En mille neuf cent cinquante-cinq, avant le premier mai de cette ann6e-Ia, et Ies douleurs de 1'accouche-ment, personne au monde ne nous attendait. Surtout pas l'obstetricien, un brave garcon un peu myope derriere une moustache mal taillee. II 6tait deux heures du matin. Nous aurions pu choisir un autre moment, mais quand on decide de naitre on a rarement 1'occasion de jeter auparavant un coup d'ceil a l'horloge grand-pere. Cest done Ies yeux ensables de sommeil, la bouche ouverte de stupeur et le cceur battant que l'accoucheur et les deux infirmie-res virent apparaitre notre premiere petite teHe suivie de son 6cho. Nous ne savons, a cette heure, si e'est Charles ou Francois qui le premier vit le jour electri-que qui baignait la salle. Mais des que nous sommes apparus l'une des deux infirmieres fut saisie dTun fou rire aigu. L'autre jeune femme, et le m£decin par-dessus le marches se virent plutftt paralyses par la frayeur. Go ties sur place. Comme des mannequins en vitrine. lis nous offraient les masques de la peur et du rire. Les accouchements sont des sacr6s coups de 41 LES TÉ TES A PAPINEAU theatre! L'enfant déchire le rideau de chair et c'est la premiére! Applaudissons. Enfin. L'accoucheur en avait avec nous plein les mains. Parce qu'il pratiquait dans une institution catholique, et que 1'Église en ces années-lá veillait sur tout, le Dr Pilotte tout de go pensa appeler á son secours Taumůnier. Ses paroles (les premiers mots que nous entendímes!) authentiques et historiques furent simples : « Au secours, monsieur l'abbe ! » cria done l'accoucheur dans le grand corridor vide a cette heure. Une clochette tinta au loin. L'abbe arriva précipitamment, arraché á son sommeil, la soutane au vent, prét á administrer les derniers sacrements. Mais, quand il vit cet enfant qui gigotait devant lui comme un morceau de cauchemar, il ne put y croire. Mys-tere? Miracle? Supercherie? Pendant de longues minutes 1'elite canadienne-francaise — médecin et cure — nous contempla dans un silence inerédule. — Madame », dit enfin l'abbe, sentant que le discours lui revenait, se raclant la gorge, « Dieu... », ajouta-t-il en regardant la parturiente encore étourdie par l'effort, «... voulez-vous que nouspriions ensemble pour le salut de cet enfant ? ! — Que racontez-vous ? Est-il mort ? Que se passe-t-il? cria notre mere dans son frangais du dimanche. — Non bien sůr, calmez-vous, répondit l'aumonier de 1'hópital, il vit, il respire, il pleure méme, vous rentendez? Nous étions á donner une demonstration en stéréo-phonie. LES TÉTES A PAPINEAU « Mais..., ajouta l'abbe qui cherchait ses mots, il, il n'a pas la téte de tout le monde! _ C'est mon enfant! lanca maman, montrez-moi mon enfant! Marie Lalonde avait, chez les ursulines, joué Phě-dre, Andromaque et Auroře. Elle savait faire vibrer les cordes sensibles. — Voilä ! fit alors le médecin en nous soulevant par les fesses... Francois apparut la téte recouverte de duvet. Charles était né avec une dent a la máchoire infé-rieure, le crane nu. Nous étions objectivement et effectivement horribles, ratatinés, les yeux plissés á cause des projecteurs, nos petits nez comme des boutons de bottine au milieu ďun parchemin froissé. L'aumonier avait reculé d'un pas et s'etait tu, la téte légérement inclinée, humilié parce qu'il ne disposait ďaucune priére adequate. « Quand on pense qu'il existe », se disait-il in petto, « des priěres pour les infirmes, des exorcismes pour les possédés du démon, des suppliques pour les objets perdus, des invocations pour bénir les ponts et chaussées, des ceremonies de relevailles et des baptémes pour les pygmées, mais pas un seul de nos pěres n'a prévu le double! Devrais-je reciter deux fois la méme incantation ? » Notre měře s'etait soulevée sur un bras et nous contemplait gravement, puis, avec des larmes de fierté dans les yeux, s'ecria : — Cest incroyable ! Fantastique ! Merveilleux ! Ah Alain-Auguste! Nous avons fait d'un ovaire deux coups! 42 LES TÉTES A PAPINEAU LES TÉTES A PAPINEAU Cette fois-la les deux infirmieres qui se tenaient par la main poufferent d'un meme rire. Le Dr Pilotte, pour £tre gentil, demanda a maman si, a son avis, nous ressemblions un peu a notre pere. — Celui-la oui, fit-elle, l'autre c'est plutdt moi! Puis elle s'endormit. C'est 6puisant un double accouchement. Le mddecin se pr6cipita dans son bureau avaler un double cognac. L'aumonier partit se recoucher, sans avoir boutonnd sa soutane, se demandant au fait si nous avions une ou deux Sines. Nous rations encore fragiles, la traversee du col de 1'uterus est un dur labeur, nous dtions 6puis6s, nous battions l'air comme des poissons rouges renversds sur un tapis. Les infirmieres nous mirent dans un incubateur en verre et aluminum. La cabine avait des allures de sous-marin. Nous plongeSmes tous les deux, a notre tour, dans un profond sommeil. La premiere visite que nous fit papa... on ne s'en souvient pas. Nos premiers souvenirs vifs remontent a trois ou quatre jours apres notre naissance. En fait des le quatre ou cinq rnai nous avions doublement conscience de ce qui nous entourait, sans savoir a l'dpoque qui — de Charles ou de Francois — enregis-trait tel ou tel e>6nement, car nous ne nous dtions pas encore specialises. Specialises. Notre naissance avait 6t6 largement annoncee dans la presse, et I'hopital n'avait ose refuser Pentrde a la maree humaine qui deferla a l'heure des visites. Au fond les religieuses etaient ravies. Elles mettaient le peuple en rangs entre des pots de fleurs et des crucifix. II n'y avait pas grand-chose ä faire en ľan mille neuf cent cinquante-cinq (1955), ä Montreal, PQ. C'était vraiment la province. Les curieux firent la queue comme au cinema. Pres de notre scaphandre une infirmiére-chef montait la garde. Les foules sont souvent bétes. II y a des zigotos qui voulaient nous toucher! Leurs gros doigts gras s'écrasaient sur la vitre du sous-marin. Grace ä cette engeance, dans les musées, les seins et les fesses des statues de marbre brillent partout comme des ceufs. Pour un peu ils auraient confondu nos tétes avec des reliques sacrées! Iis défilaient des heures durant comme autant de sorciéres. Iis étaient vieux et laids. Iis puaient le tabac. On entendait des rires nerveux, des soupirs stupides, des : « Regarde! Regarde! Tabarnac as-tu vu 5a! Calvaire qu'y sont laids! Mouman j' vas faire une photo! »... un flash nous éblouissait. Ľinfirmiére-chef chassait ľintrus. Inutile ! D'autres morons se penchaient sur nous. Des milliers de morons unicéphales. C'est papa qui, en quelque sorte, avait ouvert le bal. Alain-Auguste Papineau ä cette époque travaillait dej ä au journal la Presse oú il était affecté aux faits divers. II signait une chronique quotidienne de son súrnom « A.A. » pour Alain-Auguste. C'était un súrnom affectueux, une abréviation dont il avait hérité au temps du college, quand il jouait centre-gauche au hockey. « Vas-y A.A.! » criait-on sur le bord des bandes. II en avait fait une marque de commerce, si ľon peut dire. Enfin! La portiere de sa voiture est estampillée « A.A. », ses chemises sont brodées äses 44 45 LES TETES A PAPINEAU initiales. Sur sa cheminöe, dans le salon, est accrochd un fer ä bouvillon. C'est un cadeau de Marie Lalonde. De temps ä autre, quand il allume quelques büches, il le glisse dans le feu. Lorsque le fer est rouge il s'en empare (les mains envelopp6es de linge ä vaisselle) et marque les boiseries, ici et lä. « A.A. » Le vernis gresille. II a toujours aime" laisser sa marque sur toute chose. A notre naissance Alain-Auguste nous dpargna le fer rouge, il se contenta de pratiquer son metier de journaliste. II aurait pu demander ä un collegue de le remplacer. II n'en fit rien. Nous dtions un fait divers en or, il mit ses amotions de cöt6, dans le tiroir de gauche, et plongea avec une belle objectivity profes-sionnelle sur le clavier de son dactylographe Underwood. II intitula son articulet : « Fait divers ou fait divin? » et celui-ci fut public — exceptionnelle-ment — en premiere page de la Presse, le deux (2) mai mille neuf cent cinquante-cinq (1955). Nous citons : « A Montreal, hier, une jeune femme a accouche d'un enfant bicephale vivant dont le pere se porte bien. C'6tait son premier b6be\ La mere de vingt-deux ans a declare ä notre reporter : " J'espere qu'il saura au moins se servir de ses t§tes! " D'apres le Dr Pi-lotte, qui assista la primipare, il n'y aurait qu'une chance sur un milliard de concevoir un bicdphale, et une sur deux milliards que ce soit un fils vivant. Aucun des ancStres du c6t6 de la mere ou du pere n'eut jamais plus d'une tSte ä la fois. » Au Centre de recherches en gendtique Ton nous a rdpondu que cet enfant 6tait impensable. II faut croire 46 LES TETES A PAPINEAU que parfois la rdalitd fait rougir la thdorie. Les deux tgtes de ce m6me 6tre semblent autonomes et l'aumö-nier de I'höpital Notre-Dame s'est empressd, aujour-d'hui, de solliciter de l'archevgche" la permission d'administrer un double baptSme. Pour l'instant les parents, un peu estomaquds, cherchent les noms qui conviendraient au nouveau-ne\ Ou doit-on dcrire : " nouveau-nös " ? Cet enfant pose plusieurs proble-mes, dont celui des accords grammaticaux. » Verra-t-on, pour notre cite, cette naissance comme la marque du Destin ? Sommes-nous face ä un fait divers ou n'est-ce pas plutöt, remercions le Cröateur, un fait divin ? Cela placerait le signataire de ces lignes dans la foulte d'Abraham et de Jacob, serviteurs du Tres-Haut. » Et c'dtait sign6 : « A.A. » Emu par les ventes exceptionnelles du journal, le directeur de la Presse accorda ä Alain-Auguste deux jours de cong6 de paternite. Cela cröait un pröcddent qu'exploiterait un jour le syndicat. Les Unions sont sans scrupules. Dans la salle de redaction notre naissance provoqua de plus des blagues qui n'ötaient pas toutes dröles. Plusieurs confreres signalerent au jeune reporter qu'il aurait dü suivre des cours de preparation au mariage. Que ce n'est pas de sa t&te dont il faut se servir, mais de ce que vous savez. Enfin. De son cöt6 maman 6tait debordee de boites d'6chan-tillons que les compagnies de produits pour b6b6s font habituellement parvenir aux nouveaux parents. Purdes miniatures. Cotons absorbants. Couches en papier. Conseils de puexiculture. Ddcalques d'ani- 47 LES TETES A PAPINEAU maux. Lait en poudre. T6tines. Le tout en double, naturellement. Mais ces colifichets ne l'int6ressaient guere. Seule, dans sa chambre sombre, elle r6fl£chis-sait ä ce dröle de gargon qu'elle avait enfante\ Elle s'assoupissait, revassait, vivait un bref cauchemar, se r6veillait en sueur et se prenait les tempes entre les mains. Or, plus eile songeait ä la situation baroque dans laquelle ses fils la plagaient, plus se dessinait sur son visage ovale un air narquois et triomphateur. Jamais Marie Lalonde n'avait aim6 faire comme les autres. « Je suis indiscutablement », ddclara-t-elle ä notre pere, « une 6pouse distingude. Je ne fais rien de banal, tu appr6cieras. » « A.A. » apprexiait. Le public aussi. Le trois mai mille neuf cent cinquante-cinq, la Presse fut litt£ralement inond£e de lettres en reaction ä Particle de notre p6re. Les uns offraient de nous adopter, et de nous rendre heureux comme au cirque, les autres envoyaient de l'argent, des images pieuses, des prieres, des vetements, de petites robes de nuit cousues par deux, avec un 6norme trou pour y passer plus facilement nos tetes, et des jouets ä bon march.6 avec lesquels on aurait pu s'ötouffer. Par contre un plus grand nombre encore se conten-tait de commentaires, esp6rant les voir publier. Les lettres aux journaux en disent long sur l'ideologie. Nous en citerons trois, pour memoire. De G. O., le 3/5/55 : « Monsieur le Directeur, « 11 faut voir la naissance des petits Papineau ä la fois comme un avertissement et une benediction pour LES TETES A PAPINEAU le Canada. Souvenez-vous des paroles de Notre-Dame de Fatima. Cette fois-ci Elle nous envoie un signe visible. Peuple canadien, cesse de pécher, fais penitence, les Tétes te regardent! » Le méme jour, deuxiěme colonne, André T. : « (...) il nous semble evident que cet enfant dif-forme est le résultat néfaste desretombées nucléaires. Le strontium dans le lait menace aujourďhui les plus innocents. Nous avons fait de 1'herbe des pres un poison virulent. II faut exiger des gouvernements que cesse immédiatement toute explosion atomique. La survie de Tespěce est á ce prix. Aujourďhui c'est un enfant á deux tétes, demain ce sera une fillette sans jambes ou des bébés á vingt doigts. » Cela dura plusieurs semaines. De F. R.f de Quebec : « La terre tremblera, le feu et le sang sont proches, nous devons nous preparer á la fin du monde. Cet enfant bicéphale sera notre guide. Monsieur Papineau, vous étes le seul qui pouvez nous aider á sauver le monde. Déjá j'entends les sauterelles qui quittent 1'Égypte, elles dévoreront tout sur leur passage. Les astres se précipiteront sur notre pláněte... » (le 10/6/55). Cétait lourd! L'encens embaumait plus Patmos-phěre, ce printemps-lá, que les fleurs de pommiers. La vie se terrait á Tombre des clochers. Des měres émues écrivaient á la nótre pour lui souhaiter bon courage et lui rappeler que toute épreuve permet de s'approcher de Dieu. Maman ne croyait á rien. Papa allait encore á 48 49 LES TĚTES A PAPINE AU 1'église. Pour la majoritě nous dégagions des odeurs de soufre, nous appartenions á Belzébuth. II fallait — malgré les protestations de maman — vite nous porter sur les fonts baptismaux pour exerciser Satan, ses oeuvres, ses pompes! Dans la chapelle de rhópital, devant íe cardinal-archevéque, le maire de la metropole, le representant de Maurice Le Noblet-Duplessis, ainsi que d'autres notables qui s'etaient invites, 1'aumónier dit en soufflant trois fois sur la téte a Charles et tout autant sur celle a Francois : « Sors de cet enfant, esprit impur, etcěde Ja place á l'Esprit-Samt, le Paraclet! » Or il se peut třes bien que le Paraclet n'ait pas su vraiment par quelle bouche entrer! Et que le démon n'ait pas trouvé par quel orifice s'evader. S'evader. Mais, baptises, vaccines, identifies, authentifiés, analyses, étudiés, tátés et surveillés, nous ne půmes pour autant quitter l'hGpital avec maman! II y avait toujours une bonne raison, un pretexte de choix, dont notre fragilitě. De semaine en semaine nous sommes devenus imperceptiblement les Grands Prisonniers des Arts, de la Science et de la Nation. Cest á peine si nos géniteurs avaient accěs, á heure fixe, á notre chevet. Nous fumes sevrés trop tót : plus tard Charles aurait une fixation sur les mamelons qu'il cherche partout du regard sous les blouses et les pull-overs. Francois se mettrait á fumer. Enfin. Les médecins du conseil d'administration de 1'hópi-tal Notre-Dame soutenaient qu'ils ne sauraient nous LES TETES A PA PINE A U permettre de quitter l'lnstitution, seul lieu oil tous les soins neeessaires pouvaient nous Stre prodigues. Au sortir de i'incubateur on nous avail done douillette-ment installs dans une vaste piece glaciale ornee de fougeres empruntees au sanctuaire. Les fenfitres qui se deeoupaient dans les pierres grises donnaient sur une cour interieure oil se promenaient les pisseuses, trois fois par jour, recitant par paire des Ave. On brfliait aussi des cierges benits, pour la beaute" de nos ames. C'est a cette epoque que papa c6da les droits sur les statuettes. 11 ne savait plus ou donner de la tete. Dans les anndes cinquante un journaliste gagnait a peine de quoi nourrir une bouche. Et voila que nous en ouvrions deux. Les administrateurs pour leur part ne perdaient pas leur temps. On organisa des colloques thematiques, Des visites d'6trangers. II y eut la semaine des physiciens. Une delegation, au nom de M. Albert Einstein, vint voir de pres une manifestation concrete de la loi des grands nombres. Elle laissa en echange trois feuilles de musique pour violon, de la main du Maitre. « Probability, opus 2. » L'orchestre sympho-nique de Montreal l'a encore inscrite a son repertoire. II y eut la semaine de la poesie nationale. De la Poesie Nationale. Cependant qu'au son des tambours dans les rues de la metropole deiilaient les chars allegoriques patriotiques, les laureats d'un concours lance par la Presse obtinrent la permission de nous reciter leurs vers tout un apres-midi. II s'agissait le plus souvent d'alexandrins dont les strophes chan- 50 51 LES TĚTES A PAPINEAU taient la gloire ďun peuple jeune encore et capable de prodiges, Téte rimait avec féte. Charles et Francois avec joie. Berceau avec flambeau. Le poěme le plus réussi, dans lequel nous frólions la mort pour défendre la patrie, fut inscrit 1'automne suivant au programme des classes primaires. II s'intitulait « Quitte ou double ». Mais il y avait trop de fees autour de notre ber. Nous en étions éberlués. II y eut une Visite des Acteurs. Les grands noms en spectacle cette semaine-lä ä Broadway nolisěrent un DC-8, « Two-headed boy a New York gift to Montreal », disait la manchette du Times. Le syndicat des comédiens prit sur lui de remplacer sur son embléme les masques du rire et des pleurs par nos vilaines petites tétes. Charles representant la tragédie. Glen Ford et Spike Jones nous laissěrent leur autographe. L'Album des visiteurs célěbres, une idée de « A.A. », est aujourďhui au musée ethnographi-que de Londres. Vous pouvez le consulter. On y peut aussi voir notre premier lit. Notre premier drap mouillé. Ainsi qu'une süperbe Photographie en couleurs, sur papier glacé, de notre premiere tétée. Évidemment nous fúmes le seul enfant sur terre qui justifia pleinement qu'une mere eůt deux seins. Quand il n'y avait pas de visites officielles, les représentants du corps medical défilaient devant notre couche comme des enfants au comptoir des confise- LES TETES A PAPINEAU ries. IL y eut des journalistes. Des hommes publics. On nous transformait en fetiches. La sceur econome s'enrichissait. L'6t6 avancait. Nous ne nous apparte-nionsplus. Marie et Alain-Auguste devinrent agressifs. On voulut les trainer devant les tribunaux, pour leur retirer la garde de 1* « enfant-monstre », comme s'ils etaient « de moralite" douteuse ». En r6alit6 nous etions devenus une Entreprise. II fut question ä la Chambre des communes, h Ottawa, d'un timbre de deux sous ä notre effigie. Nous connaissions tout des combats juridiques entre l'höpital et nos parents. « A.A. » se faisait un devoir, ä chaque visite, de nous lire les comptes rendus des journaux ä haute voix. Vingt mois passerent. D'une cour ä l'autre, d'un juge ä Tautre, personne n'osait statuer sur notre apparte-nance. Le Dr Bonvouloir prit notre defense. II allait devenir notre biographe. Mais la Congregation insis-tait lourdement. II y eut des conciliabules. Le cardi-nal-archeveque convoqua dans son palais les autoritär judiciair es et politiques. L'on but du porto derriere des portes capitonn6es. II fut convenu, pour affirmer les droits de Pautorite, d'interdire, le jour de notre deuxieme anniversaire, la visite ä nos parents. C'est alors que l'opinion publique se retourna subitement contre les sceurs hospitalieres, avec la force de 1'oura-gan. Papa sentit le vent. A cinq heures, le lendemain matin, pendant que la Congregation assistait ä la messe quotidienne et que le soleil commencait d'eblouir la nuit, maman, ddguisfe elle-meme en religieuse, se glissa le long des corridors 52 53 LES TĚTES A PAPI NE AU silencieux. « A.A. » assurait !e guet dans le grand escalier, Elle monta jusqu'ä nous, nous réveilla avec precaution, nous embrassa, nous annonga un kidnapping, nous emmaillota et, alourdie par ses jupes, redescendit vers la rue, Quand « A.A. ■» la vit en sécurité sur le trottoir, il vida un de ses Colt dans la plaque en bois de rose de Tentrée principále oú apparaissaient les noms dorés des Bienfaiteurs de 1'Institution. Cela fit un bruit de tonnerre qui alia s'amplifiant jusqu'ä la voúte de la chapelle. Figées dans I'encens, les servantes de Dieu baissěrent les yeux. Personne, pas méme 1'aumónier, n'insista pour nous rattraper. « A.A. » venait de déchirer son contrat avec 1'Église. Par prudence nous vécůmes cette année-lá dans la nature, avec Bébée notre petite sceur, née entre-temps. Et puis Alain-Auguste ne voulait plus voir un seul journaliste ä Phorizon! Quand ceux-ci avaient découvert que Marie Lalonde était ä nouveau enceinte, ils en avaient profite pour lancer le Grand Concours du Bicéphale. Iis avaient annoncé un prix grandiose, ä Poccasion du premier congrěs mondial des jumeaux d'origine, ä celle ou celui qui prédirait le sexe du prochain monstre. Or la deception publique fut si grande de voir Bébée ne passer qu'une téte humaine par l'uterus maternel quelle en fut elle-mĚme attristée pendant des semaines. Inconsolable. L'univers entier aurait souhaité qu'elle retournát jouer dans son plasma. Que faire ? « A.A. » n'en voulait pas á ses collěgues mais il LES TÉ TES A PAPINEAU nous fallait retrouver la paix et remventer notre famille. Nous devions faire plus ample connaissance. Papa choisit alors, avec son instinct de survie, la mobilit.6. 54