LES TĚTES A PAPINEAU Charles en profite. II écrit ses ceuvres completes sur disquettes, Personne ne peut l'interrompre. Quand Charles écrit Frangois parle. Cest devenu un automa-tisme, Aux prochaines elections nous aurions pu nous presenter dans un comté rural. Les paysans ont moins de préjugés que les urbains vis-ä-vis des fantaisies de la nature. Un député ä deux t6tes ne leur ferait pas plus peur qu'un veau ä cinq pattes. Nous serions ce qu'on appelle « un candidat súr ». Les Québécoís, depuís la bataille des Piaines ďAbraham, veulent gagner partout ä la fois. Iis achětent des billets de toutes les loteries. Iis auraient élu une téte ä Quebec, et Fautre ä Ottawa ! L'ideal. Puisque Charles parle anglais « sans accent » ne sommes-nous pas un parfait bicéphale bilingue ? Mais nous n'avons qu'une identitě civile. Cela a longtemps posé un probléme juridique : est-ce que la citoyenneté est attribuée á la téte ou aux jambes ? Pas un seul juriste n'avait prévu la question. Quelle signature ferait foi ? La femme qui nous épouserait seräif-elle obligatoirement bigame ? La question est remontée jusque devant la Cour supreme. Des juges comme coqs en páte y délibérent depuis dans leur sauce. Děs qu'on met le doigt dans ies rouages politico-juridiques on en a pour réternité. L'eternite. II y a aussi un programme historique, un programme sociologique et un programme medical. Quand est apparue a Pécran cathodique la question : « Vous souvenez-vous de maladies infantiles impor-tantes? » Francois a cru bon de répondre : « Notre 96 LES TETES A PAPINEAU naissance. » Aux autres de se d6brouiller avec la scarlatine! Selon les dires des specialistes nous etions un bebe qui n'allait pas vivre plus de six jours. « Comment envisagiez-vous Tavenir? » demanda alors l'ordina-teur. « Dans 1'Almanach! » repondit tout de go Francois. En effet autant de pages furent consacrees, l'annee de notre naissance, aux testes a Papineau qu'on en avait publi6, vingt ans plus tdt, a rarriv6e des jumelles Dionne en Ontario. Depuis 1936, dans chacune des editions de l'Alma-nach du peuple, on retrouve les quintuples offertes comme des asperges dans un grand plat. Or dans Tddition de 1956, au beau milieu du volume, un montage photographique oppose d'un cote1 les chaton-nes maigrichonnes sur les genoux de leur geniteur ebahi et, sur la page suivante, dans les bras de « A. A. » en costume de Gene Autry, emmaillot^es comme porcelaine, enfirouapees, nos deux t6tes de poupees 6dentees. Les meres sont restees a Fecart. Pudeur feminine ! Evidemment une ra£me legende en caracteres gothiques s'6tale a travers le tout : « Impossible n'est pas canadien-frangais. » Ah! Si nous avions ete d'^ge ! On se serait frequen-tes. Mais les jumelles Dionne, prises en charge par une Socidte* sans but lucratif (apparent), furent elevens comme des poulettes grises derriere une cldture de broche. On leur construisit un dortoir sur mesure. Une salle de classe a cinq banquettes. Un terrain de jeux, cinq balangoires. Autant de pissotieres. Une cuisinette isolee. Et le reste. Des qu'elles furent d'age 97 LES TETES A PAPINEAU LES TfcTES A PAPINEAU scolaire une religieuse du Saint-Nom-de-Marie les prit en charge. Ou 6tait-ce de Tlmmaculde Conception? Conception. Nous aurait-on accepted dans l'enceinte comme coq de service ? Qu'esperer d'un jeune bic£-phale s'accouplant ä cinq vieilles jumelles? Une nouvelle page en couleur dans I'Alraanach, sans doute, notre veritable livre d'histoire! L'histoire. Nous avons fait notre premifere et derniere communion aux premiers jours de la Revolution tranquille. Quelle 6poque! « Votre pere et moi avons decide- de rentrer en ville », nous apprit maman un beau matin de septem-bre. Elle £tait en robe de chambre, un plumeau au poing. Percha sur un tabouret Tun de nous lavait la vaisselle, 1'autre l'essuyait d'une seule main. « Ce sera mieux pour tout le monde », ajouta-t-elle, « ici B6b£e n'a pas d*amies, c'est tres mauvais. » — Et nous ? fit Charles. — Vous £tes ses freres, ce n'est pas pareil. Et puis vous avez atteint l'äge scolaire. Nous vous placerons dans une £cole publique. Votre pere est d^mocrate, U ne faut pas l'oublier. — Pour apprendre quoi! » dit Francois avec dädain. En effet, grace aux efforts du Dr Bonvouloir qui s'amenait souvent avec de lourdes encyclopedies sous les bras, nous avions dejä assimile" tout ce qui s'enseignait obligatoirement dans les petites classes. — Vous apprendrez ä vous defendre, r£pliqua notre m6re. Le d£m£nagement se fit avec le vieux camion cahotant. « A. A. » avait obtenu un jour de conge\ la 98 boite de Phoebus etait bounce ; lui aussi. II affirmait que la biere donne de la vigueur aux muscles. Les colis etaient pourtant de plus en plus lourds. Nous sommes allds habiter dans l'ouest de la cite\ au second etage d'une vaste tour d'appartements. « A. A. » s'y 6tait pris trop tard. En ville on n'a pas to ujours le choix. Nous avions troqu£ un jardin contre des corridors en terrazo. B£b6e y cherchait en vain des papillons. Les premiers jours nous placions sur les marches des trappes ä mouffettes. Les locataires, quand ils nous voyaient courir dans l'escalier, lon-geaient les murs. Les strangers surtout, des immigrants, qui devaient craindre nos t6tes abondantes, se r£fugiaient pre"cipitamment dans leurs tanieres. II n'y avatt rien ä faire. On ne pouvait pas mßme pScher dans le bassin de Tentr£e. On ne trouvait plus d'insectes. Les Fontaine, pour nous consoler, nous offrirent quelques couleuvres. B6b6e les mit en liberty. Le concierge ne l'a jamais avale". En octobre, il fit un temps capiteux, V6t€ des Indiens s'£tait pose1 sur la ville comme une marmite tiede. A l'£cole, la vie etait trepidante. Un mois ä peine apres nous avoir appris des compliments, des graces et des prieres, sceür C6cile du Bon Conseil disparut. « Quel charivari mespetits amis », aurait dit Tante Lucille, Du coup ü n'y avait plus d'autorite qui tienne! Sceur C£cile avait fui avec le directeur. C'£tait sa revolution tranquille, elle avait balance sa capine par-dessus les moulins. Un volcan s'etait eveiUe" sous ses jupons. Nous ne comprenions rien ä ces histoires. D'ailleurs person ne ne savait qu'il s'agissait d'un 99 LES TETES A PAPINEAU glissement profond. II n'y avait pas que les professeurs qui prenaient enfin goüt ä la liberty, une fringale s'etait emparee de la nation. « A.A. », au journal, changea de secteur. II fut verse aux affaires sociales, puis ä 1'education. II faisait les manchettes en citant ceux qui reclamaient un ministere de 1'Education. Qui fut cree. De ce jour les fonctionnaires et les philosophes partirent quotidien-nement en missions urgentes vers des pays lointains. Iis etaient ä concocter FEcoIe Nouvelle. Pour les seules mathematiques nous avons eu droit a vingt methodes definitives. Hier les anges s'addition-naient aux hosties, les tables de multiplication s'appre-naient par cceur, et voilä que soudain nous devions jouer avec des bouliers, compter avec des bätonnets de couleur. Un enfant de huit ans n'ignorait plus rien de la logique, des bases et des fractions. « A.A. » fut vite dephas£. Seule maman, qui s'etait recyclee, put continuer ä suivre nos progres. Progres. Nous etions premiers en tout. Charles avait appris par coeur les quatre cent vingt-huit (428) questions du Petit Catechisme de la Province de Quebec. Francois en savait les reponses. Nous allions rafler tous les premiers prix ä la Communion soiennelle ! Mais helas les aumöniers, le vent des r£formes soufflait, aban-donnerent les reponses et questions du Petit Catechisme pour sombrer dans l'oecum6nisme. La planete etait desormais une arche de Noe, nous etions tous freres, sans egard ä la religion. Nous etions tous humains. Sans egard aux malformations. Nous servi- LES TETES A PAPINEAU mes done, dans le renouveau Chretien, de demonstration. Parfois le professeur invitait « A.A. » a venir rencontrer les eleves. Etait-ce penible d'elever un enfant exceptionnel ? II racontait sa vie. Maman se refusait h ces jeux. Elle n'a jamais aime la guimauve. Or peu a peu les enfants, aussi bien en classe qu'en cour d'dcole, se mirent a nous ennuyer. Nous en savions deja trop. — Pour qui done vous prenez-vous petits fendants ? se plaignaient certains enseignants. — Pour les Tetes a Papineau... C'est qu'elles ne cessaient de fonctionner, de ques-tionner. Nous mettions toujours en doute leurs affirmations. Nous etions des cerveaux d'abord et avant tout. Au placard la tendresse! Nous n'avions pas le temps de nous apitoyer sur la bgtise dominante. Dominante. II ne nous restait plus qu'a sauter des classes. B6bee qui voulait nous suivre etait essoufflee. Nous avions toujours quelques longueurs d'avance. Francois des cette epoque se fit des sous a rediger en cachette les devoirs des enfants fortunes. Charles preidrait plonger dans un livre. Quand on le solliritait il haussait les epaules : « Je n'ai jamais eu de pitie pour les plorines! » disait-il en se replongeant le nez dans un roman. « La vraie vie est ailleurs », avait-il ecrit en page de garde de son calepin d'ecolier. Pour les lecons nous avions mis au point une technique exemplaire. L'un com-mencait par la fin, 1'autre le rejoignait au milieu. 100 101 i* LES TĚTES A PAPINEAU /v « Personne dans ce systéme hiérarchique et désuet rťétait vraiment apte ä répondre ä leurs attentes »> écrivit le Dr Bonvouloir dans la quatriěme edition de la Vie double. Augmentée et enrichie. « L'etroitesse du monde de l'enseignement m'inquietait. Pas une seule information n'echappait á Tun ou á l'autre. Trěs tot, vers l'äge de trois ans, ils avaient méme pris l'habitude de dormir l'un aprěs l'autre comme des sentinelles. » Cela nous permettait de gagner du temps, vingt-quatre heures sur vingt-quatre nous étions disponibles! Nous avions si souvent entendu dire que nous ne pourrions vivre jusqu'a un áge avancé que nous ne voulions rien gaspiller. Marie Lalonde, de son coté, aurait préféré voir ses fils suivre des lecons particuliěres. Elle aurait souhaité nous apprendre un art noble comme la peinture de chevalet. Nous aurions eu ďemblée une maniěre unique! Un méme sujet peint en perfectoscope! Comme ces cartes postales dédoublées qui réjouis-saient tant Britty, lui révélant un univers en trois dimensions. Ou bien maman nous aurait peut-étre inscrits aux cours de řlúte ďun Andin perdu ? Si eile s'etait écoutée, ne nous aurait-elle pas poussés ä montér sur scene ? Pourquoi, avec notre visage á deux faces, ne pas faire du theatre ? Toute jeune, n'avait-elle pas elle-méme chanté en public, á Phötel de son pere, Sur la riviere Outaouais? Elle avait adore circuler entre les tables, tenant ses tresses á deux mains, trainant ses souliers vernis. Les clients man-geaient leur rosbif en silence, cependant qu'une fillette de treize ans entonnait des airs ďÉdith Piaf LES TÉTES A PAPINEAU avec passion. Ou était-ce le raifort qui les faisait pleurer? On parla d'elle dans un journal local. Elle s'en souvient aujourd'hui encore avec emotion. Le public la grisait. On peut imaginer le succěs que nous aurions eu, au méme äge, en duo ä la television! Fi des Beatles! La moitié du Québec, de toute maniere, une guitare ä la main, chantait déjá pour l'autre moitié. Les něgres avaient pour eux la boxe et le baseball, les Fontaine la lutte, pourquoi ne pas devenir chansonniers? Nous presenter aux « Étoiles de demain » ? Lancer un trente-trois tours avec nos propres compositions? Francois nous avait trouvé un nom de scene : « La Paire ». Une guitare, deux voix. U voulait que nous soyons accompagnés d'un choeur de jumeaux. La claque! Cela nous aurait menés certainement ä pieds joints jusqu'au « Ed Sullivan Show » diffuse tous les dimanches soirs, depuis New York, cette ville oů nous avions été concus! Quelles retrouvailles! Ed Sullivan — n'a-t-on pas dit qu'il était le frére jumeau de ľacteur Humphrey Bogart? — recevait pour son show les plus grands talents du music-hall, des jongleurs, des charmeurs et leurs serpents, des comédiens célěbres d'Angleterre, des monologuistes noirs de Harlem. Mais surtout il prenait plaisir á découvrir des vocations. L'émission était dotée de son propre orchestre. Sullivan, qui dominait la scene par sa grande taille, se promenait parmi ses invité comme un boxeur paralyse. II apparaissait tout d'abord avec sur le visage un air severe qu'il adoucissait d'un magnifique sourire inattendu. II nous aurait présentés 102 103 LES TETES A PAPINEAU a I'Amerique entiere! Vingt millions de postes catho-diques bleuissant les chaumieres nous auraient ouvert ies oreilles et les yeux de quatre-vingts millions d'au-diteurs eblouis. « Ladies and Gentlemen », aurait lance Sullivan, « n'ajustez pas votre appareil! » II aurait dit : « II n'y a pas d'ennui d'antenne! Ce que vous avez devant vos yeux n'est pas une image dedoublee, mais un miracle de la nature. Voici... le duo canadien-francais le plus etonnant que je connaisse, dans une aeuvre de leur repertoire... Take it away Charles, take it away Francois! » « Take it away Northridge », ecrit Francois sur Tehran cathodique. « Termine! » Mais l'ordinateur ne comprend pas. « Nous ne savons pas mSme chanter du folklore en canon », ajoute Charles. « Exit Sullivan », dactylographie Francois. « Terming. » Le cur-seur passe, silencieux comme un oiseau blanc. II mange une ligne, puis dix qui disparaissent entiere-ment. Les transistors sont voraces, « Question. » C'est Charles qui intervient. Le programme est immediatement interrompu par ce mot clef. Northridge croit essentiel de repondre d'abord a nos inquietudes. Son information passe apres la n6tre. C'est sa conception de I'animation medicale. « Docteur Northridge », ecrit Charles. « Vous n'entreprenez pas ces recherches pour notre seul bien, c'est evident. Pouvez-vous nous dire ce que vous comptez en retirer ? » L*ordinateur gr£sille. La reponse s'etale enfin : « Le docteur est absent. II repondra a votre question LES TETES A PAPINEAU dans les plus brefs délais. Termine. » C'est toujours ainsi quand la reponse n'est pas prévue au programme. En rentrant Northridge vérifiera dans la boite aux lettres électronique et nous enverra ses explications. En attendant le logiciel est revenu aux rapports neutřes. Formulaires et compagnie. Nous lisons sur nos écrans respectifs : « Etudes. Curriculum scolaire. Priěre de donner, dans Tordre chronologi-que, le nom des établissements fréquentés, la durée des études, les diplómes obtenus. » « Et voilá qu'il faut un dipldme maintenant pour se faire opérer ! » lance Francois. Ce ne sera pas třes long a remplir. Nous réussissions deux classes en une! Seul Page nous a empéchés d'entrer á Tuniversité en couches. II nous a fallu attendre notre quinzieme année. Les autorités croyaient qu'un enfant dévaloriserait leur science. Charles s'est inscrit en lettres. Francois aux HEC. Le plus difficile fut ďharmoniser les horaires; pour le reste, ce fut comme sur une pinotte. Nous avions termine nos theses avant méme la scolarité. Enfin. L'universite est une vaste salle d'attente. Les premiers mois nous ne pouvions suivre nos confreres dans les tavernes ou les bars topless interdits aux mineurs. Timides, nous occupions notre temps libre entre deux cours á pratiquer le bén6volat. Prémonitoirement a 1'hópital de la Reine-Marie pour anciens combattants. Ces hommes harnachés comme chevaux de labour, brides, cocardes, ceilléres, muse-rolles, mors, gourmette, sous-gorge, collier, rěnes, attelles, croupieres, á peine capables de se déplacer 104 105 LES TETES A PAPINEAU dans leurs chaises electriques, jambes et bras coupgs, heros de guerres oubliees, nous amenaient a mettre le destin en perspective, tout en bordant leur lit. Des membres? II leur en manquait, nous en avions de trop! Pour certains d'entre eux nous ressemblions a un cauchemar venu du front. D'autres nous recitaient des noms de villages andantis. En blouse blanche nous allions d'un mutile" a l'autre, a la recherche d'une pens6e profonde. lis ne pensaient plus. lis avaient ete aneantis comme les ponts et chauss6es, d^truits par le fer et le feu, decapites, d6pens6s pour ainsi dire. Morts-vivants, ils nous amenerent a regarder notre propre corps, d'abord avec etonnement puis avec satisfaction. Nous etions en vie! Promis au formol nous pouvions courir. Nous etions libres! La vie cachee de Jesus, a-t-on dit, s'est terminee quand il atteignit 1'Sge de douze ans et vint au temple. La vie obscure et humble de Charles-Francois Papi-neau se termina peu apres notre arrived a l'universite. Nous nations pas la pour passer inapercus ! L'aurions-nous voulu que cela eut 6t6 impossible. Tous les dix jours nous etions sollicites pour une entrevue ou un documentaire a la radio, dans les journaux ou a la television. Freak show. Fric chaud. Francois decreta que nos tStes etaient notre talent et que cela devait se monnayer. « A. A. », puisqu'il etait aussi journaliste, ferait office d'impresario. Maman soutint qu'un pere profitant des anomalies cong6nitales de ses fils serait repoussant. II y eut une longue discussion. Acerbe. A tue-tete. Mais il fallait aviseT. Les travailleurs de l'information nous avaient redecouverts! Non seule- 106 LES TETES A PAPINEAU ment nous etions bicephales mais aussi etions-nous intelligents. « Un jeune monstre sur la montagne », titrait un quotidien du soir parlant de notre arrivee a I'Universite Montis Regii. Enfin. La nouvelle fut reprise de Singapour a Yaounde. Maman ceda. Un tiers des cachets irait dans les coffres de la « Fonda-tion des canards boiteux » qu'elle administrerait. « A.A. » travaillerait a pourcentage. Avec le reste nous pourrions nous acheter ce dont nous avions envie. Une bicyclette. Des binoculaires. Un bimoteur. Un biplace. Une binerie. Prenant charge des entrevues, « A. A. » nous recommanda d'eviter les journaux a sensations pour n'accepter de sollicitations que des revues assises. II s'agissait d'etablir notre « credibilite ». Les magazines d'informations medicales, ou de psychologie, joue-raient le rdle des banques. La credibilite est le credit d'une etrange monnaie d'6change. II fallait que Ton nous prenne au s6rieux, nous quittions le cirque des enfants pour penetrer sous le chapiteau des adultes. II y eut une seule exception, pour Paris-Match. Mais ses redacteurs payfcrent une jolie somme les droits exclusifs en couleur de cette premiere page couver-ture! Et puis la francophonie joua certainement contre les reticences d'Alain-Auguste Papineau. C'est un sacre sentimental. Paris-Match publia cinq pages de texte et de photos, racontant en parallele notre histoire et celle desfreres Chang et Eng, du royaume du Siam. Ces deux jumeaux etaient nes en 1811. Ils etaient soudes Tun a l'autre par l'extremite inferieure de leur sternum, 107 $4 I*' LES TETES A PAPINEAU jusqu'a rombilic. Quand ils vinrent a Paris, en 1835, dans l'espoir d'une intervention chirurgicale qui puisse les sdparer, la Faculty la jugea impossible. Desormais ils seraient siamois. Ne sommes-nous pas quebecois? « Mais cela ne les a pas empfich^s de vivre comme ils l'entendaient! » exultait Francois. C'est que Paris-Match avait degotte dans un illustre de l'6poque les photographies du mariage des deux freres. On les voyait sur les marches de l'eglise St Patrick, dans la Cinquieme Avenue, a New York, chacun affubie d'un chapeau noir haut de forme, d'une barbichette en pinceau, avec aux bras deux Americaines souriantes perdues sous de grands bonnets fleuris. « A. A. » avait beaucoup ri a la lecture de ce reportage. II disait qu'on avait trouve, avec ce mariage, 1'origine du triangle dans le drame bourgeois. Enfin. Chang et Eng moururent a New York le 20 Janvier 1874 a deux heures d'intervalle. Chang pendant ces deux heures fit face a son propre cadavre. Le reportage de Match fut suivi de quelques articles dans le New York Times, le Monde, le National Geographic et Esquire, la revue de noces de nos parents. Puis vinrent les demandes des m6dias eiectro-niques. La notoriete nous plaisait, elle nous rappelait notre vie au berceau. Nous avions seize ans, et nous etions tout etonnes de nous entendre vivre. Maman avait concu un petit programme qu'elle avait glisse dans Pordinateur de sa Compagnie. Nous savions, en le consultant, a la minute pres, ou brillait le flambeau de notre reputation. C'etait un merveilleux scrap-book LES TETES A PAPINEAU eiectronique, on y pouvait relire les articles des journaux et la transcription des entrevues sonores, preparer des reponses plus astucieuses encore aux questions toujours semblables des reporters. Les logiciels de Marie Lalonde sont plus remarqua-bles que les graffiti du Dr Northridge. Elle a dans le sang Tapproche binaire. Son cerveau va si vite parfois qu'elle a peine ä se suivre elle-mdme. Quand elle nous faisait la lecture, de nuit, dans le camion en marche vers un lieu de spectacle, elle disait ä voix haute plus vite qu'elle ne tournait les pages. Elle glissait parfois, parmi les remits d'aventures et les romans victoriens, des textes de Cendrars, d'Eluard, de Prevert, et des problemes de trigonometric « Un homme averti en vaut deux », disait-elle souvent pour nous encourager. Nous etions tres avertis. Elle avait trouve l'expression dans les culottes roses du dictonnaire. « Bis repetita placent », les choses rdpet£es plaisent; « deux tStes valent mieux qu'une » ; elle nous fouettait ä coups de dictons. II fallait n'avoir qu'une töte sur les epaules pour parier ainsi. Or notre vie publique etait 6puisante. « Eblouissez-nous ! » semblaient demander les ani-mateurs d'6missions t6l6vis6es, comme si nous avions 6t6 trap^zistes. Invites en Belgique, en France, en Angleterre, dans les universitös amencaines et japonaises, pour y donner des conferences, nous avions developpe une technique ä toute epreuve : le discours dialectique. II n'y avait jamais de temps mort, I'un faisait les citations, l'autre le texte. Ou bien encore nous alter- 108 109 LES TfiTES A PAPINEAU nions avec passion, nous nous contredisions sur les points douteux. Une colore feinte, un jeu de mots, la salle applaudissait Charles. Une demonstration, un expose au tableau noir, Frangois avait a son tour la vedette. Le sujet prefers des organisateurs de collo-que ? L'autonomie. Nous adaptions notre discours ä la sauce litteraire ou politique suivant le lieu. Notre goüt profond de la liberty et notre interdependance per-mettaient toutes les m6taphores. Parfois « A.A. » nous accompagnait. II en profitait pour taper des articles sur les lieux qu'il visitait, obtenir des entrevues avec les eminences dont nous faisions connaissance. A la Presse, la direction £tait flattee d'avoir dans ses rangs le pere des « TStes ». Cela l'avait consacr£ en quelque sorte « intellectuel de service » ; on lui confiait « les grands dossiers ». Maman ne pouvait voyager aussi facilement que lui. De toute maniere eile avait une peur bleue des avions de toutes couleurs. Aucune ligne aenenne ne la rassurait, aucun slogan, aucune statistique. Une seule fois eile nous accompagna jusqu'ä Dallas parce que l'industrie de r61ectronique y tenait un congres auquel eile avait 6t6 delegude. Entre deux ateliers sur l'ensei-gnement programme, eile assista ä notre conf6rence et au cocktail qui suivit. Les cowboys de Dallas la fßterent en grand. Le theme de la m6re est profond et important dans la mythologie western. Maman malade passa la nuit entiere sur le toit de Phötel Hyatt ä vomir tout le gin de son corps. * A.A. » lui offrit une carte des Aicooliques anonymes : A.A.A. Entre nos cours a I'universitd, auxquels il fallait tout 110 LES TETES A PAPINEAU de m&me faire acte de presence, nos conferences et colloques, nos apparitions a la television, et notre vie sociale, il nous restait peu de temps pour reflechir. C'est peut-Stre ce qui nous sauva. Nous savions planer a la surface des idees, des gens et des choses. Surfistes des vernissages, piliers des cocktails de lancement, notre abattage ne souffrait aucune comparaison. Un verre dans chaque main, Charles et Frangois s'adres-saient simultanement a des interlocuteurs differents. A la fin de la reception nous avions fait le tour de chacun et secluit tout le monde. Spirituels et superfi-ciels. Mais profondement inquiets : qui de nous deux etait le plus aime ? Charles chez les bourgeois culti-v6s ? Francois aupres du peuple ? Nous nous mettions souvent au lit avec un torticolis. Torticolis. A dix-neuf ans nous avions enfin accumuie la scolaritg qu'exigeaient les doctorats. Charles remit une th6se sur « la mise en abtme du personnage des jumeaux dans le roman d'aventure ». Francois deposa un memoire sur « Tart de doubler son argent a coup sur ». Les dip!6mes nous furent remis le jour mSme de notre anniversaire de naissance. L'elite veillait tou-jours. La grande salle de I'universite 6tait bond6e a craquer comme un char de citrouilles. Les vieux messieurs ne se distinguaient les uns des autres que par leurs rangs de peaux de lapin cousues sur satin. Grande hermine. Petite hermine. Marie Lalonde et Alain-Auguste etaient coinces entre le recteur et le maire. Fiers comme des paons dans la loge des toges ils nous mettaient au monde une seconde fois. Sur la scene surchauffee, dans les corbeilles de fleurs blan- 111 , LES TETES A PAPrNEAU ches et les monceaux de parchemins routes, ce fut l'apoth6ose. Nous etions desormais un monstre edu-que parmi les hommes. Le lendemain m£me de la ceremonie, le directeur de rinformation a Radio-Canada nous offrit un job. Une 6mission d'actualite dont nous serions les ani-mateurs. Cela s'intitulerait « Tete a tete ». Ce n'est pas 1'imagination qui les etouffe, a Radio-Canada. Charles voulait poursuivre des etudes en anthropologic, Francois etait tente par les sciences politiques. Animer une tele hebdomadaire ne pouvait pas nuire a nos etudes, place aux jeunes!... nous avons accepte. La mise en marche de notre talk-show fut reussie. Au point d'inquieter meme la presidence de Radio-Canada ! lis croyaient que le succes allait nous monter aux tetes. Le pays etait placarde de reclames ou l'on etalait notre photographie de profil. L'effet etait saisissant. C'etait pourtant une idee d'un technicien de la Maison. Enfin. II avait trouve cet angle un peu par hasard. L'information a toujours besoin d'angle. Et la cr6ation a toujours besoin de hasard. Des le premier show ce fut extraordinaire. Nos invites ne savaient jamais quelle tete allait les interviewer. Nous avons fait pleurer des hommes politiques et des vedettes de la chanson. lis cassaient. Litterale-ment. Chaque fois qu'ils mentaient a une face nous avions I'autre pour les confronter. Les vedettes se bousculaient a l'entree. Se montrer la fraise « Aux Tetes » devint Tobjectif de Tannee pour tous les parasites publics. La television nous rendit a la fois definitivement LES TETES A PA PINE A U ceiebres et profondement solitaires. Solitaires. Pourtant, dans la rue, les gens ne se detournaient plus avec gene sur notre passage. lis nous saluaient avec deference. Avec chaleur meme; iJs nous adressaient la parole comme si nous etions de la famine. La famille. Cela touchait beaucoup Frangois qui se sent comme un bien national, un morceau du patrimoine, Charles s'en fichait, il aurait prefers se voir ailleurs, chez les Papous, ou en Californie. Les agences de publicite nous firent de nombreuses propositions qu'il nous fallut refuser. Pour 1'ethique. Et parce que la publicite a la television est une torture inacceptable. Une seule idee d'ailleurs nous aurait amuses. La compagnie pharmaceutique Bayers se proposait d'etaler nos bouilles pour vendre ses Aspiri-nes. La ritournelle disait : « un seul comprime suf-fira ». Nous aurions lanc6 une pilule en 1'air et l'aurions rattrapee avec Tune de nos deux langues. 112