Les lettres auxquelles le feuilleton fait reference sont censées cor-respondre au courrier des lecteurs réellement regu par Le Matin. Les extraits de soixante-quatre d'entre elles sont reproduits tels quels, sous forme de citations en italiques. D'autres correspondances sont utilisées pour bátir la trame narrative du feuilleton. Gustave Téry le rappelle á plusieurs reprises, dans le péritexte du roman48 ou dans le roman lui-méme : « Nos lecteurs, qui retrouvent ici leurs confidences, savent que ce récit n'a rien de romanesque49. » 47. Les Mysthes du divorce, in Le Matin, 25 fevrier 1908. 48. Par ex. : « Comme tout ce que nous avons publie deja, ce petit conte [...] est l'oeuvre d'un de nos lecteurs », Ibidem, 30 mars 1908. 49. Ibidem, 29 f6vrier 1908. This content downloaded from 147.251.6.77 on Thu, 22 Apr 2021 12:42:46 UTC All use subject to https://about.jstor.org/terms 630 Aicha Salmon enquéte sur l'enquete du MATIN L'association de Pinvraisemblance de 1'intrigue des Mystíres du divorce et des formulations insistantes de Téry, qui prétendent au contraire á la vérité, fait planer le soupcon sur son enquéte. La question de 1'authenticité intriguait peut-étre moins les lecteurs de 1908 que les historiens ďaujourďhui, prudents á juste titre face á la rhétorique sen-sationnaliste des journaux de la Belle Epoque, qui donnent davantage á lire « un envers fantasmé du quotidien50 » qu'un récit ďévénements vrais51. Sans les archives qui pourraient éclairer leurs conditions de production et de publication, il est difficile de determiner précisément le statut des textes qui composent le corpus protéiforme de 1'enquéte du Matin sur le divorce. On peut cependant, tout en étant conscient du jeu opéré entre le réel et la fiction dans le quotidien, de 1'invraisem-blance et du caractěre fantaisiste de certains écrits, prendre au sérieux le message de Gustave Téry, sans disqualifier ďemblée son entreprise journalistique ou ne la considérer que comme une source pertinente que pour une histoire des representations. Un roman feuilleton entrefiction et réalité Cette difficulté est particuliěrement forte dans Les Mystéres du divorce. Les procédés ďécriture employes sont en effet semblables á bien d'autres feuilletons contemporains qui, tout en s'inscrivant dans le registre de la fiction, ancrent 1'intrigue dans le present. Gustave Téry emploie de nombreux effets de réel: chronosěmes52, references á des personnalités politiques et médiatiques (par exemple 1'écrivain Maurice Barrěs, le baryton Jean Noté). De méme, la proposition de loi sur le divorce préparée par Jacques Desvouges fait echo au veritable projet de loi en preparation au Sénat au méme moment. Ceci contribue á créer de la confusion quand il évoque des événements fic-tifs, comme le Congrěs sur le divorce organise par Le Matin, qui dans la réalité n'a jamais eu lieu. Par ailleurs, méme si peu de lecteurs ont 50. Dominique Kalifa, « L'envers fantasmé du quotidien », art. cit. (n. 36), pp. 1329-1339. 51. Voir Dominique Kalifa, L'Encre et le Sang, Paris, op cit. (n. 15); Id., « Usages du faux. Faits divers et romans criminels au XDCe siěcle », Annates. Histoire, Sciences Sociales, vol. 54, n° 6, 1999, pp. 1345-1362 ; Anne-Marie Thiesse, le Roman du quotidien. Lecteurs et lectures popuUares á la Belle Époque, Paris, Seuil, 2000 ; et les nombreux passages sur la fictionnalisation de la presse de Marie-Eve Thérenty, La Littérature au quotidien. Poitiquesjournalisáques au XIX siěcle, Paris, Seuil, 2007. 52. « Le chronosěme est un element du cadre spatio-temporel des fictions qui réfere á une date : roman avec leur date de publication, journal avec la date, representations théátrales, évé-nement politique marquant. », Marie-Eve Thérenty, La Littérature au quotidien, op cit. (n. 51), p. 110. This content downloaded from 147.251.6.77 on Thu, 22 Apr 2021 12:42:46 UTC All use subject to https://about.jstor.org/terms Miséres de la vie conjugate á la Belle Époque 631 pu s'en rendre compte, il semble que Téry se soit pris au jeu ďune « autofiction » avant la lettre : il a mis beaucoup de lui-méme dans les deux personnages de Jacques Desvouges et ďUlysse Parthou ; en 1908, il est journaliste au Matin comme Parthou, et proche des milieux socialistes comme Desvouges. On reconnait également son ex-épouse Andrée et leurs deux filles dans les personnages de 1'indé-pendante Isabelle et des deux soeurs Suzanne et Jacqueline. L'auteur inserit résolument Les Mysteres du divorce dans la culture médiatique de Pépoque, en jouant de references constantes au journal Le Matin : il évoque de vrais articles parus au cours des mois, voire des jours precedents (par exemple ceux qui concernent le referendum du Vaudeville, qui faisait réellement appel aux lecteurs). La fagon dont il présente dans le roman 1'identité des personnages de lecteurs reprend tantót les precedes par lesquels les reporters protěgent leurs sources (initiales, simple prénom, lettre X), tantót la fac,on dont ils les mettent en valeur (par exemple en assortissant les témoignages de photographies qui donnent l'impression qu'il s'agit d'un reportage). Enfin, le péritexte du roman, signále par des italiques et des crochets, fait clairement entendre la voix du Gustave Téry journaliste, ce qui est une autre fac,on, plus directe, de marteler la pretention du roman á dire la vérité [voir annexe II]. Mais si Téry fait jouer á plein l'autorite que lui confere son statut de journaliste, il demeure difficile de croire « que les extraordinaires aventures éerites chaque matin dans les Mysteres du divorce ne sont pas inventées á plaisir53 ». En usant de toutes les ficelles du roman popu-laire (enlevement d'enfants, accident de train, tentative de suicide, enfermement abusif dans un asile ďaliénés, escroquerie), il égrěne des péripéties banalement sensationnelles qui ne se distinguent en rien du reste de la production feuilletonesque de la Belle Epoque54. Ce ne serait d'ailleurs pas la premiere fois que le quotidien Le Matin se met en scene de maniěre realisté, mais fictive55. Un courrier des lecteurs sujet d caution La question de la vérité se pose également pour les lettres parues dans le courrier du Matin ou dans le recueil Les Divorces peints par 53. Les Mysteres du divorce, in Le Matin, 29 février 1908. 54. Voir Anne-Marie Thiesse, Le Roman du quotidien, op.cit. (n. 51), et notamment les pp. 81-179. 55. Voir sur le site Médias 19 1'édition par Guillaume Pinson et Pierre-Olivier Bouchard du Voleur d'enfants de Louis Forest (paru en 1906), url: http://www.mediasl9.org/index.php?id=619. Les personnages principaux étaient deux journalistes fictifs, et l'auteur avait également inventé les lettres de lecteurs qui réagissaient á leurs exploits. This content downloaded from 147.251.6.77 on Thu, 22 Apr 2021 12:42:46 UTC All use subject to https://about.jstor.org/terms 632 Aicha Salmon eux-memes. Comment s'assurer de leur authenticité et quelle valeur accorder ä ce qui y est rapporté ? Certaines lettres publiées par Téry font hésiter. Void, par exemple, le témoignage d'une lectrice qui raconte pourquoi sa nuit de noces est ä Porigine d'un divorce qu'elle ne regrette pas : Mariée trěs jeune, alors que, petite oie blanche, j'ignorais tous les phéno-měnes physiologiques qui accompagnent rhymen, j'ai épousé un monsieur que je connaissais d'ailleurs fort peu et qui... cela devient scabreux ä écrire, soit qu'il füt trop brutal, soit qu'il fut trop... comment dire ? trop « fort», ne put pas. Je n'en sortirai pas, mais vous comprenez, sans qu'il soit besoin d'entrer dans plus de details. Mon man (oh ! si peu), qui n'y était pas entré davantage, allégua la mauvaise volonte que j'y mettais et la mauvaise humeur inseparable d'un pareil debut dans la vie conjugale. ii intenta une action en divorce, et il obtint trěs vite satisfaction de ce coté-la. Croyez bien que je ne lui en veux pas ; il avait raison, cet homme, et il conviendrait d'aussi bonne grace, je pense, que, si j'avais tort, ce n'etait pas absolument ma faute. Quoi qu'il en soit, dans de pareilles conditions, je comprends fort bien qu'on demande 1'« élargissement», comme vous dites. J'ai l'air de m'amuser ä vous raconter des grivoiseries; mais mon aventure, plus frequente qu'on ne croit, ne comporte-t-elle pas une lecon sérieuse — et douloureuse ? Si, au lieu d'entrer ainsi brusquement dans l'inconnu, il nous eůt été permis de procéder ä un essai, ä une repetition generale, cela nous eůt évité ä tous les deux des scenes lamentables, les tracas d'un proces interminable, et, pour tout dire, ma vie ne serait pas brisée... Je suis sure que vous ne riez plus. F. G56. Le récit de defloration ratée de EG. regorge d'allusions sexuelles. Son écriture, caractérisée par une accumulation de jeux de mots peu subtils (champ lexical de Pentrée et de la sortie, double sens des mots « satisfaction » ou « élargissement», etc.), le font davantage ressem-bler aux récits grivois de la presse humoristique comme Le Rire ou Le Frou-Frou qu'ä un veritable témoignage d'une femme affectée par le désastre d'un échec conjugal. D'autres récits étonnent, en raison de leur caractěre saugrenu ou fantasque : Un jour, étant en promenade, mes yeux s'etant portés sur un buste de femme en cire exposé ä la devanture d'un salon de coiffure, ma femme me fit une scene épouvantable, puis me quitta pour rentrer chez nous. J'ai demandé le divorce, et je l'ai obtenu. v a. 56. Gustave Téry, Les Dworcés, op. cil. (n. 5), p. 225. This content downloaded from 147.251.6.77 on Thu, 22 Apr 2021 12:42:46 UTC All use subject to https://about.jstor.org/terms Misěres de la vie conjugale á la Belle Ěpoque 633 II manque certainement mon cas pour faire suite aux Mysteres du divorce. Voila la troisieme lettre que j'ecris; je pense qu'on voudra bien inserer celle-la. Mon man (je dis mon man, puisque je porte son nom) en est a sa dix-huitieme maitresse. Mais celle-la, c'est la bonne. Comme il a soixante ans, je pense qu'il la gardera. Aussitot son repas du soir termine, il court la trouver chez elle. II a loge sa belle (Dieu, qu'elle est laide !) au troisieme et grimpe un escalier raide comme la justice pour aller la voir. Voila un homme qui a deux menages, deux femmes dans la meme ville, et 1'on pretend qu'en France la polygamic est defendue ? Qui a ose dire cela ? Celui-la aussi gere mon bien. II l'a si bien gere, qu'il ne m'en reste plus. Sa deuxjeme femme a des batards qui courent le monde, et lui, je pense, paye les mois de nourrice. Pour une petite ville comme Lons-le-Saunier, mon cas n'est pas mal57. Ici, comme dans bien d'autres cas, les recks tombent dans l'anec-dotique. Mais leur dimension comique ne permet pas d'affirmer qu'ils sont faux : ils pourraient correspondre aux nouvelles consignees dans la rubrique «Insolite » de la presse actuelle. D'autres elements, comme la propension des lecteurs a encenser leur journal p re-fere58, ressemblent aux lettres inventees par les redactions a des fins d'autopromotion59, et contribuent egalement a faire douter de leur authenticite. Une pretention á la vérité ä prendre au sérieux L'enquete de Gustave Téry est pourtant moins fantaisiste qu'elle n'y parait. Des sources extérieures attestent l'exactitude de certains faits, décrits dans les lettres ou le roman feuilleton. On peut en effet retrouver la trace des personnes ayant inspire les person-nages secondaires les plus marquants des Mystěres du divorce. II s'avere ainsi que la femme qui recherche ses enfants kidnappés par son ex-raari a réellement existé : elle est presentee sous une fausse identité (Emilie Tussaud est un pseudonyme, sa profession - directrice d'une école Berlitz - est fictive), mais les mentions des noms de son ex-raari Louis Sourdillon ainsi que de leurs enfants Louise, Charles 57. Ibidem, pp. 329-330. 58. Par ex.: «je suis persuade que le Matin, par sa tenacite bien connue, saura faire quelque chose pour les cas comme le mien, si nombreux, helas ! » Ibidem, p. 140, ou encore «Je suis tres heureuse que les provinciales aient aussi a donner leur avis pour faciliter l'elargissement du divorce, et nous felicitons le Matin de son initiative et de son devouement a toutes les belles causes », Ibidem, p. 176. 59. Precede frequent etudie par Benoit Lenoble, « Le Journal au temps du reclamisme », op. cit. (n. 7). This content downloaded from 147.251.6.77 on Thu, 22 Apr 2021 12:42:46 UTC All use subject to https://about.jstor.org/terms 634 Aicha Salmon et Berthe, sont exacts60. Ä partir de ces indices, on peut remonter ä celie qui s'appelait en fait Bathilde Delasalle. Plusieurs articles de presse de journaux francais et américains écrits au debut du xxe siede61, ainsi que le témoignage de son petit-fils, le galeriste Alexandre de la Salle62, corroborent les faits racontés dans ľépisode intitule « Le calvaire ďune mere63» : le pere s'est enfui ä ľétranger avec ses trois enfants, sous une fausse identite, et la mere a consacré toute son energie ä les retrouver, langant des recherches dans le monde entier, alertant divers médias, et allant jusqu'ä accepter la transcription semi-fictionnelle de son histoire dans le roman feuilleton, susceptible de donner de la visibilité ä son combat. « Cest peut-étre invraisem-blable, mais c'est pourtant la vérité pure », declare done ä juste titre Emilie Tussaud. S'il est difficile de retrouver la trace de Mme Nalon, la femme échappée ďun asile ďaliénés, c'est aussi parce qu'il s'agit d'un pseudonyme. Mais de trěs nombreuses archives confirment l'existence de cette mere de famille, sous d'autres noms (son patronyme, Denan, ou son nom ďépouse, jamais mentionné par le journal): actes ďétat-civil, articles de presse64, dossiers aux Archives nationales65, archives du Senat, archives militaires (le man était officier), etc. Son divorce, son enfermement ä Gharenton et son evasion rocambolesque sont ainsi attestés [voir annexe III]. Méme les propos trěs élogieux que le roman feuilleton lui préte sur le Matin correspondent ä des écrits personnels antérieurs qu'elle a véritablement tenus, oů eile recomman-dait avec enthousiasme la lecture du journal ä ses proches. On pourrait aller plus loin et essayer de determiner si, dans le cas de témoignages effectivement écrits par des lecteurs, tout est fiděle ä la realite ; mais il est difficile de répondre ä cette question. Ge probléme de la conformité avec la realite de propos tenus dans des écrits autobiographiques concerne au demeurant tous les écrits personnels. Téry lui-méme avoue son embarras face ä des lettres qui ont l'air de sortir tout droit de imagination des épistoliers. Quand il les juge 60. Louis Sourdillon était publicisté (La Cocardi, LaNaáon). Des archives prouvent l'existence des enfants, comme l'acte de naissance de Louise (Archives de Paris, Naissances, 9* arn, 16 juin 1893, V4E 8794), ou une acquisition d'oeuvre d'art de Berthe, devenue peintre, par l'Etat (AN F/21/6770). 61. Par ex. : ĽOuest-Éclair le 26 novembre 1907, La Croix le 7 juillet 1908 ou le Brooklyn Daily Eaglele 12mai 1912. 62. Voir l'entretien d'Alexandre de la Salle avec Frederic Altman sur le site artcote-dazur.fr. URL : artcotedazur.fr/actualite, 109/art-contemporain,34/le-paradoxe-d-alexandre-ou-le-parcours-d-un-galeriste,5253). 63. Les Mysteres du divorce, in Le Mahn, 29 février 1908. 64. Par ex.: « L'internement de Mme Denan », Le Peat Parisien, 13 aoůt 1908; « Gazette judíciaire. Sequestration... », Gil Blas, 31 juillet 1908. 65. Par ex.: AN BB/18/2391, dossier 1846 ou AN 19830628/5. This content downloaded from 147.251.6.77 on Thu, 22 Apr 2021 12:42:46 UTC All use subject to https://about.jstor.org/terms Miséres de la vie conjugate á la Belle Époque 635 trop fantaisistes, ou suspectes, il les classe dans un chapitre ä part (« Autour du mariage ») des Divorces peints par eux-mémes, ce qui engage ä penser que le reste est plutôt fiable. Des témoignages hors du gommun La certitude qu'une partie des lettres provient de lecteurs reels du Matin, et que leurs récits ont bien inspire Les Mysteres du divorce, aměne á porter un regard nouveau sur ces écrits, qu'on ne pas réduire au statut de fictions issues de 1'imaginaire ďun journaliste ventriloque. Les pretentions de Téry á restituer la vérité vont méme plus loin : «Ge roman, insiste-t-il, c'est eux qui 1'auront écrit, avec le sang de leur coeur66. » Peut-on prendre cette affirmation au sérieux, et admettre que les lecteurs n'ont pas seulement fourni des matériaux au journaliste, mais qu'ils seraient les co-auteurs ďune oeuvre poly-phonique ? Determiner la nature des interactions entre journalistes et lecteurs qui se nouent dans cette enquéte novatrice est un préalable indispensable á Pétude de ces témoignages. lis sont riches pour l'ana-lyse des usages que les lecteurs font de 1'écriture et de la lecture en regime médiatique, etsans equivalents pour la connaissance de la vie conjugate de la Belle Époque. La valorisation des simples lecteurs par la presse II est certain qu'un journal á grand tirage comme Le Matin trouve un intérét á relayer des lettres qui contiennent des details intimes, cocasses ou croustillants. Cela s'accorde á la tendance de la presse populaire qui donne une place importante aux récits qui suscitent l'emotion, la compassion ou l'indignation. On les retrouve dans les faits divers ou les affaires judiciaires, prises par le public qui prend du plaisir á lire des histoires bouleversantes et vraies, et á accéder aux bribes ďintimités dévoilés par les médias. L'annonce de la parution des Mysteres du divorce attise cette attente et promet de la satisfaire : « Le réve de toutes les curiosités: soulever le toit des maisons pour soulever ce qui s'y passe, nos lecteurs vont le vivre67. » 66. Le Matin, 22 février 1908. 67. Idem. This content downloaded from 147.251.6.77 on Thu, 22 Apr 2021 12:42:46 UTC All use subject to https://about.jstor.org/terms 636 Aicha Salmon L'originalite de la demarche de Téry reside dans la mise en valeur des lettres de lecteurs, ä qui il confere progressivement une place de plus en plus importante, au detriment des autres aspects de 1'enquéte, comme celui du questionnaire qu'il avait envoyé ä de nombreuses personnalités, parmi lesquelles on trouve aussi bien des hommes politiques {Leon Blum) que des académiciens (Paul Hervieu, Jules Lemaitre...), des écrivains (Paul Margueritte, Marcel Prévost...), des femmes de lettres (Myriam Harry, Lucie Delarue-Mardrus...), etc. II publie leurs réponses ä part, et les fait passer aprěs les lettres des lecteurs ordinaires68, inversant ainsi la hierarchie sociale. De fait, elles n'obeissent pas ä la méme logique : les personnalités, rompues ä Texercice du questionnaire ďenquéte, avancent des arguments ä por-tée generale, de nature scientifique, sociologique, ou politique, évo-quent des ceuvres littéraires et des exemples historiques. Les lecteurs ordinaires, s'ils donnent parfois des arguments du méme ordre, font généralement preuve de moins de distanciation par rapport ä la question soulevée : ils préferent livrer leur experience personnelle pour donner une preuve « pratique » qui explique leur position par rapport au divorce. Dans la preface des Divorces pants par avc-mernes, Téry revient sur le choix editorial de mettre en avant ces témoignages, auxquels il accorde sa preference : Et, tout en remerciant les écrivains célěbres qui ont bien voulu prendre part ä notre referendum, je me permets de faire observer [...] que leurs « consultations », si agréable qu'en soit le tour ou si ingénieuse qu'en soit la pensée, ne forment pas la partie la plus interessante de cette enquéte. Non, il n'est pas de page signée par le plus spirituel de nos académiciens, qui vaille, ä mon sentiment, telle humble lettre anonyme, sans style et sans orthographe, presque illisible, comme celle de cet enfant inconnu, de cette innocente et farouche victime du divorce, dont je n'ai pu transcrire, sans un frémissement de pitié, la pauvre petite plainte déchirante. Á tous ces documents, j'ai voulu garder leur saveur originale, leur accent profond, ďhumanité [...]. Mais, plus encore que les « theories », ce sont les faits, que je me suis applique ä mettre en lumiěre69. Donner ä lire au public des écrits de personnes ordinaires sans expurger les passages les plus personnels est une entreprise nova-trice70. Elle témoigne d'une pretention qu'on pourrait qualifier aujourd'hui de « sociologique », méme si cette demarche est trěs loin 68. C'est-a-dire les 16 et 23 fevrier dans Le Matin, et dans le dernier chapitre des Divorces peintspar eux-mémes, intitule « Quelques opinions "autorisées" ». 69. Gustave Téry, Les Divorces, op cit. (n. 5), p. 6. 70. On peut néanmoins rappeler le succěs des factums en vogue ä la fin du XVIIF siěcle, oú des inconnus accědent a la celebrité en exposant leurs déboires judiciaires dans des mémoires imprimés. This content downloaded from 147.251.6.77 on Thu, 22 Apr 2021 12:42:46 UTC All use subject to https://about.jstor.org/terms Miséres de la vie conjugate á la Belle Époque 637 de la méthode sociologique qui, telle qu'elle est pratiquée au debut du XXe siěcle, pretend ä robjectivité notamment par la quantification et disqualifierait ce type de témoignages, par trop subjectifs. Gertes, cette ambition de montrer le veritable visage de la société n'est pas nouvelle en 1908 : la littérature panoramique du XIXe siěcle — auquel le publicisté fait reference par les titres du feuilleton et du recueil -, la portait dejä. Mais Gustave Téry manifeste la volonte de représenter la réalité du monde social sans mediation aucune, puisque selon lui, ici, la société est directement décrite par ceux qui la composent. Si son role est determinant, il se présente moins comme auteur que comme orchestrateur d'une production collective. Son röle est de transmettre la voix du lecteur, qu'il veut faire apparaitre pour elle-méme71. Cette posture passe par un relatif respect de 1'authenticité de la parole et du style de chaque contributeur. Si, dans Les Mysteres du divorce, Téry transpose certaines lettres en récit ä la troisiěme personne ou en dialogues, il en publie surtout un grand nombre qui ne subissent aucune transformation. L'attention portée ä la forme originelle du témoignage fait ä la fois la force et la fajblesse du roman feuilleton : le collage des lettres est un procédé original qui restitue la personnalité de leurs auteurs, mais l'oeuvre semble faite de pieces et de morceaux. Les lettres restent souvent ä 1'état de matériaux bruts juxtaposes ou integres ä une intrigue trěs faible, qui s'evanouit complětement ä la fin du roman. Le pouvoir des lecteurs La presse gagne ä publier des témoignages pour lesquels le public montre un intérét certain ; mais les lecteurs ont eux-mémes quelque chose ä retirer de leur participation au journal. II y a tout d'abord l'envie de faire avancer le debat public, ainsi que le besoin de s'epan-cher, de faire part au monde de sa situation personnelle. Les lecteurs ont aussi la satisfaction de lire le journal comme on regarde un miroir, avec la gratification liée au passage du rang de lecteur passif ä celui de contributeur actif, dont 1'opinion est digne d'interet: la publication 71. On pourrait faire un rapprochement entre ce qu'entreprend Téry et ce que décrivent Lorraine Daston et Peter Galison dans leur ouvrage Objectivity, New York, Zone books, 2007 ; tr. fr. S. Renaut et H. Quiniou, Objectivité, Paris, Les Presses du reel, 2012. Iis y montrent que l'exigence d'objectivite ä partir de la seconde moitié du XIX' siěcle, dans les sciences naturelles, demande au scientifique de s'effacer le plus possible devant son objet d'etude pour ne pas intro-duire de distorsion qui serait celle de sa propre subjectivité. II y a alors la mise en valeur du maté-riau le plus brut et le plus mécanique possible sur lequel n'interviendrait pas ou peu le scientifique qui veut mettre en lumiere certains faits. Un projet comme celui de Raconter la vie, lancé par Pierre Rosanvallon en 2013, poursuit le méme objectif. This content downloaded from 147.251.6.77 on Thu, 22 Apr 2021 12:42:46 UTC All use subject to https://about.jstor.org/terms 638 Aicha Salmon confere - méme anonymement - une sortě de reconnaissance. Les reactions suscitées par certaines lettres montrent également la creation ďune communauté virtuelle72 apportant conseil et réconfort: on n'ecrit plus forcément pour répondre á 1'enquéte, mais pour correspondre entre lecteurs73, par 1'intermédiaire du journal. Gertes, leur participation est á la fois orientée et limitée par la presse, qui suscite la prise de parole, la contróle et la conditionne. La forme (expressions, formulations) tout comme le contenu factuel de la majorité des lettres ressemblent beaucoup á ce qui parait par ailleurs dans les écrits populaires de la Belle Epoque. Les épistoliers s'approprient - inconsciemment ou non - les moděles narratifs des romans feuilletons, des chroniques judiciaires ou des brěves ; et leurs lettres montrent leur savoir-faire, leur capacité á produire un récit sty-listiquement homogěne au reste du quotidien, et conforme á ce qui est d'habitude publié. Ceci jette un doute sur la genese de Pécrit: dans l'espace médiatique, le «pacte autobiographique74» est pré-caire. Les lecteurs expriment-ils réellement leur personnalité, leur vécu, leurs experiences ? Ou le fait d'etre publié est-il le plus important pour eux, au risque d'une alteration, volontaire ou non, de leur subjectivité ? Toujours est-il qu'ils s'emparent de l'espace médiatique pour participer activement á 1'élaboration d'une littérature « popu-laire », qu'ils lisent quotidiennement depuis longtemps. Cette operation ďécriture les aměne á adopter un point de vue réflexif par rapport á une experience personnelle difficile, voire sordide. Ce fai-sant, ils deviennent maitres, sinon de leur vie, du moins du récit qu'ils en produisent75. A des degrés divers, Péventualité du formatage concerne toutes les sources personnelles, qui répondent, selon leur nature (correspondan-ces, journaux intimes, etc.), á des regies spécifiques de mise en scene de soi. Ces contraintes sont encore plus fortes dans le cadre ďune publication de courriers de lecteurs, puisque les redactions favorisent 72. Cest ce que recherchent déjá ďautres journaux comme L'lntermeauare des chercheurs et des curieux, sur des sujets encyclopédiques. Le «Courrier du Figaro » exprime les měmes ambitions, parfois sur des sujets touchant á la vie privée, mais qui n'ont pas pris 1'ampleur de 1'enquéte de Téry : « En mettant la grande publicitě du Figaro au service de ses lecteurs, notre seul but a été de leur donner le moyen [...] de dinger eux-mémes leur journal vers les questions qui les pré-óccupent et qui, dans la besogne quotidienne du journalisme, peuvent nous échapper. II est done nécessaire qu'ils soient avec nous en constante communication, et entre eux, dans un perpétuel échange ďiďées », Le Figaro. Supplement littíravre du dtmanche, 8 juillet 1893. Sur le public et la « cohesion » que lui donne la presse, voir Antoine Lilti, FigurespubUques, op cit. (n. 14), p, 18. 73. Certains croient ainsi « reconnaitre 'Táme soeur" vainement cherchée » : Gustave Téry, Les Divorces, op cit. (n. 5), p. 4. 74. Philippe Lejeune, Le Poete autobiographique, Seuil, 1975. 75. Cest la these défendue par Judith Lyon-Caen á propos des lettres qu'elle étudie dans La Lecture et la Vie, op cit. (n. 35). This content downloaded from 147.251.6.77 on Thu, 22 Apr 2021 12:42:46 UTC All use subject to https://about.jstor.org/terms Miséres de la vie conjugate á la Belle Époque 639 les micro-écrits allant droit au but sur un thěme impose. Les lecteurs connaissent bien ces exigences éditoriales, parfois explicitées dans les journaux. Iis savent que leur récit doit étre court et aller ä l'essen-tiel; et ils l'ecrivent dans cette perspective, avec l'idee qu'il sera lu par d'autres, En dépit de ce cadre rigide, ils parviennent bien souvent ä s'affranchir des contraintes éditoriales, et écrivent en fin de compte, malgré le thěme impose de la « question du divorce », ce qui leur plait ou leur tient ä coeur, en fonction de leurs preoccupations person-nelles. De nombreux récits sont d'ailleurs publiés alors méme que le divorce y tient un role marginal. Le cas du roman feuilleton soulěve la question de la capacité ď action des lecteurs/auteurs de maniěre plus aiguě encore. II est presents comme une oeuvre dont les auteurs sont les lecteurs et, pourtant, Gustave Téry traite leurs lettres comme un matériau qu'il emploie ä son gré. II les coupe, les présente comme il le souhaite; surtout, il ne demande pas aux auteurs la permission d'utiliser des écrits qui, destines ä la rubrique du courrier des lecteurs, n'ont jamais eu pour vocation d'etre integres ä une oeuvre de fiction dont ils ne soupcon-naient pas le projet. Les intentions des lecteurs/auteurs ne sont done pas respectées dans ce roman dont ils deviennent les contributeurs malgré eux. Cependant, certains d'entre eux parviennent ä tirer leur épingle du jeu, en utilisant le feuilleton comme une tribune média-tique. C'est le cas de Bathilde Delasalle [alias Emilie Tussaud), qui réussit par ce biais ä diffuser un appel ä témoins, méme si son passage dans Le Matin n'a pas joué un role décisif dans les retrouvailles avec ses enfants76. Le cas de Mme Nalon, 1'évadée de Charenton, est encore plus eloquent. La confrontation des passages du feuilleton qui lui sont consaerés avec les correspondances familiales ou judi-ciaires de la scribomane révěle une grande similitude ä la fois dans les faits rapportés, mais aussi dans le style : on peut considérer que Mme Nalon, qui avait une assez haute conscience de ses talents, est Pauteure principále des episodes qui la concernent. II apparait surtout que Mme Nalon réussit ä faire un portrait d'elle trěs avantageux, démontrant qu'elle n'est pas folle et que son internement résulte ďune grande injustice77. Malgré certaines hesitations prétées ä Jacques Desvouges, Gustave Téry a sans doute 76. Selon Alexandre de la Salle (voir supra, note 63), les retrouvailles ont eu lieu une dizaine d'annees plus tard. 77. Elle a aussi mené un combat plus large contre les internements abusifs et avait depose en ce sens au Senat une volumineuse petition. Celle-ci, malheureusement non conservée, est évoquée notamment dans «Senat. Année 1909. Session extraordinaire. Annexe au feuilleton n°61 du jeudi 4 novembre 1909. Petitions n° 37 du 25 mars 1908», Feuilletons. Senat, 4 novembre 1909, n°61. This content downloaded from 147.251.6.77 on Thu, 22 Apr 2021 12:42:46 UTC All use subject to https://about.jstor.org/terms 640 Aicha Salmon été abuse78 par le fascinant récit de cette lectrice. Par la suite, cette derniěre a ďailleurs utilise, dans les poursuites intentées contre les aliénistes de Charenton et contre son ex-mari, le roman feuilleton comme une preuve de sa bonne santé mentale : des journalistes auraient-ils pu relayer un témoignage infondé79 ? La place considerable qu'elle occupe dans Pintrigue du roman feuilleton (son histoire, accompagnée ďune grande photographie, est retracée dans cinq numéros consécutifs), lui confere une énorme publicitě, mais aussi une legitimitě. Plus tard, au moment oú le proces a lieu, au cours de Pété 1908, de nombreux journaux relaient cette affaire dans leurs chroniques judicaires, sans doute á cause de son exposition média-tique dans Le Matin. On a done affaire ici á une lectrice, personnage et au trice, qui, de maniěre consciente et avec beaucoup d'intelli-gence, utilise Pespace médiatique á des fins personnelles, et s'empare de la littérature de presse pour en faire un moyen d'agir sur le reel, et sur son destin. « Un recueil de documents sur le manage et le divorce60» L'ensemble des lettres rec,ues au cours de Penquéte est qualifié par Téry de « grand reportage » sur le mariage et le divorce. La publicitě de ces écrits personnels crée une tension intéressante entre le discours mediatise et Pexpression de l'intime - qui va souvent plus loin que ce qu'on peut lire dans les écrits personnels classiques de la méme periodě. En dépit de leur large diffusion, les lettres sont protegees quand les auteurs le souhaitent par un anonymat qui facilite le déploiement de la parole et permet de se livrer sans peur du qu'en dira-t-on. G.R., un « divorce [...] contre le divorce » se confie : Qe] me suis séparé de ma femme, pour des raisons que je trouve main-tenant bien futiles. Et je Paime toujours, je sens de nouveau et plus vive-ment le lien qui nous attachait. Mais, malheureusement, je suis remarié ; ma nouvelle femme, que j'estime beaucoup, m'aime, et je ne l'aime plus. 78. Des archives postérieures á 1908 confirment qu'elle était bel et bien atteinte de troubles psychiatriques (apparentés entre autres á un délire de persecution). Les mentions du minis-tere de la justice apposées á son dossier évoquent ainsi une « déséquilibrée » : « son maintien á l'asile s'impose {...]. Nous rappelons que depuis 1908, la pétitionnaire n'a cessé d'accabler la Chancellerie de reclamations plus absurdes les unes que les autres » (AN BB18/2391 dossier 1846). Parmi ses plaintes fantaisistes, on peut citer celle qu'elle porte contre Marie Curie pour « recel de radium ». 79. On retrouve ďailleurs les coupures du roman feuilleton parmi les pieces de son dossier á la Gorrespondance generále de la division criminelle (AN BB18/2320 dossier 1945). 80. Gustave Téry, Les Divorces, op. cit. (n. 5), p. 6. This content downloaded from 147.251.6.77 on Thu, 22 Apr 2021 12:42:46 UTC All use subject to https://about.jstor.org/terms Miséres de la vie conjugate á la Belle Époque 641 Cest lá un secret que je suis seul á connaitre et qui, par cela méme, me fait souffrir davantage. Cest un soulagement pour mon pauvre cceur de pouvoir protester contre une reformě qui, j'en suis certain, a désuni ďautres ménages que le mien81. Les auteurs échappent ainsi aux formes ďautocontróle qui s'exercent dans les cercles de connaissances proches, pour rejoindre une communauté virtuelle plus large, mais surtout plus libře et plus sůre. Loin d'etre un obstacle, la médiatisation n'empeche pas 1'expres-sion des individualités, si difficile ďaccěs děs qu'on quitte les couches favorisées, qui produisent la plus grande partie des sources person-nelles au XIXe siěcle. Elle nous donne ici á connaitre les opinions et les experiences de personnes surtout issues des classes moyennes et populaires, qui composent la plus grande partie du lectorat du Matin : ouvriers, couturiěres, commercants, nourrices, officiers, ins-titutrices, etc. Les details abondent sur 1'áge et la situation sociále des scripteurs, le milieu familial, la durée de la cohabitation du couple, le nombre de ses enfants, etc. Dépassant la seule « question du divorce », les lettres regorgent de renseignements sur la vie conju-gale, ses bonheurs, mais surtout ses écueils - Gustave Téry suppose ainsi que «les gens heureux n'eprouvent pas le besoin de raconter leur bonheur»82. Au fil des pages sont fréquemment évoqués les difficultés économiques et pratiques rencontrées par les parents célibataires, les unions contractées sous la pression des parents, la deception de devoir vivre avec une personne qu'on n'aime plus, le probléme de Péducation et de la garde des enfants, ou encore les infidélités. Ceux qui écrivent insistent sur la nature extraordinaire de leur probléme, ďautres au contraire prétendent décrire ce que trop de personnes endurent en silence. Cest ainsi que, dans le Matin du 11 février 1908, trois récits ďhommes, annoncés tantót comme banals, tantót comme exceptionnels, se succědent. Un «vieillard désespéré » décrit son « cas, [qui] est celui de tous ceux qui ont vécu séparés avant le divorce voté». Un mari «philosophe» raconte, désabusé, les brimades que son épouse lui fait subir : Je serais heureux de savoir si 1'opinion de M. Bourget ne changerait pas quelque peu, quant au manage indissoluble, s'il se trouvait afíligé, par les liens du manage, d'une femme comme celle que j'eus. La susdite, aprěs une vie de jeune fille plus que déréglée, a invité á son manage deux de ses amants (fait banal et qui arrive tous les jours). Mais, oú l'histoire se corse, c'est que l'un de ces amants, profitant de douleurs me clouant au lit, vint, 81. Le Matin, 8 février 1908. 82. Gustave Téry, Les Divorces, op. cit. (n. 5), p. 104. This content downloaded from 147.251.6.77 on Thu, 22 Apr 2021 12:42:46 UTC All use subject to https://about.jstor.org/terms 642 Aicha Salmon sur l'invitation de mon epouse, lui rendre visite chez moi, et ce environ apres trois mois de manage (toujours tres banal et raeme indigne de figu-rer aux nouvelles en trois lignes) [.. .J83. Un autre man, «De B... », considere son sort malheureux comme plus rare : Mon cas, bien special heureusement, n'interesse pas grand monde ; il est cependant bien triste et ne comporte pas de remede. Marie depuis sept ans avec une megere, qui m'a donne deux filles, cette epouse acariatre m'a fait subir depuis, en toute circonstance, tout ce qu'on peut imaginer en raffinements de cruaute. II faudrait des volumes pour vous donner une idee de ce que j'endure depuis cette triste mesalliance [.. .J84. Les violences conjugales, subies a l'instar de «De B... » par les hommes, et plus souvent les femmes, sont un de ces sujets abondam-ment traites dans les lettres de l'enquete, alors qu'ils sont ordinaire-ment peu abordes (hormis dans les tribunaux). Nombreux sont les recits semblables a celui que livre cette anonyme, qui choisit de ne pas divorcer: II y a eu dix-sept ans [...] que je suis enchainee. [...] J'avais done dix-neuf ans lorsque j'ai lache le « oui» fatal. [...] Je fus rouee de coups des le trei-zieme jour. [...] Delaissee pendant des journees et des nuits entieres, j'ai tout endure. Mon rnari ne me reconnaissait qu'un droit, celui de travail-ler de toutes mes forces, et, quand il rentrait le soir, si la journee n'avait pas ete fructueuse, il [...] me pilait comme platre. Quatre ans de mariage, quatre enfants. « Tu n'es bonne qu'a cela », me disait aimablement mon epoux, et, de fait, e'est la seule chose dont je ne me sois jamais plainte. Qa n'empechait pas d'ailleurs mon rnari de faire venir sa maitresse a la mai-son, toutes les fois que ca lui faisait envie. A la moindre allusion, les coups pleuvaient. [...] Je me suis resignee a demander le divorce, n'etant plus pour lui qu'une tete a gifles. Mais [...] j'ai abandonne mon projet a cause de mes enfants. Et la meme vie a recommence. Mon rnari allait toujours se distraire dehors ; ce n'etait plus assez de courir, il s'est mis a boire. Le vin, voila le plus vilain. J'ai eu sept enfants. Je n'en ai plus que trois, mais ce sont eux qui me retiennent a mon triste foyer, et, si malheureuse que je sois, je ne sais pas comment je pourrais faire pour m'en aller. [...] UNE MARTYRE85 D'autres lettres temoignent - certes de facon moins dramatique -de l'interiorisation des normes de genre, et des inegalites qui les 83. Ibidem, p. 113. 84. Ibidem, p. 318. 85. Ibidem, p. 23. Sur les violences conjugales, voir Victora Vanneau, La pcax des menages. Histoire des violences conjugates XlX'-XXf siecle, Paris, Anamosa, 2016. This content downloaded from 147.251.6.77 on Thu, 22 Apr 2021 12:42:46 UTC All use subject to https://about.jstor.org/terms Miséres de la vie conjugate á la Belle Ěpoque 643 accompagnent dans la vie quotidienne, comme celle de « C.R. », qui raconte les « mauvais traitements » qu'avait endures son compagnon lors de son precedent manage : Voilá deux ans que je vis maritalement avec un homme honorable que j'aime de tout mon coeur. II a dú, aprěs quinze ans de torture et de misěre, abandonner le domicile conjugal. Sa femme l'obligeait á coucher sans drap dans son lit, parce que sa sueur salissait son linge ; elle ne voulait pas lui faire á manger, parce que cela salissait les casseroles, ne pas faire de feu, parce que cela abimait le fourneau ; aprěs, elle s'amusait á astiquer la rampe de cuivre pendant des heures entieres. Et croiriez-vous qu'elle obligeait son man á se déchausser dans le jardin avant méme de pénétrer dans la cuisine ? Va, mon vieux, tu as bien fait de venir avec moi86. Au fil des lettres surgissent d'autres sujets que Ton voit rarement abordés dans les écrits personnels classiques, notamment ceux qui sont lies á la sexualitě conjugale : frequence des rapports sexuels87, impuis-sance du man, manque d'hygiene intime reproché au conjoint88, etc. Un courrier des lecteurs diffuse á des centaines de milliers d'exem-plaires peut done constituer pour la connaissance de la vie privée á la Belle Epoque un ensemble documentaire sans equivalent. Ce qui pourrait passer pour une faiblesse de la source, e'est-a-dire le caractěre contraint de la forme et du contenu, permet une exploitation quasi-sérielle des lettres du recueil. L'accumulation de récits de méme nature fait notamment émerger certains itinéraires de vie récurrents ou typi-ques, comme ces trěs nombreuses lettres de femmes maltraitées par un mari devenu alcoolique et paresseux, ou contaminées aprěs le mariage par une maladie vénérienne. Grace á ces confidences en série, on peut évaluer la recurrence d'un phénoměne donné (par exemple, les cir-constances de la rencontre des conjoints, la fagon dont s'est déroulée la nuit de noces, la repartition des táches ménagěres dans le foyer, etc.) sur un échantillon de personnes relativement large. Ces écrits sur le divorce engagent á considérer sous un jour nou-veau les courriers de lecteurs publiés dans la presse, dont l'etude historique est souvent délaissée en raison de la difficulté á remonter jusqu'aux scripteurs et á distinguer leur part effective d'intervention. Méme si leur représentativité reste forcément limitée - les scripteurs rencontrent sans doute des problěmes de couple plus importants que la moyenne -, et malgré la selection de la part des journalistes qui 86. Gustave Téry, Les Divorces, op. cit. (n. 5), p. 72. 87. Par exemple, Claire G. éerit: « Cen est fini de nos relations intimes, mais je ne divorce-rai pas ». Ibidem, p. 136. 88. Voir la lettre « pour le divorce » dans l'annexe I. This content downloaded from 147.251.6.77 on Thu, 22 Apr 2021 12:42:46 UTC All use subject to https://about.jstor.org/terms 644 Aicha Salmon ont eu tendance ä mettre en avant le plus rocambolesque ou le plus pathetique, ces lettres constituent une source qui gagnerait ä etre davantage exploitee, notamment pour l'histoire de la famille et du couple. Dans cette enquete hors norme, journalistes et lecteurs n'apparais-sent pas comme appartenant ä deux spheres separees ; on ne trouve pas d'un cote l'ecriture journalistique et de 1'autre un public passif, en attente, qui ne pourrait que s'exprimer en donnant son avis apres coup. Le devenir inhabituel des lettres, par leur transformation en roman feuilleton et leur compilation dans un recueil, permet d'appre-hender autrement la voix des lecteurs qui manifestent leur desir de se faire entendre dans l'espace public, y compris sur les aspects les plus intimes et les plus delicats ä aborder. La presse de la Belle Epoque n'est pas uniquement consideree par ses lecteurs comme un moyen d'information ou de distraction : eile est aussi envisagee comme un instrument propre ä modeler ä leur modeste niveau l'opinion publique et ä interagir avec un public qu'ils prennent ä temoin, et meme, parfois, comme l'opportunite de transformer leur vie89. 89. Je remercje Dominique Kalifa, pour sa relecture attentive, ainsi que Judith Lyon-Caen, pour ses conseils. This content downloaded from 147.251.6.77 on Thu, 22 Apr 2021 12:42:46 UTC All use subject to https://about.jstor.org/terms Miseres de la vie conjugate ä la Belle JEpoque 645 ANNEXES Celui* (iprct nn parte tout le temps'el qaLne petit pas linnner son. axis. mm \i divorce Ouaiid let families n'auront plus pcur d'ccinjrcr 1*8 jciim-* it lies sur cc qu'elles ont besoin de *avoir, quaint lea mcivs B*h£l plus | li-in- tpurendn lH lulti'S gu'cJlPS (■urnni ft Mwtcnir, leg jcuftcti till>« ne vrr-ront pas duns le m.iri.i«r la lelieHe prsrpe-bulk. KlU's miiomirr.ml, WMIIII IIMll ;i C« qui Irs ut-ti-nd, el, dtfciritvs, i-ll^s juguront uutremrnt qu'nwe lean Bon* certains in-convenient iiri|>ossibies a eviter ovee la na-lure dc I'bomme. ev1i.e MMUURSL Chassee I Mon nmrt ni'n refuse I'cnlrtft do ma mal-soii, ainai qu*i\ sa fillc, npres un peniblc voyage de vin#t hemes. Ccla peut-il se fair.- ? Tl paratt que oui, cjuand on veut ditto suite d la deuxieme page.) four le divorce Je mf suis marie le 13 Mtrlir JSJS2, K I'oge dp trente an?, etuul prmMfnr, a une KWf ftta de viTwil-^ix uns, insiiUilrior, que je no connuissdis tfueie. iviais qui m avail tw lout pnrliculien-nn'rit rwommaml^' par 1c cen-Ctiur du Ivot'** Oi'i jc un,1 irouvais. C'-Uf Jrime (illi1 ov«H fie Mm* au cou-vent, a' que ;e savais. mam, tfe plus, etie avail 61c WlgTww* pendant Cinq nns, ce qui* i'f^nriruis': aussi appori/H-elle duns son in-UriMU Ionics Ir-s huhiiudes dp relics-uses, Ne vivanl qu'en t'ieu, elle clait iosnu-cianle Am M&H dn menaflc, ne se dotilant mftOM pas dt>R devoirs de !a femme rovers son ^nri. Jamais, a mom moment, au-cunc toilKto tnljme ; en revanche, clle allait sc. eonfesser lous l«s jours ou a pcu pres. et commumnit (mis lea jours. CetU existence dura quinae ans, pendant (La i--,.:. 4 la deuxldme pagt.) l'ukioh libee .Je propose done, et jc no doule pas que U, Pi"( ne m'appuie dans la clrooiislaiiw, puis-qu'i! s'a^il d un movun d'enj-aycr la depopulation ;jc propose, dis-ie, dc cfecr une " Utxo ptTAimni'llR « qui scrait imposre a toute person nc ihniumu ou lemnie) a^ee de Mai de - / "i ': uns. et j'insliluc h cote une tnricro-nite dc jciine \gt que. loqcheraient tons lea enfant* Bah dc moins de seize nns. On ar-rlvcrnll alnsi, je cmis, a delrwire nombre de procevies dfptorable.i employes par It a ntAnn«es qui croijinent les enlants, et, con-si>qucmmcnt, a rogenerer noire race. P. B. Legalite dana rumour. M. Tcry s'etonne que l'onion libra fass« plus de partisans chcz la temme qu« cbez 1'homnie. Cest bien simple : 1'union Libre na (La suite d la deaxidmc page 1 1. « Enquete et confidences. La crise du divorce », in Le Matin, 12 fevrier 1908 (Source : gallica.bnf.fjr/BnF). This content downloaded from 147.251.6.77 on Thu, 22 Apr 2021 12:42:46 UTC All use subject to https://about.jstor.org/terms 646 Aicha Salmon LESMYSTĚRES DU DIVORCE; Oávoilés p&r nos LooiBurs Cr uellc Enigme \\otts tfavons pas bcxain ác rčpčtcr que les extra&rdiňaíres aventures raconties cha-que jridíťft dans .les Myslůres íiu Divorce j-e toni pas iitventóůs A ptaisir. Nos lečteursen ont aujourd'kui tm nouvet example, qui n'est pas le moins émouvam. M. .Louis Sourdiij-ON DepuiB neuf ans, M malheureuse triers eherche ins trois enfants, cnteve's par son wort, lc M avril 1899. id homme, qui ft dis-' paru sans laisser do traces, i'appetle Louis Sourdillon. 11 est dgd da cinquante-cinq ans; it a ! m 75. Signes curficterislirfruea : Ne: Präsentant une. deformation au milieu. Deux graivs de beautC dcmAme couieur que la peau jur fa joiie droile ci .wi jur la MM gauche. Alarehe courbic. Los trots enjantt se nommcnt Louise, Berthe ei Charles, Iis onl maintenant quirtze, treiic ei onze ans. Kons pubHons ie portrait de Caifirfe, 4 l'dne de six ans. Eue a les che-t>enx blonds, et les yernc bruns. JtP* Louise Soum>ru.o* a Vdae dc sic atiS 'On suppose que ie p$re a pris tin faux nom. tfn mandat d'arr&t a 6li lanai centre lui le 6 dicembre 1001. Mais, matqr& toules .fas rscherches, cct ftomme demctite introv-X&ble, Qui le rcirouyera ?\ ■ VI * Le Calvaire d'une Mere Tout bonnement ceei : la chute de la feline (tnuno au bord .du- qaai n'uiaii pas I'cl-fel d'unc tfcfailtuucc. muis bian dune resolution prompts comme I'ecluir. Hllc s'ft-toit lataM clicir brusquL'ment. et. allon-gcant lc bras, die a. nit saisi un pan Jo la rol« <1s Suzanne... EHcj nVQit pa 3 eu le tamna d'cnlevor Ten font, et cost tout juste si i'lUi n'nvoil pas M lft main coupee jwir la roue ; mais. preste-mcnt, avail lire' la robe, et tl n'on nvalt pas falhi dov-nnltigc pour d^plncer lo corps do la fllJettp, qui avail roulfr ir.lrc les mils \ ce acrng 0(nit si leger. si mince, cpj'en passant ri(-SMis la pesanto locnmolivc Vavait a peine cinturc... Quelle cUit done )a j^une f&mmc qui avail Rlnai R4uvc In prtrlc rtllc T Klait-'-c Sfmc Ucsvouu«s, et follntl-tt wdmirer, Uon* cctlc dramallqno BVMtart, un nouveau miracle de I'omonr niylvnicl ? Haloa ! Cos chn«e«-la n'arrivont que dana 1«» roniuns, ot tu»s kcleurs, qui ratronvent iei leurs contidonccn. nvenl qvift rfteil n'a rien do rornunc^quc. Qnnnri In ■!*..■ avait cti& : t Mrtman 1 ■> c'Mpit bivn MM* m&re qui lui avail rtponriu, mats c« n'ttait pas la sienne... Commci Desvoiif&s lui exprimail loufe sa reconnaissance, eJlc coupo court a sta re-mordementa : — 11 m'a st?mbl^, dit-ftlle, q«e i'enUndaia une de tno* Riles u.; car J cn ai deux auasi,. pt rattm avfut a pcu proa Tage das vdtres, loraque ie les oi perduet...' — Porduea 1 nt Desvoucca avec eompaa-siop ; dies aont done mortes 1 — J'eapire que non, rapondll I'inconnue, moi* je n'en sais rien, car voila neut ana que n'ai pas eu de leurs nou^'ell«s. — Comment cola ! — Hon inert me las n priaea... Je plaitlaia en sfipuration contrp lui ; an cours dc I'lne-tancc, mes trois enrants — car j'avaie oussi tin pclit garcon — allafent voir leur pera anna une inuison amic. conformiment a la decision des juges : 11 en a proflto pour le« enlever... MM marl etl disnaru avec eux rn cmjiorlant ma dot... n'oi jamais pu le* rclrouvcr... Un pageant, qui portait un appareil phc-tofjraphiqup on bandoulicrc, «'approcha du groupn. Le dCputS rcconnut Ulysse Parlhou. " Excuse* mon indiscretion, madam*. At le reporter, maisi'ai entendu ce q;ue vous venea de dire a M. Desvou^ee. et eels m'ln-tiiressc vivement.. Au vingtieme aiecle, avec les moyens d'information dont nous disposons, es(-ll possible que quatre person-nes puissenl dlsparaltre ainsi, sans laiiser de traces 1 — C'esl peul-fitre invraiaemblable, dit la jeune iemm«, mais e'eat pcurtant la verilfi pure. — Vous n'avez done pas fait de recherchea pour relrouver vds en(«nts 1 — Je n'ai pas fait de recherchea ! ■ .icria-t*«Ue ; c'esl-a-dire que, depuis neuf nne, j'ni remu^ cifel *l lerre pour savoir ce qu'dtaient devenus mea paravraa petite. Mais e'eat en vein que les plus flns detectives ont couru la Prance et I'Europ* ; e'eat m vain qu'un mandat d'arret a e\4 lanei centre mon mari; e'est en vain que nos consuls ont ;"jvi-rt des enqueues au\* quatre coina du monde,a New-York, Wosliinglon, Doaton, Montreal, flio-de-JaDairo, Bacnos-Afres, Lc Cap, Durban, Pretoria, Johannesburg, Loumica-Marcniez. J'en oublie...C"rat cn vain, vous Uts-jeH qu'on a foullle l'Afrique, I'Amfiriqua et I'Asio ;ja-maia on n'a rien d^rouvcrt... Won mari a trouvfi sans doule le moyen de se rondr* connaiasable, et il doit vivre quelque part sous un (aux nom... Mala ou ? Qui me le dim ? Je n'ai plus aVespoir qua dans Jo Maitn. — Cet espoir ne sera pas desu, madams ; lc Matin est toujour* prfit, quand il y a una bonne ceuvre a enlrcprendre. Et, ftlant son chapcau, Ulysse Parthou se nonuria. La jeooc femme cut une joyeuse exclamation. — Vous voycz, dit Desvouges, qui, mal-gxa son chagrin, ne put^'ampftclicr de squ-rire ; le Malta, maintenant, e'est le oom lai-que de la Providence... Copcndent, Partbou avait tire son cale- 2. Les Mysteres du divorce devoiles par nos lecteurs, episode VI« Cntelle enigme - Le calvaire d'une mere », in Le Matin, 29 fevrier 1908 (Source : gaJlica.bnf.fr/BnF). This content downloaded from 147.251.6.77 on Thu, 22 Apr 2021 12:42:46 UTC All use subject to https://about.jstor.org/terms Misěres de la vie conjugale á la Belle Époque 647 [Mine Denan [h'alon), dont nous publions le portrait, fut 1'hóro'ine de 1'anentwe, hé-las! trop vraie. que nous racontons aujow-ďhui. hiternée pendant sept mois á Vasite ůe Charenton, clic ne *Vn échappa qv'au peril de sa vie, le 18 iu/n 1906, dans lan cir-eoňstances dramatiques que nous allans tapporier ;] XI (suite.) Comment peut s'y prendra un marí qui n'aiimei pas je divorce — Pourtant, ill Desvougea, on n'enferme ms les sens ainsi : ň'v a-t-il pas des forma- LES MYSTERES DD DIVORCE • DévaSBés par nos Lbgígus*9 (ROMAN VÉCU) 1) Si du moins on me l'avait amene cinq minutes, rien que le temps de Vembrasser I ji Car c'est la ce qu'il y a de plus odieux dans le regime de clauslration absolue au-qucl on soumei les foils, reels ou pretendus, c'est la ce qui pcrmet Ions les crimes 1 i! Quel mal y aurait-il a nous laisser voir ceux de nos parents qui s'interessent a nous ? Pourquoi nous esl-il Lnterdit de communique!' avec ie monde exterieur ? Si ce sont des lettres de fous quo nous ecrivons, qu'importe 1 Est-ce qu'elles semeront la Jo-lie au dehors, comme les tapis d'Orient ap-portent la peste ou le cholera 1 ii Si nos deputes, au lieu de s'occuper ex-clusivement de leurs affaires personnelles, songeaient serieusemenl a faire des lois utiles, est-ce que noire pays n'aurait pas adople depuis longtemps ce syslimo de la v porte ouverte », qui donne de si bona re-sultats en Angleterre ? » Ah 1 si quelque jour un depute venait a etre viclime comme moi dune abominable machinal ion el. qu'ou I'enfermat Ici, je vou-dxais voir sa tile I — Vous voudriez la voir ? fit Desvouges. Eh bicn ! regardez-la... II sc nomma! 11 raconta ce qu'il savait de son aventiire. . Elle I'ecoutait avcc une attention hale-tautc. — Quol ! Jacques Besvouges, c'est vous I — C'est moi... Et, s'tt y a encore une Providence, c'est elle qui m'envoie ici pour vous sauver, madame, vous et toutes celles, tous ceux qui ont 6prouve la rneine infortune. — 1'orl bien, dil Mme Nalon, mais il vous faut d'abord sortir d'ici vous-meme. Comment vous y prendrez-vous ? H eut un gcsle de rage impuissante. — Ecoutez-moi - bien, dit-ellc, baissant la voix. Si vous faites tres cxactement ce que je vais vous dire, dera&Ln matin voua serez en liberty... — Oemain matin ? — Oui, des qu'il (era jour, pretez l'oreille. Vous entendrez un grand branle-bas dans in maison, car cette nuit meme... il doit se passer ici quelque chose d'cxtraordinaire... — Quoi done ? — Je ne devrais pas le dire ; mais vous 3. Les Mysteres du divorce devoiles par nos lecteurs, episode XI« Comment peut s 'y prendre un mariquin'admetpas le divorce », in Le Matin, 6 mars 1908 (Source : gallica.bnf.fr/BnF). This content downloaded from 147.251.6.77 on Thu, 22 Apr 2021 12:42:46 UTC All use subject to https://about.jstor.org/terms 648 Aicha Salmon Aicha Salmon est agregee et doctorante en histoire au Centre d'histoire du XIXC siecle (EA 3550). Ses recherches portent sur la conjugalite. Elle prepare ä l'universite Paris-I - Pantheon-Sorbonne sous la direction de Dominique Kalifa une these intitulee «La nuit de noces en France (XIXC & premier XXcsiecles). Pratiques, discours, representations ». RÉSUMÉ Plus de vingt ans a pres la loi Naquet de 1884 qui en avait rétabli la possibi-litó, le divorce demeure á la Belle Époque un veritable sujet de société. Quand, en 1908, le quotidien Le Matin lance sous la houlette du journaliste Gustave Téry une grande enquéte sur le sujet, celle-ci prend un tour inartendu : si elle debute comme á I'ordinaire par des lettres ouvertes de personnalités et des interviews, elle accorde une place sans precedent aux lettres de lecteurs qui, passionnés par la question, écrivent pour se prononcer « pour le mariage indissoluble », « pour le divorce » ou « pour I'union libře ». La publication exhaustive des milliers de répon-ses recues n'etant pas envisageable, Gustave Téry complete I'enquete en élaborant un roman-feuilleton, Les Mystěres du divorce dévoilés par nos lecteurs: les lecteurs du Matin deviennent á la fois les co-auteurs et les personnages d'une ceuvre fictionnelle polyphonique oú ils sont censés pouvoir reconnaTtre leurs témoigna-ges. Quel statut donner á ces « confidences » destinées á étre publiées dans un quotidien á grand tirage et qui de surcroTt joue volontiers de la confusion entre réal i té et fiction ? Cette étude propose une analyse de ces écrits, présentés comme « la plus complete, la plus instructive, la plus émouvante contribution á I'histoire des mceurs » d'une « Belle Époque » oú la parole publique est fort rare á propos de la vie conjugale et de la sexualitě; et une reflexion sur les problěmes métho-dologiques posés á I'historien tenté ďenvisager les lettres de lecteurs comme des sources personnelles. Mots-clés : Belle Époque, France, presse, courrier des lecteurs, vie privée, divorce. ASTRACT The Miseries of Marital Life during the Belle Epoque. Letters to the Editor about Divorce in Le Matin (1908) In 1908, French daily Le Matin led a major investigation about divorce, which remained a subject matter of controversy, even more than twenty years after the law which has restored its right in France in 1884. Journalist GustaveTéry coordinated the project which took an expected turn when thousands of readers decided to write letters to editor, in order to give their own feelings accounts about couple life, marriage and divorce. As the exhaustive publication of answers was not conceivable, Gustave Téry decided to complete the initiative by elaborating a serial novel. The Mysteries of Divorce revealed by our readers; he made readers of Le Matin both co-authors and characters of a polyphonic fictional work in which they were supposed to be able to recognize their letters. What is the status of these "confidences? very intimate, but destined to be published in a daily newspaper which, moreover, used to play the confusion between reality and fiction? This study proposes an analysis of these reader writings, presented as "the most complete, the most instructive, the This content downloaded from 147.251.6.77 on Thu, 22 Apr 2021 12:42:46 UTC All use subject to https://about.jstor.org/terms Miséres de la vie conjugate á la Belle Époque 649 most moving contribution to the history of manners" of a Belle Époque during which public speech was very rare about conjugality and sexuality; It also gives a thought about the methodological problems for historians attempting to view the letters to the editor as personal sources. Keywords: Belle Époque, France, newspapers, letters to editor, private life, divorce. This content downloaded from 147.251.6.77 on Thu, 22 Apr 2021 12:42:46 UTC All use subject to https://about.jstor.org/terms