Beaumarchais: Le Mariage de Figaro (1785) Figaro apprend que le comte convoite sa femme Acte I, Scène 1 FIGARO, SUZANNE. Le théâtre représente une chambre à demi démeublée ; un grand fauteuil de malade est au milieu. Figaro, avec une toise, mesure le plancher. Suzanne attache à sa tête, devant une glace, le petit bouquet de fleurs d'orange, appelé chapeau de la mariée FIGARO. Dix-neuf pieds sur vingt-six. SUZANNE. Tiens, Figaro, voilà mon petit chapeau : le trouves-tu mieux ainsi? FIGARO lui prend les mains. Sans comparaison, ma charmante. Oh ! que ce joli bouquet virginal, élevé sur la tête d'une belle fille, est doux, le matin des noces, à l'œil amoureux d'un époux ! SUZANNE se retire. Que mesures-tu donc là, mon fils ? FIGARO. Je regarde, ma petite Suzanne, si ce beau lit que monseigneur nous donne aura bonne grâce ici. SUZANNE. Dans cette chambre ? FIGARO. Il nous la cède. SUZANNE. Et moi je n'en veux point. FIGARO. Pourquoi ? SUZANNE. Je n'en veux point. FIGARO. Mais encore ? SUZANNE. Elle me déplaît. FIGARO. On dit une raison. SUZANNE. Si je n'en veux pas dire ? FIGARO. Oh ! quand elles sont sûres de nous ! SUZANNE. Prouver que j'ai raison serait accorder que je puis avoir tort. Es-tu mon serviteur, ou non ? FIGARO. Tu prends de l'humeur contre la chambre du château la plus commode, et qui tient le milieu des deux appartements. La nuit, si madame est incommodée, elle sonnera de son côté : zeste, en deux pas tu es chez elle. Monseigneur veut-il quelque chose ? il n'a qu'à tinter du sien : crac, en trois sauts me voilà rendu. SUZANNE. Fort bien ! Mais quand il aura tinté, le matin, pour te donner quelque bonne et longue commission : zeste, en deux pas il est à ma porte, et crac, en trois sauts. FIGARO. Qu'entendez-vous par ces paroles ? SUZANNE. Il faudrait m'écouter tranquillement. FIGARO. Eh ! qu'est-ce qu'il y a, bon Dieu ? SUZANNE. Il y a, mon ami, que, las de courtiser les beautés des environs, monsieur le comte Almaviva veut rentrer au château, mais non pas chez sa femme : c'est sur la tienne, entends-tu ? qu'il a jeté ses vues, auxquelles il espère que ce logement ne nuira pas. Et c'est ce que le loyal Basile, honnête agent de ses plaisirs, et mon noble maître à chanter, me répète chaque jour en me donnant leçon. FIGARO. Basile ! ô mon mignon, si jamais volée de bois vert, appliquée sur une échine, a dûment redressé la moelle épinière à quelqu'un. SUZANNE. Tu croyais, bon garçon, que cette dot qu'on me donne était pour les beaux yeux de ton mérite ? FIGARO. J'avais assez fait pour l'espérer. SUZANNE. Que les gens d'esprit sont bêtes ! FIGARO. On le dit. SUZANNE. Mais c'est qu'on ne veut pas le croire ! FIGARO. On a tort. SUZANNE. Apprends qu'il la destine à obtenir de moi, secrètement, certain quart d'heure, seul à seule, qu'un ancien droit du seigneur. Tu sais s'il était triste ! FIGARO. Je le sais tellement, que si monsieur le comte, en se mariant, n'eût pas aboli ce droit honteux, jamais je ne t'eusse épousée dans ses domaines. SUZANNE. Eh bien ! s'il l'a détruit, il s'en repent; et c'est de ta fiancée qu'il veut le racheter en secret aujourd'hui. FIGARO, se frottant la tête. Ma tête s'amollit de surprise, et mon front fertilisé. SUZANNE. Ne le frotte donc pas ! FIGARO. Quel danger ? SUZANNE, riant. S'il y venait un petit bouton, des gens superstitieux. FIGARO. Tu ris, friponne ! Ah ! s'il y avait moyen d'attraper ce grand trompeur, de le faire donner dans un bon piège, et d'empocher son or ! SUZANNE. De l'intrigue et de l'argent : te voilà dans ta sphère. FIGARO. Ce n'est pas la honte qui me retient. SUZANNE. La crainte ? FIGARO. Ce n'est rien d'entreprendre une chose dangereuse, mais d'échapper au péril en la menant à bien : car d'entrer chez quelqu'un la nuit, de lui souffler sa femme, et d'y recevoir cent coups de fouet pour la peine, il n'est rien plus aisé ; mille sots coquins l'ont fait. Mais. (On sonne de l'intérieur.) SUZANNE. Voilà madame éveillée ; elle m'a bien recommandé d'être la première à lui parler le matin de mes noces. FIGARO. Y a-t-il encore quelque chose là-dessous ? SUZANNE. Le berger dit que cela porte bonheur aux épouses délaissées. Adieu, mon petit fi, fi, Figaro ; rêve à notre affaire. FIGARO. Pour m'ouvrir l'esprit, donne un petit baiser. SUZANNE. A mon amant aujourd'hui ? Je t'en souhaite ! Et qu'en dirait demain mon mari ? (Figaro l'embrasse.) SUZANNE. Eh bien ! eh bien ! FIGARO. C'est que tu n'as pas d'idée de mon amour. SUZANNE, se défripant. Quand cesserez-vous, importun, de m'en parler du matin au soir ? FIGARO, mystérieusement. Quand je pourrai te le prouver du soir jusqu'au matin. (On sonne une seconde fois.) SUZANNE, de loin, les doigts unis sur sa bouche. Voilà votre baiser, monsieur ; je n'ai plus rien à vous. FIGARO court après elle. Oh ! mais ce n'est pas ainsi que vous l'avez reçu. Suzanne refuse les avances du comte Acte I, Scène 8 SUZANNE, LE COMTE, CHÉRUBIN caché. SUZANNE aperçoit le comte. Ah ! (Elle s'approche du fauteuil pour masquer Chérubin.) LE COMTE s'avance. Tu es émue, Suzon ! tu parlais seule, et ton petit cœur paraît dans une agitation… bien pardonnable, au reste, un jour comme celui-ci. SUZANNE, troublée. Monseigneur, que me voulez-vous ? Si l'on vous trouvait avec moi. LE COMTE. Je serais désolé qu'on m'y surprît ; mais tu sais tout l'intérêt que je prends à toi. Basile ne t'a pas laissé ignorer mon amour. Je n'ai qu'un instant pour t'expliquer mes vues ; écoute. (Il s'assied dans le fauteuil.) SUZANNE, vivement. Je n'écoute rien. LE COMTE lui prend la main. Un seul mot. Tu sais que le roi m'a nommé son ambassadeur à Londres. J'emmène avec moi Figaro, je lui donne un excellent poste ; et comme le devoir d'une femme est de suivre son mari. SUZANNE. Ah ! si j'osais parler ! LE COMTE la rapproche de lui. Parle, parle, ma chère ; use aujourd'hui d'un droit que tu prends sur moi pour la vie. SUZANNE, effrayée. Je n'en veux point, monseigneur, je n'en veux point. Quittez-moi, je vous prie. LE COMTE. Mais dis auparavant. SUZANNE, en colère. Je ne sais plus ce que je disais. LE COMTE. Sur le devoir des femmes. SUZANNE. Eh bien ! lorsque monseigneur enleva la sienne de chez le docteur, et qu'il l'épousa par amour ; lorsqu'il abolit pour elle un certain affreux droit du seigneur. LE COMTE, gaiement. Qui faisait bien de la peine aux filles ! Ah ! Suzette, ce droit charmant ! si tu venais en jaser sur la brune, au jardin, je mettrais un tel prix à cette légère faveur. BASILE parle en dehors. Il n'est pas chez lui, monseigneur. LE COMTE se lève. Quelle est cette voix ? SUZANNE. Que je suis malheureuse ! LE COMTE. Sors, pour qu'on n'entre pas. SUZANNE, troublée. Que je vous laisse ici ? BASILE crie en dehors. Monseigneur était chez madame, il en est sorti : je vais voir. LE COMTE. Et pas un lieu pour se cacher ! Ah ! derrière ce fauteuil… assez mal ; mais renvoie-le bien vite. (Suzanne lui barre le chemin ; il la pousse doucement, elle recule, et se met ainsi entre lui et le petit page : mais pendant que le comte s'abaisse et prend sa place, Chérubin tourne, et se jette effrayé sur le fauteuil, à genoux, et s'y blottit. Suzanne prend la robe qu'elle apportait, en couvre le page, et se met devant le fauteuil.) Le monologue de Figaro Acte V, Scène 3 FIGARO, seul, se promenant dans l'obscurité, dit du ton le plus sombre. O femme ! femme ! femme ! créature faible et décevante ! nul animal créé ne peut manquer à son instinct : le tien est-il donc de tromper ? Après m'avoir obstinément refusé quand je l'en pressais devant sa maîtresse ; à l'instant qu'elle me donne sa parole ; au milieu même de la cérémonie. Il riait en lisant, le perfide ! et moi, comme un benêt. Non, monsieur le comte, vous ne l'aurez pas. vous ne l'aurez pas. Parce que vous êtes un grand seigneur, vous vous croyez un grand génie ! noblesse, fortune, un rang, des places, tout cela rend si fier ! Qu'avez-vous fait pour tant de biens ? vous vous êtes donné la peine de naître, et rien de plus : du reste, homme assez ordinaire ! tandis que moi, morbleu, perdu dans la foule obscure, il m'a fallu déployer plus de science et de calculs pour subsister seulement, qu'on n'en a mis depuis cent ans à gouverner toutes les Espagnes; et vous voulez jouter ! On vient. C’est elle. Ce n'est personne. — La nuit est noire en diable, et me voilà faisant le sot métier de mari, quoique je ne le sois qu'à moitié ! (Il s'assied sur un banc.) Est-il rien de plus bizarre que ma destinée ! Fils de je ne sais pas qui ; volé par des bandits ; élevé dans leurs mœurs, je m'en dégoûte et veux courir une carrière honnête; et partout je suis repoussé ! J'apprends la chimie, la pharmacie, la chirurgie ; et tout le crédit d'un grand seigneur peut à peine me mettre à la main une lancette vétérinaire ! — Las d'attrister des bêtes malades, et pour faire un métier contraire, je me jette à corps perdu dans le théâtre : me fussé-je mis une pierre au cou ! Je broche une comédie dans les mœurs du sérail ; auteur espagnol, je crois pouvoir y fronder Mahomet sans scrupule : à l'instant un envoyé de je ne sais où se plaint que j'offense dans mes vers la Sublime Porte, la Perse, une partie de la presqu'île de l'Inde, toute l'Égypte, les royaumes de Barca, de Tripoli, de Tunis, d'Alger et de Maroc ; et voilà ma comédie flambée, pour plaire aux princes mahométans, dont pas un, je crois, ne sait lire, et qui nous meurtrissent l'omoplate, en nous disant : Chiens de chrétiens ! — Ne pouvant avilir l'esprit, on se venge en le maltraitant.— Mes joues creusaient, mon terme était échu: je voyais de loin arriver l'affreux recors, la plume fichée dans sa perruque ; en frémissant je m'évertue. Il s'élève une question sur la nature des richesses ; et comme il n'est pas nécessaire de tenir les choses pour en raisonner, n'ayant pas un sou, j'écris sur la valeur de l'argent, et sur son produit net : aussitôt je vois, du fond d'un fiacre, baisser pour moi le pont d'un château fort, à l'entrée duquel je laissai l'espérance et la liberté. (Il se lève.) Que je voudrais bien tenir un de ces puissants de quatre jours, si légers sur le mal qu'ils ordonnent, quand une bonne disgrâce a cuvé son orgueil ! Je lui dirais que les sottises imprimées n'ont d'importance qu'aux lieux où l'on en gêne le cours ; que, sans la liberté de blâmer, il n'est point d'éloge flatteur ; et qu'il n'y a que les petits hommes qui redoutent les petits écrits. (Il se rassied.) Las de nourrir un obscur pensionnaire, on me met un jour dans la rue ; et comme il faut dîner, quoiqu'on ne soit plus en prison, je taille encore ma plume, et demande à chacun de quoi il est question : on me dit que, pendant ma retraite économique, il s'est établi dans Madrid un système de liberté sur la vente des productions, qui s'étend même à celles de la presse ; et que, pourvu que je ne parle en mes écrits ni de l'autorité, ni du culte, ni de la politique, ni de la morale, ni des gens en place, ni des corps en crédit, ni de l'Opéra, ni des autres spectacles, ni de personne qui tienne à quelque chose, je puis tout imprimer librement, sous l'inspection de deux ou trois censeurs. Pour profiter de cette douce liberté, j'annonce un écrit périodique, et, croyant n'aller sur les brisées d'aucun autre, je le nomme Journal inutile. Pou-ou ! je vois s'élever contre moi mille pauvres diables à la feuille ; on me supprime, et me voilà derechef sans emploi ! — Le désespoir m'allait saisir ; on pense à moi pour une place, mais par malheur j'y étais propre : il fallait un calculateur, ce fut un danseur qui l'obtint. Il ne me restait plus qu'à voler; je me fais banquier de pharaon : alors, bonnes gens ! je soupe en ville, et les personnes dites comme il faut m'ouvrent poliment leur maison, en retenant pour elles les trois quarts du profit. J'aurais bien pu me remonter ; je commençais même à comprendre que, pour gagner du bien, le savoir-faire vaut mieux que le savoir. Mais comme chacun pillait autour de moi, en exigeant que je fusse honnête, il fallut bien périr encore. Pour le coup je quittais le monde, et vingt brasses d'eau m'en allaient séparer lorsqu'un dieu bienfaisant m'appelle à mon premier état. Je reprends ma trousse et mon cuir anglais ; puis, laissant la fumée aux sots qui s'en nourrissent, et la honte au milieu du chemin, comme trop lourde à un piéton, je vais rasant de ville en ville, et je vis enfin sans souci. Un grand seigneur passe à Séville ; il me reconnaît, je le marie ; et, pour prix d'avoir eu par mes soins son épouse, il veut intercepter la mienne ! Intrigue, orage à ce sujet. Prêt à tomber dans un abîme, au moment d'épouser ma mère, mes parents m'arrivent à la file. (Il se lève en s'échauffant.) On se débat : C'est vous, c'est lui, c'est moi, c'est toi ; non, ce n'est pas nous : eh ! mais, qui donc ? (Il retombe assis.) 0 bizarre suite d'événements ! Comment cela m'est-il arrivé ? Pourquoi ces choses et non pas d'autres? Qui les a fixées sur ma tête ? Forcé de parcourir la route où je suis entré sans le savoir, comme j'en sortirai sans le vouloir, je l'ai jonchée d'autant de fleurs que ma gaieté me l'a permis ; encore je dis ma gaieté, sans savoir si elle est à moi plus que le reste, ni même quel est ce moi dont je m'occupe : un assemblage informe de parties inconnues; puis un chétif être imbécile, un petit animal folâtre, un jeune homme ardent au plaisir, ayant tous les goûts pour jouir, faisant tous les métiers pour vivre, maître ici, valet là, selon qu'il plaît à la fortune ; ambitieux par vanité, laborieux par nécessité, mais paresseux... avec délices ! orateur selon le danger, poète par délassement ; musicien par occasion, amoureux par folles bouffées, j'ai tout vu, tout fait, tout usé. Puis l'illusion s'est détruite, et, trop désabusé. Désabusé !... Suzon, Suzon, Suzon ! que tu me donnes de tourments !... J'entends marcher ... on vient. Voici l'instant de la crise.